La promesse des astres

Michel Germaneau

Cette nouvelle, je l’ai écrite en juin 2010, quelques semaines avant l’exécution du Français Michel Germaneau au Sahel par les terroristes de L’AQMI. Je l’ai dédiée à sa mémoire au lendemain de sa mort en la publiant dans un journal togolais. Ces mots, chers frères, pour se souvenir de ces deux jeunes Français exécutés le 08 janvier 2011 par ces mêmes sinistres hommes qui ne méritent, il faut le leur souhaiter, que le pardon du Seigneur.

Fred Lacroix, assis sur une chaise sous le seul arbre qui ombrageait la cour, mains et pieds liés comme toujours quand il était hors de sa cellule, regardait les trois hommes, à quelques mètres de lui, assis sur des tapis, deviser dans leur langue. Cette langue qu’ils parlaient toujours entre eux. On eût dit qu’ils se disputaient. Un mélange, lui paraissait-il, de l’arabe et d’une langue africaine. Il ne la comprenait pas, cette langue qui entretenait le mystère devenu son compagnon depuis presque deux semaines. Et n’avait d’ailleurs jamais cherché à la comprendre. Car, ce qu’elle lui inspirait, cette langue, c’était une sorte de tristesse indescriptible, une tristesse qui ne rend pas triste mais qui remplit de pitié. Cette tristesse qui inonde l’âme, quand le cœur n’a plus la force de couver la haine et le dégoût.

Cependant, pour la première fois depuis leur rencontre, cette langue l’intéressa. Elle détenait la clé, la solution à l’énigme. Elle était devenue le devin qui devait lui prédire l’avenir. Ce que demain serait pour lui. Il  eût tout donné pour comprendre juste un passage, une phrase, un mot de cette discussion. Juste un seul mot lui eût suffi pour établir des hypothèses à partir de force interprétations, pour aboutir à une conclusion.

Il concentra toute son attention sur le trio qui faisait de grands signes de mains pour appuyer les mots, poussant tantôt des jurons tantôt des éclats de rire. Le soleil, affaibli et pâlissant, comme un combattant sentant son imminente défaite, illuminait les trois visages qu’il voyait de profil et qui se crispaient ou se détendaient selon la douceur ou l’aigreur de la voix.

Rien à comprendre dans ce cafouillage de mots qui se cognaient entre leurs dents et leur langue, sortaient presque décomposés, s’écrasaient dans le lourd silence qui pesait sur les lieux, avant de s’évanouir, loin, dans le vide, avec l’écho.

Ils parlaient de lui. Il le savait très bien. Ils ne pouvaient parler que de lui. Depuis leur rencontre, il était devenu le centre de leur vie, comme eux ils étaient devenus celui de la sienne. Ils ne vivaient désormais que pour lui. Ils pensaient pour lui, mangeaient et buvaient pour lui, ne dormaient pas pour lui… et ne pouvaient se parler que pour lui. Ils le lui avaient même dit le premier jour de leur rencontre : « Vous serez notre première victoire ou défaite. Par vous, notre combat vivra ou mourra. Vous voyez donc que nous sommes obligés de bien vous traiter, de vous consacrer toutes nos attentions. Ne craignez donc rien, vous êtes en sécurité et tout ira bien, pour vous et pour nous, inch Allah. »

Ils parlaient de lui. De demain. Ils commentaient la nouvelle. Mais comment ? Leur bonne ou mauvaise foi, Fred n’en savait rien. Ils avaient pourtant tenu leur promesse de bien le traiter durant les treize jours qu’il avait déjà passés chez eux, comme ils le lui avaient promis le premier jour. Ils avaient toujours été à son service, mettant à sa disposition, dans les plus brefs délais, tout ce dont il avait besoin : livres, cigarettes, rafraîchissants, amuse-gueules… tout sauf le téléphone. Mais feraient-ils encore preuve de cette bonne foi demain ? Etaient-ils différents de leurs pairs qui s’étaient toujours illustrés par leur cynisme et effronterie ? Etaient-ils plus honnêtes que ceux dont parlaient tous les médias internationaux sur fond d’avertissements et de menaces ? Eux si étranges malgré leur gentillesse apparente, exagérée, et presque inventée, sauraient-ils faire preuve d’humanisme ?

L’autre partie non plus ne le rassurait. Elle pouvait ne pas tenir sa promesse demain. Tout pouvait très facilement basculer. Dans le monde des politiques, tout bascule si facilement. Une saute d’humeur, un sursaut d’orgueil d’un des décideurs, et son destin serait scellé. Il n’avait rien de plus que ses trois compatriotes qui étaient passés par la même voie que lui. Les politiques avaient promis mais n’avaient pas tenu leur promesse. Sa petite vie ne pouvait pas pousser tout un Etat, un Etat fier de sa force et de ses stratégies, à s’incliner devant les revendications d’une bande de délinquants fanatiques sans lois… Ces messieurs des palais, bon chic bon genre, accepteraient-ils demain de perdre leur superbe en capitulant ?

Fred ne croyait ni en la superstition, ni en la géomancie, la magie, la numérologie, l’astrologie… et toutes ces autres manœuvres qu’il jugeait indignes d’un homme qui sait réfléchir. Cependant, ce matin, après la nouvelle qui lui fut apportée par celui qui, apparemment, jouait le rôle du caïd du groupe, il s’était surpris en train de demander un exemplaire du quotidien national. Il s’ennuyait avec ses livres et voulait jeter un coup d’œil à l’actualité du pays, avait-il menti. Quand le journal lui fut rapporté autour de midi par le plus jeune de ses compagnons qui s’était excusé de son retard, il ne regarda même pas la une qui affichait pourtant des titres très alléchants et sauta sur l’avant-dernière page, où se trouvait… l’horoscope. Il voulait connaître ce que lui prédisaient les astres ! La journée était, disaient les astres à travers le journal, à lui et à tous ceux qui sont nés sous le signe du Lion, une journée très capitale car elle verrait signer un accord très déterminant dans leur vie. « Des incongruités incohérentes comme toujours », avait-il murmuré en jetant le journal, malgré tous les efforts qu’il faisait pour y croire.

Mais il fallait y croire. Il fallait croire la voix des astres. Il fallait croire que demain serait un autre jour, un grand jour. Son jour. Les astres devaient avoir raison. Avant la nuit, les hommes politiques appelleraient. Ils comprendraient qu’ils ne devaient pas le laisser quitter éternellement sa famille restée chez lui, et qu’il n’avait plus revue depuis plus d’un an. Les hommes politiques, du haut de leur piédestal, comprendraient qu’il fallait fléchir devant cette bande de terroristes pour sauver sa vie. Ils appelleraient avant la nuit pour signer l’accord de sa libération. Promesse des astres. Et demain, il serait libre. Demain, il quitterait, pour toujours, ce coin perdu du Sahel qu’il avait rejoint depuis plus d’un an, après sa retraite, pour y monter une association de prise en charge des victimes du Sida.

Plût au ciel que les astres fussent de bons devins ! Demain, il parlerait à l’ambassade de France devant des dizaines de journalistes qui lui poseraient des tas de questions. Comment s’était-il fait kidnapper ? Comment avait-il été traité pendant les treize jours de détention ? Pouvait-il décrire les hommes qui l’avaient kidnappé ? Que lui disaient-ils ? De quoi parlaient-ils… Des questions et des questions, comme savent en poser les journalistes quand les terroristes libèrent un otage. Il se contenterait de répondre rapidement en gardant son calme, avant de s’envoler pour la France, auprès de sa famille, loin du Sahel, loin des terroristes…

Il sentit un léger frisson lui parcourir tout le corps. Les trois terroristes riaient aux éclats. Ils parlaient de lui. De demain. Car eux, ils n’avaient pas de souci à se faire pour demain. Ils savaient quoi faire si les prévisions des astres se révélaient fausses, s’il arrivait aux politiques de ne pas tenir leur promesse. Ils l’avaient averti depuis les premières heures du matin : « Monsieur Fred, nous venons de discuter avec des représentants de votre gouvernement qui nous ont promis de libérer notre frère Rachid emprisonné à Paris et payer la rançon que nous exigeons pour votre libération. Si demain, avant midi, l’heure de rigueur que nous leur avons fixée, ils honorent leur engagement en nous versant les 50 000 euros et en libérant Rachid, vous serez tranquillement libéré. Mais s’ils osent nous berner, nous vous égorgerons avant le soir, inch Allah. »

Bamako, le 10 Juin 2010

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davidkpelly

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