Ahlem B.

Les Folles Histoires de Ahlem B. – La Blanche

Mes pieds foulent le boulevard qui allonge sa grise mine et déroule sa pagaille: badauds mendiants ménagères gardiens vendeurs et charrettes pullulent dans un bruyant désordre. Autour, les voitures fument les conducteurs fulminent les motos se faufilent tandis qu’un malheureux policier tente de calmer l’agitation par de vaines gesticulations et des sifflets enragés.

 

Bon c’est pas glorieux mais c’est ça ma balade. Un sacré bordel.

Où se balader à Casa? Des lieux publics? Tu parles. Au mieux pour t’aérer l’esprit, tu longes-montes-descends-relonges-et-rebelotte les grands boulevards.

Je suis près du feu rouge maintenant. Des mendiants planqués derrière un arbre sont en alerte : c’est rouge! Aussitôt une femme plante son bébé famélique sous le nez d’un conducteur qui détourne la tête puis vite monte sa vitre, un éclopé aplatit son moignon sur le pare-brise d’un automobiliste écoeuré qui fait mine de ne pas l’être et des gamins tentent avec humour puis avec insistance de fourguer des chewing-gums contre un billet de foot.


Mon regard s’arrête alors sur un môme adossé contre un mur, noyé dans une veste de costume trop grande. Le mégot au bec, il me sert des mimiques burlesques de tombeur. Il a pas dix balais.

 » Eh mate la fille! « 


Il a dit ça à une petite chose chétive qui se tient derrière lui. Je dois préciser que la petite chose chétive est en train de frotter un mouchoir plié en quatre contre ses narines purulentes tout en me lançant un regard flou. Sans blague complètement flou.

« Allez ma jolie! donn’moi des pièces ou une clope. »

 

Le bellâtre insiste. Il dégage quelque chose de sympathique. Il me lance des regards exagérément dangereux et des sourires exagérément ravageurs.

« Zouina b7alek* peut pas m’refuser queq’ pièces. »

 

Le petit en revanche est nettement moins commode. Sa main frêle s’agrippe nerveusement au mouchoir crasseux et des tics courent son visage dont les cicatrices témoignent d’une enfance précocement belliqueuse. Il traîne son petit corps recouvert d’un T-shirt beige déchiqueté et ses pieds nus jusqu’à moi, les pupilles dilatées et l’iris vitreux. Sans blague on aurait dit qu’un chien enragé l’avait mis a sac.

 

Mon coeur fait une dégringolade vertigineuse dans le ventre. Ça me tue.

 

Le bambin fronce les sourcils menaçants: « Vite! Donne! »

« Arrête tu vas lui faire peur. Nous fous pas la honte d’vant la d’moizelle elle va croire qu’on est des sauvages. Not’ mère a crevé l’année dernière le père l’a saignée comme un mouton parce c’était une chermouta* il a dit. Le vieux est en taule là. Ce gamin a six ans Il lui reste que moi et cette saloperie de mouchoirs. Les riches ont des doudous nous on a des mouchoirs. 

Ma jolie on a grandi dans la rue; des bébés quand on a commencé à travailler: à un an, not’ mère nous louait à une femme, 100 dh la journée, parce que c’est plus vendeur de mendier avec un gosse. Tout ça c’est fini. Maintenant on est dans la rue, tous les deux, et on est libres.

Eh! On est pas tous pareils! Moi chuis pas pareil, non moi j’vais pas finir comme ça j’vais devenir acteur de cinéma! Comme Bruce Lee ou Michael Jackson ! »

 

Subitement ils s’évaporent. Le temps de me retourner, ils sont déjà  loin, poursuivis par un commerçant furieux.     

Je suis restée un moment immobile. Foutue balade. Je finis par rentrer, le coeur dans le ventre.

  

* Zouina b7alek: une mignonne comme toi

chermouta: pute


Les Pays Imaginaires – Le Photographe

Épisode 2 :

 

Les paysages, gris; les ruelles, lugubres; les hommes, sinistres.


Avec la couleur s’en était allée la joie.

 

3adnan 7a9oun

 

Le soleil lui-même ne réfléchissait plus ses rayons sur la médina; privés de ses teintes si particulières, les chemins pentus qui y couraient autrefois comme un joyeux serpentin s’étaient subitement figés dans un rictus amer.

Les habitants vivaient maintenant reclus dans la peur. La malédiction avait englouti leurs couleurs, mais aussi leur joie et leur vitalité.

Les enfants étaient privés de sorties, gardés par des portes solidement cadenassées, et depuis la fenêtre, ils regardaient tristement passer leurs mornes journées.

3adnan 7a9oun
3adnan 7a9oun

Ainsi vivait-on maintenant dans ce lointain lointain royaume, dans cette vieille vieille vallée : terrifiés, hagards et immobiles, dans l’attente qu’un miracle brisât enfin le maléfice.


Toutefois, 







seuls deux enfants furent épargnés par l’étrange épidémie : Jamal et Saïd.

 

******************

 

Raci  parcourait les allées de la médina, l’oeil vissé dans le viseur. Voici des heures qu’il errait ainsi, à l’affût d’un instant particulier à capturer.

Raci. 

L’enfant autrefois s’émerveillait de l’éclosion d’un bourgeon, riait à gorge déployée à la vue d’un escargot, s’étonnait d’une limace, rougissait devant une jolie fille; cependant, plus il grandissait, plus Raci perdait son goût de la vie : ce qui lui semblait dans sa première enfance si beau, si drôle, si surprenant, se révélait à ses yeux de jeune adulte laid ou cruel.

Quoi! la fleur dépérira? Quoi! l’escargot, un homme l’écrasera ? Quoi! les hommes se déchireront ?

 

3adnan 7a9oun
3adnan 7a9oun

 

Il sombra rapidement dans une humeur noire, et bientôt, plus rien ne remua en lui. Ses molles journées se succédaient vides, sans relief et il restait là, du matin au soir, hébété et dans le désœuvrement le plus total.

Un jour,  Raci s’éveilla plus maussade que de coutume. Quelle fut sa surprise lorsqu’il réalisa que ses yeux ne lui renvoyaient que du noir et du blanc! Il ne distinguait plus une couleur, plus une nuance. Il resta ainsi contre le mur, la tête entre les mains durant des jours, comme foudroyé.

L’on ne sait encore pas très bien comment tout cela s’est passé, ni même pourquoi il tenait un appareil photo entre les mains, mais ce jour-là bouleversa davantage son existence.

Voilà l’histoire : un jour qu’il se promenait près de chez lui, la mine taciturne, Raci fut surpris par des rires d’enfants, francs et bruyants. Il dévisagea les chérubins avec étonnement : oui ! quelque chose avait remué en lui.

 

3adnan 7a9oun

 

Un sentiment d’urgence le prit soudain à la gorge. Sans même le réaliser, il saisit son appareil photo et captura l’image : aussitôt,  une onde de chaleur roula dans ses veines, puis déferla sur son corps entier. 

Une émotion fugace le traversa, comme la foudre qui s’abat, avec cette exsangue sensation de l’avoir vu se découper nettement dans le ciel, et cette impression insaisissable, fugitive.

 

Il avait soudain ressenti la joie, il l’avait arrachée aux enfants.

 

Mais l’instant d’après, la subite euphorie retomba, et autour de lui tout redevint noir et blanc.

Raci recommença, le lendemain puis le surlendemain, et bientôt il ne put se passer de sa boîte noire. Les images qu’il capturait lui rendaient la vie quelques minutes, et il s’en gavait, à les épuiser dans leur quintessence.

 

Lorsqu’il eut fini d’absorber chaque teinte de couleur et de joie dans son village, il se dit qu’il était temps de prendre le large. Où aller? Raci se souvint avoir entendu parler d’une vallée aux couleurs incroyables.

Il s’y rendit le jour même. Et c’est vrai, qu’elles étaient incroyables.

  

3adnan 7a9oun

           

3adnan 7a9oun

 

 

3adnan 7a9oun

 

********************

 

– Regarde! C’est sa maison!

 

Jamal désigna une demeure si lumineuse qu’on l’eût crue auréolée d’une lueur enchantée.

 

3adnan 7a9oun

Les deux enfants s’étaient jurés de sauver leur médina et ses habitants: éveillés depuis l’aube, ils avaient élaboré crânement mille plans pour la délivrer.

Bravant la peur et l’interdiction formelle de leurs parents, Jamal et Saïd décidèrent d’explorer la maison de l’étrange photographe. Qu’allaient-ils trouver? En vérité, ils étaient morts de peur.

 

En chemin, ils croisèrent une horde de chats qui s’avançait la babine de travers et l’oeil bagarreur. Terrifiés, Jamal et Saïd aussitôt détalèrent, poursuivis par les miaulements stridents des félins voyous.

3adnan 7a9oun

Après une montée interminable, Jamal et Saïd arrivèrent enfin devant la maison du photographe. Une petite lumière semblait sortir d’un sous-sol. Un clin d’oeil complice et les deux amis s’allongèrent silencieusement sur le sol, pour regarder discrètement à l’intérieur à travers une petite lucarne.

 

Ils découvrirent avec horreur que partout sur les murs étaient accrochées des centaines de photographies de leurs amis, de leur médina, de leur vallée! 

D’autres photographies baignaient encore dans l’eau, se colorant peu à peu au milieu d’un petit bac éclairé par une faible lumière.


Saïd toucha son ami du coude et lui désigna un coin sombre.

Un homme se tenait près de là, avachi sur le fauteuil, la tête entre les mains, l’air absorbé dans de sombres réflexions. 

Soudain, Jamal et Saïd sursautèrent, épouvantés. Un chien aboya, le regard méchant, le croc cruel.
3adnan 7a9oun

Les deux enfants se regardèrent, puis murmurèrent en choeur :

– Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

 

À suivre

 


Les Folles Histoires de Grand Bassam – Ces minutes improbables

Souvent l’après-midi, l’homme apparaît sans crier gare. Il déambule dans les allées de l’hôtel en traînant des pieds, et sur son visage sans âge se dessine tantôt un air de mauvais génie, tantôt un air de profond sommeil. Parfois, il se cale contre une chaise en bois au milieu d’un petit carré de jardin surélevé, en face de la réception, et il se tient là pendant des heures, immobile, la tête rejetée en arrière et les yeux mi-clos. Sans blague, par moments, on jurerait que c’est une statue.

Bref, cet après-midi là, il s’avance vers moi, nonchalant.

– Bonjour. Alors, c’est vous la Marocaine?
– Bonjour.
– Permettez-moi de me présenter, je suis le médecin en chef ici.

Puis sans transition et à ma grande surprise, il ajoute:
– Mais sinon, je fais aussi des massages.

Il me regarde, amusé. Je le regarde, interloquée.
– J’ai de l’expérience, cousine. J’ai travaillé aux urgences de l’hôpital, et plus jeune, j’étais médecin militaire. Eh dis, si tu as quoi que ce soit, mal au ventre, de la fièvre, ou on ne sait jamais, si tu vomis du sang, appelle-moi! Je te donnerai une gélule très efficace. Elle peut tout soigner.

Il s’interrompt, m’observe, et de nouveau il me lance, abruptement:
– Sinon, je fais aussi des massages. Ah, ma cousine, des massages thérapeutiques, bien sûr!

Il sourit et me tend son numéro de téléphone griffonné sur un petit papier.
Moi je m’en vais en riant, tout en lui promettant que j’éviterai à tout prix d’être malade.

***************** 

Il a plu des cordes cette nuit. Pendant le petit-déjeuner, M. raconte à la tablée, tour à tour amusée et incrédule:

– On a eu des inondations dans la chambre. Je me suis réveillée ce matin, les pieds dans l’eau…! Je suis allée voir le directeur de l’hôtel. Il m’a répondu:  » Ahhh mademoiselle M.! On n’y peut rien! C’est la faute à la noix de coco. Elle a percé le toit, sans doute! »

À présent, j’imagine B. en train de débiter ses excuses, le sourire gêné et l’oeil chenapan, gratifiant les uns et les autres de courbettes agitées pour faire oublier ses menues escroqueries.
Une noix de coco. Sans blague, je suis pliée.

 *****************

 Son oeil globuleux me lorgne, le regard louche et vitreux. Soudain, je suis pas très à l’aise, saisie par un haut-le-coeur inexplicable. Qui s’explique aussitôt.

Je baisse les yeux: ci-gît mon dîner, suintant dans un petit frigo, entre deux sodas.
Et non, je ne mangerai pas de poisson ce soir.

*****************  

Je suis à l’aéroport. Une voix au micro réclame ma présence immédiatement au scanner bagages. Surprise, un peu effrayée, je repasse dans l’autre sens la petite dizaine de contrôles policiers, tout en expliquant à chacun les raisons du demi-retour: les uns me dévisagent de travers, les autres me scrutent le regard soupçonneux.
Arrivée à destination, un jeune homme en uniforme m’accueille, et me fait entrer dans une sorte d’entrepôt sombre et gris où trônent un tapis roulant, quelques valises et un ordinateur. 

– C’est vos valises? Qu’est-ce que vous transportez dans vos valises? 

Je le regarde, stupéfaite. Lui répète:

– Ce sont vos valises. Qu’est-ce que vous transportez dans vos valises?

Je suis des yeux son doigt qui pointe deux sacs noirs, et je suis encore plus étonnée. Je me ressaisis et réponds:

– Mais ce ne sont pas mes bagages…

Un autre homme plus âgé est assis devant un écran d’ordinateur. Sans prendre la peine de se retourner, il débite sur un ton morne, las.

– Sûre, ce n’est pas à vous? Il y a du miel dans ces bagages. C’est interdit.

 Du miel?!

J’insiste. Non non messieurs, ce ne sont absolument pas mes bagages! Le jeune homme me regarde la mine désolé, tout en me promettant de vérifier s’il n’y a pas eu d’erreur lors l’enregistrement.
Je quitte la pièce soulagée, mais riant jaune, pas tout à fait rassurée, tu comprends. 
Et me voilà maintenant repartie pour une dizaine de regards soupçonneux.

*****************

Mais la plus Folle des Histoires, c’est celle-ci. Je ne saurais la décrire dans un texte, alors je vais tâcher de la raconter à travers un moment.

Demain les premiers départs, et ce soir, un dernier moment ensemble, tous.

La nuit est légère et joyeuse, rythmée par des danseurs traditionnels aux figures étonnantes et une humeur bonne enfant; la musique nous entraîne, le spectacle nous emporte, et l’air marin caresse nos joues alourdies par une chaleur moite. Subitement, Z. se jette dans la piscine, tout habillé. Puis c’est au tour de S., puis de P., et soudain c’est la contagion: des dizaines de M. se jettent dans l’eau, les uns après les autres dans leurs vêtements, sous nos cris et nos applaudissements.
L’espace d’un instant, on danse, on rit, on s’éclabousse, l’espace d’un instant, nous sommes unis par une gigue hors du temps; le pas endiablé, le pas lascif, le Tchad danse avec la RDC, le Cameroun avec le Maroc, le Gabon avec Haïti, la France avec le Mali, le Népal avec le Brésil, l’Australie avec Madagascar. Et tous, nous vibrons sur la musique, les bras levés à la liberté en regardant les mêmes étoiles.

Un grand monsieur, un jour, m’a partagé son rêve: « Libérer les hommes par l’ouverture et le partage ». J’écris mon récit et je repense à cette phrase, un sourire pensif aux lèvres.

*****************

 À P., Z., S., R., M. P. J-M., G., C., aux M., Merci pour cette Folle Histoire 🙂

#MondoblogAbidjan2014. C’était un tas de moments comme ça. Des moments de liberté, d’ouverture, de partage pendant lesquels 79 âmes d’une quinzaine de pays différents mangèrent ensemble, burent ensemble, dormirent ensemble, rirent ensemble, apprirent ensemble, rêvèrent ensemble.
Vécurent une Folle Histoire, ensemble. 

« Il n’y a pas d’amis, il y a des moments d’amitiés »


Jules Renard

Crédit photo: Arthur Floret

Arthur_Floret_MondoblogAbidjan


Les Pays imaginaires – Le photographe

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 
 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

 

 Épisode 1

 

Il était une fois, dans un lointain lointain royaume, nichée dans une vieille vieille vallée, une paisible médina.

 

Ah, qu’il y faisait bon vivre! C’est que l’on venait de loin pour en admirer les allées aux doux reflets opalins, ses mille nuances de bleus qui faisaient paraître la lumière dans toute sa splendeur, et ruisselaient sur les murs tantôt aiguë-marine tantôt ciel, tantôt cyan tantôt roi.

 

Ici, les maisonnettes s’alignaient sur les ruelles étroites, bordées de vignes suspendues et de géraniums; l’aube irisait les murets tandis le soleil, une fois levé, dévalait gaiement les chemins escarpés.

 

Les portes en bois bigarrées étaient grand-ouvertes, elles réunissaient sur le seuil les enfants espiègles et rieurs, et l’on pouvait entrevoir les artisans travailler leurs ouvrages, tapant du pied au rythme des aiguilles et des rouets.

 

Enfin! la médina était enveloppée d’un charme velouté, et regorgeait de tant de teintes qu’on eût juré, en se juchant sur le haut de la vallée, qu’elle était l’oeuvre d’un peintre fantasque et rêveur.

 

Seulement voilà, depuis quelques jours, des évènements étranges, très étranges bouleversaient cette harmonie enchantée.

 

Un matin, les habitants découvrirent avec stupeur qu’une partie de la vallée avait perdu son éclat vert, et au lieu du tableau luxuriant et lumineux dont ils étaient coutumiers, l’on voyait se dresser une étendue hirsute et noirâtre. Les jours suivants, ce fut au tour de la médina: ses allées autrefois baignées de soleil se déroulaient glacées, ses vignes et ses géraniums étaient avachies, ternes, et ses portes si joyeusement colorées campaient à présent aussi sombres que le présage.

 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

 

Puis tout s’accéléra. Deux garçonnets perdirent subitement leurs couleurs; le lendemain, il y’en eut quatre. Les rumeurs les plus folles couraient les ruelles, et enflaient à mesure que les phénomènes de décoloration se multipliaient.

 

La panique gagnait les habitants angoissés et impuissants. Les rires se faisaient plus rares, cédant place à un silence lugubre, tandis que les portes suspicieuses se refermaient au nez des passants.

 

Tout autour, dans ce lointain lointain royaume, dans cette vieille vieille vallée, les paysages et les hommes n’avaient plus que deux teintes: le noir, et le blanc.

 

Deux femmes adossées contre une porte noire, cadenassée, commentaient la mauvaise augure:

 

– C’est un désastre, que se passe-t-il par ici? C’est une malédiction! Une malédiction!

– Tu réalises, pire que mourir, perdre ses couleurs, d’un coup, comme ça, pouf! Combien de personnes ont été touchées? C’est terrible. Un malheur va s’abattre. Que dieu nous préserve!

– Une maladie? Un djin? Une malédiction? Cela n’augure rien de bon.

– On raconte que les enfants contaminés grelottent de froid, et qu’ils ne perdent pas seulement leurs couleurs, mais aussi leur sourire, leur joie, leur appétit…

 

Un peu plus loin, groupé sur les marches d’un petit escalier, un groupe d’enfants entourait un très jeune garçon qui semblait leur raconter une histoire terrifiante. Son auditoire l’écoutait, les yeux écarquillés de curiosité et d’épouvante.

 

– J’ai suivi l’homme. C’est lui, l’étranger! Je l’ai suivi ce matin, pendant qu’il arpentait la médina! Il se promène dans les rues avec un petit boitier, puis, une fois sa proie repérée, il la suit, attentivement patiemment, jusqu’à … capturer son âme dans sa terrible, terrible boîte noire!

 

« Je l’ai vu, c’est lui qui a volé les couleurs de Larbi. Il l’a visé avec son appareil,et quand il a pressé sur le bouton, une lumière furtive et aveuglante a surgi, et là… Larbi s’est soudain transformé en noir et blanc!

 

Tous poussèrent un cri d’effroi.

 

Crédit photo: 3adnan 7a9on
 

 

 » C’est une boite noire aux pouvoirs magiques, et une fois qu’elle crépite, elle s’empare de tes couleurs à tout jamais. »

Les enfants le regardaient incrédules et terrifiés, comme s’il avait créé l’histoire de toute pièce, et en même temps, au fond d’eux, ils redoutaient que tout cela ne fût vrai.

******

Raci, l’air tourmenté, se tenait la tête entre les mains. Le teint livide et le corps glacé, il claquait des dents.

Il fixait sa boîte noire, celle-là même qui hantait les enfants, puis il n’y tint plus. Il fonça vers son appareil, le saisit, et claqua la porte.

 

À suivre…

 


Chapitre 4 : le joueur de Guembri – Les folles hstoires des Oudayas

Épisode 4:

 

Le soleil ruisselle entre les allées étroites empruntées par des touristes et des promeneurs qui commentent encore les épopées de Lalla Qarsana.
– Dis, tu crois qu’ils l’ont enlevé, dis?

Je lève sur lui mes yeux stupéfaits, et sans même réaliser ce que je fais, je le tire par la manche, animée par un soudain état d’urgence.
Je l’entraîne en courant vers une allée qui traverse la place et on se réfugie quelques mètres plus loin, devant une porte en bois verni. On s’assoit en contrebas d’un petit escalier, à l’ombre. D’ici, on peut voir sans être vus.

Il chuchote.

– Je les ai vus pousser le guide dans la maison, là-bas.

Il la désigne du doigt: une maison basse, grossièrement peinte à la chaux bleue et blanche et coquêtement ornée de pots de géraniums, suspendus de chaque côté des murs dentelés. Qui pourrait penser qu’on détient là un homme!

Dans ma tête, les images défilent. Toutes ces péripéties depuis hier!  Cette liberté nouvelle, les errements dans la ville, la maison de bric et de broc, les légendes du guide, et maintenant l’enlèvement.

Lui aussi, dans ses yeux pétille l’excitation. Il commente:

– Ils sont en train de sortir de la maison, l’un des deux ferme la porte avec une grosse clé. Attention, ils arrivent vers nous!

J’entends leurs pas… ils sont là… tout près…Je retiens mon souffle.

Je lève furtivement les yeux, mais avec tout ce soleil, je n’y vois rien. À peine ai-je le temps de remarquer une lueur scintiller dans la bouche du plus grand.

Je frissonne. C’est l’homme à la dent en or, l’homme qui se disputait tout à l’heure!
La coïncidence me laisse perplexe, et un malaise, comme un souffle pesant, plombe mon corps. Les deux silhouettes finissent par disparaitre au détour de l’allée.

– Comment tu t’appelles?

Tiens, c’est vrai. Tout s’est passé si vite qu’on n’a pas eu le temps de faire les présentations.

– Hanane.

Un sourire gêné. Me voilà avec un inconnu, espionnant deux voyous qui viennent de kidnapper un guide. C’est peu fou, non?

Au fait lui s’appelle Omar.

– Tu as pu voir leur visage?
– Non, le soleil m’aveuglait!
– Mince! Bon, espérons qu’ils ne reviennent pas maintenant. On va jeter un oeil dans la maison? Tu viens?
– Oui!

Mais d’où me viennent ces mots, d’où me viennent ces ailes?

On court donc jusqu’à la maison où est détenu le guide. Quelle déception! La porte est soigneusement cadenassée et les deux petites fenêtres solidement entourées de barreaux en fer forgé.

Tandis que j’inspecte la porte et les murs, à la recherche d’une issue, j’entends un gémissement. Je l’entends de plus en plus fort maintenant. Puis un objet heurter violemment du verre.

Ça vient par là! Omar aussi a entendu, et dans un mouvement, on lève la tête vers l’étage.

– Je crois que tu peux atteindre la fenêtre si tu montes sur mon dos. Viens, je peux te porter, tu es plus légère!

Je grimpe sur ses épaules et une fois à peu près stable, je m’ajuste à hauteur de la fenêtre et je m’accroche aux barreaux, pour tenir l’équilibre. Une silhouette recroquevillée se dessine dans la pénombre d’une pièce exigüe, bâillonnée et les mains liées derrière le dos. Le guide, en me voyant perchée sur les barreaux, me lance un regard surpris d’abord, puis soulagé.Attention! Je perds l’équilibre, je tangue un moment sur le dos de Omar, qui finit par plier sous mon poids. Je m’écroule sur le côté.- Tu t’es fait mal?
– Non, non.

Si. Mais j’ai ravalé ma salive et ma douleur, puis tenté de nouveau l’expérience. Le guide s’est rapproché de la fenêtre et quelques secondes, je suis surprise par ce qu’il fait. Il essaie de me dire quelque chose mais le bâillon étouffe ses mots et les mue en geignements plaintifs. Ses yeux rougis sortent de leur orbite tellement il s’époumone avec force. Je réussis à distinguer entre ses petits cris étouffés:
– Prévenez le joueur de guembri.

Je me retourne précipitamment, prise par un curieux pressentiment.

Mais non, ce n’est qu’un chat.Cette fois, je retombe sur mes pieds. Je raconte la scène à Omar.- Le joueur de Guembri? J’en ai croisé un tout à l’heure…
– Oui moi aussi! Seulement, je serais bien incapable de savoir où, dans ce labyrinthe…

Mais, vite! il faut se mettre à l’abri. On avance à pas pressés, et on demande où l’on peut trouver le joueur de guembri.

Ah le Mâalem! Vous le trouverez soit à côté du jardin, soit chez lui. Essayez chez lui à cette heure-ci.L’homme nous indique le chemin; encore une fois, on marche, on court, tournant ici à droite, puis à gauche, encore là à droite.  On traverse enfin un passage étroit et lumineux, et on finit par s’arrêter devant une petite maison rongée par l’humidité.On frappe, mais personne ne répond. On pousse alors timidement la porte qui grince des gonds, et on entre.

On pénètre dans une pièce sombre et enfumée, imprégnée  d’une forte odeur de tabac et d’encens.

Dans la faible lueur se découvrent les traits d’un homme très brun et très ridé, certainement très vieux; ses cheveux gris sont surmontés d’une coiffe aux couleurs vives. Son regard est emprunt d’une sagesse rieuse. Il tient à la main un guembri, instrument curieux, rustique, et pourtant mélodieux; il pince les trois cordes en boyau tout en tapant avec les doigts sur la caisse tendue en peau de chèvre.

Autour de lui quelques touristes sont assis sur un tapis, l’air absorbé par sa voix chantante. Plus loin là bas, trois hommes en tunique rouge, l’air lascif et absent, sont allongés parterre, le dos calé par des petits coussins, la tête rejetée contre le mur. À leurs pieds posés pêle-mêle divers instruments. J’entends résonner depuis la pièce à côté le tintement des qraquebs et le bourdonnement du bendir qui rythment un chant mélodieux, quoique irrégulier et surprenant, ce qui ajoute à l’ambiance mystique qui règne dans la demeure.

Le joueur de guembri nous fait un sourire et nous invite  à entrer du regard.
On est de plus en plus embarrassé. Au fond, tout ceci a l’air un peu fou, que va-t-on bien lui dire?
Il raconte, la voix rythmée par des notes mi-chanteuses, mi- conteuses:
– Mes ancêtres esclaves ont fondé la casbah des gnaouas, sur la rive droite du fleuve; ils étaient membres de la garde noire, autrefois. Vers la fin du 18è siècle, Lalla Qarsana, la légendaire pirate, terrible contrebandière, disparut en mer, et avec elle le secret de ses nombreuses cachettes. Certaines furent découvertes, d’autres demeurèrent un mystère. On rapporte qu’elle confia au Mâalem
Soudani une carte, et défia quiconque d’en déchiffrer l’énigme. Rien ne la divertissait tant que les jeux de piste, alors elle sema ici et là des messages et des indices pour les aventuriers. On rapporte aussi que cette casbah de 7000m2 n’avait qu’une issue, un accès unique sur le monde, gardée par six bastions. Certains pensent que l’un des trésors serait encore caché dans la casbah des gnaouas…
Décidément, aux Oudayas, tout le monde n’a que Lalla Qarsana et ses trésors à la bouche.

Il me glisse tout bas:
– On ne perd rien à essayer. Le guide a sans doute voulu prévenir un ami. Sinon tant pis, on aura l’air de deux dingues.

Omar s’approche du joueur de guembri, l’air déterminé et se fraie un passage entre les touristes. Il lui chuchote quelques mots dans l’oreille.

L’homme fronce les sourcils, soucieux et se relève brusquement.Il s’excuse quelques minutes auprès de son assistance et nous demande de le suivre.
Avec Omar, on se regarde. On hésite un peu. Mais déjà, le Mâalem nous pousse au-devant de lui.On arrive dans une autre pièce et il nous demande de l’attendre un instant. Puis subitement, il nous tourne le dos et disparaît dans une petite trappe camouflée sous un tapis.On reste là, silencieux, n’osant bouger, et ne sachant quoi faire, ni penser. J’entends dans la pièce à côté le tintement de qraquebs, leur rythme régulier, et sans même le réaliser, mon buste suit un mouvement d’avant en arrière, presque inconscient, presque incontrôlable.

Combien de temps sommes-nous restés là, pensifs, bercés par ces notes envoûtantes? .

Enfin, le vieil homme est de retour. Il tient à la main un objet qui semble très, très ancien, une épaisse toile jaunie, poussiéreuse, enroulée comme un parchemin.

Une harmonie mystique m’habite, ranimée à chaque mesure par les qraqebs qui continuent de faire tinter leurs notes inlassables, entêtantes, obsédantes.

Omar chuchote, comme par crainte de briser un charme.- Qu’est-ce que c’est?La tension est pesante, palpable.

Le joueur de guembri prend un air grave:
– Les hommes qui courent après le guide courent aussi après cette toile. Je vais vous demander de la mettre très soigneusement à l’abri. Mets-là dans ton cartable, personne ne se doutera de rien!

Sans attendre sa réponse, le joueur de guembri calle la toile au fond de son cartable et nous repousse avec les mains vers la sortie.
– Et maintenant filez, je saurai vous retrouver!Qu’est-ce qu’il y a dans cette toile? Pourquoi a-t-on enlevé le guide? Et cet homme, à la dent en or, c’est qui? Les questions se bousculent, mais le mystère demeure entier.
Devant notre stupeur qui nous laisse immobiles, il nous donne à chacun un coup sur l’épaule.
– Allez filez avant qu’ils n’arrivent…

Il ouvre une autre porte, dissimulée derrière une grosse tenture en laine. Décidément, toutes ces ruelles enlacées, ces passages secrets, ces portes colorées, moi j’ai le vertige…

À suivre…

 


Le hammam – Les Folles Histoires de Ahlem B.

Peinture, ‘Vincent – Le Hammam’ – 2000

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Aujourd’hui on m’a traînée au hammam. C’est que j’avais pas du tout envie d’y aller, seulement tu comprends, je me suis trouvé contrainte de vite acquiescer lorsque ma grand-mère a proposé de l’accompagner.

La vérité et ce qui m’a définitivement décidée à dire oui, c’est sans conteste les regards louches que ma tendre mère braquait sur moi,  et que moi, moi seule, sa fille, pouvait percevoir,  soigneusement planqués derrière son sourire excessivemententhousiaste.

Bref, aussitôt dit oui, aussitôt les voilà qui préparent nos sacs, guillerettes, en débitant d’une voix cérémonieuse et chantonnante une longue tirade sur ma vie de femme en devenir, ce que je devais apprendre maintenant, comme une jeune fille, et tout ce que je devais faire, aimer, comme une jeune fille.  Ah oui! et que j’ouvre grand les oreilles car ce sont des leçons de jeunes filles comme il faut, et que je dois bien retenir à présent que mon corps grandit et tout et tout.

Ne me demande pas de te raconter le tout et tout parce que c’est terrible. Terrible.

On y est. Dans une pièce tiède, trois femmes nous tendent un ticket. Le sourire joufflu, le sein tombant,  la chair étalée, le cul affalé sur un minuscule siège en plastique.

Les yeux ronds, je continue de traîner ma stupeur jusqu’à la seconde salle, plus sombre, plus humide, imprégnée d’une puissante odeur de souffre.

Je dois te dire, moi les étalages de chair et les échanges d’intimité, c’est pas mon truc. La promiscuité, non plus. Et pourtant ces dames de claquer des bises, par ci, par là. Comme ça, à poil. Sans blague.
Et leurs seins. Énormes. Pas un gramme chirurgical.

Je balaie la pièce du regard: des femmes uniquement, qui tour à tour se lavent et ergotent, se frottent et se lamentent, se rincent et s’indignent. Quelques-unes, tapies dans les coins, se lavent discrètement, silencieuses et pensives.

Bref je prends place et verse un bon coup d’eau brûlante sur la tête; tout de suite, un picotement agréable me fait frémir, et je me détends peu à peu.
Je ferme les yeux et tends l’oreille.

Une voix geint.
– Il est sorti furieux pac’que son repas était pas prêt à temps. Moi j’ai huit gosses, regarde là-bas, il y en a déjà quatre! Toute cette marmaille à gérer et lui, furieux parce que j’étais en retard de dix minutes. Quand il me fait ça, moi c’est tout de suite le sucre et le cholestérol qui montent en flèche. Il me tue. Ou il va me tuer.

Une autre persifle:
– Elle n’a pas voulu de lui. Elle en a refusé des tas. La petite prétentieuse. Qu’est-ce qu’elle espère, bientôt 27 ans, toujours célibataire. Qu’est-ce qu’elle s’imagine? Pour qui elle se prend, zaâma?

Une autre encore gronde:

– Tais-toi! Laisse-moi parler. Ah, quelle sale gamine, un monstre!
Mes yeux s’ouvrent sur cette dernière: une mère coiffe sa môme avec un peigne fin, en dépit de ses hurlements sinistres et de ses malheureux cheveux crépus. Elle, agacée, lui fiche des tapes sur la tête ou sur la cuisse dès qu’elle se remet à brailler.
Tout ça me fout davantage le cafard. Ma tête est de plus en plus pesante.
– N°18!
C’est pour moi. Au début, je dois te dire elle, je l’ai trouvée terrifiante. Une gaillarde, grande, robuste, un tissu enroulé autour de la taille.
La gaillarde m’attire vers elle, montre ses chicots dans un sourire puis m’allonge sur le dos. Elle transpire à grosses gouttes et moi je te jure je crèverais pour être ailleurs, tout de suite; mais déjà elle saisit mon bras et commence à frotter avec force.
La tayyaba*.
Ses seins écrasent mon visage, ses bras écrabouillent ma cuisse, son gant crisse sur ma peau. Et moi, je me maudis de m’être laissée entraîner dans cette galère.

Après un long silence, elle finit par parler.

– Ma jolie, regarde-toi, tu es toute frêle, pour ça que moi j’y vais tout doux avec toi!

Pour penser à autre chose que mon épiderme en feu, je l’observe de plus près. Elle frotte ma peau avec vigueur, et elle va et elle vient, avec sa main épaisse, avec son corps lourd, avec son souffle court; ses cheveux humides collent à son cou boursouflé, de grosses gouttes perlent son frond rougi par la chaleur, et par moments, un rictus déforme son visage, laissant une impression meurtrie, écorchée. Et son regard. Un regard épuisé. las.
Soudain, mon coeur me fait mal.
– Alors dis-moi, tu es mariée ma jolie?
– Non.
– Alors te marie pas! jamais!
Je sursaute. Comme elle avait dit ça, brusquement!
– Des #13¨%*#1 les hommes! Le mien, le mien, tu sais c’qu’il a fait le salaud. Il s’est tiré avec une autre, et m’a laissé mes 4 gamins sur le dos. ‘M’a laissé sur la paille. ‘M’a laissé sur la paille!

Ces mots, elle les a crachés; je vois luire maintenant dans ses yeux des éclats de rancune et de haine.
Puis peu à peu le regard se dilue et se résigne, jusqu’à l’amertume.

– J’ai galéré, galéré fillette! Trouver du travail, à mon âge. Qui voudrait de moi? Mais grâce à dieu. J’ai essayé un peu d’ ménage, mais j’en étais pas capable, trop épuisant, j’ai essayé un peu d’ couture mais tu sais jamais quand tu vas travailler. Et moi j’ai des bouches à nourrir, des têtes à loger. Mais grâce à dieu. Une amie qui travaillait ici m’a proposé de devenir Tayyaba* alors grâce à dieu.

Bah c’est dur, cet’ fournaise, et d’rester debout toute la journée! Au début c’était un supplice! Puis on finit par s’y habituer. On finit par s’habituer à tout non? non? J’ai maint’nant de quoi payer un petit toit à ma famille, grâce à dieu.
Silence.
– On mange pas tous les jours mais grâce à dieu.
De nouveau un silence.
– Le salaud il m’a larguée comme ça sans prévenir. Moi je savais rien d’la vie, une niaise. Ah oui, une niaise! Je sais même pas lire. Qu’est-ce que tu peux bien foutre dans ce monde, seule, avec des gamins, quand tu sais pas lire et que tu sais pas compter. Je signe des trucs je sais même pas ce que c’est. Qu’est-ce que tu peux devenir quand tu sais rien faire. Rien. Rien. Mais grâce à Dieu. Il faut accepter. Il faut accepter son destin. C’est le mien. Grâce à dieu.

Le gommage est fini. Elle passe un dernier jet d’eau sur mon corps et me glisse, dans une confidence:

 » Ma chérie t’es jeune, j’vais t’apprendre un truc. Sois pas tendre. Tu lui donnes ça il prend tout ça alors ‘lui donne rien et prends tout. ‘Toutes manières, Si c’est pas forcément toi la salope, c’est forcément lui le salaud. »
Je me sens maintenant triste, infiniment triste. Et cette nausée, de nouveau, qui me prend la gorge.
Vite! je finis vite mon bain, vite! je sors de cette atmosphère suintante.
Je file dans la salle de repos et je sors avidement une orange du sac. Dans ma gorge, l’acidité se mêle à l’aigreur et sur le moment, cette douleur âcre, ça m’a fait un bien fou .

* Tayyaba: gommeuse dans le hammam


La promenade – Les Folles Histoires de Ahlem B.

 

Je marche gaiement dans la rue sans prêter attention au gardien édenté qui me reluque ni le shnock qui s’arrête dans sa voiture de shnock. La rue grouille de misère et de victuailles dans le chahut agité d’une foule d’hommes excitée à la vue des femmes venues faire leur marché. Tous les matins, un trauma érotique se produit auprès de la CSP Commerçant Ambulant. Les odeurs de poissons  d’égouts et de sueur se mêlent à celles de roses et de viande fraîches. Des gardiens de voitures courent dans tous les sens la main tendue, des vendeurs à la sauvette brandissent leurs accessoires contrefaits pour les planter sous le nez, des fervents retirent leur chaussures au pied de la mosquée  pendant que le muezzin claironne un appel à la prière et que l’imam récite son sermon en roulant de grands yeux terrifiants. J’ai pas envie d’apprécier ce moment pour son pittoresque je déteste ça. Le pittoresque j’entends. Et en même temps je peux pas m’en empêcher si je veux être dans  et hors  ce moment. Je comprends pas toujours mes contradictions mais j’ai décidé de les laisser vivre et au moment je trouverai  ça drôle ou détestable.

Merde ce qu’on est compliqué.

 

Enfin c’est l’entrée d’un marché. J’entre par curiosité.

Les marchands à la face craquelée de ridules  s’en donnent à cœur joie :

«   Hey, Guadaloupe, c’est moi Alfredo ! Guadaloupe bellissima ! Avec toi, moi je me marie tout de suite, ‘te jure que j’te ferai pas languir 500 épisodes! Eh Guadaloupe ! »

Ils sont pliés.  Moi aussi je dois dire.

Au fait Guadaloupe c’est la héroïne d’une télénovela qui a marqué une génération de marocains au point qu’elle est venue en visite officielle au Royaume. Elle est apparue sur nos chaînes nationales, qui sont franchement pixelisées par la poussière. Sans blague et pas que l’image je veux dire. Gamine, la chaine nationale nous a proposé les programmes suivants pour nous cultiver : les discours du roi la vie des animaux et les jeux nippons. Avec tout ça les marocains ils aiment même pas les animaux. Ni les nippons. Ni les discours. Sans blague. La chaîne privée, elle, nous a ouvert aux autres cultures : telenovelas toutes nationalités se disputent le cathodique au bonheur d’un audimat défoncé à l’espoir d’un jour l’amour la gloire la beauté.

Bref ce que je voulais vous raconter je me disperse. Une fois sortie du marché un jeune homme dans les trente ans m’aborde. Il se met à ma hauteur et se colle presque à moi. 10 centimètres nous séparent.  Je ne laisse pas transparaître une once d’émotion qu’il pourrait interpréter comme un consentement, alors il change carrément d’attitude pour devenir menaçant.

Rien de pire pour cette espèce que l’ignorer elle peut devenir subitement violente voire sanglante.

«  Eh la fille je veux te parler je te parle avec respect tu dois m’écouter et tu dois me répondre. Écoute ce que j’ai à te dire. Je t’ai vue passer et j’ai décidé que tu seras  ma femme. »

Je lui réponds qu’on m’attend et que je préfère pas discuter. Il écoute pas.

«  Je veux nouer une relation avec toi une relation sérieuse et respectable. C’est vrai j’ai pas de travail mais tu vivras comme une princesse. On ira boire des jus au bord de la mer et on mangera des glaces main dans la main et je travaillerai et je te comblerai. Tu manqueras de rien. Toi tu auras besoin de t’occuper que de  ta maison et tes gamins. C’est pas grave si tu me fais des filles je t’en voudrais pas je te chasserais pas je suis pas un arriéré pondu à l’arrière d’une montagne paumée.

On croit que les clichés ne sont que de stupides clichés sauf quand on les vit.

Il poursuit :

– Tu réponds rien hein tu me crois pas capable de t’offrir ce que tu désires? Tu me prends pour un moins que rien c’est ça ? Hgartini ? Sous prétexte  que j’ai pas de nom pas de biens pas de travail pas de relations je suis rien ? moins que rien ? Tu me méprises oui je sais que tu me méprises. Les femmes sont des salopes des vénales. Toutes! Les hommes ces faibles succombent à leur charme car ensorcelés car aveuglés par de viles  manigances.  Moi je suis pas faible. Tu es à mon goût et  je te veux. Moi aussi j’ai le droit d’avoir une belle femme à mon bras une femme classe comme toi. Ici c’est tout pour les riches même la beauté merde. Et je leur montrerai à mes voisins à ma famille à mon village ce que je vaux. Je te préviens à partir de maintenant tu ne sortiras plus seule et certainement pas dans un accoutrement de délurée. Tu seras à moi et ma mienne doit être pudique. Je viendrais avec ma famille les bras chargés de moutons de volailles de cadeaux et je demanderai ta main dignement tu verras. Comme un homme. Digne. La dignité ! Eh quoi ! On a droit à un peu de considération aussi. “

Il m’avait presque craché ça.

Ça se corse et moi je cherche pas la confrontation. Sans blague je suis morte de trouille même si je montre rien. La femelle en moi a reniflé le danger l’instinct de survie s’est éveillé. Triste hère a débarqué de sa campagne en crise pour une ville une vie une virilité qui lui échappent. Il a besoin de considération alors je lui en donne. Je fais mine de poser des questions avec intérêt.

Quoi ? Faut bien s’en sortir.

J’essaie de choper le regard d’un passant qu’il comprenne mais personne.

J’arrive à le tenir sans qu’il se jette sur moi me balafre  me kidnappe me viole me tue et  va savoir quelles horreurs jusqu’à ce qu’un taxi pointe enfin son rouge. Je suis sauvée. Je salue l’importun et m’engouffre précipitamment dans le cuir usé et puant d’une 205 déglinguée.

Tout de même je peux pas m’empêcher de repenser au pauvre gars. C’est fou mais c’est un peu vrai, la vie est injuste et ça me rend triste parfois. Et parfois non j’ai la haine. Je vous l’ai déjà dit je suis pleine de contradictions.


Ma Perle – Les Folles Histoires de Ahlem B.

 

J’indique au chauffeur un café en ville. Enfin chauffard parce vous savez tous comment ils conduisent nos supermen locaux.

Il porte un jean usé et une épaisse djellaba marron malgré qu’il fait chaud à crever et qu’il suinte à vomir. L’homme est bavard et part sur un monologue ahurissant. Ahurissant. D’autant que certaines lettres trébuchent sur les deux seules dents qui lui restent. Et quelles dents sans blague. On devrait inscrire l’hygiène au programme de l’éducation nationale.

« T’étais mal à l’aise, j’ai vu. J’ai r’marqué ce qui était en train d’se passer j’ai tout vu. Chuis un vieux d’la vielle et j’repère à des mille les emmerdes. T’es une poupée une jolie fille propre tu devrais pas sortir seule à Casa ni marcher dans la rue c’est trop dangereux. Les hommes c’est des sauvages des crades des chiens des fils de pute. Yzon aucune décence ces Marocains t’auras beau faire pour les éduquer, vain ! c’est de la mauvaise graine. Crois-moi chuis un vieux taxi et j’en ai vu oui ah oui j’en ai vu des choses. T’es jolie j’taime bien alors écout’ mon conseil. Ouvre grand tes oreilles. Te laisse pas endormir par les hommes. Les hommes y veulent qu’une chose c’est vous troncher les femmes. Ton homme, Y te dit qu’il t’aime mais il te baise. Désolé d’êt’ vulgaire mademoiselle mais j’dis la vérité. Tiens, moi par exemple j’ai une femme qui travaille pas s’occupe de la maison des enfants, un bijou d’épouse, mais le jour où je gagne au loto, je la quitte je l’oublie je la chasse je la répudie je la renie. Plus rien à cirer d’elle. Elle et sa marmaille. Oust ! Ce genre de femme c’est juste un compagnon de misère qui accepte une vie minable sans te traiter de minable. Chuis un fils de pute moi j’ai pas peur de le dire même que je le clame haut et fort. On l’est tous. Les hommes n’aiment pas ils désirent. Alors préserve-toi de ces chacals.»

Pendant que je sors la monnaie pour régler la course, il saisit un stylo et note son numéro à l’arrière d’un mouchoir.

« Appelle que j’te paie un café tout à l’heure. »

Sourire édenté lèvres gercées gencives volcaniques. Merde. Je règle et je file.

Je sirote mon thé « En attendant Godot » à la main. Un pur moment quoi. Enfin la paix. C’est dur d’avoir ça ici. Sans blague.

Kahllouk. Le voilà qui pointe son pif et vient squatter ma tranquillité comme ça sans gêne sans fierté rien. Je fais mine de pas l’avoir vu parce que s’il me chope, finie la paix, fini le pur moment. Il tourne en rond guette s’approche s’éloigne relève mon livre marmonne le titre prend un air pensif quelques secondes, puis me sert un mouvement de non-je -me-rappelle-pas-l’avoir-lu çuilà. Comme s’il pouvait l’avoir déjà lu, ou avoir lu quoi que ce soit sans blague.

Subitement, profitant d’une malheureuse seconde que je lève les yeux il se plante carrément sous mon nez. Malgré moi je lui tends la main en guise de bonjour. Lui se colle à moi pour me claquer deux foutues bises.

Khallouk. C’est le genre de gars à te faire la bise même si tu lui as rien demandé. Même s’il te connaît pas. Le genre de gars quand il s’approche de toi tu sais jamais s’il va te feinter, te lécher la joue ou te fourrer la main au cul.
Il m’enveloppe de son haleine chaude flottante et un sourire vicelard découvre ses dents entartrées.

Un gueux.

J’ai coupé ma respiration et serré les poings, parée à toute éventualité.

Il a eu sa bise il croit qu’on est amis maintenant. Il tire la chaise s’assoit m’observe me reluque regarde en l’air en bas à gauche il saisit mon sac le soupèse. Ça m’énerve. Sans blague c’est fou. Il se lève et disparaît un moment.

Il est de retour. Il me fixe l’œil torve. Je veux dire plus torve encore que d’habitude.

Et là il me balance une phrase hallucinante. Ce genre de gars a le chic de vous halluciner.

« Je veux ta perle. »

Je suis éberluée. Je vois pas d’autre mot. Parfois on voit juste pas d’autre mot.

« Comment ? »

Je veux être sûre tout de même.

« Tu veux me donner ta perle ? » demande-t-il, le regard effectivement rivé sur ma perle.

Mi-écoeurée, mi-amusée, je lance tous azimuts :

“ Non.”

Droit dans les yeux, sec, tranchant et posé.Je fais mine de poursuivre la lecture.

“ Tu veux rentrer avec moi, ce soir ? »

Je suis sûre qu’il se croit romantique en disant ça. Un parce qu’il pose une question Deux parce qu’il emploie le mot perle Trois parce qu’il y a tout de même le verbe vouloir.

Je réponds pas. Je le laisse moudre et le malaise gangrener. Au fond ça m’éclate. Et franchement qu’est-ce qu’on peut bien répondre à ça sans blague.

Bref pour marquer le coup et rappeler qu’en plus d’être un romantique respectueux de ma volonté il n’est pas oh non il n’est pas un lâche :

« Moi je suis un mec cash. »

Tous azimuts : moi aussi je suis une nana cash. C’est non.

Un gueux faut surtout pas lui laisser d’espace.

Enfin il se lève et moi aussi. Il a ruiné mon moment, mais je peux pas m’empêcher de penser que je viens d’en vivre un autre. La situation était drôle. Drôle. Oui c’est le bon mot. Parfois, c’est juste le bon mot.


Pelé Le Lion – Les Folles Histoires de Ahlem B

 

Il m’arrive un truc dingue. Encore avec un taxi.

« Bonjour. » Sourire.

Le truc j’ai remarqué, quand vous êtes à la recherche de rien, tout peut arriver. Aussi quand vous souriez à quelqu’un, la plupart du temps, il vous le rend en mille. Et parfois, il eut juste mieux valu s’abstenir.

« Montez ma p’tite dame montez ! J’vous conduis où vous voulez avec ce sourire ma beauté. Tu sais quoi juste parce que t’as dit bonjour, j’te garde j’te kidnappe j’t’emmène au bout du monde! Moi je suis mon propre patron. Je suis un homme je suis un lion je dévore les gens je suis fort. On me surnomme Pelé!”

C’est un gars du sud très grand. Il a des mains de géant. J’arrive pas à détacher mes yeux de ses mains terrifiantes. J’ose pas imaginer ce qu’il peut faire avec si c’est un cinglé.

– Je suis une célébrité dans la ville demande à tout le monde Pelé. Au Mâarif tu dis Pelé y vont tous dire on l’connaît c’est une star, c’est une bête ! Parce que les hommes ont peur de moi parce que je suis fort et je suis cinglé. J’t’ai dis qu’j’étais mon propre patron ? J’fais monter qui j’veux dans mon taxi. D’ailleurs regarde on va bien rigoler tous les deux. »

Il freine brusquement descend la vitre de mon côté puis m’écrabouille en rugissant un « Où ça »? Le client tarde à répondre et ça met furax le fauve. Il démarre dans un rugissement puis s’esclaffe.

« Ouais je suis mon propre patron et j’avais pas envie d’le faire monter parce qu’il avait une tête de con et moi ça m’suffit. Et parce que j’aime bien discuter avec toi. T’es gâtée toi tu sais ça ? T’as d’la chance parce que regarde celle-là jamais elle posera son cul de laideron dans le taxi de Pelé. Ouais j’préfère perdre une course. La vérité t’as l’air carrément sympa tu discutes bien tu vas rigoler comme jamais t’as rigolé avec un homme. J’te dis je suis un cinglé et je suis aussi super défoncé!

Aussi ? Merde.

Il monte le volume de la radio qui passe un morceau de technohouse. Les ceintures vibrent et moi aussi. Et pas qu’à cause de nos routes défoncées ou de nos permis achetés.

– C’que j’préfère aussi c’est conduire au rythme de la musique. »

Aussi ? Merde.

Soudain je sens qu’il s’intéresse d’un peu plus près à moi. Il tourne puis retourne la tête une bonne dizaine de fois en me reluquant, me déshabillant me pesant me soupesant et toutes ces horreurs que vous imaginez. Enfin, hochement de la tête, et sifflement admiratif.

« J’aime les filles classes. Et elles raffolent des blacks comme moi. T’as vu mes mains? Tu sais ce que j’peux donner avec ces mains ?

Il les plante sous mes yeux. Je recule. Sans blague elles sont vraiment géantes.

– J’me faisais une minette du lycée Lyautey elle avait tout un tas de problèmes dans sa tête. Une riche cinglée. J’lai sauvée d’elle-même! J’lui ramenais que la meilleure came du pays et la baladais que dans les meilleurs coins d’Casa. J’la sortais de son monde de son milieu et j’la sauvais de sa vie en cage. Merde j’ai pas ramené ma came c’est dommage on aurait bien déliré tous les deux. Ce que j’te racontais ? tu me perturbes avec tes yeux de chatte. J’lui disais je suis un lion je suis ton lion et toi tu es ma lionne. J’lui disais répète moi t’es un lion et elle me rugissait t’es mon lion et moi j’lui rugissais t’es ma lionne. Un couple du tonnerre. Même sa mère trouvait que j’lui faisais du bien. Je l’emmenais dans les cafés et personne avait droit d’la regarder. Je suis connu là-bas je suis Pelé tout le monde me connait et j’te jure si un malheureux avait le malheur de respirer à côté d’elle j’le défonçais. T’entends ça j’le défonçais j’te dis. Pour toi moi je suis prêt à tous les défoncer.

Dis que je suis ton lion. Je veux être ton lion. J’ai l’air d’un lion ? Réponds que j’ai l’air d’un lion. »

Il me fixe il attend.

Sérieusement il attend que je lui dise que c’est mon lion. Sérieusement.

Sérieusement ? Ça me tue.

« Je te trouve très sympathique. Laisse-moi ton numéro on ira prendre des cafés ensemble et tu seras la reine ma reine et tout le monde te craindra car tu seras la compagne de Pelé. Tout le monde m’enviera d’avoir cette lionne et tout le monde t’enviera d’avoir ce lion. Tu vas rester avec moi maintenant. T’es sûre de vouloir descendre à ton rendez-vous ? Il a pas ces mains ton gars!”

Me fourre ses mains de géant sous le nez.

– T’en reverras plus des comme ça. Bon c’est comme tu veux j’insiste pas mais quand tu veux tu demandes après Pelé au Mâarif parce qu’ici tout le monde me connaît. Pelé c’est une star. »

Sans blague il est défoncé. Moi j’écoute et je me marre. Je sais je dois être choquée outrée outrecuidée, mais voilà je suis pliée.


La Plainte – Les Folles Histoires de Ahlem B.

Après ces moments fous, je décide de m’accorder un footing cathartique sur la corniche. Je choisis de me passer de taxi et traverser le boulevard à pied . Ah comme je me réjouis d’aller à la découverte de ma Casa, ma belle Casa, ma blanche Casa !

Tu parles. J’ai mis le pied dehors et aussitôt une R5 souffreteuse et asthmatique s’est mis en tête de me ramasser.

Il avance je recule il s’arrête j’accélère j’avance il recule. J’ai presque pitié de son moteur qui traîne son souffle striduleux et sa carcasse  râpée sur l’asphalte elle-même défigurée.

À cet instant, j’écume de rage de colère de haine contre l’intempestif. Et aussi parce que c’est la 3ème fois que je lui crache un non. Sans blague, il continue d’insister.

Soudain une idée lumineuse me traverse l’esprit. Lumineuse. Un commissariat est situé pile à quelques dizaines de  mètres. Une seconde et je suis passée de la haine la plus viscérale à l’excitation la plus sournoise. On va se fendre tiens. Le malheureux continue de me suivre. Une chose inespérée se produit encore. Il gare son canasson sur le trottoir en face.

Je jubile à l’idée de ce qu’il va subir dans quelque minutes.

Je vais franchement à la rencontre d’un policier posté à la porte et lui raconte comment ce vicieux me piste depuis une bonne demi-heure. J’en profite aussi pour caser un paragraphe entier sur ma haine de cette frange marocaine intempestive et pédophile. J’avoue j’en rajoute un peu dans le pathos et l’indignation et la colère.

Quoi? Je suis encore une gamine l’oubliez pas.

Enfin quoi? J’allais pas le laisser s’en tirer comme ça.

 

Bref, un inspecteur en civil s’en mêle et s’engage dans le duo justicier. Mes héros? Trentenaire gringalet cinquantenaire rondouillet, profil émacié  visage boursouflé,  rictus sec grimace grasse, sueur rance coulée laiteuse,  l’un à droite l’autre à gauche. Sans blague.

L’inspecteur s’écrie :

«  Il est où ce salaud! Quoi! Embêter une fille dialna! Il ose! On va l’éduquer tu vas voir! Ramène-le moi par ici on va lui apprendre à vivre! »

Le Don Juan, quand il comprend ce qui se passe, me lance un regard de profonde surprise puis de crainte. Et ses jambes détalent littéralement.

L’uniforme lui aboie de ramener son cul par là puis se lance à sa poursuite en hurlant au fils de #@/#$!#&%`*  et toutes les finesses que vous connaissez à nos policiers pour qualifier les citoyens douteux. La course folle a duré exactement dix secondes. Et pas parce qu’un bus excité a déjà fauché le brave policier. Simplement, la R5 elle a pas pu détaler et s’est éteinte après un long hennissement morbide.

 

Il descend le suspect penaud de sa mule et le traîne jusqu’à moi par le collet.

Pendant ce temps l’inspecteur me promet de lui rappeler longtemps ce que peut valoir le harcèlement d’une femme dans un lieu public au Maroc. Silence. Se retourne vers moi.

«  Bon la vérité il vaut rien. »

Maintenant, il prend sa position d’inspecteur sec menton relevé bras croisés jambes arquées. Toutes ses phrases sont ponctuées d’un hochement de tête méprisant et d’une exclamation brute.

«  Carte nationale! Pourquoi t’embêtes la fille! Tu lui as fais peur! Tu l’as terrorisée! Où est ta carte, sors moi ta carte !

– Je n’ai pas ma carte sur moi, Monsieur Le Policier.

– Inspecteur ! T’es foutu là! Les papiers de la voiture alors !

– Je n’ai rien sur moi, Monsieur Le Policier.

Pichenette.

– Inspecteur! Tu vas me suivre à l’intérieur!

– Monsieur L’Inspecteur. Pitié, Monsieur L’Inspecteur. »

Son visage s’est affaissé dans une servilité qui décompose ses traits mous de lâche. À gerber. Sa voix nasillarde roule les r et déroule son texte dans une lenteur exaspérante.

Maintenant il me supplie avec les yeux avec les mots avec les mains. Moi je fais la fière et de belles phrases. Je suis carrément portée par l’euphorie de cette leçon de civisme. Et aussi de jouer un mauvais tour à ce petit con.

 » Parce que tu vois Mademoiselle, moi j’ai pas compris que tu voulais pas monter, je suis un fils de bonne famille, c’est quoi ton nom de famille Mademoiselle, on est sûrement de la famille, on doit avoir des liens, et je suis sincèrement navré de ce malentendu. »

Il conclut ses inepties par tous les drames qui vont s’ensuivre: sa femme le quittera, sa belle-mère le tuera, son beau-père le ruinera, sa famille le reniera… pour un incident en définitive tellement insignifiant.

 » Aucun pardon, je veux déposer une plainte, entrons dans le commissariat! T’as pas honte de suivre des jeunes filles dans la rue, je suis encore ado merde ! Même pas ! Je t’ai dit non trois fois ! Tu as continué de me suivre, de me faire peur en prenant les mêmes rues les mêmes boulevards, et t’es même descendu de ta voiture! Qu’est-ce que tu veux que je te pardonne? Je suis une citoyenne qui a le droit de jouir de ce trottoir. Les femmes des citoyennes qui ont le droit de marcher dans la rue. Maintenant j’en ai assez je veux porter plainte, allez dans le commissariat ! Jouir d’un espace public en sécurité, c’est mon droit fondamental de citoyenne! Non, je veux pas me réfugier dans une cage, m’emmurer dans une  voiture, me cacher derrière un chauffeur, me couper du monde parce que tu as le pantalon qui chauffe. Je le répète c’est ma terre c’est mon droit fondamental de citoyenne et j’ai le droit de marcher!  »

Il demeure là devant moi, minable, à se confondre en excuses et en supplications. Moi je prends mon pied. Je l’enfonce davantage, l’écrasant sous l’énoncé d’un fatras de lois et de jugements contre le harcèlement. Nul besoin de préciser que ce ne sont que pures affabulations. Même les deux agents de l’ordre pourtant familiers de tortures ont pitié de lui.

«  Bien vous savez, je suis sûr qu’après ça il recommencera plus. »

Je finis par le laisser partir après lui avoir vomi ma rage un bon quart d’heure encore. je remercie les deux justiciers parce que tout de même ils ont carrément joué le jeu. Peut-être ont-ils eux-mêmes des filles, va savoir.

Bref je retourne à ma marche.

Après quelques mètres, un coupé sport s’arrête. Sans blague.

Regard libidineux. Soupir. Je lève les yeux au ciel, exaspérée.


Les Bijoux Indiscrets* – Les Folles Histoires de Ahlem B.

 

Aujourd’hui ma mère s’est réveillée dans une sacrée forme et moi quand elle se réveille dans une sacrée forme comme ça, avec des airs inquiétants de mère formidable, je sais que cette journée elle est foutue. Et ça a pas manqué.

Aujourd’hui c’est la fête.

Donc, en ce matin qui revêt encore les stigmates de l’aurore, je suis tirée du lit frottée brossée parfumée endimanchée jusqu’à ressembler à une de ces fillettes modèles de la Contesse de Ségur. Puis trimballée comme une image pour la gigantesque tournée familiale auprès de proches qu’ont plus rien de proche du tout. Je jette un oeil dans la glace avant de sortir: j’ai l’air d’une bonne fille.

Bonne fille, mon cul. Comme si on pouvait être aussi simplement bonne ou mauvaise. Comme si les choses étaient si simples. Ça me tue.
Bref. Ce que je voulais vous raconter. On arrive chez cette tante vieille comme le monde, elle m’accueille à franches coudées d’exclamations et d’embrassades et de métaphores.

“Une gazelle, une gazelle, une gazelle. Un diamant, un diamant, un diamant. Etc. Etc. Etc. “

Pendant qu’elle chantonne ça, l’aïeule me pince les joues les bras de nouveau les joues, et rebelote le manège une bonne dizaine de fois avant de s’arrêter subitement, une fraction de seconde, sur ma poitrine.

Son regard.

J’ai peur.

Avant même que je puisse l’éviter, elle pince franchement mes seins naissants. Et je vous jure, ils ont déjà envie de crever.

À cet instant je la déteste. Moi je lui demanderais bien d’arrêter ce cinéma mais allez faire ça sans passer pour une sale gamine. Je reste donc plantée là à me faire tripoter en écoutant ces conneries. Avec politesse.

Sans blague quand on y pense, c’est horrible.

 

J’entre dans le salon et me retrouve nez à nez devant une horde de vieux, une nuée de couples, une meute de cousins, un essaim de jeunes filles: un bruyant bazar règne dans le salon qui finit définitivement de me coller le cafard.

Faut que je vous dise, les embrassades et ces conneries c’est pas mon truc. C’est que je trouve ça même un peu ragoûtant ces gens qui déposent leur moiteur sur vos joues.

Et pourtant moi, de servir des bises et des formules à la noix à ce joli monde.
Je m’assois. On m’a flanqué une place pour les gamins, c’est à dire une place de merde. Pas une once de considération pour les gamins. Sans blague. Tout de même c’est un peu vexant cette façon de te signifier que t’existes pas. Comme si t’étais encore vide. Et moi ce vide ça me fiche des tas de vertiges et de nausées. Parce que ce que je trouve terrible dans tout ça c’est que pourtant t’existes. Mais ça bien sûr ils s’en foutent. Les adultes, c’est dingue comme c’est égoïste.
Bref. En face, une rangée d’ancêtres squatte tout un matelas, grassement étalée, emmaillotée dans une superposition de cotons et de laines, de bijoux et de pierres, de fards et de khôl. Et moi je suis là et je macère ma nausée.

 

“Diamant, Diamant, Diamant.” Je trouve ça très moche de dire ça à quelqu’un, que c’est un diamant je veux dire. Figurez-vous un diamant ça se raie pas, ça s’écorche pas. Et même si c’est vrai que c’est sacrément beau quand ça scintille et tout, ça ne s’écorche pas, vous vous rendez compte. C’est terrible. Moi je crois que c’est un cadeau empoisonné. Je crois que ce qui ne s’écorche pas, se viole.

 

Je sais pas pourquoi je pense maintenant à Diderot, aux “Bijoux indiscrets”: comme ça m’avait fait marrer ses histoires de bijoux qui parlent.
Je réalise que je fixe cette femme avec insistance, presque malgré moi, mais c’est dingue j’arrive pas à détourner le regard de sa mine glacialement compassée. Elle me file la chair de poule avec son tailleur noir impeccablement coupé, ses ongles impeccablement manucurés, ses réponses impeccablement formulées.
Je pense de nouveau à Diderot amusée et j’imagine une voix pincée sortir soudain de ses lèvres pincées:

 

” Moi je déprime. Ah il était pourtant parfait sous toutes coutures disait ma mère. Parfait mon cul. La seule chose que je chevauche la nuit c’est cette foutue couverture, et moi je me fais royalement chier.”
Je la regarde à nouveau. Je suis secrètement pliée.

 

Maintenant c’est toute la cour que je fais caqueter . Sans blague moi j’écoute et je me marre.

 

” Moi le mien c’est un ignare. Même pas fichu de savoir où il va, merde depuis le temps. Il a jamais été foutu de comprendre quoi que ce soit à un corps de femme. Un triple-idiot.”
” Moi Hahahaha une vraie fêtarde. Elle s’éclate. Hahaha ce qu’on vit bien quand on est enfin libéré du joug du premier mari. Les filles mariez-vous et débarrassez-vous du premier, sans blague c’est le début de la liberté.”

Je lève les yeux sur cette dernière. Pas possible que ça sorte de cette carcasse. C’est une tante qui s’est mariée au moins quatre fois et même si je trouve que ça déchire, tout de même, imaginer des vieux qui s’excitent et s’encanaillent je vous jure ça a de quoi vous bouleverser longtemps.

Bref.
” Moi la première fois que je l’ai vu j’ai pensé: ce qu’il est moche son truc. Un vieillard tout mou et fripé. Elle disait l’aimer. Moi j’ai prié des centaines de fois pour qu’il crève.”

 

” Moi quand elle a envie d’acheter un truc qui lui plaît, ou même qui lui plait pas, elle me poudre me farde me peinturlure pour l’escroquerie. Hop le whisky, hop les baisers, hop les boucles. Quelques minutes et c’est bouclé.”

 

” Moi c’est le laisser aller total, le navire coule. Depuis qu’elle m’a fait pondre ce morveux elle m’en veut je crois. Peut-être c’est de lui avoir justement fait pondre ce morveux, va savoir. Mais pour moi finies les soies et dentelles. Maintenant je suinte dans une culotte gainée. Et lui ça fait longtemps qu’il ose même plus m’approcher de trop près.”

 

” Moi elle a failli me trancher la tête au rasoir pour sa nuit. Il faisait noir et elle s’était un peu égarée dans sa géographie. Pendant des jours elle a testé des trucs dingues sur moi, finalement c’est pour la lame qu’elle a tranchée. Lui, j’étais pliée quand je l’ai vu fanfaronner devant sa famille et ses amis. Quel con, j’ai pensé.”
” Moi j’en ai marre. Tous les pauvres gars qu’elle rencontre, ils lui parlent de respect. Saloperie, je veux pas être respectée moi. J’ai 30 ans passés et je veux bien m’en foutre moi, du respect. “
” Moi j’en peux plus j’ai mal partout, tout le temps. On m’a mariée à un obsédé. Complètement possédé le démon. Ca fait pas un mois qu’on est marié et lui me coince au moins une demi-douzaine de fois par jour. Merde je veux rentrer chez ma mère.”
Enfin je rabats les caquets. Enfin, on s’en va et moi je suis pliée.

 

Sur le chemin du retour j’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette journée. C’est un peu moche tout ça, je le sais, mais n’allez pas croire, je les déteste pas. Je les déteste pas tout le temps je veux dire. Même que je me souviens, certaines m’ont baladé dans les souks quand j’étais gamine en me pourrissant de bonbons et de bricoles et moi je passais des moments du tonnerre. On peut tout de même pas détester quelqu’un avec qui on a ce genre de souvenirs, non?

 

Même que parfois, quand je suis loin, oui, parfois, j’y pense et je me dis que finalement je les aime bien. Les pauvres cons.

 

Ce qui m’a pas empêché de rentrer ce soir-là à la maison la nausée jusqu’au menton. J’ai gerbé tout mon soul. Parce qu’au fond quand on y pense vraiment, tout ça, c’est horrible.

 

 

* Les Bijoux Indiscrets: Titre d’un roman de Diderot

 

 

 


Le vieux petit taxi – Les folles histoires de Ahlem B.

 

J’hésite quelques secondes avant de monter. Je dois vous avouer, j’aurais même préféré pas monter du tout dans la carcasse de taxi. C’est que son conducteur il est très très vieux, sans blague, ses lèvres ses mains ses jambes flageolent tellement qu’il est décharné. Mais à la réflexion, je me dis que ça vaut toujours mieux que le fan de cha3bi. Et puis surtout j’ai pas osé lui faire de la peine. Sans blague. Je veux dire si j’étais pas montée ça l’aurait peut-être vexé, qu’il croie que je veuille pas monter simplement parce qu’il est vieux. Même si c’est vrai qu’il est vieux et que j’y peux rien. Mais ça me fendrait le coeur de peut-être le lui rappeler et donc lui faire de la peine. Vous comprenez?

Bref je monte vite pour qu’il voie pas non plus que je suis en train d’hésiter. Merde ce qu’on est compliqué.

Il faut dire qu’il y a pas que sa mine d’esquintée, son carrosse aussi, c’est une sacrée carcasse. Sans blague. Entièrement reprisée. Du véhicule il ne demeure qu’un assemblement improvisé de boulons et de barres rafistolées à la hâte avec ce qui s’est indifféremment présenté sous la main ce jour-là.

Mes fesses sont inconfortablement enfoncées dans le siège. Des pans entiers de mousse s’échappent des trous que le temps a creusés sur le cuir noir. Merde le temps peut faire un sacré carnage. Ça me tue. De penser au temps et tous ces trucs je veux dire. Sans blague ça me déprime. Bref.

Il me demande où je vais. Certaines lettres ont déjà commencé à crever dans sa bouche, plus de r, plus l. Je me dis à cet instant que je préfère mourir que vieillir.

Le début du trajet se déroule en silence.

Enfin en silence pas tout à fait. J’entends les borborygmes du moteur et les crissements des boulons desséchés résonner sous mon siège. Sans blague les vibrations passent à travers le siège et moi je me cramponne l’air de rien à ce foutu truc bancal. Toujours pour pas le vexer que son taxi aussi soit une carcasse.

J’aperçois des fils multicolores surgir d’un cratère noir. Je suppose que ci-gît feu le poste radio. D’autres fils, entassés à la hâte s’échappent d’un petit boitier noir sous le volant . De temps en temps le chauffeur laisse le volant se débrouiller tout seul, pour marier deux fils dans une étincelle. Et la voiture de repartir dans un bond en avant.

Avec ça figurez-vous la carcasse se permet des folies: entre deux klaxons et queues de poisson, elle se faufile bondit braque recule double saute franchit crache vocifère vitupère. Un vrai bout-en-train. Ma parole, chaque fois qu’une vitesse passe c’est tout le bazar qui se soulève dans un hoquet avant de se rabattre.

Et puis n’allez pas croire. C’est moche de parler comme ça, de parler de carcasse et tout, je le sais. Même que ça a l’air d’être un sacré bon bonhomme.C’est pas sa faute tout ça  et je suis même sûre qu’il aurait bien évité s’il avait pu. De vieillir je veux dire. Que voulez-vous j’y peux rien si c’est moche à voir. Ça me déprime ce truc. Sans blague.

Bref. Je décide d’oublier ces histoires de temps et tous ces trucs qui me fichent le cafard pour m’intéresser au moment.

Je lui demande:
– Vous êtes taxi depuis longtemps?

” Jeune fille j’ai g’andi à Casa et j’y ai passé toute ma vie.  Tu sais j’ai que’ âge? Tu sais? Figu’e toi que j’ai p’us de 70 ans, et chuis taxi depuis 50 ans. “

Il me dit ça d’un air fier et moi je l’écoute tout sourire.

Il poursuit: ” J’ai eu ‘e tout p’emier taxi avec la 4 CV, une Renaut. Puis la Peugeot 203.  La Bigeot 203 qu’on ‘ui disait. Je stationnais à ”époque p’ace de F’ance. Pas besoin de pe’mis et ces conne’ies. D’ailleurs tu sais que j’en ai jamais eu?”

Sans blague.

Chaque fois qu’il change de vitesse je me maudis d’être aussi polie, aussi hypocritement emphatique, aussi con et  tout ce que vous pouvez imaginer d’autoflagellation pour être montée dans cette ruine. Et en même temps je veux aller au bout de l’histoire. Et en même temps je le trouve vraiment sympathique. On est sacrément compliqué je vous jure.

Nous sommes soudain distraits par un camion et un bus bondés de jeunes, certains essaient de s’agripper à l’arrière, courant, criant, hurlant. Pendant quelques minutes règne la confusion la plus totale, le camion manque de renverser une passante le bus une moto tandis que les voitures zigzaguent pour éviter que les gamins ne s’accrochent à l’arrière.

Au fait j’ai ressuscité les l et les r, histoire de pas vous agripper comme moi à son fichu texte à trous.

” Regarde moi ces jeunes. Yzy connaissent que dalle. A la vie je veux dire. Regarde celui-ci se cramponne à l’arrière du bus comme un singe, sans dignité, et celui-la qui mendie, pour un match de foot. Mendier pour un billet de foot merde. Dans quelle époque on vit dis moi. On mendie pour manger. Pas pour se divertir. Où est la dignité dans tout ça? Non ces jeunes ont rien connu ces jeunes z’ont plus de fierté, la fierté de suer, de galérer de se battre pour avoir c’qu’on veut. Sont même pas foutus de se bouger le cul pour se payer leur billet. Ah nous nous on a connu vie la vraie!
– 50 ans à se réveiller, travailler de jour, de nuit.” il dit ça en pointant l’index, le menton relevé.

Ça se gâte. Je sens qu’il va me servir la soupe du vieux sage. Pas que j’aime pas les vieux sages mais même si je le trouve très sympathique j’ai pas envie d’entendre ce qu’était la vie la vraie.

Soudain son visage s’illumine.

” Tu sais jeune fille on était venu nous chercher avec des camions comme ça pour l’Massira. Inoubliable.” Il désigne le camion qui roule comme si la route lui appartenait.

– Et chuis assez vieux maintenant pour te dire que j’étais mort de trouille. Tiens, je vais te raconter un truc qui nous est arrivé: Avec mes camarades, on avait emmené d’ici un peu de ma3joun fait maison. Eh quoi! On savait pas où on allait on était jamais sorti de Casa et on était des gamins encore! On s’évadait comme on pouvait.

Il est soudain interrompu par une quinte de toux qui secoue toute la mécanique. Il baisse la vitre et arrose la rue d’un crachat dégueulasse.

– Bref. On était 3 ou 4 on a filé en douce de notre camp un soir et nous avons marché longtemps dans la nuit. Tu imagines on était seuls au monde dans le désert et dans le froid. Soudain on a entendu des craquements. Puis trois militaires nous ont pointés leurs armes. Nous on se pissait dessus, on s’est mis à genoux en hurlant: on est marocains on est marocains! Ils ont hésité. Puis ils ont reconnu le ma3joun alors ils nous ont crus. On a fini par le manger ensemble. Ça a été la plus franche rigolade de not’ vie!
Merde. C’est qu’on l’avait échappé belle! “

Je le regarde d’autant plus fascinée que j’essaie de l’imaginer jeune, canaille.

Subitement je décide de pas aller à l’école et je lui demande:
” Faîtes-moi visiter Casa. Je veux la voir avec vos yeux, l’écouter avec vos histoires.”

Il me regarde avec un sourire heureux, plein de gencives que je peux pas décrire mais que je vous laisse imaginer.

C’est parti. On visite les quartiers un à un, et lui me raconte l’Histoire et les histoires de chaque rue, chaque place, il me raconte les marchands, les gens, les évènements. Il me raconte les rumeurs des cafés et les légendes urbaines.
Je bois ses paroles et soudain je me rappelle comme je suis dingue de ma ville même un peu crade même un peu cinglée même un peu bordélique.

Bref. Je suis en train de vivre un grand moment d’Histoire.
Puis subitement l’Histoire s’arrête net. Elle me regarde la mine déconfite.

– Plus d’essence.

Ma parole. Un comble. Sans blague je suis pliée.

On est donc arrêté au milieu du boulevard et lui s’en est allé à la recherche d’une station récupérer un bidon d’essence. Il disparaît une dizaine de minutes, me laissant à la merci d’automobilistes furieux. Il est de retour enfin, arrose son squelette de fuel et redémarre le tas. Le squelette sursaute, je sens quelques os se disloquer. Regard penaud. Seconde tentative. Les os décharnés font crisser leur douleur. Regard dépité. Soudain il fourre sa tête sous le volant et bidouille les fils entremêlés. Quelques craquements, à nouveau un sursaut, et la carcasse bondit enfin.

Il finit par me déposer vers la corniche. J’ai envie de marcher. Sentir Casa sous mes pieds.
Je continue allègrement ma balade avec des phrases et des emphases qui rythment gaiement mes pensées. J’aspire l’air de ma ville, je m’imprègne de son odeur si particulière, et je reste comme ça, des heures à marcher, à errer, à me perdre, avec un sourire dont je n’arrive à me défaire, portée par l’élan d’aller à la redécouverte de ma ville.

*Massira: La Marche Verte
* Ma3joun : drogue locale aux effets hilarants


Chapitre 7: « La Civilisation, ma mère…! »* – Avoir – Les Folles Histoires de Sam Lgaouri

Je dois te dire, il se passe des trucs louches dans ma rue en ce moment. Ah la la, je sais pas bien comment elle va finir cette histoire et sans blague, je préfère pas savoir tout de suite.

Je te raconte. Un camion a déposé un paquet tout droit venu d’une association ou d’un fond ou je sais plus trop. Même que j’ai trouvé ça du tonnerre d’avoir des cadeaux de gars que tu connais pas dans la vie et qui s’intéressent à toi, alors pour m’intéresser moi aussi, je demande ils vivent au fond de quoi, et sur les fonds de qui. L’Oncle 9afez, qui sait toujours tout sur tout, il dit que c’est pour l’aide au développement. Je suis sur le cul: on va les aider à développer quoi?
Bref, j’oublie très vite cette histoire pour admirer le carton soigneusement enrobé de scotchs, et jubiler de voir jaillir sous le tranchant de l’Oncle Saïf une montagne d’objets flambants neufs.
Tu te figures comme on se tient, toute la tribu en troupe autour du magot, les yeux éblouis et le coeur plein de posséder des trucs tout neufs!
Il y a un téléphone, un ordinateur, une radio, un plateau de couscous blanc et des tas de bricoles que je sais pas vraiment ce que c’est mais c’est pas grave: comme on va pouvoir fanfaronner devant les autres rues! Tu réalises, d’habitude on a rien de rien et voilà que tout de suite, c’est l’ordinateur et tout et tout.
Je suis sûr que c’est sacrément indispensable d’avoir des trucs pareils, parce que j’ai lu à l’école, il faut satisfaire les besoins primaires si on veut être heureux dans la vie.
D’ailleurs, tu trouves pas ça terrible, que des gars qu’on connaît pas s’inquiètent qu’on soit heureux? Même toi tu le fais pas.

Bref.
Les premiers jours, c’était l’euphorie dans ma rue parce qu’enfin, on a pu faire des tas de choses qu’on pouvait pas et avoir des tas d’amis qu’on avait pas.
Maintenant, Tante Saïda Bent L3aouja, avec son téléphone, elle appelle des gens qu’elle connaît pas pour causer avec eux, comme si; l’Oncle L7aj suit des match de foot à la radio avec des gars qu’il a jamais vus et qui lui racontent, comme si;  L’Oncle Barbe Rouge recrute des amis disciplinés sur l’ordinateur et se promettent de tous nous rôtir en enfer, comme si.

Quant aux Oncles 9afez et Saïf, ah ça! Ils sont scotchés toute la journée devant la télé de l’Oncle Aziz l’Épicier, qu’ils ont affublée du grand plat de couscous blanc, mais figure-toi que maintenant grâce au couscous, sa télé, elle arrive aussi à regarder des chaînes interdites aux mineurs.
Je dois te dire, avant, personne s’intéressait à la télé de l’Oncle Aziz l’Épicier, alors moi pour lui faire plaisir, parfois je restais voir les images défiler avec lui, mais il faut avouer que c’était pas la joie, et je regrettais aussitôt d’avoir voulu faire plaisir. Seulement je sais bien que c’est pas sa faute à l’Oncle Aziz l’Épicier, je lui en veux pas de sa télé, et malgré tout, tu peux y apprendre des trucs surprenants : tiens, par exemple l’autre jour, il a invité des gars de l’économie et moi j’ai appris que le dirham va encore augmenter ses prix parce que.
Bref c’est pas ça que je veux te raconter.
Tu vas peut-être croire que je suis dingo et ça je préfère pas, seulement voilà, aujourd’hui, je sens que quelque chose tourne pas rond dans ma rue. Un courant invisible éléctrise l’air, je saurais pas expliquer.
Pour me rassurer, je remonte ma rue pour vérifier que tout le monde va bien, et en effet, tout le monde semble très occupé: Oueld L3aouja se défend jusqu’à la mort contre Rbiaa et Chen9our pour garder son walkman, l’Oncle 9afez et Saïf se chamaillent pour pour une histoire de commandes et Tante Saïda Bent L3aouja insulte un opérateur que moi je me demande qui ça peut être comme personne pour mettre ma Tante dans une telle fureur.
Au fait, je t’ai pas dit: moi aussi j’ai eu un walkman! oui, un walkman tout neuf et tout vert, et je te jure, juste avec le nom, walkman, moi j’ai failli crever. Figure-toi depuis ce matin, je déambule en long en large en travers de ma rue en écoutant des tas de chansons, et parfois j’écoute dix fois la même et à la suite, parce qu’avec ça tu peux!  Les écouteurs fourrés dans les tympans, je me prends pour des stars et je sais-pas qui encore, des beaux gars à la voix tonitruante et à la barbe piquante: moi j’en peux plus tellement je frime avec mon walkman parce que là quand même, il y a de quoi.
Quand je vois arriver la fille au couscous de loin, je vais vers elle et alors moi j’en mets des tonnes dans ma démarche, pour qu’elle remarque mes trucs flamboyant neufs, puis je m’arrête pile devant elle, sur une pirouette de danse comme j’ai vu faire un gars très cool à la télé.
Elle s’est sacrément marrée et moi, sur le coup ça m’a mortifié. Je lui ai lancé un regard de travers pour me venger, alors elle m’a donné un bonbon. Là j’ai fait la paix.
À part ça, elle est bien gentille, la fille au couscous. Aujourd’hui elle m’a lu en entier « La civilisation, ma mère…! » Par moments j’ai hurlé de rire, par moments j’ai chialé aussi, j’avoue. Mais tout de même cette histoire, elle m’a donné un sacré coup d’espoir.
Tu sais, j’ai plein de livres et d’histoires dans ma tête à cause que cette fille au couscous, elle vient presque tous les jours maintenant, tant elle est contente que quelqu’un s’intéresse à ses livres. Au début je dois te dire et j’ai un peu honte, je préférais son couscous. Et de loin, parce la vache, son couscous c’est du tonnerre.
Pendant qu’elle parle d’un tas de trucs que j’écoute plus, je pense amusé à l’histoire qu’elle m’a lue. Figure-toi, c’est une ancienne femme qui a appris à lire et à écrire et à comprendre et des tas et des tas, alors qu’elle savait rien, même que dans l’histoire, c’est à mourir de rire tellement elle savait rien. Tu réalises, avant de comprendre le monde, elle croyait que c’était un génie qui allumait la lumière! Puis voilà, ses gamins, ils l’ont sortie de sa rue à elle, ils lui ont appris la vie, et là, elle en a compris des tonnes. Sans blague c’est devenu une sacrée nana après ça, qui a fait des trucs dingues pour toi!
La fille au couscous est partie et je songe de nouveau à ma rue.
Je l’observe de plus près: des clans se sont formés, et chacun s’épie, se jauge, se défie.
Je saurai pas l’expliquer, mais c’est là et moi j’ai peur que tout fout en l’air. Crois-moi, il se passe des trucs pas ronds par ici.
Ce qui a déclenché tout ça, je sais pas trop, et crois-moi ça vaut pas la peine de chercher pourquoi, parce que je suis sûr qu’on finira bien par trouver des tas de raisons au pourquoi.
Et je vois pas comment ça va s’arranger tout ça, parce que le hic, c’est que les adultes,

c’est très vite susceptible et têtu pour un rien. Sans blague, avec eux, impossible de discuter. L’Oncle 9afez sait toujours tout sur tout, même quand il dit des conneries, l’Oncle Saïf, t’as pas le choix de l’écouter parce que si tu le contraries, ah la la je veux pas être toi, ni son sabre, l’Oncle 3alem, je suis désolé mais personne comprend jamais ce qu’il dit dans ses langues compliquées, même si je suis sûr que c’est des trucs très bien, simplement moi je me dis que ça sert à rien d’être un penseur si personne comprend ce que tu penses. L’Oncle Barbe Rouge non plus on peut rien lui dire, il nous promet à chaque instant, selon ses goûts et dégoûts, un rotissage en enfer ou des fontaines de chocolat, c’est au choix. L’oncle l7aj, ça compte pas, parce que lui,depuis qu’il entend rien, nous on l’écoute plus.

Ah la la c’est mal barré.
Je continue de les observer depuis mon coin, et de les voir comme ça, mon coeur se serre de nouveau. Soudain, j’ai le curieux sentiment que mes Oncles et Tantes peuvent plus se blairer. Oui, je crois que c’est ça!
Je crains le pire à présent et je me sens subitement malheureux de pas pouvoir arrêter tout ça qui est en train de se passer dans ma rue.
Je songe encore une fois à ce petit livre, cette histoire de mère et de civilisation, elle me bouleverse de plus en plus que j’y pense. Mais alors je suis carrément au désespoir quand tout à coup je réalise que je suis un enfant de pute, que j’ai pas de papiers ni de nom ni de mère ni rien. J’aurais même pas su qu’il y en avait besoin si on me l’avait pas réclamée à l’administration, et voilà qu’à présent c’est toute une civilisation qui te l’exige, ta mère.
Là ç’en est trop pour moi alors je chiale, je chiale comme je peux, en pensant que je suis un enfant qui peut même pas être dans la civilisation à cause de la mère, des papiers, du nom, etc etc, alors comment je peux bien la comprendre moi. Je me sens tout petit, et je laisse retomber mes épaules courbées à l’idée de cette montagne de trucs à faire encore pour être libre et heureux dans la vie. Finalement, c’est un peu vrai, dès que tu commences à grandir et comprendre un peu, c’est foutu.
Je sais pas comment elle va finir cette histoire dans ma rue, et désolé si j’y peux rien de pas savoir, et que j’ai pas de pouvoirs comme j’aurais voulu.
Bon. Je dois filer parce que je réalise aussi que j’ai encore des tas à faire à cause de cette histoire et je t’assure, c’est pas pour faire genre ou quoi, mais figure-toi, maintenant, j’ai une civilisation sur les bras. Et ça, c’est pas rien.
* « La Civilisation, ma mère…! » Driss Chraïbi

Traductions
Sam Lgaouri: Sam l’étranger
Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue
L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre
L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout
Oueld L3aouja: Fils de la Tordue
Chen9our: Hâche

L’Oncle 3alem: L’Oncle Savant

 


Chapitre 6 : Suspension passagère – Les folles histoires de Sam Lgaouri

Je suis adossé contre le mur et je rêvasse depuis un moment déjà: ah la la comme j’aurai aimé avoir des pouvoirs extraordinaires! Le truc, depuis que j’ai appris à lire, j’ai fait la connaissance d’un tas de types hors du commun, qui a réalisé des trucs dingues juste avec des additions, des mots, des armures et même des recettes: tu imagines un peu, des types comme Galilée, Andersen, Marie Curie, Batman…! Je veux dire, même crevés depuis des siècles, ils peuvent encore te soigner, te faire rire, rêver ou chialer. Des types comme ça, c’est la gloire universelle!Ça m’a tué. Alors tu comprends, j’ai décidé qu’il fallait absolument que je trouve c’est quoi les miens, de pouvoirs extraordinaires. Et va pas croire que je suis un dingo hein, simplement je crèverais pour être un héros moi aussi.C’est là que je me suis mis en tête de faire des tas d’expériences, comme ça, pour voir: j’ai d’abord inventé des recettes pas possibles pour faire des vaccins, ensuite j’ai essayé de prouver que la terre était pas ronde, puis j’ai sauté un étage pour voler comme un super-héros… Bon, c’était pas glorieux. Je vais pas te raconter mes déboires parce que la vérité, c’était moche. Et pas simplement parce que Oueld L3aouja a vomi ses tripes pendant trois jours ou que mes blessures me font souffrir un tas, c’est surtout que je me suis soudain senti misérable, une poussière, un grain de poussière dans l’univers. Je veux dire, c’est terrible, terrible, et d’y penser je te jure, ça me file aussitôt le cafard, l’angoisse m’étreint la gorge et je suffoque malgré moi à l’idée d’être un petit rien insignifiant.
Si encore j’avais été élevé par des chiens ou des loups. Tu parles.Me voilà donc au désespoir ce matin quand arrive la fille au couscous. Je me précipite vers elle et lui demande comment je peux devenir un héros comme les autres types qu’elle m’a racontés. Elle me dit qu’avant de répondre, elle veut savoir pourquoi. Le contexte, c’est important qu’elle souligne. Cette nana, je te jure.
Figure toi, pendant que je lui raconte mes histoires, elle rit, elle rit…! Alors à cet instant, moi, je la regarde comme si elle m’avait mortellement blessé.

Enfin, elle lâche dans un souffle mystérieux:
– L’Amour… Et elle se marre de nouveau.

La vache. Comment je vais bien pouvoir m’en procurer, moi.

Subitement, un cri aigü me tire de mes rêveries; c’est encore Oueld L3aouja qui se fait tabasser par Rbiaa et Chen9our. Ça aussi c’est moche et je sais pas pourquoi, de les voir comme ça me fiche maintenant la nausée .

Bref. Je me lève décidé: aujourd’hui, je vais en découdre avec ces histoires d’amour.Je commence par la tribu, les Oncles et les Tantes.Ils sont accroupis autour d’une petite table en plastique, tout près de la bicoque de l’Oncle Aziz l’épicier: je les surprends au milieu d’une partie de dames qu’ils jouent aujourd’hui avec des capsules de coca. Au milieu de la table trône une marmite fumante d’escargots tout chauds.- Dîtes les Oncles, c’est quoi l’amour?

Ils sont tellement surpris par la question qu’ils s’arrêtent net de jouer, puis d’un coup, tout le monde se marre. Alors moi aussi je me marre parce que je crois que c’est ce qu’on fait quand on parle d »amour.

L’oncle l’Haj chantonne, l’oeil brillant:

 

– l’Amour…
Et Tante Saïda Bent L3aouja d’entonner dans le rythme, en tapotant des doigts sur le bord de la table.
– Daba yji alkbida odaba yji…*
Puis elle se lève, en tournoyant les bras en l’air, et continue:
– Daba yji alkbida odaba yji…

Je suis franchement pas d’humeur, alors je me retourne vers l’Oncle 9afez, cette fois:
– L’amour, c’est beau.
– Oui, mais c’est quoi?
– L’amour, c’est la liberté.
– Alors c’est quoi la liberté?
– La liberté, c’est…
Il lève les bras au ciel dans une hésitation, puis les laisse retomber bruyamment:
– C’est l’Amour!

– Mais c’est quoi, on fait comment?

De nouveau, ils sont pliés et alors moi cette fois, ça me fiche carrément hors de moi.

– « LA GUERRE C’EST LA PAIX ; LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE ; L’IGNORANCE C’EST LA FORCE »*

Ça, c’est l’Oncle 3alem, tu le connais pas encore. L’Oncle 3alem, il a disparu après une descente dans ma rue, et il n’est revenu qu’après de longues années: c’est qu’on l’avait oublié là-bas. Heureusement, un soir qu’on a voulu en oublier un autre, on s’est souvenu de celui-là, alors il a été relâché voilà quelques mois. Depuis, il ne sort que rarement de son mutisme songeur.

Bref.

– Qu’est-ce que ça veut dire?

Il se recroqueville et se fond de nouveau dans le silence. Moi je suis au bout du rouleau et je te jure, j’ai presque envie de chialer.

Quand ils comprennent enfin que mon affaire c’est du sérieux, il se regardent perplexes, comme pris au dépourvu, puis dans un haussement d’épaules, ils finissent par lâcher, les uns après les autres:
 » Chais pas. »

Ça m’a fichu un coup, je te jure.

– Une abomination! Une abomination!
L’Oncle Barbe Rouge déboule, furieux, puis soulève sa canne pour me rouer de coups, tout en poursuivant avec hargne:

 

– Une abomination! Maudit! À ton âge, parler d’amour! en voilà de l’amour!
Et vlan! Il ponctue chaque mot d’amour par un coup de canne enragé sur ma tête, mes épaules, mes jambes, partout où il peut me bastonner.

– Eh dis-donc toi! Tu crois que tu es né dans un chou? Ah la la c’est Tante Saïda Bent L3aouja qui s’énerve, ça va barder je crois. Tu es né d’amour! Oui, sidi, oui sidi, d’amour! d’amour! d’amour!

Elle plante son doigt sec et crochu sous son nez, ce qui finit de mettre l’Oncle mi-épouvanté, mi-furieux, dans une rage folle. Elle répète Amour une bonne dizaine de fois, pour enrager davantage L’Oncle Barbe Rouge qui est maintenant complètement hystérique.

Il arrache brusquement mon petit livre des mains et le déchire en mille millions de morceaux, avant de le brûler puis le piétiner avec ses babouches, comme un possédé.

Figure-toi que là, ça a commencé à chauffer sec dans ma rue: pour prouver qu’ils ont raison, les uns brandissent des sabres, les autres crachent des imprécations, les uns déterrent des hâches et les autres sortent des griffes.

Y a que l’Oncle Aziz l’Épicier qui se marre en observant les fous-furieux depuis son petit comptoir.

Moi, je me tiens debout, prostré, indigné; j’ai regardé longtemps les milliers de petits mots et de petits rêves déchiquetés partir en fumée.

Je me dis pour me consoler, presque solennel, qu’il suffit pas de brûler des mots, pour briser des rêves.
J’en ai vraiment ma claque. Je me casse d’ici.
Je les laisse donc là à débattre d’amour et je file en douce. Je erre un long moment dans les rues, sans vraiment savoir où je vais, et je chipe des trucs, juste comme ça, pour aller à des endroits que j’ai pas envie ou avoir des trucs dont j’ai pas besoin. Je me sens encore plus misérable après ça. Sans blague, je suis au fond du trou.Puis un moment, j’en ai carrément marre je te jure, alors je m’assois au pied d’un immeuble, dans le coin le plus sombre, et je chiale, je chiale tout mon soûl, pour des tas de raisons. Je les connais pas toutes, mais à commencer par que je serai jamais fichu d’être un héros.

Entre deux sanglots, parce que c’est épuisant de pleurer longtemps à la suite, je ferme les yeux et je souhaite très fort qu’un gars sorte du café, pile quand je vais les ouvrir. Au bout du dizième essai, mon coeur a bondi en voyant un type franchir la porte à l’instant même où j’ouvre les yeux. Je crois que c’est juste un coup de pot mais ça me fait sentir mieux. Parfois on se sent mieux même si c’est pas terrible. Je saurais pas te dire, mais ça m’a donné un peu d’espoir tout de suite.

C’est là qu’une très très vielle dame sort de l’immeuble et m’observe un instant, surprise.
– Pourquoi tu pleures?

Je sais pas pourquoi c’est toujours plus facile de raconter son bazar intime à des inconnus, du coup, j’en ai profité pour vider mon sac, et je lui ai déballé mes histoires de héros, de choux et d’amour, les phrases entrecoupées de hoquets et de reniflements.
Seulement voilà, au lieu de me regarder apitoyée ou attendrie, elle aussi part dans un bruyant fou-rire. Sans blague, j’en reviens pas. Alors là, moi je redouble de pleurs, et elle, de rire!- Viens, suis-moi.Je sais pas pourquoi, je la suis. Je trotte derrière elle tout en pensant à  des tas de trucs dégueulasses, pour me venger qu’elle s’est marrée de mes chagrins. Je siffle tout bas que c’est une vielle peau et que ses pieds, ils puent. Je sais c’est pas fameux, mais que veux-tu, moi, ça me fait rudement du bien sur le moment.On entre dans une bâtisse sombre, puis on traverse des portes et des tentures. Subitement, je réalise que je ne sais pas où je suis ni même qui est cette vieille finalement, qui doit sûrement être un peu dingo dans sa tête. J’imagine avec stupeur que mon truc à moi, c’est peut-être de finir dans un four, dévoré par une vieille sorcière. Soudain, je suis glacé.

– On est où?
– Chut! Ils répètent.

Un rideau épais se lève.

Un silence, puis une harmonie légère, presque insaisissable envahit la salle.

Je dois te dire, je n’ai jamais rien entendu de si beau.

Le piano d’abord, murmure ses notes aux violons qui tantôt s’alanguissent, tantôt sanglotent, puis aux orgues qui tantôt s’attristent, tantôt rugissent. La musique a monté doucement dans mon corps, et maintenant je me sens fluide, porté par une légèreté aérienne. L’univers se contracte, se dilate à chaque mesure; mon coeur s’ourle, se renfle à chaque battement; je m’abandonne entier aux cordes, suspendu aux notes d’un instant absolu de sens.

La musique s’est arrêtée depuis un moment déjà mais elle continue de se jouer dans ma tête. Le rideau se hisse, tandis que les musiciens se tiennent encore avec grâce dans le clair-obscur de la scène. Moi je les regarde ébahi, émerveillé, comme si j’avais devant moi une troupe de magiciens.

Une mélodie silencieuse frémit encore dans mon corps, et c’est après un long moment que je me lève doucement, dans un murmure, de peur de briser cette harmonie enchantée qui enveloppe l’air.

La vieille s’en va, un sourire mystérieux au coin des lèvres, et moi je m’en retourne à ma rue.

Je dois te dire, c’est un sacré bordel encore. Il y a déjà trois blessés j’ai entendu. Aussitôt qu’ils m’aperçoivent, tous me tombent dessus:

– Tu vois où ça mène l’amour??Je les regarde. Je réponds pas. Je me dis qu’ils ont encore un tas de trucs à apprendre. Tu sais, j’ai reçu une sacrée rouste ce soir-là et jamais j’aurais cru que l’amour, ça pouvait te causer tant de dégâts.
Les coups pleuvent pendant que je repense à cette journée. Je dois t’avouer, y a pas un adulte foutu de répondre à mes questions, et j’ai toujours rien d’un superhéros, mais curieusement je me sens serein comme je saurais pas l’expliquer.Tout à coup, j’ai une peine terrible pour eux. Je me dis que peut-être, ils ont jamais posé de questions à personne. Peut-être qu’ils n’ont jamais rêvé de héros.  Peut-être qu’ils n’ont jamais su qu’il en existait. Peut-être même qu’ils ne rêvent jamais.Bon moi je file, je dois retourner à mes expériences.

Au fait, j’ai chipé un livre que j’ai planqué sous le matelas de jute de l’Oncle Barbe Rouge, comme ça, pour me venger. Ça m’a fait un bien fou.

* Haja Hamdaouia * 1984, G. Orwell

Traductions
Sam Lgaouri: Sam l’étranger
Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue
L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre
L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout
Oueld L3aouja: Fils de la Tordue
Chen9our: Hâche

L’Oncle 3alem: L’Oncle Savant


Chapitre 5 : la cour des miracles ou les folles histoires de Sam Lgaouri

Ah là là j’ai fait une découverte terrible aujourd’hui. Terrible. Je peux pas te dire tout de suite, et va pas croire que c’est pour me donner un genre mais je t’assure, plutôt pour t’épargner. Sans blague, c’est un désastre et je suis encore moi-même secoué par cette histoire. Tu comprendras.
Voilà. Je suis très occupé à dénouer une ficelle bleue quand j’entends un long hurlement, puis le murmure de la foule s’élever et enfin des cris affolés: Au sang! Au sang! Alors je me précipite vite pour voir le sang moi aussi, et là, vision d’horreur! Tu sais, je peux pas rentrer dans le détail même si t’en crèves d’envie, mais tu réalises, c’est  Oueld L3aouja gisant par terre, en larmes et en sang, qui hurle « Mon doigt, mon doigt! ».

Ah la la ce spectacle! Je peux pas m’empêcher de fixer mi-curieux mi-dégoûté la phalange qui palpite entre Oueld L3aouja et l’attirail de pétards qu’on a chipé pour 3achoura*.

Ma rue s’empressemaintenant autour du malade, et chacun y va de sa médecine: l’Oncle lHaj enduit le doigt sanguinolant de  dentifrice, puis lui de se rappeler subitement, contrit, que c’est pour soigner les grands brûlés; l’Oncle 9afez lui fourre un verre de thé fumant sous le nez; L’Oncle Barbe rouge marmonne des prières et des imprécations, L’Oncle Saïf lui fait avaler une pillule du bonheur. Bref, on s’agglutine autour de Oueld L3aouja, on l’entoure, on le gronde, on le cajole, on le gifle, on le caresse et tout et tout et là, ç’en est trop pour moi.
Bon. C’est pas fameux, seulement moi quand je vois ça, lui entouré de tant de sollicitude, j’enrage un peu, parce que moi aussi j’en veux, de la sollicitude, et qu’on m’entoure, qu’on me gronde, qu’on me cajole, qu’on me gifle, qu’on me caresse et tout et tout. Je dis pas que je voudrais un doigt en moins, ah non quand même. Simplement, j’aime bien qu’on s’intéresse à moi, alors pour faire l’intéressant, je commence à me tortiller, me contorsionner, me rouler par terre, en geignant que j’ai mal au ventre, aux dents, à la tête, partout où je peux. La vérité tu t’en doutes, je fais ça pour faire de la peine, qu’on me regarde désolé et qu’on souffre juste pour moi en s’exclamant: Ôôôô Le pauvre!

Mon oeil. Les pauvres, il faut pisser le sang ou crever pour qu’on s’intéresse, sans blague.

J’en suis encore à brailler et gesticuler à côté de Oueld L3aouja, quand alors Tante Saïda Bent L3aouja prend les choses en main. Après tout c’était son métier à elle, de prendre soin des malades. Crois-moi, elle sait très bien ce qu’il faut faire: figure-toi, avant, elle faisait de la proxénétisation et même si je sais toujours pas ce que ça veut dire comme spécialité, entendu comme le mot est compliqué, ça doit être un truc très fort qu’elle faisait. Un mot pareil, on est au moins docteur de quelque chose!

Après examen, Tante Saïda Bent L3aouja traite mon cas d’une gifle bruyante, et annonce gravement à Oueld L3aouja qu’il est bon pour l’hôpital.

Au mot Hôpital, ma rue s’arrête net, l’air interdit. L’hôpital!

L’hôpital ici, tu comprends c’est la fin des fins des haricots, c’est quand il n’y a plus de solutions pour toi, rien, et même que j’ai déjà vu, quand tu en reviens, de là-bas, on t’accueille chez toi en héros, les gens viennent te visiter, parfois même depuis une autre ville à Casa, avec des cadeaux, des gâteaux, de la viande, etc.
Pendant que la famille s’agite et s’apitoie, moi je t’assure, je crois bien que je vais crever tellement je veux l’hôpital moi aussi.

Bref. Tante Saïda Bent L3aouja saisit Oueld L3aouja qui reprend connaissance et elle le traine le long de la route, pendant que lui jure qu’il a plus mal et la supplie à te déchirer le coeur de le laisser juste là ici. Mais les adultes, ils veulent tout décider pour toi et te laissent jamais le choix de rien alors.

Comme avec la famille on a rien à faire aujourd’hui en général, on a suivi en file indienne ma Tante qui conduit le cortège en tête et au pas jusqu’à l’hôpital. Comme on est aussi un peuple guilleret, on accompagne ça de rires, de souvenirs et d’anecdotes drôlissimes: l’Oncle Saïf, ses prouesses avec son sabre, L’Oncle LHaj, ses cicatrices pendant les batailles, L’Oncle 9afez, ses combines pour te rouler. Tout à coup, je les regarde heureux et je me dis que les drames ont quelque chose de joyeux: crois-moi, dans ces moments-là, on se sent comme une vraie famille, au moins l’instant du drame.

Bref. Nous voici à la porte de l’hôpital. Une dame revêche nous repousse d’un geste de la main vers un couloir bondé en attendant l’arrivée d’un docteur.

On entre.
Je sais pas trop comment t’annoncer ça, mais tiens toi bien.

On a chevauché le champs de bataille jusqu’au fond du couloir: des mutilés gisent à terre, des morts reposent en guerre, des vagabonds errent en lambeaux et en sang, des enfants éventrés réclament leur mères, des mères violées réclament leurs enfants.

Je me dis terrorisé que ça peut être que ça, je l’ai vu à la télé de l’Oncle Aziz l’Épicier, alors ça peut être que ça!

Tiens toi bien, à l’hôpital, il y a la guerre! Et personne le sait même pas. La guerre!

Tu l’aurais pas cru hein, ça te remue aussi et je comprends. Peut-être que même toi tu le savais pas encore. Et si tu me crois pas, t’as qu’à aller vérifier!

Sache que moi aussi, ça m’a fichu dans un sacré état d’abord, et la vérité je peux pas tout te raconter parce qu’il y a encore un tas de scènes interdites au mineurs.

Au début, j’ai pas bougé de parterre où on nous a parqués, et je suis resté comme ça des heures, comme un aliéné.

Seulement au bout d’un moment, à force d’un truc, tu t’y habitues, alors moi je retourne à mes activités habituelles, je joue avec des fourmis, je compte les cafards et je rattrape une petite souris que je fourre dans ma poche secrète, au cas où.

Comme j’ai jamais vu un champ de bataille, je laisse la famille somnoler sur une marche d’escalier, et moi je me perds, terrifié et excité, entre les couloirs sombres et ensanglantés de l’hôpital. Même si c’est terrible, la guerre, les morts, les blessés, je me dis quand même que je suis en train de vivre un moment extraordinaire.

Les couloirs noirs de crasse et de sang accueillent des infirmes, des pauvres, des mendiants, des vagabonds, et les figures hideuses, pâles se pressent les unes contre les autres, comme dans un tableau que j’ai vu dans un petit livre que je viens encore de dénicher sur mon île. Je dois te dire, le tableau m’a carrément bouleversé, et moi j’aurai jamais cru qu’on aurait pu pleurer juste comme ça, sans raisons, devant un truc dessiné. La fille au couscous, elle m’a expliqué que c’est un chef d’oeuvre du 17ème siècle. La fille au couscous, parfois elle me fatigue parce que je comprends pas toujours ce qu’elle raconte, mais quand même ce tableau, il m’a fichu un coup.

Je poursuis mon exploration, j’aperçois des vitres cassées et moi aussi j’en casse une, juste comme ça. Parfois, je fais des trucs juste comme ça, je sais pas pourquoi.

Tout à coup, une main rugueuse et puissante me saisit par le bras et me soulève très haut, me dévisage avec un curieux regard, puis me laisse retomber par terre. Il me demande d’une voix caverneuse:

– Je te connais pas. Tu es un autre?
– Pourquoi tu es ici?
Même les enfants de putes, ils répondent aux adultes par une question à côté. On a les mêmes droits quand même.

– Je suis fou.
– Qu’est-ce-que ça veut dire?
– Que j’ai cessé de rêver.
– Pourquoi?
– Les briseurs de rêves.
– C’est qui?
– Eux.
– Qui eux?
– Les autres.

Il se met soudain à parler comme s’il quelqu’un se tenait près de nous.

– À qui tu parles?
– Mon ami. Tu le vois toi? Les autres, ils le voient pas.

Je vois personne mais je fais semblant que si bien sûr, avec un grand sourire. Tu comprends, j’ai pas le coeur à le désillusionner là, j’ai envie de lui faire plaisir, le pauvre, personne doit jamais lui faire plaisir. Et aussi, ça me fait sacrément jubiler d’être le seul à voir un truc que les autres peuvent pas voir. Je me sens des pouvoirs secrets.

– Pourquoi tu as un ami?
– À deux, c’est mieux la vie.
– Vous parlez de quoi?
– Des choses que les autres peuvent pas comprendre de toi.
– Pourquoi?
– Parce que c’est toi.
– Qu’est-ce que tu fais avec ton ami?
– Tout ce qu’ils m’ont pas laissé faire.
– Quoi?
– Réaliser mes rêves.
– Qui?
– Les tueurs de liberté.

Soudain, des monsieurs en blanc déboulent furieux, le saisissent et le trainent pendant que lui se laisse entraîner, inerte, éteint. J’espère que son ami a pu le suivre à temps, parce que c’est vrai quand même, on est déjà assez seuls comme ça.

Les monsieurs en blanc me lorgnent soudain, le regard louche, puis me menacent de m’enfermer avec les jnouns si je file pas de suite. Alors moi, je file de suite!

Je retourne dans le couloir où on était étalé. Ils sont encore là, sur la marche. Un monsieur observe le doigt de Oueld L3aouja, la mine dégoûtée, et pose un tas de questions à la suite pour les soins d’urgence: ton nom? ton père? ta mère? ta carte? ta mutuelle?  Un homme très pressé, ce qui est normal, quand on a une bataille sur les bras. Je le vois se pécipiter d’un malade à un autre, et le pauvre je t’assure il me fait de la peine, il se perd entre les couloirs, court ici avec un coeur, là avec un foie, par là bas avec une jambe. Alors tu sais, Il faut pas lui en vouloir qu’il se mélange un peu. D’ailleurs il en a sur la conscience: il a récupèré le foie de celui-ci, il a rendu le coeur à celui-là, il a recousu à celle-ci des pieds à l’endroit ; il essaie, et ça sans blague, ça compte, l’intention, et de s’obliger à tous les moyens. Même que le malheureux, on voit bien que ça lui fait pas du tout plaisir d’être en guerre, et il fait des tas de soupirs désolés pendant qu’il va et vient.

Après avoir filé au moins quatre fois avec le doigt de Oueld L3aouja dans la poche, il a fini par lui annoncer que c’est trop tard, son doigt il est foutu mais que bienheureusement, lui, il est sauvé.

C’est fini, on lève le camp. Quand même ça fait deux jours qu’on dort ici, alors nous, tu imagines comme on est contents de revoir la lumière, enfin.

Oueld L3aouja a la main emmaillotée d’un  tissu tout blanc. Cette fois encore, je suis dingue de jalousie de ce truc et ça me fiche en rage qu’il va fanfaronner avec ses blessures de guerre dans la rue, le salaud.

Dehors c’est le calme de nouveau et tu sais, si je l’avais pas vu de mes yeux propres, je le croirais pas, sans blague. Parce ce que dehors on voit pas. On voit rien.
Va pas croire que je suis un philosophe tout à coup, ça va pas, simplement une guerre, on en revient plus pareil, tu sais, j’ai l’expérience maintenant. Alors crois moi sur parole quand je te dis qu’on voit rien.

Seulement, maintenant je les vois, moi, dans la rue, contre les murs, sur le trottoir, derrière les arbres, devant les feux, dans les poubelles, je la vois moi, cette cour qui se découvre soudain, je les vois, les gueux, les boiteux, les aveugles, les sourds, les estropiés, les mendiants, les borgnes, les orphelins, les éclopés, les infirmes…  Désolé j’arrête la liste ici, je dois filer. Je peux pas tout te raconter tu comprends. Ça me revient de plus en plus cher ces histoires, et j’ai déjà chipé deux fois plus cette semaine pour payer le gars qui écrit à ma place. Il a dit que je dois lui rajouter des dirhams parce ce que les dirhams sont plus chers maintenant. Moi je le soupçonne de vouloir me rouler. Non?

Traductions
Sam Lgaouri: Sam l’étranger
Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue
L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre
L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout
Oueld L3aouja: Fils de la Tordue
Chen9our: Hâche

 


Chapitre 3: Lalla Qarsana – Les Folles Histoires des Oudayas

 Épisode 3:



Nous sommes groupés autour du guide; nous nous pressons les uns contre les autres, impatients d’écouter ses récits.

Lui, prend son temps, oubliant jusque notre présence. Les sourcils froncés, il tient par l’anse une théière qu’il ébouillante au-dessus d’un tas de petits charbons ardents, puis ajoute des feuilles de menthe, et quelques cubes de sucres. Il verse ensuite la décoction de la théière au verre, puis du verre à la théière et ainsi de suite: une fois le mélange à son goût, il la soulève bien haut, et emplit son verre en faisant crépiter la mousse. Lentement, cérémonieusement, il porte le breuvage fumant au bout des lèvres et sirote une gorgée dans un bruit de succion. Aussitôt ses traits se détendent, et ses yeux recouvrent leur éclat vif et malicieux.

Enfin, il commence.

« Une histoire incroyable que je vais vous raconter, Mesdames et Messieurs! Incroyable! Par ici! Écoutez donc! L’histoire – ou la légende?- d’une intrépide pirate salétine! »
Il lance, dans un cri presque:
« L’histoire de Lalla Qarsana! »
Le guide marque un silence théâtral, et en profite pour siffler une gorgée de thé encore fumant.

 »Aujourd’hui encore, l’écumeuse demeure un mystère. Qui était-elle? Peu en savent. On raconte qu’elle mena une impitoyable guérilla navale, et ses razzias en haute-mer firent d’elle une des plus célèbres et des plus hardies contrebandières de l’Entre-Deux-Rives. »
Il poursuit sur le ton de la confidence cette fois:
« Elle avait neuf ans lorsqu’elle fut capturée par des corsaires salétins, puis vendue contre quelques pièces à un cruel capitaine maure: le capitaine du légendaire chebec  » Le Qarsana* »!
Élevée auprès de ce dernier, elle grandit dans un monde de pirates et de jurons, de beuveries et de bagarres, de pillages et de meurtres. Car le navire, à l’image de la cité pirate, était babel de quelque hornacheros, moriscos, renégats, brigands, scélérats, fuyards et autres exilés.
Ah que son enfance fut rude, dit-on! Mais très vite, elle se distingua par un talent certain pour la navigation, l’abordage et le pillage, jusqu’à se hisser au rang de second du capitaine, en dépit de son jeune âge et de son sexe. C’est que les pirates avaient fini par respecter la donzelle, qui faisait montre d’une force et d’une témérité qui lui valurent, dès sa quinzième année, le surnom de  « Lalla Qarsana ». »
Son regard parcourt la foule, se délectant des ondes de fascination et d’effroi qui courent dans ses yeux. Il prend de nouveau une gorgée de thé.
« Une nuit, alors qu’on ne distinguait plus l’océan des cieux qui grondaient en choeur leur colère, une frégate française s’avançait avec audace en direction du Qarsana. Était-ce une de ces expéditions punitives contre les barbaresques? Fort probable! »
« Ah quelle nuit! Les nuages épais étaient si bas qu’ils frôlaient la cime des flots, tandis que de plus en plus, vent et pluie se déchainaient et tourbillonnaient dans un effroyable spectacle de chaos.
On raconte qu’un marin français réussît à bondir sur la poupe du Qarsana, et abattit le capitaine d’un coup de mousquet, avant qu’une violente rafale ne le fît échouer dans l’embarcation. Ah le malheureux! Lalla Qarsana, enturbanée qu’on l’eût prise pour un homme, dégaina aussitôt son sabre, et d’un geste vif et assuré, lui trancha la gorge.
Mesdames et Messieurs! Quelle chaos s’ensuivit! L’entendez-vous? L’imaginez-vous? Car maintenant grondent les canons, gicle le sang, roulent les têtes,  rugit la mer, hurlent les noyés, tombent les corps, vrombit le tonnerre, éblouit l’éclair! Quel vertige! »
« Le Qarsana ne dut son salut qu’à une déferlante qui éloigna le navire de guerre, empêchant ainsi l’abordage imminent. Puis tout à coup, une scélérate surgit brusquement, prit l’ennemi dans son tourbillon, et le fit disparaître dans sa gueule houleuse et écumeuse. L’entendez-vous Mesdames et Messieurs? Tendez donc l’oreille! Oui! L’écho des craquements d’un navire qui se brise! l’écho des cris d’agonie et de terreur!
Silence à présent! Silence, écoutez le silence de la mer. Écoutez cette seconde sentencieuse et morbide qui fige, l’espace d’un instant, une éternité, l’océan agité: car le revoilà, l’ennemi, la vague recrache le navire fendu et le porte à la cime, avant de l’engloutir définitivement dans ses abîmes. C’est fini, La frégate a disparu. »
 » Mais pour le Qarsana, ce n’était pas fini. Les éclairs fendaient le ciel toujours, et les vagues continuaient de se briser contre le navire, et aussitôt ravalées, elles rejaillissaient, plus rageuses encore, plus véhémentes encore.  Habituée depuis son enfance à lutter avec le danger, Lalla Qarsana saisît l’aviron et ordonna aux quelques survivants de ramer: Le Qarsana retrouva enfin son équilibre et se laissa flotter sur la mer qui recouvrait peu à peu son calme.
Enfin! Ils étaient sauvés! Le capitaine mort, elle prit le commandement du Qarsana et sortit ses hommes du coupe-jarret. Elle décida de faire cap vers la Kasbah des Oudayas »
Le guide s’arrête quelques secondes, essoufflé, le front en sueur.
« Le Qarsana mouilla aux Oudayas quelques jours, car il fallait maintenant le reconstruire, racheter poudres et canons, recoudre les voiles et reconstituer l’équipage.
Elle recruta une quarantaine d’hommes, brigands, fugitifs, ivrognes, difformes et autres marginaux, ceux-là mêmes dont personne ne voulait sur terre, une bande de rustres solide et dévouée. Ensemble et pendant un demi-siècle, ils semèrent la terreur en haute-mer,  pillant les cargos anglais, hollandais, espagnols et français, amassant ainsi des trésors inestimables.
« Ah tous ces trésors! Et dire que certains ne furent jamais découverts… » Soupire-il d’un air pensif.
Le guide se tait un moment, rêveur, puis son regard croise le mien, et soudain, l’air de s’éveiller brusquement, il s’exclame:
 » Mourad! Ah oui, Mourad! »
La foule. L’excitation est à son faîte.
Moi. Je le regarde, suppliant.

 »On raconte qu’un jour, une bataille sanglante éclata en mer Méditerranée,  oui, et ce jour-là, Lalla Qarsana croisa le chemin du Capitaine John! »

 Pourquoi parle-t-il du Capitaine John, qui est le Capitaine John?

 » Mesdames et messieurs, chers amis, nous allons maintenant faire une pause et vous avez quartier libre pour une heure. Je vous retrouverai donc ici pour continuer notre récit. »

La foule se disperse, et quitte la place, par grappes, en commentant le récit que l’homme venait de nous conter.

Moi je reste là, dévoré d’impatience et d’excitation. Je suis des yeux le guide qui termine son verre de thé en prenant une allée étroite. Où va-t-il?
Tout à coup, des pas précipités… des cris étouffés… un bruit de verre brisé… Je lève les yeux: j’aperçois deux hommes tirer brutalement le guide par la chemise et le bousculer devant une petite maison. Une porte claque, je tressaillis.

Je suis pétrifié. Un main m’agrippe l’épaule… je bondis! C’est la jeune fille que j’ai croisée plus tôt, elle me demande terrifiée:
« Tu crois qu’ils l’ont enlevé? dis, tu crois? »

 

À suivre.


* Qarsana = piraterie


Chapitre 4: Le Petit Marchand de Sourires – Les Folles Histoires de Sam Lgaouri

Je me suis réveillé heureux ce matin, un sourire au coeur et des étoiles plein les yeux. Je tiens encore dans la main la feuille de Hafsa Ssamka, qui est toute froissée maintenant. Je la repasse du plat de ma main, vigoureusement, et petit à petit je déride les visages dessinés, puis je découvre les mots qu’on a tracés ensemble. Mes yeux brillent en formant ces lettres qui, pour le premier matin de ma vie, ont un sens: S, A, M.

Va pas croire que c’est déjà la gloire hein, simplement moi cette histoire, je la prends très au sérieux, tu comprends.
Je cours m’isoler dans mon coin de paradis avant que les autres se réveillent, alors je galope jusqu’à la décharge, pour être seul, pour serrer mes petits bonheurs,  pour écrire des S des A des M des H, sur le sol, sur les arbres, sur les tuiles, partout. Et  la vérité, surtout pour chasser des trésors. C’est la fille au couscous du vendredi qui m’a raconté cette histoire et je te jure, ça m’a carrément tué. Enfin non mais bon tu comprends.
Figure-toi, j’ai inventé des milliards de dizaines d’histoires et de trésors planqués dans ma rue, des trésors sous toutes les formes, en danones, en bonbons, en cocas, en pièces d’or et de diamants, en viande, en capes magiques, en vélos, en jouets etc.; et moi j’ai cherché sous les ordures, j’ai fouiné dans les sacs, comme un explorateur, ou un truc très fort qui mérite qu’on en fasse des films et des émissions sur la télé de l’Oncle Aziz l’épicier! Tu sais que c’est tellement fort, que ça passe que en français sur sa télé, c’est dire hein. C’est pas pour tout le monde!
Des jours entiers, j’ai exploré mon île à moi, et parfois la nuit aussi, pour que personne soupçonne mon secret et trouve le trésor avant moi. Ah la la oui, c’est rudement fort, ce que je fais, dis donc!
J’imagine que depuis des siècles se cache un trésor dans ma rue, et que le héros qui va enfin enfin le retrouver c’est moi, et ouf heureusement que j’existe parce sinon, tu comprends alors, le monde serait bien embêté.
La vérité, mon île à moi, elle pue, et c’est même pas une île pour de vrai, mais bon, tu sais.
Pendant que je te parle je viens de faire des découvertes extraordinaires: je sors de plastiques gluants des lunettes noires qui leur manquent des verres, des billes de toutes les couleurs, une savonette à la rose, des chaussettes trouées, un t-shirt tout noir d’avoir été tout blanc, etc. J’ai même déniché mon repas, que je vais vite planquer dans une cachette, que même à toi je vais pas dire!
J’extirpe aussi des cartons de lait, des conserves, des feuilles, et tout ce qui contient des chiffres, des lettres, des trucs à lire, maintenant que je sais lire. Je les aligne sous mes yeux et alors, moi je reconnais les S, les A, les M, les H, les F et je t’assure que j’en peux plus tellement c’est dingue.
Tiens! Encore un trésor! Je sors un petit livre dévoré par les chèvres et les escargots, et même si c’est très idiot de leur part, je leur en veux pas trop, qu’elles sont jamais allées à l’école pour savoir que c’est pas vraiment leur besoin primaire, tu sais.
C’est là que j’ai une idée fantastique. Je chausse les lunettes, je mets en rang les vaches, les moutons, les poules, les chèvres, les escargots etc.,  je me déguise en professeur miteux et je leur fais la lecture du petit livre, juste en regardant les images. Figure toi, c’est l’histoire d’une petite fille toute seule dehors, entourée d’un truc blanc qui couvre toute sa rue à elle, que je sais pas ce que c’est mais ça a l’air de lui faire bigrement froid. Elle a aussi l’air très très malheureuse. Il y a des tas de lumières et de boules sur les arbres, des gens qui vont et viennent, l’air heureux, qu’on pourrait pas croire qu’il existe un être aussi malheureux dans un si bel endroit.
La fillette regarde les familles se promener, manger, rire, acheter, et elle la pauvre, personne la regarde, et personne veut lui acheter ses allumettes. Personne. Alors elle en gratte une, et là comme par magie, elle voit dans la flamme une dame qui a l’air merveilleuse, et une table avec des tas de mets multicolores; et à chaque allumette qu’elle gratte, la magie opère, et c’est le bonheur de nouveau.
J’ai pas pu finir l’histoire  parce que ces chiens d’escargots, ils ont dévoré la fin, alors je saurai peut-être jamais ce qui va lui arriver, à cette petite fille. Je me demande bien ce qui lui arrive, quand il ne lui reste plus d’allumettes dans la boîte?

Je relève la tête, pour jauger ce que ça leur fait, à mes élèves, une telle histoire. Tu parles, l’école, les histoires des autres, les autres et toutes ces conneries, la vérité, ils en ont rien à foutre.
Je suis pas resté en colère longtemps. Tante Saïda Bent L3aouja est venu m’annoncer une nouvelle extraordinaire: enfin, enfin – enfin! -, tiens-toi bien, elle m’emmene avec elle au souk dans la ville, quelque part dans le monde à Casablanca, et moi je te jure, là, juste avec la joie, je crois que je vais au minimum éclater ou crever.

On s’engouffre dans une petite camionnette avec entrain. L’Oncle Aziz l’Épicier tourne le bouton de la radio et alors là, c’est parti, on chante, on danse, on bat des mains,  on tape des pieds, des talons…! La camionnette crabote, boum bada boum, elle bondit, elle sursaute, boum bada boum badaboum, et la musique, clap clap des mains, youyouyous, clap clap, youyous boum bada boum. Quel fête! Tu aurais vu ça, ah la la toi aussi aurais voulu!
Subitement, la camionette s’arrête net, et alors là terminus tout le monde descend, pour la pousser par derrière de toutes nos forces avec les deux bras tendus. Il faut faire ça à chaque fois qu’il y a une montée, me glisse l’Oncle 9afez. C’est tellement drôle que même des inconnus sont venus nous aider, parce qu’ils ont rien d’autre à faire là tout de suite qu’ils étaient adossés au mur, et qu’ils en profitent maintenant pour acheter de bonnes actions, tu comprends. Moi j’ai pas trop saisi cette histoire et la vérité, la finance, c’est pas mon truc.
On a fini par remonter dans la camionnette, mais je crois qu’on est bientôt arrivé: chacun se prépare pour sa journée. L’Oncle Saïf planque son sabre sous le ventre et rôde ses ruses; L’oncle L’Haj se prépare à se rendre à l’administration, pour réclamer qu’il est vivant et qu’il existe; Tante Saïda Bent L3aouja se fait une figure hideuse et boîteuse, en pressant les yeux comme quoi elle est aveugle, et sort même une canne, ce qui finira bien de prouver aux autres que c’est une voyante. Y a que l’Oncle Aziz l’Epicier qu’est pas du tout content, mais alors pas du tout, parce que lui qu’il me dit, il est là pour acheter des marchandises, et que tu comprends  mon métier c’est de vendre. Je suis bien d’accord que c’est pas très logique tout ça, mais les adultes, que veux-tu.
Nous voilà arrivés, et alors là terminus tout le monde descend, s’éparpille et se précipite au devant de la foule colorée et compacte.
Tante Saida Bent L3aouja, elle m’ordonne de pas bouger de cette place, et que si je bouge, les autres vont me voler me violer me vendre et me faire exclave et des trucs qui me fichent une telle frousse que moi je te jure, j’ai déjà arrêté de respirer pour crever ou disparaître. Elle me fiche deux claques avant de partir, pour être encore sûre que j’ai bien compris ce qu’elle a dit.
J’extirpe de ma chaussette une boîte d’allumettes que j’ai chipée à l’Oncle Aziz l’Épicier.Je m’assois dans un coin, tout seul, et je me concentre très fort, très très fort, si fort que je voudrais éclater pour avoir des pouvoirs extraordinaires ou vivre un moment fantastique, puis je gratte une allumette.

J’attends quelques secondes et j’ouvre les yeux. Rien. La flamme dévore le bâtonnet et me brûle les doigts. Une deuxième, Crac, Ouille! puis une 3ème Crac, Ouille, Ouille!

Je commence sérieusement à enrager de pas voir de table garnie, une dame merveilleuse et des tas de trucs extraordinaires, alors je trépigne, j’enrage, je tape du pied, tout seul comme un dingo fou furieux.
Mais ça marche pas non plus, toujours rien.
Il reste une seule allumette, alors je me rassois, dépité, désillusionné et encore plus que tout ce que tu peux t’imaginer. Je me demande encore ce qui lui arrive, à la petite fille, quand il ne lui reste plus d’allumettes dans la boîte?
Soudain, j’entends quelqu’un renifler. J’entends siffler ses poumons tellement qu’il se retient de pleurer et je te jure, ça me fend le coeur moi, et encore plus de pas savoir d’où vient ce triste râle. C’est là que nos regards se sont croisés, et sans savoir pourquoi, juste comme ça, je lui fais un sourire. Alors que sans blague, moi j’ai pas envie de sourire du tout. Elle esquisse un léger mouvement avec ses lèvres, mais comme elle a encore les yeux tout embués, je lui fais mon super sourire irrésistible, et là, figure-toi, ça a marché!
Elle me sourit et vient près de moi. Ses larmes ont séché, et heureusement parce que la vérité, elle était franchement moche avec ses larmes. Je remarque qu’elle a un gros bleu sur la joue, comme quand on joue à la bataille avec mes copains. Elle ébouriffe mes cheveux et me dit avec une douceur de gomme banane enrobée de sucre: « Merci ». Puis elle me glisse quelques pièces dans la main.
Tu te figures que je fais pas le finaud hein, et même si je sais pas pourquoi elle m’a dit merci, je m’empresse de fourrer les pièces dans ma poche ultra secrète.
Vite, j’ai une idée! Vite, je prends une feuille et je lui demande d’écrire: « D7IKA = DRIHMA « (Un sourire = Un dirham).
Je crois que ça y est, j’ai là un sacré filon moi! Je chausse les lunettes noires que j’ai dégotées ce matin, je ferme les yeux et je me dis que c’est encore mieux si les autres, ils croivent que je suis aveugle! La vérité aussi, c’est que moi, si je dois soigner la misère, je préfère pas la voir, seulement va expliquer ça.
C’est lancé. Mon affaire roule du tonnerre, moi je distribue les sourires et les gens leurs dirhams. Je fais tinter encore et encore mes piécettes avec mes doigts et alors je me sens tout de suite très fort et très beau d’être si riche, tu peux pas savoir!
Seulement le hic avec les gens, tu leur donnes ça, il te prennent tout ça je te jure. Peu à peu, ils ont commencé à vouloir plus qu’un sourire, à me raconter leurs histoires, leurs malheurs, puis encore plus, puis encore plus, ah la la c’est terrible. Ils m’ont pris pour un psychopathe ou quoi, sans blague.
La vérité, j’ai écouté des trucs affreux aujourd’hui. Affreux. Mais je peux pas te raconter parce que le secret professionnel d’abord, parce qu’un psychopathe, c’est un docteur d’état et je t’assure ici, on rigole pas avec les secrets d’état.
Mais alors, qu’est-ce que c’est triste à entendre, la misère. C’est là que je me suis débarrassé des dirhams, que j’ai donnés à un vagabond, parce que finalement, j’ai réalise que ça m’a coûté beaucoup de peines. Sans blague.Tu sais, j’ai encore pris un sacré coup de vieux en quelques heures, et je finis par me dire qu’en définitive, à chacun sa façon d’être malheureux.

Les Oncles et Tante sont de retour, déjà! L’Oncle L’Haj est hors de lui et il crie très fort pour s’entendre parler. Il doit encore rester entre la vie et la mort quelque temps, parce que l’administration, il hurle, elle reçoit pas les morts le vendredi, encore moins à cette heure-ci, et que toutes manières qu’elle lui a dit, il a qu’à accepter maintenant qu’il est mort s’il veut réclamer par la suite qu’il est vivant et comme ça c’est réglé!J’ai rien compris à cette histoire encore. Les adultes, je te jure.

Nous voici entassés dans la camionnette, qui nous kidnappe de nouveau dans notre rue. Boum bada boom, mais nos corps sont du plomb maintenant, clap clap, mais le coeur n’y est pas, youyouyous, mais la voix est traînante.

J’aperçois la fille au couscous du vendredi  près de la bicoque de l’Oncle Aziz et je me dis qu’elle va encore me baratiner avec ses livres avant de filer à manger, mais quand même, j’aime bien. Seulement aujourd’hui, c’est moi qui en ait des tonnes et des tonnes à lui raconter, Hafsa, l’école, le dessin, la petite fille dans la rue, les allumettes, les sourires et je te jure, je crois que je vais m’étouffer tellement je débite tout en même temps.Je finis par sortir le petit livre d’une autre poche secrète, et lui tends précieusement mon trésor.

– Oh! La petite fille aux allumettes! Elle s’exclame.
– Raconte-moi cette histoire. Qu’est-ce qui lui arrive à la fin, quand elle n’a plus d’allumettes?
Elle m’a lu « La Petite Fille aux Allumettes ». J’ai fini par connaître la fin de l’histoire, mais ne m’en veux pas, je peux pas te dire, je peux pas te briser le coeur, à toi aussi.
Tu réalises, j’ai chialé, chialé, je te jure, j’étais inconsolable. La fille au couscous aussi, elle s’est mise à pleurer. On est resté longtemps comme ça, à sangloter, la main dans la main. Puis elle est partie.
Comme la misère, ça fiche des crampes, je cours jusqu’à mon île, et creuse dans ma cachette secrète pour sortir le repas que j’avais planqué. Plus rien! Chen9our, le salaud!
Puis le paquet d’allumettes tombe de ma poche, et je me rappelle alors qu’il reste une allumette. Je m’assois solennellement sur une montagne qui s’est formée sur mon île, au milieu de la nuit noire, et je gratte l’allumette. Je ferme les yeux, et je la laisse se consumer un moment contre ma paume. Figure-toi, j’ai vu des choses merveilleuses dans ma tête. Merveilleuses. J’ai bu, j’ai mangé, j’ai lu, j’ai voyagé, j’ai chanté, j’ai aimé et des tas et des tas mais là j’ai pas le temps de te raconter, la flamme va s’éteindre et je veux m’endormir sur ces images merveilleuses. Merveilleuses.

Traductions
Sam Lgaouri: Sam l’étranger
Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue
L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre
L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout
Oueld L3aouja: Fils de la Tordue
Chen9our: Hâche


Chapitre 2: Dent D’Or – Les Folles Histoires des Oudayas

Épisode 2

 

 

Je bâille bruyamment, et m’étire avec nonchalance.  Je finis par décoller mes paupières encore lourdes. Quelle heure est-il? 

 

Au fait, quelle importance, maintenant. Ici.

 

Voilà trois jours que je dors dans cette maison, sur ce grand lit. À qui appartient-elle? Je ne sais pas, mais ah ça! quelle aubaine!

 

 

Je me lève paresseusement et j’ouvre la fenêtre. Je fronce les sourcils sous les rayons du soleil qui inondent les murs blancs d’une lumière aveuglante, radoucie seulement par les nuances de bleu qui s’en détachent.

 

Trois jours déjà. Trois jours que je suis libre, que je n’appartiens plus à personne qu’à moi-même; trois jours que ma maîtresse m’a tendu ma solde, une baraka, un sourire désolé et quelques conseils avisés avant de me laisser à la gare routière. 

 

À cet instant, j’aurais voulu lui dire qu’elle était ma seule famille. Que je n’avais pas idée de ce que j’allais devenir, dehors. Que je ne connaissais même pas dehors. J’aurais voulu lui lire qu’elle ne pouvait pas m’abandonner comme ça.

 

Mais je n’ai rien dit. Ma vie dans un balluchon, j’ai quitté la gare et j’ai marché sans but dans les rues de la ville, les jambes portées tour à tour par l’allégresse d’une liberté nouvelle, et l’angoisse de tous ces inconnus

 

Après une longue marche, les chevilles gonflées, étourdie par une chaleur de plomb, mon regard s’est arrêté sur une étrange bâtisse, on aurait dit une forteresse. J’ai longé ses grandes murailles, pour arriver à une porte si imposante, et belle! – qu’on aurait cru la porte d’une cité ancienne. Elle était grand-ouvert, alors je ne sais pas pourquoi, je suis rentrée.

 

C’est là que j’ai réalisé que je pénétrais dans l’enceinte de la Kasbah des Oudayas.  Eh bien? Je ne suis pas complètement ignorante, j’ai même reçu un peu d’instruction: ma maîtresse m’autorisait à assister aux cours particuliers de ses enfants, alors moi, j’ai des notions, par-ci par-là. 

 

J’ai erré dans les ruelles un moment, sans rien y comprendre. Quel labyrinthe!

 

Au détour d’une allée étroite, une arcade s’ouvrait sur un passage contigu. Un peu plus bas, isolée, une maison: j’ai poussé la porte d’entrée, elle a grincé puis, à ma grande surprise, a cédé sous mes doigts. Mi-intriguée, mi-effrayée, je me suis empressée d’entrer et de la refermer. Vite, j’ai inspecté la maison pour m’assurer qu’il n’y avait personne.

 

Rassurée, je n’ai pas tardé à prendre mes aises: j’ai cuisiné, dépoussiéré, chantonné, épousseté, siffloté. Pour la première fois dans ma vie, j’accomplissais ces tâches pour moi. Pour mon bon plaisir. J’ai même pris un bain. 

 

Une chose étrange, cependant. Dans toute la maison règne un grand désordre: statues, tableaux, sculptures, livres, couvertures, vases, cartes, portraits et objets hétéroclites forment des tas par endroits. Des papiers jaunis tapissent le sol, des figurines de pirates jonchent les tables, des miniatures de navires envahissent le salon. On aurait dit que les propriétaires avaient quitté la maison précipitamment, alors qu’ils s’apprêtaient à faire leurs cartons. Oui, vraiment étrange!

 

Bref. Je m’habille et descends à la cuisine. Aïe! mon pied bute contre un coffret,  et je manque de trébucher sur un filet de pêche!

 

Décidément, cette maison me fiche la chair de poule: certains objets m’épouvantent presque. Comme ce portrait aux dimensions gigantesques qui trône au milieu de la maison. L’ homme se tient droit, la  stature fière et hautaine, le sourire narquois et conquérant, la tête enroulée d’un turban et les jambes d’un ample seroual  où sont accrochés coutelas, sabres et épées en tout genre. Il lui manque un oeil, mais celui qui reste vous transperce de son éclat vif et féroce. Une profonde balafre marque sa joue jusqu’au torse. 

Soudain je sursaute. Des voix proches! Qui cela peut être? Terrifiée, je me dissimule derrière une porte. 

 

J’aperçois sur la terrasse deux silhouettes: l’une semble très grande, l’autre plus tassée, légèrement voûtée. Cependant je ne distingue aucun visage, seulement l’éclat brusque et scintillant d’une dent en or. Je me baisse alors pour mieux deviner leurs traits, mais zut! Un craquement! J’ai écrasé une miniature taillée en bois! Mon coeur s’arrête de battre, tandis que je me fige, le souffle court. Je risque un coup d’oeil: les ombres se sont évanouies. Encore sous le choc de cette rencontre, et craignant que les deux hommes ne reviennent sur leurs pas, je sors à pas de loup d’abord, je regarde à droite, à gauche, fais quelques mètres, calmement, dignement, avant de fuir à toutes jambes.

 

Pendant ma course, à quelques mètres de la maison, je renverse un garçon – mon âge? – qui marchait l’air pensif. Enfin, pour éviter de me faire remarquer, je ralentis, puis croise un joueur de Guembri, qui me lance un grand sourire, suivi d’une joyeuse note de musique. 

 

Je fais encore quelques pas et me faufile au milieu d’un groupe de touristes étrangers, qui semble suivre une voix, l’air fasciné. 

Un guide se tient au milieu de la place et son audience est en haleine. 

 

Ainsi, Il raconte:
 

– Connaissez-vous les périples de cet infatigable voyageur, qui fit halte par deux fois à Salé alors qu’il entamait son septième et avant dernier voyage? Oui, celui-là même, Mesdames et Messieurs! Tour à tour jeté par le vent sur la côte africaine, attaqué par des pirates indiens, sous le coup d’une fortune ou d’une disgrâce, l’aventurier, que dis-je! l’explorateur, allait à la rencontre du monde à pied, en navire, à dos de chameau, enfin, ce qui se présentait! Il parcourut ainsi le monde comme nul ne l’avait fait avant lui: car jamais, jamais avant lui on était allé seul, si loin!  Trente ans de voyages, et 120 000 km parcourus mesdames et messieurs! Un voyageur sans bagages, portant seulement  le récit de ses voyages, sa raison d’être! »  

 

Un silence. Quelques touristes tendent des billets.


– Ibn Batûta, mes chers amis. Le grand Ibn Batûta!


Il poursuit.


– Faisons un saut dans le temps, si vous le voulez bien. Maintenant, Mesdames et Messieurs, les redoutables corsaires salétins…

 

Il marque un arrêt théâtral puis reprend:

 

 

– Savez-vous que le navire de Robinson Crusoe fut attaqué par des pirates salétins? Il fut capturé puis fait l’esclave d’un Maure durant deux ans! Ha-Ha! Les redoutables Raïs!

 

Un silence craintif et rêveur court l’assistance.

Mais il dure, alors les touristes lui tendent de nouveau des billets.


Soudain, le garçon que j’avais bousculé plus tôt interrompt le silence, et demande avec impatience:

– Y a-t-il une légende? Mourad. Qui est Mourad?
 

Subitement, le guide change d’expression et nous jette un curieux regard. Puis il sourit dans un rictus.

Mais déjà je n’écoute plus. J’ai faim. Quelle heure est-il?

 

 À suivre…