Manavi et le faux marabout

Manavi et le faux marabout

Profession, boutiquier. Il vend dans une de ces petites cabines dix fois plus sales qu’un poulailler. Il est aussi marabout. En fait, on dit qu’il l’est. Aucune preuve pour l’affirmer à part son assiduité à la mosquée du quartier et quelques femmes, très sales, comme lui-même, ses clientes, je crois bien, qui lui rendent de temps en temps visite dans sa boutique qui, dit-on, lui sert également de lieu de travail. Trente ans à peine. En jeune marabout qui se respecte et qui respecte Allah et les hommes, il n’entretient aucune relation – particulière bien sûr – avec aucune femme. Comme il n’est marié ni devant la tradition, ni devant la loi, ni devant Allah. Très chaste. Il est très respecté et aimé dans le quartier. C’est un très bon musulman, dit-on de lui. On raconte même que beaucoup avaient déjà à plusieurs reprises suggéré de cotiser pour l’envoyer en pèlerinage à La Mecque, pour lui conférer le respectable titre d’El Hadj.

Il ne m’aime pas. Trop de filles me rendent visite, me reproche-t-il. Je suis un mauvais exemple, un très mauvais exemple pour les jeunes du quartier. Les Togolais et les Ivoiriens sont de mauvais exemples, parce qu’ils ne connaissent pas la pudeur, disent-ils. Ils sont prêts à marcher, en plein jour, dans la rue, main dans la main avec des filles qui ne sont pas leurs femmes. Il y en a même qui les embrassent sous les yeux des passants et d’Allah. C’est parce qu’ils acceptent le concubinage chez eux. Abomination ! Les jeunes Togolais et Ivoiriens sont des dangers pour les filles, leurs filles, disent-ils. Ils les détournent de la voie juste et les poussent à faire des cochonneries…

Il m’a interdit de venir faire des achats dans sa boutique depuis le jour où, voulant le payer, j’ai déposé une pièce de cinq cents francs sur son coran déposé sur le comptoir.

– Astafourlaï, avait-il crié, toi-là tu es malade ou quoi, hein, tu oses déposer ton sale argent-là sur le Livre saint ? Tu ne crains pas Dieu ? Toi-là tu es quoi même ? Vous les étrangers qui ne priez pas, ce n’est pas la peine.

J’eus un petit sourire, devant l’incongruité de la remarque, moi qui généralement utilise ma bible comme banque, y rangeant mes billets de banque. Quoi de plus honorable que de ranger des billets de banque, ces billets que le Père même nous a fait gagner à la sueur de nos fronts – ou de nos autres parties du corps, ça dépend, dans Son livre ?

– Euh, je savais pas que c’était le Coran, je croyais que c’était un roman que vous étiez en train de lire, fis-je en pouffant de rire, ne pouvant pas me retenir.

– Maudit sois-tu, qu’Allah ne bénisse jamais ta descendance, me hurla-t-il en manquant me gifler, ne mets plus jamais pied devant ma boutique, impropre.

J’avais carrément éclaté de rire, en m’éloignant :

– Qu’Allah te bénisse et fasse que tes descendants deviennent aussi de sales boutiquiers et marabouts comme toi, avais-je murmuré en riant.

Je n’ai plus jamais mis pied devant sa boutique. Jusque hier nuit.

J’ai fait le trajet retour, de la ville à ma maison, plus de trois kilomètres, à pied, comme tous les taxis que je hélais déclinaient mon offre. Mon quartier est réputé dangereux après vingt-deux heures. Les petits voleurs et braqueurs y font la loi toutes les nuits, chapardant antennes paraboliques et motos aux petits riches. Pour ceux qui connaissent Bamako, c’est l’un des quartiers les plus huppés et insécurisés de la capitale malienne, non loin de l’aéroport. Même la police s’est carrément désistée devant les prouesses de ces petits vagabonds laissés pour compte qui ont trouvé le vol comme seul exutoire à leur échec.

J’arrivais, essoufflé, devant ma maison, autour de minuit, quand je la vis, rapide comme l’éclair, entrer dans la boutique qui se referma subitement sur elle. Cela avait duré deux secondes au plus. Mais j’avais reconnu la silhouette dans la pénombre. Tout le monde la reconnaîtrait, cette silhouette, même dans un noir total. Elle était la seule fille qui boitait dans le quartier, ayant échappé de justesse à une polio qui avait manqué lui broyer les deux jambes quand elle avait à peine quatre ans. C’était ce qui me fut raconté sur elle. Manavi, je l’ai surnommée. Manavi ? Eh bien, pour ceux qui comprennent l’Ewé, ma langue maternelle, Mana signifie « Que je donne ». Et Manavi, c’est un petit surnom que j’ai inventé, et que je colle aux filles très généreuses qui n’hésitent pas à donner le meilleur d’elles-mêmes, au sens propre et figuré. Une fille qui donne, au sens figuré, vous savez ce que ça signifie déjà ! Tas d’hypocrites, faites pas semblant. Donc, j’ai surnommé la boiteuse Manavi, juste parce que généreuse, elle l’est, cette fille. Presque tous les phallus du quartier peuvent le témoigner. Courts, longs, gros, petits, poilus, pas poilus, pas-si-poilus-que-ça, droits, courbés, mous, durs… n’importe quoi, tu parles mon gars, la Manavi prend. Elle est née comme ça, dit-on d’elle.

Manavi dans la boutique de mon chaste marabout-boutiquier à minuit ! Y avait un très bon coup à jouer. Et pour un provocateur taquin comme moi, je ne peux chercher meilleure occasion pour m’amuser. Je me dirigeai vers la boutique où la lumière était éteinte, et commençai à frapper, très fort. Pas de réponse après cinq minutes. C’était très mal me connaître. Je redoublai d’efforts, cognant furieusement contre la porte. Un grognement me parvint, me demandant qui j’étais. Je fis des efforts pour rendre ma voix plus grave.

– Je vous cherche, marabout, c’est urgent, ma fille meurt et…

– Je ne reçois pas à cette heure, reviens demain.

– Mais elle risque de mourir, marabout, c’est moi ton cousin, ta nièce Aicha va mourir si tu n’interviens pas et…

– Tu risques de passer toute ta nuit là, parce que je sais que tu es un voleur qui cherche à me braquer, je ne vais pas ouvrir. Que ta fille crève, et qu’Allah ne la reçoive pas.

Il n’allait pas ouvrir. Mais je devais l’avoir. Absolument ! Mon premier cours du jour commence à midi. Je peux donc passer une nuit blanche et récupérer entre six et onze heures. Je m’assis donc sur une pierre à quelques pas de la boutique, jouant avec mon téléphone portable. Tout était silence. Mais je n’avais pas peur. Quand il faut provoquer, je suis prêt à tout… Plus d’une heure plus tard, la porte s’ouvrit. Légèrement. Et la boiteuse généreuse se coula dans l’obscurité pour disparaître derrière une concession. Le marabout-boutiquier vint devant sa boutique mais ne me remarqua pas dans la pénombre. Je toussai pour attirer son attention.

– Mais, qui est là, hurla-t-il en faisant un pas en arrière.

– Marabout, c’est moi le Togolais qui habite à l’étage, moi à qui vous avez défendu de venir dans votre boutique.

Il poussa un long soupir. De soulagement ou de rage ? Je ne sais pas.

– Toi-là tu fais quoi là-bas à cette heure ? Tu es un voleur ou quoi ? C’est toi qui frappais à ma porte ?

– Moi ? Non, fis-je en me retenant, je ne suis pas un voleur, je n’ai pas non plus frappé à votre porte, je suis là juste pour des enquêtes.

– Quelle genre d’enquête fais-tu à cette heure de la nuit ?

– Je mène des enquêtes sur les faux marabouts célibataires qui forniquent avec les petites filles du quartier la nuit, lançai-je en riant, me dirigeant rapidement vers ma maison, avant qu’il ne m’hypnotise avec une formule magique.

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Auteur·e

davidkpelly

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