1922 : « L’espédition » Einstein
Il n’aura fallu que 3 minutes et 42 secondes, le 21 septembre 1922, sur l’île Christmas, pour qu’Albert Einstein prouve de manière irréfutable au reste du monde la vraie nature de son génie.
Une éclipse solaire totale, des tonnes de matériel d’observation hyper sophistiqué, deux équipes d’astronomes de trois pays, des mois de préparation, et, surtout, le Maître et son intuition.
Albert Einstein publie, en effet, en pleine Première guerre mondiale, un ouvrage sur la « relativité générale » qui va entraîner des réactions en chaîne dans la communauté scientifique dans les années suivantes.
Ayant pour ma part déjà du mal à comprendre comment un réfrigérateur peut produire du froid avec du chaud, j’éviterai de massacrer sa théorie avec une synthèse maison.
Précisons seulement qu’Einstein stipule dans ce travail, pour ce qui nous concerne aujourd’hui, que la lumière, comme la matière, a un poids, et qu’elle est attirée par des corps ayant une masse, à l’instar, en quelque sorte, des objets soumis à la gravitation terrestre, comme nous, comme les réfrigérateurs.
Einstein produit des calculs qui doivent être confrontés à la pratique, mais le problème est que la vitesse de la lumière est si rapide, et l’attraction gravitationnelle si infinitésimale, qu’aucune expérience en laboratoire, à l’époque, ne permet de tester ses conclusions.
La seule manière de procéder consiste en fait à identifier de visu la déviation causée par le plus gros objet que l’on connaisse sur la position observée des plus lointains objets que l’on connaisse, vous me suivez ?
Autrement dit, l’influence de la masse du soleil sur la lumière des étoiles.
Un article traitant de l’éclipse solaire totale de 1922. Source: Delcampe.netOr, la nuit, pas de soleil, et le jour, pas d’étoiles.
L’idée est donc que pour être en mesure de valider la théorie d’Einstein, il faut pouvoir documenter sur le terrain, lors d’une éclipse solaire totale, l’attraction qu’exerce l’astre sur la trajectoire de la lumière des étoiles directement dans son voisinage, cette trajectoire devant obliquer légèrement (la position réelle des étoiles est censée, d’après Einstein, être différente de celle que l’on voit, d’où le concept de « relativité » du temps et de l’espace).
Une première tentative est réalisée par Eddington, de l’observatoire royal de Greenwich (Angleterre), lors de l’éclipse de mai 1919 en Afrique de l’Ouest, qui s’avère concluante selon ce dernier, mais reste sujette à débat parmi les spécialistes.
Bref, il faut réessayer.
Coup de chance : en 1922 a lieu une autre éclipse solaire totale, cette fois-ci le long d’une diagonale allant de l’Abyssinie à la Nouvelle-Zélande, et qui passe en plein sur l’île Christmas !
La trajectoire de l’éclipse solaire totale de 1922. Source: TimeAndDate.comPas moins de sept expéditions sont mises sur pied dans une sorte de compétition internationale de gentlemen savants : une pour les Maldives, une autre pour l’Australie-occidentale, une pour le Queensland, etc.
Qui va se coltiner l’île Christmas ?
L’assistant principal de Greenwich, Spencer Jones.
Mais le choix du lieu est curieux, puisqu’il n’est pas prévu que l’île Christmas soit plongée dans l’obscurité aussi longtemps que l’Australie-occidentale, et la météo y est notoirement instable.
Qu’à cela ne tienne, toute l’équipe met le paquet. L’éclipse doit avoir lieu le 21 septembre, Spencer Jones, sa femme et ses collaborateurs quittent Albion fin janvier avec cinq tonnes de matériel, dont le meilleur télescope à leur disposition. Ils arrivent à Flying Fish Cove, via Singapour, le 9 mars.
Motivés, ils se donnent par ailleurs comme mission, d’ici au Jour J, d’étudier le ciel nocturne pour pouvoir compléter les cartes existantes de l’hémisphère nord et faire la jonction avec celles de l’hémisphère sud.
Or, au même moment, une expédition germano-néerlandaise, emmenée par Finlay-Freundlich, qui travaille avec Einstein depuis 1911, est montée, là aussi, dans le but de prendre des photos de l’éclipse sur l’île Christmas. Six clichés exactement. Avec des plaques spécialement conçues pour des déviations d’un vingtième de millimètre… Du grand art, en somme, le summum technologique de l’époque.
Einstein en personne doit être de la partie.
Coupures de presse d’époque sur l’éclipse solaire totale de l’île Christmas. Image d’Arthur Floret.Nous sommes en 1922, les Allemands sont interdits d’entrée dans l’empire britannique, sauf permis spécial. Londres la joue fair play et donne le feu vert. Et puis, Einstein aux colonies, belle publicité…
Tout ces grands esprits se retrouvent enfin sur la pointe sud de l’île Christmas.
Ambiance club en 1922 sur l’île Christmas. Debout entre les poteaux: Spencer Jones. Assis à gauche: Finlay-Freundlich. Source: John Hunt, « Suffering Through Strength. The Men Who Made Christmas Island » (2011).Mais Spencer Jones est désespéré. Il n’a vu que nuages et pluie depuis qu’il a débarqué.
Le 21 septembre ne déroge pas à la règle. Nuages et pluie, encore.
Huit mois de préparation pour 3 minutes et 42 secondes d’un temps… typiquement anglais.
Typiquement ?
Presque.
L’île Christmas n’a beau faire que 18km de long, les habitants de Flying Fish Cove, sur la pointe nord-est, se sont régalés du spectacle sous un ciel étoilé. Ils ont même vu Mercure, Vénus et Jupiter.
« Une vision magnifique et sublime », rapporte Finlay-Freundlich.
Attendez… Où est passé Einstein dans tout ça ?
Einstein n’a jamais foulé le sol de l’île Christmas.
Il a changé d’avis, puis a été très officiellement invité, avec sa seconde épouse Elsa, par un éditeur de Tokyo, à faire une tournée triomphale en Asie, avec réception par l’empereur du Japon à la clef.
C’est au cours de ce voyage qu’il reçoit le prix Nobel de physique 1921 pour ses recherches sur l’effet photoélectrique.
Il manque de quelques jours Spencer Jones à Singapour et Finlay-Freundlich à Colombo, qui ont tous deux perdu des plumes dans cette histoire.
Ce n’est pas grave : deux autres expéditions valident sa théorie de la relativité générale. Einstein est au faîte de sa gloire.
Prix des efforts de Spencer Jones à l’île Christmas: ce timbre imprimé en 1978 en son honneur, avec le téléscope qu’il utilisa à South Point. Source: Ianridpath.comCe que personne n’avait vu venir, par contre, c’est que cet esprit éminemment rationnel, qui a révolutionné la science et, d’aucuns disent, notre rapport à l’univers, avait surtout un sacré flair.
Car il a su prédire la météo du 21 septembre à South Point et se faire payer une croisière de luxe sur le Kitano Maru à la place…
Curieux qu’à sa mort, et contre sa volonté, son cerveau ait été volé et découpé en lamelles par quelque collègue envieux, non ?
Cette plaque est le seul vestige de « l’espédition » astronomique germano-néerlandaise de 1922 sur l’île Christmas. Crédit Photo: Arthur Floret.