Ahlem B.

Chapitre 3: Hafsa Ssamka, Hafsa L7aoula – Les Folles Histoires de Sam Lgaouri


Encore une journée dingo aujourd’hui. Tu vas voir, toi aussi t’en pourras plus quand tu vas lire tout ce qui m’est arrivé.

 

Figure-toi, comme à peine levés on s’ennuie déjà à crever, avec mes copains Chen9our, Oueld L3aouja, Rbiaa et les autres, on va-nu-pied avec notre ballon sur le terrain tracé avec des bouteilles en plastique, et nous on court, et on se bagarre, et on se marre, et on s’écorche, et on s’insulte, et on court jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

 

 

Après ça donc, chacun va de son côté et alors moi, je fais des allers-retours dans ma rue, puis je chasse des mouches, puis j’écrase des fourmis avec l’index, puis j’adopte un escargot que j’appelle Rrass 9asse7, puis je joue avec des pierres, puis je brise les ailes de mes mouches, puis etc., jusqu’à ce que j’en en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

 

Après ça donc, avec les copains on se lance de nouveau pieds nus sur le terrain, on joue à 3ami fekroune, 7aba, l7al9a, à tabasser Oueld L3aouja, à chiper des trucs, à en casser d’autres, de nouveau au foot, et je sais pas quoi jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

 

Tu sais, moi je peux continuer encore longtemps, parce que j’y peux rien que nous on est pris dans cette mécanique qui tourne sur elle-même, seulement le ballon, ce jour-là, il a décidé d’atterrir pile sur les pots de crèmes de Tante Saïda Bent L3aouja. 

 

C’est là que la mécanique, elle a commencé à détraquer.

 

Je vois encore ses pots et ses crèmes s’envoler au ralenti, et son regard ahuri, puis furibond. D’un saut, la bête se dresse et saisit le ballon; la furie nous fixe, cruelle et vengeresse, pendant qu’elle éventre le malheureux ballon avec son couteau enragé.

“Fichez le camp, bande de vauriens! Crevez tous autant que vous êtes, des rats dans vos égouts!”.

 

De l’autre côté du trottoir, les Oncles, ils se tordent de rire.

” C’est son jour. “Clin d’oeil entendu de l’Oncle 9afez.

Et les autres de repartir d’un rire gras et bruyant.

 

Souviens-toi, l’Oncle 9afez, c’est celui qui sait tout sur tout. Il nous a raconté que certains jours, elles sont malades de l’intérieur, et là, elles deviennent complètement folledingo, juste comme ça, va comprendre toi.

 

Moi je vois le regard tour à tour éperdu et furieux de cette pauvre Tante Saïda Bent L3aouja qui n’a plus que ses crèmes pour se rappeler qu’elle a été avant, tu sais, un jour, et je me sens terrible en la voyant ramasser ses trainées de crèmes à pleines mains, l’air hagard, puis les remettre dans les pots, les épaules secouées de spasmes.

Elle pleure doucement et murmure pendant longtemps, comme hallucinée: 

” j’ai payé de ma chair, j’ai payé de ma chair”.

 

J’ai eu honte. La bêtise, c’est plus pire quand t’as pas eu l’intention de la faire, et alors quand elle fait du mal, tu te sens misérable. Misérable. Surtout que Tante Saïda Bent l3aouja, elle est du tonnerre à l’intérieur que tout le monde peut pas voir, et ça je te l’ai déjà dit je crois.

 

Je m’approche d’elle et pose ma main sur son épaule, puis je lui fais un sourire. Ce sourire, tu sais.

Et vlan! Elle me colle un coup de pied qui me fait rouler par terre.

 

“Déguerpis! Rat!” Elle siffle ça, l’oeil mauvais.

Bon. Voici que le peuple est sans ballon, et le peuple erre, hébété, désoeuvré. C’est là qu’avec les copains, on a fait un tas de bêtises. Un tas. Et vraiment idiotes parce que tu sais, ça peut être très idiot un enfant. Alors un enfant de pute, ah la la.

 


On a commencé par l’Oncle l’Haj, l’ancien ancêtre qui divague tout le temps et qui est sourd à te mettre hors de toi. 


Rbiia s’approche sûr de lui, l’air d’avoir un truc très intéressant à dire, mais il dit rien et fait juste des grimaces avec ses lèvres. 

Avec les autres, on se tient caché derrière un muret et on pouffe en sifflant des chuuuts et en se tapant des coudes. 


L’Oncle Lhaj tend l’oreille et demande:


” Quoi? “

 

Rbiia recommence la gymnastique avec ses lèvres en faisant carrément le pitre cette fois. 

 

” QUOI?? Plus fort”. Et nous alors, on rit, on rit!  


Rbia se campe sur ses jambes et hurle : 

 

”  N3al…. #1@%¨*£+#@&. “. Là on se tord, hilares.

 

Subitement, l’Oncle Saïf bondit et fait jaillir son sabre: il nous menace de nous couper d’ici à ici, de là à là, et de là à là, nous la bande de vauriens de fils de putes qu’on est, et qu’on a de respect pour personne, merde personne. 


Nous, tu te doutes qu’on décampe aussitôt. Pendant la course folle, Rbiia fait un croche-patte à Oueld L3aouja pour que l’Oncle Saïf le rattrape et lui fiche une dérouillée devant nous, histoire de se marrer encore plus, mais dommage, il réussit pas à le faire prendre. On se reçoit tout de même quelques claques et coups de cannes lançées au hasard par l’Oncle Aziz, l’Haj et l’9afez, et les autres, ce qui fait qu’on a quand même bien rigolé.

 


Figure-toi, on s’est pas arrêté là, parce je t’assure, sans notre ballon, tout se détraque. 

 


Avec les copains toujours, on découpe une créature en maillot de bain qu’on a trouvée dans un magazine pendant qu’on était allé chercher du pain dans la poubelle, pour accompagner le thon au déjeuner. Moi, j’avais jamais vu de créatures comme ça de toute ma vie. On dit que Tante Saïda Bent L3aouja, avant, elle était une créature, et que maintenant, ouf heureusement, elle est trop vieille pour plus inoffenser personne. 


Les Oncles, ils racontent que quand tu vois une créature, tu perds la tête et tu deviens dingo et tu crois plus en rien et tu reconnais plus personne et tout et tout. C’est horrible. Mais là j’ai pas le temps de m’horrifier, parce voilà l’Oncle Barbe Rouge qui égrène son chapelet en traînant ses babouches et sa longue barbe rêche rougie au henné. Il crache à tout-va des regards d’imprécateur furieux. Alors vite, nous, on se dépêche de placer la créature sur sa chaise, juste sous le coussin, et on court se planquer là où on peut.

 

L’Oncle s’assoit quelques secondes, puis se relève, et nous sommes tous suspendus à ses gestes, pendant que lui rajuste son coussin. Tout à coup, un hurlement strident nous fait sursauter. L’Oncle Barbe Rouge, je le vois qu’il ouvre de grands yeux ronds comme un poisson et il court dans tous les sens, les bras en l’air, affolé, ahuri, comme s’il avait la barbe en feu, et moi je crois bien que ça y est, c’est fichu, il a perdu la tête.

 

Avec les copains, on s’esclaffe pendant que vite, on s’éparpille.

 

L’Oncle Barbe rouge, qu’on a indigné dans sa dignité, se lance aussitôt à notre poursuite, invoquant les plus terribles supplices des plus affreux démons dans les plus hautes flammes de l’enfer pour les chiens qu’on est. Ça m’a terrorisé. Tu entends? Terrorisé. Alors moi je fuis, je cours, je vole, parce la peur ça te donne des ailes, ah ça, ah la la oui, je cours à toutes jambes, comme si j’étais poursuivi par des jnouns, des flammes et des faucheurs tous en même temps. 

 

La course s’arrête net lorsque je heurte un groupe d’écoliers en tablier. Je me relève péniblement, essoufflé, et je réalise soudain que je ne suis plus dans ma rue.

 

 Je suis perdu! 

 

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, parce que déjà, j’entends une voix aboyer au-dessus de ma tête:

” Viens par ici, toi! Où est ton tablier?”

 

Un monsieur en moustache me bouscule et saisit mon oreille en la tirant très fort vers le haut que moi je me soulève à moitié et que je m’imagine déjà une oreille en moins.

Il me tend un tablier qu’il m’ordonne de mettre immédiatement. Il aboie de nouveau:

– C’est quoi ton nom, toi, déjà?”

Je me tais. Il s’énerve et rugit:

– Ton nom?

 

Je réponds toujours pas. Il me pousse devant lui en maugréant, et me mêle au brouhaha agité des écoliers.

 

On finit par se mettre en rang après que le maître d’école tour à tour s’impatiente, grommelle, invective, interpelle, punit, trépigne, soupire, et le pauvre il me fait de la peine parce que la rangée, elle se disperse aussitôt arrivée devant la porte. Je réussis à me frayer un passage et me faufiler dans une sale sombre, grisâtre, où sont alignées un peu dans le désordre des tables et des chaises. 

 

Je m’assois à la troisième rangée et je demeure silencieux. Maintenant tous me croivent muet ici.

 

Le cours commence.

 

Le maître déroule ses phrases d’un ton morne, dans un costume miteux qui sent l’ail et le renfermé. Il s’interrompt seulement quand il est obligé d’infliger la torture aux mutins et aux idiots, et lui, il fait ça avec tout ce qui lui tombe sous la main, règles, clous, bonnets, équerres, mains, cahiers.

 

De tout ce qu’il a débité, moi j’ai pas tout compris. Ça m’a quand même flanqué sur le cul, ce que j’ai pu comprendre. Tu sais, toi, que les vaches, elles se nourrissent d’herbes, de céréales, de vitamines, les poules de graines, les chats de lait?  Ah la la, tu te figures ça, ce qu’ils mangent dans ma rue! Tout y passe: sachets, pneus, bananes, peaux de banane, bref, ce qui tombe sous leur gueule affamée. 

Il parle encore d’un tas de trucs que je savais pas, que j’avais jamais entendu parler, de besoins primaires, d’un gars qu’est allé sur la lune, d’un autre qu’est mort pour être libre et heureux, que 3 + 1= 4 , que le soleil tourne autour de la terre, ou l’inverse je me souviens plus trop, etc, etc.

 

Des millions de questions me brûlent les lèvres, mais moi je peux pas les poser alors je me tais. Je me sens impuissant, emmuré avec mes mots, mes questions, avec moi-même. 

 

Tout se chamboule, tout se détraque. 


Soudain, la porte s’entrebâille sur une fille qui a l’air plus âgée que les autres. Elle porte d’épaisses lunettes et un appareil bizarre à l’oreille. 

 

J’entends les élèves murmurer en ricanant sur son passage:

– Hafsa Ssamka

– Hafsa L7aoula

– Hafsa l3aouja

– Hafsa lkhayba

 

Le maître tape des mains bruyamment en demandant à la bande d’imbéciles qu’on est de se taire.

 

Hafsa s’approche de ma table, me sourit gentiment, et s’assoit.

 

Ça m’a d’abord foutu mal cette histoire. Je dois te dire un truc, j’ai jamais vraiment approché une fille dans la vie. Les Oncles, ils disent que les filles, c’est des créatures, des créatures perfides qui puent la mauvaise foi.

 

Peu à peu, j’ai bien vu, bien senti, bien reniflé, et je t’assure, c’est pas une bête, et ça pue pas du tout. Pour perfide, je suis désolé mais je sais pas ce que ça veut dire.

 

Elle me fait un sourire qui soulève ses grosses lunettes, puis choisit dans sa boîte de crayons le jaune, le rouge et le bleu. Elle dessine une fille, griffonne des lettres, me tend les crayons, la feuille, me regarde, puis attend. Je suis tout malheureux moi, je peux pas écrire, je peux pas parler, je peux pas comprendre, et maintenant je me sens au fond d’un puits, je crie mais j’entends que mon écho esseulé, désespéré. 

 

Elle reprend sa feuille et me souffle à l’oreille : Hafsa. Elle dessine un garçon avec des cheveux qu’elle colorie en jaune, me regarde avec insistance, puis attend.

 

Je finis par me ressaisir et lui chuchote à l’oreille: “Sam”. 

Elle griffonne de nouveau quelque chose et me rend la feuille. Je suppose qu’elle a écrit mon prénom. Cette fois, elle glisse les crayons dans ma main et fait un mouvement avec son menton en direction de la feuille. Ça y est, j’ai compris! Je dessine un S, un A, un M, mais je t’assure c’est pas facile,  j’ai cassé deux fois les crayons, et j’ai pas arrivé tout de suite à le faire, mais c’est pas grave, parce qu’à chaque fois, Hafsa, elle me donne un nouveau crayon, puis me fait ce sourire, pour que je recommence.

 

Une alarme retentit, et alors, c’est le chahut à nouveau; les rires et les pleurs se mêlent aux toussotements de la sonnerie, tandis que les écoliers se bousculent, pour se précipiter au-devant des marchands de bonbons et de glaces. 

 

Le temps de me retourner, Hafsa Ssamka a déjà disparu. Soudain, je sens comme un vide immense.

 

C’est là que je me suis rappelé que je suis perdu. Je suis perdu! 

 

À présent, je marche, je tourne à droite, puis à gauche, de nouveau à droite, rebrousse chemin et j’ai le coeur lourd parce ça y est fichu, cette fois c’est vraiment fichu. J’imagine toute ma rue bouleversée, lancée à ma recherche, et faire un boucan de tous les diables à Casablanca pour retrouver Sam Lgaouri. Parce que ça sert à rien de se perdre s’il y a personne pour te chercher, ou mieux, te retrouver. Non? 

Et si je retrouvais pas ma rue, jamais? Ma gorge se noue, et je te jure, j’ai envie de chialer là. Je vois mon futur défiler: devenir un sans abris, un pauvre orphelin jeté à la rue dans de tragiques circonstances, livré à lui-même, et alors je me vois devenir un folledingo en haillons, ivre, drogué, fichu, errant ici et là jusqu’à la fin des temps. À ce moment j’ai une peine terrible. Terrible.

 

Je sais pas bien comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Je reconnais la baraque  jaune canard qui se dresse au bout de notre rue, et alors là, mon coeur bondit jusqu’à ma gorge, et moi, j’accours annoncer la bonne nouvelle à ma famille, pour les rassurer, pour sécher leurs larmes, parce c’est fini maintenant, je suis là, je suis de retour, et en plus, avec des tas d’histoires au bord des lèvres, l’école, les vaches, la lune et tout et tout.

 

Tu parles. Je suis allé les voir un à un, et un à un, ils m’ont chassé d’un geste négligeant de la main. Ils ont même pas remarqué mon absence les salauds. Je les déteste. Qu’ils crèvent donc, dans leur mécanique infernale! 


La nuit commence à tomber. Avant de m’endormir, je m’allonge sur un sac de jute et je regarde les étoiles briller dans le ciel pendant des heures, en pensant à Hafsa Ssamka.

 

Avec Hafsa, on est libre, on est heureux, on danse avec les étoiles. Je pense à elle, en observant la voix lactée, et moi je relie des points, je trace des lignes, je courbe des formes, j’imagine son visage, et je raconte des histoires, juste avec les yeux, au milieu de cette immensité épaisse et étoilée.

Il fait froid mais je ne sens rien, réchauffé par cette main qui me presse le coeur, mais ça fait pas mal je t’assure, au contraire, c’est comme si quelqu’un tenait précieusement mon coeur dans le creux de sa main. 

Je m’endors. Elle danse encore sur la voix lactée, dans une magnifique robe en poussières d’étoile.

Hafsa Ssamka, Hafsa L7aoula. Bonne nuit.

 

 

Traductions

Sam Lgaouri: Sam l’étranger

Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue

L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre

L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout

Oueld L3aouja: Fils de la Tordue

Che9our: Hâche

Rrass 9asse7: Tête Dure

Hafsa Ssamka: Hafsa la Sourde

Hafsa L7aoula: Hafsa la Bigle

Hafsa l3aouja: Hafsa la Tordue

Hafsa lkhayba: Hafsa la Moche


Chapitre 2: La Visite de l’élu – Les Folles Histoires de Sam Lgaouri

Autant te dire qu’aujourd’hui, j’ai eu une sacrée pétoche. Ça la fout mal de commencer une histoire comme ça, mais ah-la-la tu aurais vu ça! 

 

Voilà comment ça s’est passé: ce matin donc, je dors confortablement emmitouflé dans mes sacs de jute et de plastique quand tout à coup, je sens des vrombissements sourds s’élever du sol et se répandre sur mon corps. Les cartons vacillent, se soulèvent, se débattent, des pans entiers s’arrachent et s’engouffrent dans la gueule d’un monstre terrible. T’inquiète pas, finalement c’était pas un monstre, et crois-moi bien que j’étais soulagé aussi.

 


J’ai pas trop de mérite sur ce coup-là, mais moi je me suis niché flageolant et terrifié dans un coin, en attendant que ça passe, parce que parfois, faut juste attendre que ça passe. L’Oncle Aziz l’épicier dit qu’à la fin de tout, on voit sa vie défiler et on se met à regretter son passé et des tas de trucs qu’on a pas fait. Seulement, moi j’ai aux environs de sept ans, j’ai rien encore, même pas un passé. Alors je me suis pris à regretter mon avenir.

 


Je reste donc un moment comme ça, recroquevillé, jusqu’à ce que mort s’en suive. Sauf que rien s’ensuit  et que les regrets, c’est épuisant, alors j’entrouvre un oeil prudent, puis un oeil ébahi.

 

Un truc énorme que t’as jamais vu de ta vie et des gars que tu connais pas s’agitent dans ma rue, dans un tel désordre que je me demande bien ce qui se passe. La bête engouffre dans sa gueule béante les montagnes d’ordures qui jonchent la rue pour les recracher derrière le mur qui nous sépare de l’autre rue. Elle nous a sans doute confondu avec un de ces tas là, parce qu’elle a bien manqué de nous avaler aussi.


Quand j’y pense, c’est terrible.

 


Et vlan! C’est mon copain Chen9our qui me fiche un coup de poing à l’estomac et m’empoigne par la nuque en hurlant: “Dégonflé!” . 

Je le regarde, et une seconde, je le déteste. Parfois j’aimerais crever tellement j’aimerais être fort. Ou avoir un pouvoir incroyable.

 


“Un élu arrive. C’est pour ça les ordures! “

 


Moi je vois pas pourquoi c’est pour ça, les ordures! mais je dis rien, pour pas passer aussi pour un idiot.


“Viens, ils vont nous donner des sapes et de la bouffe. Viens!” Il m’entraîne par le bras, vers la petite bicoque de l’Oncle Aziz l’épicier.

 


Deux dames nous mettent à la queue leu leu et distribuent à chacun des vêtements propres, un danone et un coca. Elles nous tendent le sac précieusement, avec un sourire bourré de miel et de sucre, et un regard gavé de compatissance, en nous servant sur un ton moelleux une histoire d’écoliers méricains ou françaouis ou je sais plus quoi. J’ai pas vraiment compris, et j’ai pas posé de questions non plus, parce que je me fiche bien de comprendre. Crois moi, parfois, c’est mieux comme ça. 

 

 

Je cours m’isoler un instant, pour savourer seul mon coca et mon danone, tout en imaginant un tas de trucs dingues sur lui, l’élu de ma rue. Et je le vois très fort, comme s’il était au moins deux ou trois, très beau, comme s’il était d’ailleurs, et très bon, comme s’il était un superhéros.

 

Un élu. Waw tu réalises? Quelqu’un d’important. Un élu. Faut dire, on a jamais vu ça par ici, nous, donc quand même tu comprends.

Il s’intéresse à nous alors que crois-moi, on a rien d’intéressant, et moi, ça me suffit pour me plonger dans une félicité céleste.

 

 

Commence alors un spectacle dans ma rue, muet et singulier, où chacun s’apprête, s’admire, s’extasie; l’Oncle Aziz l’Épicier dépoussière sa bicoque, l’Oncle L’Haj taille sa barbe, l’Oncle Saïf ajuste son sabre, Tante Saïda Bent L3aouja peinturlure son visage, tout le monde s’évertue à paraître sous son plus beau dimanche. 

On masque, on farde, on travestit, parce qu’il faut pas qu’il voie qu’on est des vauriens. Faut être un minimum fier quoi.


Seul l’Oncle Chahid, qu’on surnomme Barbe Rouge à cause de son interminable barbe rêche rougie au henné, se tient à l’écart comme à l’habitude, avec son chapelet, en lançant des regards bourrés d’imprécations furieuses.

 

L’excitation est palpable et tout le monde y va de ses envies, de ses superpositions.

 

” Un élu? élu par qui, pour quoi? ” demande l’Oncle Aziz l’épicier.

” Hein?”, crie l’Oncle lHaj, qui est sourd comme c’est pas possible.

” Elu par mon coeur”, murmure Tante Saïda Bent l3aouja qui prend soudain des airs effrayants de jeune donzelle amoureuse.

“Quoi??”. Encore l’Oncle L’Haj.

” Il est élu par un parti. C’est pour les votes.”, grommelle l’Oncle 9afez, qu’on appelle comme ça parce qu’il sait toujours tout sur tout.

” Pour sûr y a du pétrole dans la rue pour qu’on s’intéresse! Vrai?”. Tout le monde se marre.

“Hein???”.  Décidément l’Oncle L’Haj, il sait casser l’ambiance.

 

 

C’est là qu’il est arrivé dans sa voiture, mais j’ai pas pu le voir tout de suite. 

 


Un groupe de policiers en uniforme l’accompagne, et nous ça  nous a scotchés net. 

 

Comme on y a pas pensé à l’ordre, soudain c’est le désordre, et subitement, on a tous l’air d’avoir des tas de trucs à se reprocher, des trucs à planquer, je sais pas quoi, mais au minimum quelque chose, à commencer par nous-mêmes. Et même si on sait qu’ils sont pas là pour nous rafler aujourd’hui, peut-être qu’ils le seront demain, parce que tu sais, nous, on est des enfants de putes, illégaux devant dieu et devant la loi.

 


Bref, ils s’écartent pour laisser la voie à une voiture qui s’arrête un peu avant la bicoque de l’Oncle Aziz l’Epicier. 


Un homme gros et courteau s’extirpe difficilement de la voiture et bute contre la portière qui le fait rebondir plusieurs fois sur son siège. 

 


C’est lui, c’est bien lui, l’élu. Il nous regarde d’un coup de balai et crache de mépris. Son second, qui fait tout pareil et un peu plus que son premier, il nous regarde d’un coup de crosse et crache de dégoût.

 

Je sens quelque chose d’aigre me bruler l’estomac et remonter dans la gorge.

Ça m’a flanqué un sacré coup, sans blague. Soudain je me suis mis à pleurer.

Et moi, je regrette de pas avoir été plutôt englouti par un monstre.

 

Le dignitaire commence par remonter la rue pour faire la tournée, sans nous indigner d’un regard, les mains croisées derrière le dos. Son second continue de le suivre plus que son ombre, roulant de grands yeux terrifiants chaque fois que quelqu’un lève les yeux sur son maître.

 


Moi je me tiens avec toute la meute, à côté des dames en miel et en sucre, lui s’approche, lentement, le regard noir et perçant, le sourire gras et suffisant. De temps en temps, il remet en place une longue mèche qui lui tient de chevelure, et la recolle sur son crâne huileux avec ses doigts. Son second, lui, perd son pantalon tellement qu’il est maigre, puis le remonte avec les deux mains jusqu’à la glotte. À chaque nouveau pas, le manège se répète, drôle, ridicule.

 

Aussitôt que l’élu s’approche des dames, il change complètement de figure et se prête à une chorégraphie burlesque de salamalecs et salamoualikoum, suivi par son second de simagrées et de singeries. 

 

Moi je trouve ça pas possible, je te jure.

 


Soudain il croise mon regard.  Le gratte-papier louche sur mon cas, il hésite, il étudie mon dossier, il sait pas trop comment m’aborder, parce que les apparences, tu comprends, ça trompe énormément.

 

Bref, je sais pas pourquoi j’ai fait ça, mais je l’ai fait c’est tout. 

 

Ce qu’il y a c’est qu’il croit qu’une des dames, c’est ma maman. Seulement moi, je suis un enfant de pute, je n’avais ni père ni mère avant qu’on me les réclame, mais je me garde bien de lui dire tout ça, à cause des jugements premiers, et je fais mine d’être vraiment son môme. 

 

Le truc, que tu comprennes, c’est que je suis très blond, alors dans ma rue, on m’appelle Sam Lgaouri.

Crois-moi, ça a des tas de bénéfices, et ça a sauvé mon cul d’une flopée des roustes, parce souvent, les gens ils trouvent ça beau, les blonds, alors quand je fais un sourire, on me trouve irrésistible. Parce ça fait toujours plus de peine quand on est beau et misérable, c’est dommage. Tu comprends. C’est gâchis. Alors, moi, moi, j’en profite. 

 

Bref. Il ébouriffe mes cheveux et me parle dans une autre langue avec un sourire obséquieux. Il a l’air d’attendre une réponse, alors je lance à tout hasard: “Sam”. Ça semble drôlement lui plaire parce qu’il me pince la joue en disant que je suis mignon, mais moi j’entends bien qu’il y a aucune harmonie entre le ton de ses paroles et ses gestes. Comme c’est un fonctionnaire plein de zèle et qu’il doit le montrer à ces dames, il me tend aussi un chocolat que je m’empresse d’engloutir avant que mes copains Chen9our et Rbiia et les autres me sautent à la gorge et fichent tout en l’air. 


À présent, moi aussi j’y crois, et ça me fait rudement du bien, du bien fou que tu peux pas te figurer, d’être remarqué, d’être intéressant, juste un instant.

 

 

Ils continuent donc de parler en charabia  et moi de jubiler de ma farce, quand brusquement il se retourne, me regarde, d’abord surpris, ensuite furieux. Il devient tellement rouge de colère que je crois que sa figure va exploser ou qu’il va s’étrangler avec sa cravate, c’est au choix. Son second lui, prend un air épouvanté, il se tortille et gesticule, horrifié par ce mauvais tour.

 


Comme il veut s’assurer que c’est bien ça parce qu’il peut pas me juger avant d’être sûr de son coup, l’élu me demande: ” Tu te fous de moi, petit con?”

Il dit ça très fort pour montrer qui est le plus fort, en levant le menton pour rappeler qui est le plus grand.


Moi je fais très vite non de la tête parce que tu comprends, ça la fout mal de se bagarrer avec quelqu’un d’important, même si tu as le rire des larmes au bord des yeux.

 

Alors, je lui ai fait un sourire, juste comme ça, pour être irrésistible. 

 

Une claque sèche m’envoie contre le mur, et je reste sonné quelques secondes. Il m’empoigne brutalement par le col de ma chemise neuve et me rabat très fort contre le sol. Son second répète l’opération et un peu plus, et me voici de nouveau à terre. Seulement moi je me tords de rire et mes copains aussi, parce que des coups, on en reçoit tous les jours, et nous, ça nous fait bien marrer.


L’officiel tente de rester officiel, même si on voit bien, nous, qu’il est furieux, et que si ça dépendait que de lui, ça ferait bien un quart d’heure qu’il nous aurait aligné pour nous fusiller. 

 

Il finit par remonter en voiture, l’air renfrogné, en grommelant aux officiers, que lui, il a des pendus à fouetter, et il quitte la rue accompagné des dames et de l’escorte.

 

Nous voilà de nouveau seuls. Alors chacun reprend sa place, silencieux, dépité. On est resté comme ça longtemps, muets, désemparés, comme si on pesait des tonnes.

 

Je vais voir l’Oncle l’Haj et lui demande, l’air grave:

 

“Tu crois qu’on a toujours le choix?”

 

 

– Hein?”

 

Je réessaie, même si ça m’agace qu’il soit sourd et que je dois répéter encore: “On a toujours le choix dans la vie?”

” La Russie? Oui bien sûr, Russia qu’on lui dit.”

Ça me fiche soudain hors de moi.

– Mais non! Si on a le choix!! je hurle. 

Tout de suite il me colle  une baffe.

– Je suis sourd, je suis pas con. Et respecte tes aînés!” Une autre baffe, pour la ponctuation.

 

L’excitation qui éléctrisait ce matin ma rue s’est muée, après l’hébétude, en hystérie hilare et sanglante. Cette nuit-là a fini en coups de barres et de poings et de rasoirs et de dopes, juste comme ça, pour se défouler, parce qu’on on a plein de choses à dire et que nous, on sait pas les dire, alors on trouve fatalement d’autres façons de les dire. 

 


Seulement moi, maintenant, ces choses, je veux apprendre à les exprimer.

 

Bientôt tu verras, j’écrirais mes histoires tout seul. Je le ferais. Je donne encore ce que je chipe à un gars qui écrit au lieu de moi-même, parce que je sais pas écrire ou lire, mais ça te l’ai déjà dit. Je vais pas à l’école à cause que j’ai pas de papiers ou d’âge ou de nom ou rien. Mais depuis quelques jours, je vais en classe. Oui oui, je vais en classe, et c’est grâce à que je suis blond, encore. J’ai même appris des tas de nouveaux mots si tu as remarqué. Mais j’ai pas le temps de te raconter, une prochaine fois. 

 

Avant de m’endormir, je me dis qu’aujourd’hui, j’ai pris un sacré coup de vieux. Fichues expériences. 

 

J’ai l’air tellement malheureux que l’Oncle l’Haj revient s’assoir à côté de moi, l’oeil vague, la voix solennelle, et récite à voix haute, comme si j’étais pas là:

 

” Un Loup n’avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde.

Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.

L’attaquer, le mettre en quartiers,

Sire Loup l’eût fait volontiers ;

Mais il fallait livrer bataille,

Et le Mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le Loup donc l’aborde humblement,

Entre en propos, et lui fait compliment

Sur son embonpoint, qu’il admire.

“Il ne tiendra qu’à vous beau sire,

D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.

Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,

Cancres, haires, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :

Tout à la pointe de l’épée.

Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. “

Le Loup reprit : “Que me faudra-t-il faire ?

– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens

Portants bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons :

Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse. “

Le Loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.

“Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.

– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?

– Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.* ”

 

Sans blague, j’ai rien compris. Décidément l’Oncle l’Haj, il déraille complètement. 

 

 

* Le Chien et le Loup, La Fontaine 


Traductions

Sam Lgaouri: Sam l’étranger

Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue

L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre

L’Oncle 9afez: L’Oncle Je-sais-tout

Oueld L3aouja: Fils de la Tordue

Che9our: Hâche


Chapitre 1: Les Présentations – Les Folles Histoires de Sam Lgaouri.

 

 

J’ai sept ans. Enfin je crois. Et va pas penser tout de suite que je suis un génie parce que je sais déjà écrire des livres et tout ça hein. Moi je sais rien de ce qui se passe dans le monde ni même nulle part. D’abord je sais pas lire et je sais pas écrire. Et comme y a aucune chance que j’aille à l’école un jour, crois moi de ce côté là c’est foutu. Je regarde la télévision de temps en temps chez L’Oncle Aziz l’épicier parce c’est le seul à en avoir une, mais j’y comprends pas grand-chose non plus, parce que c’est ou en arabe, ou en berbère, ou en français. Et moi je parle que darija. À toi je peux le dire, je regarde juste les images et je leur fais jouer dans ma tête les dialogues que moi j’ai décidés, et je me sens trop fort quand je fais ça. Même si entre nous y a pas de quoi.

 

Je suis jamais sorti de ce quartier et tu sais? j’ai jamais vu à quoi ça lui ressemble Casablanca. J’ai même jamais vu l’océan.

 

Crois pas que je te dis ça pour que tu as de la pitié ou quoi hein. C’est juste qu’il faut que je te dise la vérité, que tu saches qui je suis, un peu. Et si je fais ça dès maintenant, c’est pour t’épargner des déceptions après parce qu’elles finissent toujours par te tomber dessus un jour. Je veux pas d’histoires entre nous. Des histoires, moi je les raconte, c’est tout.

 

J’ai 7 ans. Enfin je crois. Comme j’ai pas de nom et personne m’a dit mon prénom j’ai décidé de m’appeler tout seul. Même que parfois je change de prénoms juste comme ça pour rigoler ou pour changer de vie. Moi je me marre vraiment bien quand je joue ces jeux-là mais je te raconterai ces histoires après, là j’ai pas le temps. Simplement que tu saches, y a que dans ma rue qu’on m’appelle Sam Lgaouri et souvent Lgaouri tout court. 

 

Il va falloir que je te dise aussi. Je sais pas comment je suis arrivé dans cette rue, ni même comment je suis arrivé tout court dans cette vie. J’ai été élevée par un tas d’oncles et de tantes et de frères mais je me souviens de rien avant 5 ans et je crois que c’est tant mieux comme ça.

 

C’est à six ans qu’on a ses premières déceptions: j’ai appris que pour arriver dans la vie, il faut aussi un père et une mère, et ça, moi je savais même pas qu’il y en avait besoin, ni que ça existait. Ensuite, j’ai très très longtemps chouiné, pleuré, chialé, sangloté, hoqueté, j’ai même arrêté de respirer pour faire éclater mes yeux mes oreilles ma cervelle. J’ai fini par m’évanouir. Puis je me suis réveillé je sais pas quand sur le trottoir, un peu étourdi. Seul. J’ai réalisé qu’en plus j’avais ni oncles ni tantes ni frères. Je devrai me démerder tout seul dans cette chienne de vie.

 

La plupart du temps, je traîne dans ma rue, de long en large et souvent de travers, parce que tu verrais ce que c’est cette rue, toute en creux et en bosses. Je sifflote pour avoir l’air de rien tout en faisant cinquante mille allées et venues parce que la vérité, j’ai rien d’autre à faire, et surtout j’espère secrètement croiser des mamans. Va pas croire que je suis un pédophile ou quoi, ça va pas! Simplement quand j’en croise une qui me sourit, j’en profite un peu pour faire l’intéressant. J’aime bien faire l’intéressant pour qu’on s’intéresse à moi. 

 

Justement ce que je voulais te raconter, ce matin après des tas d’allers-retours, toujours l’air de rien parce qu’il faut être un minimum fier quoi, j’ai croisé une maman, très belle. Elle me regarde avec un sourire apaisant et moi je me sens bien comme je saurai pas le décrire, comme si son sourire m’avait pris dans ses bras. Elle passe à côté, me caresse les cheveux –  je suis fou de joie! –  et me dit: 

«  Tu es très beau ». 

Moi, je lui rends un sourire de toutes mes forces qui me fait encore rudement mal à la mâchoire là tout de suite que je te parle. 

 

Tu sais, j’ai compris un truc dans cette foutue vie, c’est que je serai jamais heureux. Alors au lieu de ça j’ai décidé d’être joyeux. Et de rendre les gens joyeux autour de moi. Les grands ils croivent qu’il y a que les maladies la violence et les mauvais trucs qui se répandent mais tu sais, les grands ils sont prêts à croire tout ce qu’on leur raconte. La joie aussi c’est contagieux. Je veux passer ma vie à sourire. Et va pas t’imaginer que je suis un philosophe et tout, ah la-la pas du tout, je suis même un sacré filou, un chapardeur et aussi il m’arrive d’être un fieffé menteur. Pas tout le temps hein, et que tu croives pas que je suis un farfelu ou quoi. Même que si je fais ça c’est parce que je suis personne, alors parfois je prends la liberté d’être un peu tout le monde.

 

 

Enfin la maman reprend sa marche, et moi je continue de trotter derrière elle, comme ça, je sais pas pourquoi. Parfois je fais des trucs je sais pas pourquoi. De temps en temps elle se retourne et me trouve encore en train de la suivre. Soudain, elle s’ arrête chez L’oncle Aziz l’épicer, et emplit un cornet de bonbons qu’elle me tend avec son sourire de fée. Va pas croire que je suis un sensible ou un allumé ou quoi, mais ça arrive jamais ce genre de trucs alors moi, quand elle a fait ça, mon coeur s’est emballé et je crois bien que je me serais envolé tout seul dans le ciel si j’avais eu des ailes à ce moment-là. Parce que quelqu’un que tu connais pas qui t’achète un paquet de bonbons juste comme ça pour te donner un peu de joie, c’est vraiment du tonnerre. 

 

Elle me sourit une dernière fois puis s’en va. Mais curieux ce sourire je saurai pas décrire. Comme elle regarderait un clown triste. Je suis resté planté devant l’épicier très longtemps, à l’observer en train de partir. 

 

Elles s’en vont toutes, toujours, toujours, parce que je suis dommage, personne aime ça, un clown triste, et moi je me sens maintenant très très très mal, comme si j’étais au fond d’un puits. Les puits me terrifient. J’ai soudain plus envie de rien, j’ai plus envie d’être là, plus envie d’être, c’est tout. J’ai même plus envie d’un bonbon.

 

Tout à coup, la voix de Saïda Bent L3aouja me fait sursauter:

 

 

 

” Tu as de la chance le môme. Tes copains de rue, les K7al Rass ici, ils n’ont ni bonbons ni sourires. Petit tu as rien pour toi que ta gueule alors prends en soin. T’es blond, t’as un sourire d’ange, t’es déjà béni. Après tu vas t’abîmer et un jour plus personne va te sourire puis te parler puis te regarder puis tu vas finir par crever comme de la merde sans avoir existé nulle part. Regarde moi j’ai jamais existé sur aucun registre et je vais crever sans même jamais laisser une signature quelque part. Chaque fois qu’une estafette passe tout le monde détale et se planque même si personne ici a rien fait, simplement tu dois te planquer pour qu’on sache pas que t’existes, parce que t’as pas le droit. Même si t’as demandé ça à personne, toi, d’exister. Quartier de bâtards, et nous on est des herragas dans notre propre pays, sans identités, oubliés, et sans arrêt à l’affût, terrifiés d’être raflés pour un délit qu’on a pas commis. Celui d’être, et pourtant de n’exister nulle part. Toi non plus. T’existes pas le môme. Je sais, c’est dur mais moi tu le sais je mâche pas mes mots.”

 

Tante Saïda Bent L3aouja. Je la regarde et je me dis que toute façon il lui reste plus assez de dents pour mâcher quoi que ce soit. Elle est très maigre et très vieille, le visage sec et abîmé. Avant elle était une femme elle avait une vie mais ça peut pas durer tu comprends, avec le temps.

J’ai entendu dire qu’elle faisait de la proxénétisation. Je sais toujours pas ce que ça veut dire, mais entendu comme le mot est compliqué, ça doit être un truc très fort qu’elle faisait.  À cause du temps qui passe, ça a commencé à vraiment se voir qu’elle était esquintée, alors plus aucun monsieur a voulu de ses consultations, et c’est là qu’elle a renoncé à ses diplômes pour demander des pièces aux passants, en leur racontant des tas de bobards. Je trouve que c’est vraiment pas juste d’avoir autant de diplômes et un métier aussi compliqué qu’on peut pas le prononcer, pour finir comme ça. Moi elle me fait une peine terrible. Terrible. 

Tante Saïda Bent L3aouja. Tout le pactole qu’elle mendie , elle court le claquer une fois par semaine en ville pour des pots et des crèmes qui jurent de lui blanchir la peau. Elle se tartine toutes les heures le visage d’épaisses couches de crèmes et de rouges et de fards, mais elle arrive quand même pas à combler tous les trous. Je dirai que même, sa figure, c’est pire après ça, mais vaut mieux pas se mêler de trucs de femmes, parce elles en profitent tout de suite pour faire des drames. Pourtant faut reconnaître ,Tante Saïda Bent L3aouja, sans blague, même si elle a plus de dents et de cheveux, elle est quand même du tonnerre à l’intérieur que tout le monde peut pas voir.

 

Dans ma rue, on vit entre nous, comme une meute de chiens galeux abrités par des plastiques et des cartons et quelques briques. Parfois, il règne un calme chaleureux, les gens achètent le pain au four à pain et leurs conserves dans la minuscule bicoque en bois qui sert d’épicerie en échangeant des amabilités et des simagrées et tout ça, juste pour montrer comme ils sont des voisins aimables. Et la seconde d’après c’est un raffut du diable qui gronde, pour un mot de travers. 

 

Tu sais ici la bagarre c’est très contagieux, dès qu’il y en a un qui montre son poing, c’est tout le monde qui s’y met en même temps et alors ma rue, ça devient un bordel pas possible. Personne peut plus arrêter la boucherie.

Parce que dans ma rue pour montrer que t’es un homme tu dois tout le temps défendre ton honneur et du coup ça rend tout le monde très très susceptible, ces histoires d’honneur. Ensuite tous ceux qu’attendent toute la journée contre le mur ou sur le trottoir qu’il se passe enfin un truc, vite ils s’en mêlent et se défoulent à coups de pierres de verres de lames et tout ce qui se trouve sous leurs mains enragées, sans même savoir pourquoi ce carnage. Moi je trouve qu’ils ont un peu raison de pas chercher à savoir parce qu’au fond, des raisons de se bagarrer y en a toujours des tas. Je t’avoue ça à toi et j’ai même un peu honte, mais je me planque dès que ça chauffe dans l’air parce j’aime pas les bagarres des grands. Ni les bagarres point.

 

 

J’ai des tas d’oncles et de tantes. Et de frères et de soeurs. Bon je sais maintenant que c’est pas pour de vrai mais la vérité aussi, ça me fait me sentir quelque chose dans mon ventre d’appeler Mon Oncle et Ma Tante. Et quand on me dit Mon Fils ou Mon Frère alors là c’est comme si quelqu’un avait pincé mon coeur avec ses doigts  même si ça se voit pas de dehors et que je reste vivant encore. 

 

Dans notre meute, il y a l’Oncle l’Haj, qui a un regard paisible mais dès qu’il se met à parler il déraille complètement. Il confond tout et tout le monde mais à son âge, il a pas le choix qu’il aie plus toute sa tête alors personne lui en veut vraiment. Il y a aussi Oueld L3aouja, c’est pas son fils mais parce que lui aussi il est chauve et il a plus de dents, et Rbiia qui se prend pour un gros dur, même que je trouve qu’il frime un peu alors qu’il y a rien de quoi franchement, et Chen9our  qu’on a appelé comme ça parce qu’une fois, petit, il a découpé une chienne avec une hache, et y a encore plein d’autres dans la meute mais  je peux pas les citer tous ici tu comprends, je t’ai déjà dit j’ai pas le temps. 

 

Bon je dois aller  faire ma tournée. Tous les jours je remonte et redescends ma rue cabossée, je vérifie soigneusement que Tante Saïda Bent L3aouja, L’Oncle L7aj,  L’Oncle Saïf et tout le reste sont bien là, et je les retrouve à chaque fois, bien à leur place, avec moins de cheveux et moins de tout, mais c’est pas grave, je leur en veux pas trop tellement je suis rassuré de les trouver encore là. 

Je fais ça parce que faut avoir le sens de la famille, et fais gaffe, va pas croire que je suis un sensible ou que j’ai pas de fierté ou quoi, je te préviens. 

 

Il y a aussi cette jeune fille qui vient nous visiter de temps en temps le vendredi pour nous distribuer des livres ou du couscous, elle persiste à ramener ses livres même si elle sait qu’on préfère le couscous nous, et que ses livres, ils finissent en cornets chez L’Oncle Aziz. Elle me dit toujours qu’elle est prête à perdre 99 livres si elle sait que le 100ème qu’elle aura distribué sera peut-être lu. Elle est un peu dingo je trouve mais tout de même cette nana il faut l’avouer, son couscous il déchire. Elle me dit aussi qu’on est tous des fruits de la passion dans cette rue. La vérité c’est qu’on est tous des enfants de putes, et aucun de nous connaît vraiment sa famille.

 

 

J’ai 7 ans et je veux que tu m’écoutes. Je donne tout ce que je chipe à un gars qui note ce que je lui dis d’écrire parce que je te l’ai déjà dit je crois, que je sais pas écrire. Je vais jamais aller à l’école parce que j’ai pas de papiers ou d’âge ou de nom ou rien. J’arrête pas de jeter des pierres aux écoliers qui viennent se perdre ici, comme ça, juste pour me venger,  et tout de suite après quand ils sont partis je me sens très  très mal, minable, misérable. C’est affreux.

 

Tu sais, mon copain 3ouita il a 6 ans, il a crevé hier matin sans me prévenir ni rien le salaud. Et moi je veux pas disparaître comme ça sans prévenir ni rien le salaud, sans rien laisser, comme si j’avais jamais existé. Je veux te raconter mes histoires, les histoires de ma famille, parce qu’on existe, et parce que un jour, on va bien finir par crever nous aussi et  ça y a pas le choix je te jure, j’ai tout fait pour imaginer des solutions, mais que veux-tu. 

Alors tu te rends compte c’est terrible plus personne, personne sera là pour nous rappeler, et même que quand je vais crever je pourrai même plus te raconter nos histoires et alors, et alors, aucun humain, aucun papier saura jamais qu’on a existé. Ce sera complètement fichu. 

 

Et dis, toi, tu veux bien les écouter mes histoires?

 

 

 

Traductions:

Sam Lgaouri: Sam l’étranger

Saïda Bent L3aouja: Saïda Fille de la Tordue

L’Oncle Saïf: L’Oncle Sabre

Oueld L3aouja: Fils de la Tordue

Che9our: Hâche

3ouita: nom d’un champion d’athlétisme

 


Chapitre 1: La Cité Pirate – Les Folles Histoires des Oudayas

Épisode 1: 

– En avant matelots! Parez à virer, hissez le Pavillon! Hissez-ho! Pas de quartiers pour les gredins, ils seront tranchés et pillés! Plus vite moussaillon! Hé quoi, t’es marin d’eau douce, Morbleu! Hissez-ho!

La voix redoutable du capitaine rugit en mer, féroce, pendant que les pirates hystériques hissent les voiles en affûtant leurs sabres, parés à l’abordage. Le malheureux chalutier sait l’assaut imminent, alors il se tient prêt à saborder, pour éviter la course perdue d’avance et le massacre qui suivra.
 
 – À l’abordage!
Le cri de guerre gronde par-dessus les flots, rageur et sanglant, et moi je suis parcouru d’un frisson d’effroi.
J’y suis enfin. La Kasbah des Oudayas.
Tout frémissant, j’imagine corsaires et forbans rentrer braillards de leurs expéditions, les rafiots pleins de leurs rapines qu’ils échangent volontiers contre de la bonne chair et des tords-boyaux. Tour à tour rigolards, grondeurs et querelleurs, ils déambulent dans les ruelles agitées de la cité, chantant et rotant, hélés par les commerçants et racolés par les filles de joie. Le jour, la cité prospère grouille de monde et de commerces en tout genre: or, esclaves, captifs, tissus, laines, femmes…  La nuit, les ombres furtives ou titubantes se dessinent sur la façade des tavernes et des bordels, tandis que les murs font résonner les plaintes sourdes des esclaves et les hurlements glaçants des suppliciés.
Ici Salé-El-Bali, là-bas Salé-El-Jadid. Mon regard continue de se perdre au loin, songeur.
La Kasbah des Oudayas.
C’est au cours d’une sortie organisée par le collège que j’ai fait cette découverte. Aussitôt, j’ai été bouleversé par les remparts crénelés qui emmurent cette cité hors du temps et dont les murs suintent encore l’Histoire et la Légende. La citadelle m’a tellement fasciné que j’y suis retourné aujourd’hui encore, après la classe; longtemps je me suis perdu dans le serpentin de ses ruelles étroites, bordées de maisons aux couleurs bigarrées  et aux murs peints à la chaux bleue et blanche, pour rêver tout mon soûl d’aventures extraordinaires.
Je suis maintenant allongé sur le toit d’une maison, rêvassant encore de course et de pillage, quand tout à coup, des éclats de voix me tirent de mes pensées et me ramènent au présent. Intrigué, je me penche puis allonge le cou, seulement d’ici, je ne peux apercevoir que deux ombres – deux hommes semble-t-il – qui s’étirent, rétrécissent, se heurtent et s’épousent sur le mur dentelé.
– Bon sang! Comment, comment?! Si j’attrape le salaud qui a fait ça, je l’éventre, tu entends, je le décapite! Après l’avoir torturé de mes mains!
J’avais enfin la clé, des années que je réunis les indices, que je déchiffre les énigmes, et voilà qu’elle me file sous le nez! Entre tes doigts! Triple-idiot! Tu dois la retrouver, tu entends!
Je me tapis sous un tas de vieux linge qui traînait là, mortifié à l’idée qu’ils se doutent de ma présence.
– Tu te rappelles au moins ce qui était inscrit, imbécile?
Une silhouette, plus petite et qui n’avait pipé mot jusque-là, marque un geste de recul, l’air craintif et suppliant, avant de souffler d’une voix mal-assurée:
– Je me souviens seulement de bribes:   » Mourad » « L’ombre apparaîtra » à 16h » « enfoui dans la cité pirate »
Je suis sûr qu’elle est encore entre ces murs.
– Bon à rien, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec ça?! Des bribes, tu parles! Il faut la récupérer, il nous faut avoir toute l’énigme! Il nous faut ce trésor!
Soudain, un craquement se fait entendre et les deux silhouettes sursautent, puis se taisent. Je me penche de nouveau, mais leurs ombres ont maintenant disparu.
Étrange conversation! Les questions se bousculent dans ma tête, et le mot trésor cogne mes tempes. Quel trésor? Qui est Mourad? Y aurait-il une légende? Mon excitation est à son comble.
Je repense au guide que j’ai rencontré plus tôt alors qu’il conduisait un groupe de touristes: il a l’air de connaître un paquet d’histoires sur la Kasbah!
Je ne sais pas vraiment ce qui m’a poussé à faire ça, moi qui ne connaissais d’aventures que celles que je vivais dans les romans, mais je décide à cet instant d’aller à la recherche de ce guide et de l’interroger sur les légendes de la cité pirate.
Je croise en chemin un joueur de Guembri, qui gratifie mon passage d’un large sourire et une joyeuse note de musique.
Il est 14h.

À Suivre…