Fabien

L’AVP, ce PACS tant attendu

Le Sénat chilien s’est entendu mardi 7 octobre sur l’Acuerdo de Vida en Pareja (AVP), un équivalent du Pacte Civil de Solidarité (PACS) français. La loi sera bientôt débattue à la chambre basse du Parlement.

La question la plus débattue a été celle de savoir s’il fallait autoriser les couples hétérosexuels à contracter un AVP – pour certains, la loi devait uniquement permettre aux couples de personnes du même sexe de s’unir légalement. A 23 voix contre 12, le Sénat a tranché, et les couples homme-femme pourront eux aussi en bénéficier. Ce sont surtout les députés conservateurs qui s’y sont opposés, à l’instar d’Hernán Larraín (UDI*), qui estime qu’un AVP ouvert aux hétérosexuels crée une « duplicité injustifiée » avec le mariage.  Manuel José Ossandón (RN**) est quant à lui allé jusqu’à qualifier l’AVP de « mariage déguisé », le considérant comme trop peu exigeant par rapport à la norme matrimoniale actuelle, et donc « dangereux » pour l’institution familiale et les enfants. Les représentants de l’Eglise présents lors des débats au Sénat ont eux aussi ouvertement manifesté leur refus d’un AVP pour les couples hétérosexuels, à tel point qu’à plusieurs reprises, la séance a dû être interrompue.

A l’inverse, le Movimiento de Integración y Liberación Homosexual (Movilh), s’est lui félicité de la décision du Sénat, qui évite de créer une « loi apartheid », séparant les couples hétérosexuels et homosexuels, respectivement dans le mariage et dans l’AVP. A titre de comparaison le PACS, qui existe depuis 1998 en France, est actuellement contracté à 94% par des couples hétérosexuels.

Lanzamiento del Acuerdo de Vida en Pareja (AVP) en el Palacio de la Moneda   Flickr
Lanzamiento del Acuerdo de Vida en Pareja (AVP) en el Palacio de la Moneda (Movilh via Flickr)

Un progrès depuis longtemps attendu

Le Movilh, qui présente sur son site internet une vidéo explicative (en espagnol) des complexités actuellement rencontrées par les couples non-mariés vivant sous le même toit, a salué dans un communiqué le « triomphe de la diversité familiale » dont le texte loi validé par le Sénat est porteur. A l’avenir, les couples non-mariés devraient pouvoir être également reconnus comme tuteurs de leurs enfants, partager leurs biens et propriétés, ou encore bénéficier d’un héritage à la mort de l’autre.

C’est en 2003 qu’est présentée au pouvoir législatif, pour la première fois au Chili, l’idée de permettre aux couples homosexuels de s’unir – en ce qu’elle refuse de les marier, l’Eglise avait d’ailleurs approuvé l’idée. En 2005, quasiment tous les candidats à l’élection présidentielle se déclarent en faveur de l’institutionnalisation des unions homosexuelles, mais les choses avancent lentement sur le plan législatif ; à cet égard, l’année suivante, le Movilh initie ses premières campagnes d’envergure pour défendre le projet. En 2010, Andrés Allamand (RN)  présente au Parlement l’idée d’un « Acuerdo de Vida en Común » (AVC), et en 2011, c’est au tour de la Moneda de dessiner les prémisses de l’AVP, en bien des points similaires. Après presque quatre années de discussion, et dix ans d’hésitations, AVC et AVP sont réunis et discutés conjointement (début 2013). Le vote de mardi 7 octobre a donc bien des allures de fin de marathon pour le texte de loi, qui devra sous peu être voté par la Chambre des Députés.

Article original publié sur le site du Petit Journal de Santiago

* L’Unión Demócrata Independiente (UDI) est un parti de droite, largement inspiré par les idées promues par la dictature de Pinochet. Il est le parti recevant le plus de vote actuellement au Chili.

** La Renovación Nacional (RN) est un parti de centre-droite, libéral sur le plan économique, mais relativement conservateur sur le plan des valeurs. C’est notamment le parti de l’ancien président Sebastián Piñera

L’UDI et la RN forment ensemble l’Alianza, coallition d’opposition à l’actuel gouvernement socialiste de Michelle Bachelet.


Mille tambours envahissent Valparaíso

Pendant ce premier week-end d’octobre, Valparaíso rimait, plus encore qu’à l’accoutumée, avec musique, danse et festivités : la ville accueillait le Carnaval des Mille Tambours (Carnaval Mil Tambores).

Du 3 au 5 octobre, Valparaíso a vécu au rythme effréné des percussions et des orchestres de rue. Une centaine de délégations, soit environ 2 500 personnes, chiliennes, mais aussi argentines ou brésiliennes, ont fait bouger les porteños* et les milliers de touristes venus assister à l’événement. Le vendredi étaient organisées des conférences et plusieurs expositions. Mais le gros de la fête avait lieu samedi et dimanche. Pour Juan, jeune habitant de Valparaíso, « il n’y a que les vrais qui restent jusqu’au dimanche ». Le carnaval des Mille Tambours termine en effet à 21 heures le dernier jour de la semaine, et les touristes sont bien plus nombreux à venir le samedi, pour profiter de la fête qui dure jusqu’au petit matin.

Une foule dense et animée suit les batucadas (Crédit photo : FL)

Batucadaspasacalles (littéralement, « qui passe dans les rues »), fanfares, spectacles fixes ou mobiles, de musique, de danse ou des deux, il y en avait pour tous les goûts : la liste des festivités à Valparaíso est longue durant ce week-end, et s’allonge un peu plus à chaque édition des Mille Tambours. Les cerros peuvent établir leur propre programme, et cette année, sept d’entre eux avaient officiellement dressé une scène pour la journée et la soirée de samedi. Centre névralgique des représentations et partenaire de cette manifestation, le Ele Bar organisait des activités variées tout le week-end, autour de la danse et de la musique traditionnelles chiliennes ; la plupart des autres établissements de la ville proposaient également de la musique live à leurs clients. En parallèle, les plus jeunes étaient aussi de la partie, puisque plusieurs écoles avaient monté leur propre fanfare et leur défilé. J’avais déjà fait l’apologie de la couleur et des odeurs à Valpo, mais avec un tel événement, c’est un peu comme si la ville transformait son agitation habituelle en transe festive : l’ouïe devient aussi indispensable que l’odorat ou la vue ; la synesthésie est complète.

Un anniversaire pour mille tambours

La première édition des Mille Tambours était organisée en 1999 par le centre culturel Playa Ancha, pour promouvoir une vision populaire de la culture, en réclamant sa valorisation dans des lieux publics gratuits. C’est dans cette lignée que s’inscrit le Carnaval des Mille Tambours, durant lequel on peut assister à de nombreux spectacles et aux pasacalles sans avoir à débourser un centime. C’est aussi le collectif Playa Ancha qui a, dans le même esprit, œuvré pour que l’ancienne prison de Valparaíso soit transformée en centre culturel.

Danse traditionnelle chilienne dans la cour d’une école pour les Mille Tambours (Crédit photo : FL)

Bon gré, mal gré, les choses ont quelque peu évolué : les Mille Tambours, qui fêtaient ce week-end leurs quinze printemps, ont grandi et y ont laissé une peu de leur innocence. D’une part, parce qu’avec la renommée se sont multipliées les considérations financières. Selon de nombreux habitants, « Les Tambours, c’est plus ce que c’était », certains allant même jusqu’à affirmer que « cela fait plusieurs années que c’est un événement commercial avant d’être un événement culturel ». D’autre part, la fête durant un week-end entier, les débordements sont nombreux : lors des précédentes éditions, des heurts avaient eu lieu entre des jeunes et les forces de l’ordre, et des boutiques avaient été mises à sac. Cette année, le conseil municipal avait interdit la vente d’alcool dans le centre-ville à partir de 21 heures pour calmer les ardeurs des potentiels fauteurs de trouble, déclenchant du même coup la colère des commerçants.

Loin d’être exempt de critiques, le Carnaval des Mille Tambours, plus festif que familial, continue toutefois d’unir les générations et de rapprocher les horizons pendant une poignée d’heures, autour de la musique, de la danse, et (presque) toujours dans la bonne humeur. Et c’est sûrement le premier de ses objectifs.

*Comme j’ai pu le rappeler dans mon précédent article, Valparaíso est un port. Et en espagnol, les habitants d’un port sont appelés « porteños ». Par raccourci, au Chili, « porteño » est devenu l’adjectif propre pour qualifier ce qui vient de Valpo. 

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Valparaíso de nuit, pendant les Mille Tambours (Crédit photo : FL)

Article original publié sur le site du Petit Journal de Santiago


« Légalisez l’avortement ! » demande Amnesty

Ana Piquer, la directrice exécutive de l’Organisation non-gouvernementale (ONG) Amnesty International au Chili, assimile à de la torture le fait de refuser la contraception à une femme tombée enceinte à la suite d’un viol, et demande à l’Etat d’avancer dans la reconnaissance du droit des femmes à l’avortement.

Selon une étude de l’université Diego Portales, entre 2008 et 2014, 159 condamnations ont été prononcées à l’encontre de femme ayant choisi d’avorter, et 31 d’entre elles ont écopé de peine de prison ferme. Jusqu’en 1989 l’interruption volontaire de grossesse (IVG) thérapeutique, sous certaines conditions, était possible au Chili. Mais la Constitution rédigée pendant les dernières années de la dictature l’a depuis interdite.

En 2006 cependant, Michelle Bachelet avait fait passer un décret facilitant l’accès aux jeunes filles à la « pilule du lendemain » ; celles qui ont plus de 14 ans peuvent depuis lors se passer de l’accord parental. Mais « il faut aller plus loin » pour Ana Piquer, en commençant par abroger la loi qui criminalise les femmes qui avortent, au moins dans les cas de viol, de mise en danger de la vie de la femme, ou encore de malformations graves du fœtus. Le Chili est encore marqué par l’histoire de cette fillette de 11 ans qui était tombée enceinte l’année dernière, après avoir été violée par son beau-père. Les chiffres sont parlants : en 2011, sur 1000 femmes chiliennes de 15 à 19 ans, 56 avaient un enfant. En France, le chiffre est presque 10 fois moins élevé.

tag avortement Buenos Aires
Anticonceptivo para no abortar (gaviota paseandera via Flickr)

Avancer pas à pas

Pour appuyer sa demande, Amnesty International rappelle que l’ONU a reconnu en 2014 que les droits sexuels et liés à la reproduction faisaient dorénavant partie du corpus des Droits de l’Homme. L’ONG considère également qu’autoriser la contraception est un premier pas vers la reconnaissance officielle par les Etats de l’égalité des genres.

C’est dans ce sens que va la directrice exécutive de l’organisation au Chili, en affirmant qu’ « en finir avec la discrimination et les violences faites aux femmes serait dans une certaine mesure un moyen d’éviter les grossesses non-désirées ». Et par conséquent de progresser vers la possibilité de laisser aux femmes le choix d’avoir ou non un enfant.

Le Chili est un pays profondément conservateur, et le droit de la famille y est encore balbutiant – à titre d’exemple, le divorce n’est autorisé que depuis 2004. Pourtant, le 21 mai, la présidente Michelle Bachelet promettait devant le Congrès un assouplissement de la législation, notamment en permettant aux femmes qui le désiraient d’avorter en cas de viol. Il semble donc que si dépénalisation de l’avortement il y a, c’est par étape qu’elle se fera.

Article original publié sur le site du Petit Journal de Santiago


Valparaíso, mer d’odeurs et de couleurs

On oppose Valparaíso (ou Valpo pour les intimes) et Santiago comme on le fait pour Marseille et Paris. A vrai dire, la comparaison tient debout, à quelques détails près. D’un côté la vie, la mer, la couleur ; de l’autre le gris, la montagne… la capitale. Ne me taxez pas de manichéisme : tout ne fait pas rêver à Valparaíso, et tout n’est pas bon à jeter à Santiago, loin de là.

Mais les différences sont marquées. Situées à seulement une centaine de kilomètres l’une de l’autre, les deux villes s’attirent, se repoussent, et se méprisent pour cacher qu’elles s’envient.

Valparaíso Mercado Cardonal
Mercado Cardonal (Crédit photo : FL)

Fermez les yeux. Sentez le soleil brûlant sur votre peau, les embruns mousseux du Pacifique, les cris salés des mouettes qu’entrecoupent au loin les sirènes d’un cargo sur le départ. Ecoutez l’agitation qui vous entoure, les enfants qui courent, qui rient et qui vous bousculent, les marchands qui chantent leurs produits. Respirez, et imprégnez-vous des senteurs fleuries, fruitées parfois moisies des étalages, des odeurs des chiens, perdus et quémandeurs, de celle des chats aussi, profitant du soleil, allongés avec flegme sur des sacs à patates qui seront bientôt enfournés dans de vieux camions brinquebalant par des manutentionnaires à la peau tannée et au regard fatigué…

C’est à peu près comme ça que j’ai vécu mon arrivée à Valparaíso : la station de bus jouxte le Mercado Cardonal, sorte de croisement bigarré entre les Halles de Paris et les souks orientaux. On y vend de tout, dans les boutiques à l’intérieur comme sur les tapis, posés à même le trottoir tout autour du bâtiment. La feria (marché) d’antiquités toute proche, les vendeurs à la sauvette alentours et les étalages du Mercado Cardonal forment une fabuleuse continuité d’échoppes, de stands et de présentoirs, de gamins agités, de livreurs téméraires et de vendeurs racoleurs. En ressort une succession hasardeuse d’achalandages hétéroclites, où sont indistinctement disposés fruits, fleurs, légumes, poissons, épices, gâteaux, vêtements, souvenirs, cigarettes, maroquineries, drapeaux, savons, dentifrice, bric, broc, câbles électriques, poignées de porte, livres, pièces anciennes, jouets, lessive, magazines, pommeaux de douche, cartes, ferrailles, affiches, vinyles, argenterie, sucreries, bijoux… Noyez le tout dans la fumée huileuse des nombreux chariots de nourriture et dans celle des véhicules qui tentent de se frayer un chemin au milieu de la marée mouvante des badauds, et le tableau est (presque) complet.

L’expérience viendra confirmer l’intuition, mais je crois que c’est ça l’Amérique du Sud. Ce mélange mouvant et agité d’impressions, d’images, d’odeurs… Et surtout de couleurs. A vrai dire, Valparaíso n’est pas « colorée » ou « multicolore », Valparaíso est la couleur. Je me représentais cette ville comme un amas de maisonnettes bariolées, mais la vérité surpasse largement l’idée que je m’en faisais. Je ne crois pas qu’il y ait à Valpo deux maisons de la même couleur – ou alors c’est une erreur. Kitsch ? Mauvais goût ? Avec le recul, ni l’un ni l’autre : ce bouillonnement irrégulier d’éclectismes colorés, apparemment incompatibles, n’enfante en réalité qu’une heureuse harmonie visuelle.  Il est fascinant, hallucinant même, d’errer dans les rues de cette ville, kaléidoscope géant, enchevêtrement sans fin de ruelles escarpées, d’escaliers tortueux, d’impasses mystérieuses…

Valparaíso Cerro Concepción
Couleurs et relief au Cerro Concepción (Crédit photo : FL)

Et tant qu’à parler des escaliers, il faut rappeler que Valpo est construite en pente. Elle s’accroche sans hésiter aux  collines les plus abruptes, se glisse dans les moindres vallons, et finit par se perdre dans des hauteurs qu’elle escalade sans démériter – c’est en parti ce qui lui a valu d’être classée en 2003 au patrimoine mondial de l’UNESCO. D’ailleurs ici on ne parle pas de barrios (quartiers), mais de cerros (collines). Corolaire urbanistique logique : Valparaíso est truffée d’ « ascenseurs », à mi-chemin entre le monte-charge et la télécabine. Emblèmes de la ville, on y paye une bouchée de pain l’ascension ou la descente ; explication ou conséquence plausible de leur état avancé de délabrement.

Ascenseur de Valparaíso
Ascenseur-monte-charge (Crédit photo : FL)

Valpo tire une grande partie de son charme de ces collines : le moindre pas que vous effectuez peut changer du tout au tout la vue qui s’offre à vous, les perspectives sont sans cesse en mouvement. J’ai lu qu’un artiste chilien (je regrette de ne pas avoir retenu lequel) disait qu’à Santiago, dans la rue, on ne voyait que la rue ; à Valparaíso, au contraire, depuis la rue on voit la ville, en permanence : du fait de sa topographie, elle est toujours en face de vous. C’est ce qui la rend plus humaine, moins démesurée que la capitale, on y est toujours à portée de vue de son voisin.

Ici, la maison individuelle ne s’est pas laissée abattre par l’immeuble moderne : cela contribue aussi à humaniser la ville. Au demeurant il faudrait préférer le terme de « bicoque » ou de « cabane » pour désigner les amas de briques, de tôle et de bois dans lesquels beaucoup de gens vivent en banlieue. En tant qu’Européen, j’ai assez rapidement pensé aux favelas brésiliennes selon les quartiers où je me suis promené. Certains d’entre eux sont apparemment peu fréquentables à ce propos : en me hasardant sur un cerro un peu excentré, j’ai été averti deux fois en moins de cinq minutes par des gens du cru qu’il fallait plus ou moins impérativement que je fasse demi-tour si je tenais à garder les poches pleines. La première intervention m’a fait sourire (j’ai vécu à Marseille, moi monsieur !), mais la deuxième m’a fait douter. C’est alors peu convaincu, mais encore moins rassuré, que par faiblesse j’ai préféré revenir sur mes pas.

Banc musique et panorama à Valparaíso
Musique et panorama (Crédit photo : FL)

Il est toujours bon de rappeler Valparaíso est un port. Sauf que depuis l’ouverture du canal de Panama, les bateaux venant d’Europe ou d’Afrique n’ont plus un besoin impératif de s’y ravitailler puisqu’ils n’ont plus à contourner toute l’Amérique du Sud pour accéder à la face ouest du continent. La ville y a probablement laissé de sa superbe, ses murs se sont lézardés, décrépis, mais je ne pense pas que sa flamme se soit éteinte. Elle est certes sale (l’était-elle moins avant ?), par endroits laissée à l’abandon, les ruines y sont nombreuses. Elle est fragile, l’incendie de 2013 l’a rappelé au Chili et au monde. Elle a plié sous le poids des années mais veut garder la tête haute – la gloire d’antan a laissé place à une fierté à peine dissimulée. Elle attire un nombre croissant d’étudiants, et cherche encore à rapprocher ses habitants de l’océan. Paradoxe de taille, il n’y a quasiment pas de plages à Valparaíso, l’ensemble du front de mer étant occupé par le port et une voie de chemin de fer. Pour se baigner, le plus simple est d’aller vers l’est, à Vina del Mar, station balnéaire type « Costa Brava » jouxtant Valpo et accueillant les flots croissants de touristes qu’attire la région.

Ce n’est donc pas la partie littorale de la ville, reine déchue du Pacifique, qui me semble la plus attrayante.  Quelques clubs y ont certes vu le jour, et des plans d’urbanisme ont pour but de le moderniser – en témoigne l’avenue Brasil et ses innombrables universités. Non, pour moi, les quartiers charmants, au sens propre, sont ceux des cerros au sud du port, Concepción, Carcel, Bellavista, ou encore Yungay. Si l’on fait fi des bancs de touristes qui viennent à raison s’y échouer en permanence, c’est probablement là que l’on peut le mieux capter l’âme de Valparaíso, avec cet indéniable air de Montmartre, son street-art, sa musique live, ces bars d’un autre temps, ces restaurants traditionnels, et ces rues pavées à l’ambiance bohême, nids d’artistes et de poètes en manque de romantisme.

 

Escaliers couleurs et street art à Valparaíso
Escaliers de couleurs à Valpo (Crédit photo : FL)


Le Winnipeg, Neruda et le franquisme

Au cours du mois d’août 2014 étaient commémorés les 75 ans du départ du Winnipeg pour le Chili. Ce bateau français transportait plus de 2000 réfugiés, fuyant la guerre civile espagnole, aidés par Pablo Neruda.

Lorsque les rebelles franquistes entrent en Espagne, en 1936, Pablo Neruda est consul du Chili à Madrid. Blâmé par les intellectuels de l’époque pour sa neutralité supposée, il prend finalement parti pour les républicains, largement influencé par la mort de son ami écrivain Frederico García Lorca, républicain lui aussi. Préférant s’éloigner du conflit, il émigre en France. C’est là qu’il prend conscience des conditions d’accueil déplorables des Espagnols qui ont fui le franquisme, installés dans des camps de fortune dans le sud.

Comme en témoigne España en el corazón (1937), sa poésie se politise, et il décide de passer à l’action. Tirant profit de ses connaissances et de sa notoriété, Pablo Neruda est nommé en 1939 par le président chilien Pedro Aguirre Cerda « consul spécial en charge de l’immigration » en France. De là, avec ses amis écrivains et l’appui du gouvernement chilien, il organise l’exil des réfugiés espagnols jusqu’au Chili. Au demeurant, cela lui permet de choisir les passagers ; il refuse  la plupart des trotskystes et des anarchistes, leur préférant les communistes staliniens (les courants communistes du camp républicain étaient nombreux et parfois frontalement opposés pendant la Guerre d’Espagne).

Pablo Neruda (Wikimedia Commons)

Un bateau chargé d’histoire(s)

Pablo Neruda contacte France-Navigation, compagnie créée en 1937 par les communistes français pour venir en aide aux réfugiés espagnols. On lui propose de mettre à sa disposition le Winnipeg, cargo français construit dans les chantiers de Dunkerque, qui servait auparavant à effectuer des relevées météorologiques et des traversées entre Marseille et l’Afrique du Nord. Le bateau est réaménagé pour accueillir les 2200 passagers et la centaine de membres d’équipage, et largue les amarres du site de Trompeloup, dans la commune de Pauillac (33), le 4 août 1939. A son départ, Pablo Neruda écrit : « Que la critique efface toute ma poésie si ça lui chante. Mais ce poème que j’écris aujourd’hui, personne ne le fera disparaître ».

Après un mois de traversée, le Winnipeg jette l’ancre à Valparaíso, le 3 septembre 1939. Il y débarque ses passagers, accueillis par les autorités chiliennes, qui voient dans cette arrivée massive de main-d’œuvre une véritable aubaine. Le bateau a été torpillé quelques années plus tard, par les Allemands pendant la Seconde Guerre Mondiale, après être brièvement  passé aux mains des Canadiens. Mais son histoire, selon les vœux de Pablo Neruda, est loin d’avoir sombré dans l’oubli et contribue aujourd’hui encore grandement à entretenir le mythe doré dont jouit le poète.

Article original paru sur le site du Petit Journal de Santiago


De l’autre côté de la frontière : Mendoza, l’Argentine et le Far West

Pour rallier Mendoza depuis Santiago, tout le monde vous conseillera le bus. A raison. Pour une quarantaine d’euros, vous pourrez faire l’aller-retour, confortablement installé dans ces sièges inclinables, appelés semi-cama (comprenez : demi-lit), dont les compagnies sud-américaines ont le secret.

En parlant de bus, il faut préciser que c’est bien le meilleur moyen de transport de cette région du monde –en complément de l’avion pour les longues distances. Et ce tant pour profiter des paysages, que parce que le service ferroviaire semble inexistant. A titre d’exemple une voie de chemin de fer suit le tracé de la route qui mène à Mendoza ; elle n’avait même pas un siècle, à la fin des années 1980, quand elle a été abandonnée pour des raisons économiques.

Pendant la plus grande partie des quelques heures de route qui séparent les deux villes, on chemine tant bien que mal entre les Andes. Remarquez que ce trajet à lui seul vaut le déplacement, sous réserve que l’on accepte de patienter une bonne heure et demie à la douane, le temps que bus et bagages soient auscultés de fond en comble.

Le Paso de los Libertadores, côté chilien
Ruta CH-60 (Wikimedia Commons)

Côté chilien de la frontière, on enchaîne une vertigineuse série d’une trentaine de virages en épingle, où les panneaux d’interdiction de dépasser n’intéressent personne – pas même les chauffeurs de poids lourds (voir photo ci-contre). Installé au premier rang, devant le pare-brise du premier étage de mon bus pendant la descente au retour (donc en descente), j’avoue avoir eu plus d’une fois les jambes flageolantes.

Côté argentin, on suit, le long les plateaux andins, le cours d’une rivière aux couleurs changeantes, en écho à celles des montagnes environnantes : du bleu à l’ocre en passant par le kaki. Joyeux mélange quand on y ajoute la neige des contreforts les plus élevés ! Puisque de la neige il y en a, et presque toute l’année : le col est à 3 200 mètres. Si vous avez le souffle court, ce n’est peut-être pas que du fait des paysages… Côté argentin également, je vous recommande une pause au Puente del Inca (pont naturel à la géologie ésotérique), mais surtout le passage par le parc de l’Aconcagua. Oui, le toit de l’Amérique du Sud est visible depuis cette route. De vous à moi peu de choses le différencient des autres montagnes avoisinantes, hormis la taille (presque 7 000 mètres au compteur). Mais au moins vous pourriez dire que vous y étiez.

Plus sérieusement, si vous en avez le temps et le courage, montez quelques kilomètres à pied jusqu’au « Christ Rédempteur » (3854 mètres). Il est censé symboliser la paix entre les des deux nations sud-américaines, et mettre fin à leurs conflits frontaliers du début du XXe siècle. La vue y serait –paraît-il- bluffante.

Pour l’histoire, cette route entre Chili et Argentine est dotée d’un complexe frontalier un peu particulier : chaque pays possède sa propre douane (on s’arrête à l’une ou à l’autre selon le sens dans lequel on roule). Et entre les deux, une zone franche, elle aussi représentant la prétendue bonne entente des deux pays. J’insiste sur « prétendue », puisqu’en vérité les deux peuples ne peuvent pas se voir en photo. Anecdote parmi d’autres,  les Chiliens ont aidé le Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines… Notez que la perte de ces dernières n’a pas empêché les Argentins de conserver, un peu partout le long des routes, des panneaux proclamant que « Les Malouines sont argentines ». Des panneaux qui, vu leur état, sont encore entretenus aujourd’hui par les populations locales. Un peu comme si nos cousins les Germains clamaient à l’envie que « l’Alsace-Lorraine est allemande ». Heureusement, le ridicule ne tue pas.

En réalité, ce qui justifie toutes ces cérémonies (le Christ, la zone franche, etc.), c’est l’histoire de cette route de montagne. Déjà utilisée par les premiers indigènes, c’est par elle, au début du XIXe siècle, que passèrent les armées qui ont soustrait le Chili du joug de la couronne espagnole. Tout s’éclaire quant au nom officiel de cette route : le Paso Internacional de Los Libertadores. En abrégé, Argentins et Chiliens se sont toujours et continueront sûrement longtemps de s’engueuler, la plupart du temps à cause de leur frontière. Longue de 4000 kilomètres (troisième marche du podium mondial), il a fallu un siècle pour la définir plus ou moins précisément, et encore aujourd’hui les différends sont nombreux. Mais après tout, s’ils ont des frontières et qu’ils peuvent se faire la guerre, c’est parce qu’ils sont indépendants. Et ça, ça vaut pour eux tout l’or du monde.

Street Art à Mendoza
Street Art à Mendoza (Crédit photo : FL)

Je m’attarde sur la frontière… Mais qu’en est-il de ce qu’il y a de l’autre côté ?

Je n’ai pas eu le temps de m’attarder à Mendoza. La ville m’a paru animée, vivante et jeune. On me l’avait vendue pour sa viande, son vin et ses prostituées, et je peux au moins certifier le bien-fondé de la réputation des deux premiers. Les vins sont globalement bons, quoique inégaux (évitez le Malbec !), et comme souvent en Amérique du Sud, ils proviennent de ceps importés depuis notre cher Hexagone (Cabernet-Sauvignon, Merlot…). Les viandes, elles, sont succulentes. J’ai pu goûter à Mendoza le meilleur morceau de bœuf de ma vie, et une saucisse de porc dont je jure que je me souviendrai longtemps. Sans exagération. Presque toutes les auberges de jeunesse de la ville organisent d’ailleurs des asados (barbecue sud-américain) une fois par semaine ; pour une somme modique, vous pouvez en profiter (même si vous n’y logez pas), avec dans certains cas et pour le même prix, la téquila gratuite après minuit. De quoi faire passer dans la bonne humeur les kilos de viande ingérés.

L'apologie du rien, version argentine
Apologie du rien, version argentine (Crédit photo : FL)

Et à part la frontière et la bonne chère ? J’ai fait beaucoup de route à vrai dire. L’Argentine est grande, vaste, invraisemblablement immense. Gradation et rythme ternaire sont les bienvenus, croyez-moi. On peut rouler des heures sans même apercevoir un changement dans le paysage. Celui-ci ressemble à s’y méprendre au Far West de Clint Eastwood et compagnie. La végétation est rase, la faune rare ou tapie, l’air aride. Quand on regarde par la fenêtre, on se prend rapidement à fredonner une vieille mélodie poussiéreuse, des Eagles, d’America ou de Neil Young. Essayez, vous verrez ! Et quand on se concentre sur le bitume brûlant qui défile devant le pare-brise, il nous prend une envie d’évasion, de vitesse et de liberté… Très personnellement c’est alors AC/DC qui m’est monté aux lèvres. Pour les plus curieux, allez faire un tour du côté du parc naturel d’Ischigualasto – ou Valle de la Luna, c’est plus commode -, au Nord de San Juan. Vous y découvrirez que même un amalgame de sable, de sédiments et de pierres millénaires peut faire rêver.

Le thermomètre affichait plus de 30 °C pendant une bonne partie de la journée, et ils appellent ça l’hiver. En été, les températures passent parfois les 50 °C. Selon moi, il faudrait prendre plusieurs jours pour découvrir cette région, au nord de Mendoza, entre déserts de sel et parcs nationaux ; entre bleds pommés où l’eau courante n’est jamais arrivée, restaurants de routiers, et ruines solitaires, héritées d’un passé où les gauchos ne servaient pas qu’à attirer les touristes, mais faisaient la loi sur ces plaines sans fin. Le mythe du western et du cowboy sud-américain a un goût d’inachevé, d’incomplétude. Probablement parce qu’à l’instar de son grand frère étatsunien, il ne s’est pas éteint. Et aussi parce qu’au fond, l’Ouest argentin, c’est l’apologie du vide, du rien. Pas de connotation péjorative ici. Au contraire, je conseillerai à n’importe qui d’y aller pour se faire une idée.

Les formations rocheuses de la Valle de la Luna
Les formations rocheuses de la Valle de la Luna (Crédit Photo : FL)


Santiago : premières heures, premières peurs

Une nuit blanche pour fêter mon départ, une journée parisienne pour obtenir mon visa, et quatorze heures de vol pour avoir le temps de se poser des questions. Voilà le prélude de mon arrivée à Santiago  – j’y resterai 7 mois.

Partir au début du mois d’août, c’est arriver en plein hiver. L’occasion où jamais de perdre son souffle en survolant les Andes enneigées. Cinq cent mètres d’altitude, sept millions d’habitants, un cirque de montagne pour tout horizon… voilà plus ou moins à quoi se résumaient mes connaissances de Santiago avant d’y poser ma valise.

Pied à terre, à la sortie de l’aéroport, le froid est piquant. Pratique pour se réveiller après plusieurs heures de somnolence dans les files d’attente des douanes. Ce qu’on ne vous dit pas, c’est que ce froid, sans être glacial, est partout : beaucoup de bâtiments anciens ne sont pas isolés, et les chauffages au gaz, qui pullulent, noircissent sans ménagement l’azur santiaguino.

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La fameuse vue depuis San Cristóbal (Crédit photo : FL)

Rajoutez à cela une circulation délétère, qu’ont nourrie des années d’urbanisme hasardeux, et la topographie de la ville, située dans une cuvette et acculée aux Andes par les vents du Pacifique… Gris sentiment que celui du visiteur qui prend de la hauteur : depuis le sommet du cerro (colline) San Cristóbal, qui domine Santiago, on ne peut que constater son nappage monochrome, couleur particule fine. Pas besoin de s’en griller une, le cancer est déjà là. Interrogés à ce sujet, les autochtones vous riront probablement au nez : eux s’y disent habitués. On l’espère, au vu du nombre de grosses cylindrées et autres 4×4 qui sillonnent les rues de Santiago. D’ailleurs, le sujet se prêterait même plutôt à la blague ici ; quand il y a beaucoup de pollution, on dit volontiers que c’est parce que les gens font trop de barbecue – il est vrai qu’ils en font beaucoup.

Que dire encore, pour se faire du mal, une fois passé ce portrait carboné ? La pauvreté. Bien plus violente qu’omniprésente à vrai dire. En venant de l’aéroport par la voie rapide qui longe la rivière Mapocho, ou en descendant par les petits chemins de San Cristobal, on croise des bidonvilles. Rares, discrets, mais immanquables pour quiconque y prête attention. Mis en perspective des buildings d’affaires et de la faune encravatée qui les habite, le contraste est fameux. Pour rappel, le Chili est le pays le plus inégalitaire de l’OCDE ; les chiffres valent ce qu’ils valent mais autant les avoir en tête.

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Anarchie de câbles à Santiago (Crédit photo : FL)

Compagnons d’infortune des indigents, les chiens abandonnés ; à la différence qu’eux n’ont pas besoin de se reclure sous la tôle aux lisières de la ville. En effet, vous en croiserez partout, y compris dans le centre, et tout le monde s’en accommode. Mieux que des pauvres apparemment : bientôt la ville les nourrira en partie pour éviter le désagrément de les voir éventrer les poubelles (les chiens, pas les pauvres). S’il peut arriver de les voir se déplacer en meute ou de se battre, la plupart savent en réalité se montrer très attachants, et tout à fait inoffensifs.

De prime abord, la population semble tiraillée entre (notre) modernité et (son) authenticité. Des immeubles que nous reléguerions volontiers au rang de HLM de banlieue émaillent la ville et côtoient bâtiments historiques –largement inspirés du style européen- et petites maisons multicolores. Cette tension patente s’invite aussi au cœur des foyers : dans les maisons individuelles des classes moyennes chiliennes (nous parlerions peut-être de taudis selon nos critères), l’écran plat prend le pas sur le chauffage central, la console de jeux-vidéos sur la chaudière électrique. A l’inverse, tous les nouveaux immeubles sont dotés de piscine, de salle de sport, de gardiens, etc. Sans partager notre niveau de vie, certains Chiliens semblent vouloir s’en donner les apparences. A qui la faute ?

Voilà pour ce qui est du premier visage de Santiago. Peu flatteur, il en est cependant le plus évident, celui qui vous saute aux yeux dès les premiers instants. Heureusement, la pollution de la ville, ses inégalités criantes et sa taille démesurée sont bien loin de l’étouffer. Tout au contraire, ce monumental bouillon de cultures ne semble pas connaître de repos. Ici il y a donc à voir, à faire, à boire et à manger. Mais nous en parlerons dans les prochains billets.