Berliniquais

Türkiyemspor : Joue-la comme Özil

Au club de football « Türkiyemspor Berlin 1978 », les adolescentes turques d’un quartier à forte population immigrée se font une place dans une communauté tiraillée entre la tradition patriarcale et la modernité occidentale. À l’occasion de la Journée de la femme, voici un hommage aux courageux architectes de cette initiative s’impose.

Deux expressos ultra-corsés fument sur notre table. Au restaurant Südblock, l’un de ces lieux de convivialité multikulti (multiculturels) et gay-friendly emblématiques du quartier berlinois de Kottbusser Tor, un ancien ghetto d’immigrés désormais en vogue, Murat Doğan me raconte la bataille qu’il a dû mener bec et ongles, au milieu des années 2000, pour créer la première équipe féminine au sein du club de foot Türkiyemspor Berlin. Le petit club de quartier, fondé par des immigrés turcs dans les années 1970 dans ce coin de Kreuzberg surnommé le « petit Istanbul » de Berlin-Ouest, avait connu son heure de gloire au début des années 90, enchaînant les succès dans les championnats amateurs et ratant de peu l’ascension en deuxième division de la Bundesliga. « Türkiyem » était devenu un club mythique dans toute la diaspora turque d’Allemagne, et un petit groupe de jeunes filles du quartier avaient envie, elles aussi, de trouver leur place sur le terrain plutôt que de ronger leur frein sur les gradins. Murat, ancien joueur à Türkiyemspor devenu entraîneur d’une équipe de garçons, a pris fait et cause pour elles.

« Je n’y serais jamais arrivé si je n’étais pas moi-même un gars de la maison. Les collègues me connaissaient, il me respectaient. Mais malgré ça ils me disaient des choses comme : “Murat, mais qu’est-ce qui te prend? T’as perdu la tête ou quoi?” Pour eux, apprendre le foot à des filles, des Turques, c’était inconcevable, absurde« , me confie-t-il sur un ton fataliste. Mais en dépit de son air de bonhomie et de la tranquille douceur de sa voix, le Berlinois de 38 ans à la solide carrure n’est pas homme à se laisser intimider. Dans sa jeunesse, il a subi les préjugés, la discrimination : cela l’a déterminé à les combattre, à vouloir changer les choses au sein d’un club dirigé par les mêmes personnalités depuis la « grande époque » et figé dans le souvenir de son passé.

Ceydan, 14 ans, s’entraîne avec l’équipe des cadettes de Türkiyemspor © Jason Harrell
Ceydan, 14 ans, s’entraîne avec l’équipe des cadettes de Türkiyemspor © Jason Harrell

Lorsqu’en 2004, Murat a commencé à entraîner sa première équipe féminine, constituée de tout juste cinq filles âgées de 6 à 14 ans, son pari était encore loin d’être gagné : « Il fallait qu’on protège nos joueuses, qu’on les protège physiquement : les petits caïds du quartier venaient les attaquer pour les décourager », se souvient-il. Mais au fil du temps, les jeunes footballeuses de Türkiyem se sont fait une place au sein du club et au-delà, dans la communauté turque de Berlin.

Et il semble désormais bien loin le temps où la section féminine faisait la quasi-unanimité contre elle. Attablée avec nous, Giovanna Krüger, la compagne de Murat Doğan, évoque ces pères de famille turcs ou arabes, « des musulmans pratiquants du genre plutôt strict », qui viennent encourager leurs filles voilées lors des matches. Leur joie, leur fierté sont palpables. « Et on se dit que si nous n’étions pas là, ils passeraient beaucoup moins temps avec leurs filles, c’est sûr », conclut-elle, satisfaite. Murat et elle se sont rencontrés au bord du terrain de Türkiyemspor, alors que la fille de Giovanna assistait aux entraînements. Depuis, elle consacre le plus clair de son temps libre à la section féminine, bénévolement : un surcroît de travail considérable pour la Berlinoise, mais à l’en croire cela en vaut la peine. « La génération des aînés a des opinions très conservatrices, et on peut difficilement y remédier. Mais dites-vous que grâce à nous, il y a une génération de jeunes garçons qui grandissent avec des filles qui jouent au foot, et ils trouvent ça tout à fait normal. Ça, c’est plus que du changement, c’est une petite révolution ! »

Après onze ans d’efforts, ce ne sont pas moins de 170 joueuses qui évoluent dans les huit équipes, deux de seniors et six équipes juniors, de la section féminine de Türkiyemspor. Seize entraîneurs les encadrent, dont pour moitié des jeunes femmes elles-mêmes formées au club ces dernières années. Ce dernier détail a son importance, se réjouit Murat, car les coaches formées au club sont un facteur de motivation considérable pour les jeunes joueuses. Il me sourit avec un mélange de fierté et d’humilité.

Carla, 20 ans, est l’une des plus anciennes joueuses de Türkiyemspor. Aujourd’hui, elle entraîne aussi les cadettes © Berliniquais
Carla, 20 ans, est l’une des plus anciennes joueuses de Türkiyemspor. Aujourd’hui, elle entraîne aussi les cadettes © Berliniquais

La nuit tombe vite à l’entraînement du mercredi sur la pelouse synthétique du terrain de Südstern, non loin de Kottbusser Tor. Le froid pénétrant et humide monte du sol et engourdit mes pieds. Mais les cadettes se donnent à fond ; leurs gestes sont précis. Ceydan (prénom changé), 14 ans, est tout heureuse de faire partie du groupe. La jeune Kreuzbergeoise d’origine turque en avait dix de moins lorsqu’elle a attrapé le virus du football en courant derrière un ballon avec ses cousins plus âgés à « Kotti ». Avec un sourire radieux qui révèle amplement son appareil dentaire, l’adolescente se remémore les difficultés qu’elle a rencontrées pour convaincre ses parents de la laisser rejoindre le club. « Pendant des années mon père ne voulait rien entendre. Il disait que j’avais de trop mauvaises notes à l’école pour mériter de jouer au foot. Mais même quand j’ai changé d’école et que ma moyenne a augmenté, il disait que de toute façon, le football c’est pas un truc pour les filles », se désole l’attaquante. Le prof d’EPS de Ceydan s’en est mêlé : il avait même presque réussi à convaincre le géniteur récalcitrant. « Mais au dernier moment, papa s’est énervé et il a déchiré mon dossier d’inscription ! C’était horrible. Mais finalement, l’an dernier, il a changé d’avis et il m’a autorisé à m’inscrire à Türkiyemspor. C’est vraiment super de jouer en club ! Le plus cool, c’est que papa adore me voir jouer, il est toujours là pour m’encourager », s’exclame Ceydan avant de retourner en trombe à l’entraînement avec son amie Çiğdem. Attendri, je pars me mettre au chaud.

Deux équipes féminines turques, Trabzonspor et Türkiyem, s’affrontent lors de la Coupe Hatun Sürücü © Berliniquais
Deux équipes féminines turques de Berlin, Trabzonspor et Türkiyem, s’affrontent lors de la Coupe Hatun Sürücü © Berliniquais

Mais la Mädchen- und Frauenabteilung de Türkiyemspor Berlin est bien plus que le pendant féminin de la section hommes. « Chez les hommes de Türkiyem, l’esprit de compétition écrase tout le reste. Tout ce qui les intéresse, c’est de gagner des matches et des tournois. Nous sommes différentes. Bien sûr, nous jouons au foot, mais nous sommes aussi des citoyennes engagées. Nous intervenons massivement sur le terrain social« , explique Giovanna en souriant d’un air entendu. C’est la moindre des choses, selon elle, dans un quartier comme « Kotti », en proie à toutes sortes de problèmes sociaux.

Avec leurs deux autres collègues de la petite équipe chargée des activités sociales au club, le couple remet en question, sans aucun complexe, les valeurs patriarcales de la communauté musulmane de Berlin. « J’essuie beaucoup de critiques à cause de mon engagement contre l’homophobie dans le sport, par exemple », explique Murat. « Et pourtant, je sais bien qu’un certain nombre de partenaires influents du club sont d’accord avec moi. Mais ils ont peur de le dire tout haut. Les Turcs de Berlin forment une communauté très soudée et tout le monde fait très attention à sa réputation. Faire des vagues, c’est mauvais pour les affaires. Donc personne ne lève jamais le petit doigt pour faire bouger les choses », poursuit-il avec un sourire désabusé. Il enchaîne sur une longue diatribe enfiévrée contre la tartufferie qui mine les mentalités chez les Turcs de Berlin, une communauté restée momifiée dans ses valeurs des années 1960 alors qu’en Turquie, les mentalités ont évolué depuis longtemps. « Ici, nous sommes des Turcs en conserve! » tonne-t-il. Giovanna acquiesce. « Dosentürken, genau« .

Des affichettes militantes dans le vestiaire des filles de Türkiyemspor © Berliniquais
Des affichettes militantes dans le vestiaire des filles de Türkiyemspor © Berliniquais

Mais pour le duo de choc, pas question d’abandonner, même si cela demande des sacrifices. L’an dernier, faute de temps, la section féminine de Türkiyemspor n’a même pas marqué le coup pour ses dix ans d’existence : « nous avions des projets bien plus importants à mener à terme », souligne Giovanna sur un ton catégorique, mais un peu las.

Le travail de sensibilisation contre les « crimes d’honneur », un sujet tabou dans la communauté turque, est l’un de ces projets essentiels. Depuis 2013, la section féminine rend hommage chaque année, le 7 février, à Hatun Sürücü, la plus connue des assassinées « pour l’honneur » en Allemagne. Le 7 février 2005, la jeune femme d’origine kurde, âgée de 23 ans, était tuée en pleine rue par ses frères à Berlin, où elle avait grandi. Sa famille lui reprochait son mode de vie indépendant, occidentalisé. Le crime avait provoqué une vague d’indignation en Allemagne et au-delà. Mais après quelques années, le souvenir, la mobilisation commençaient à faiblir. Jusqu’à ce que Türkiyemspor décide d’y remédier.

Les joueuse de Türkiyemspor se préparent mentalement avant leur dernier match de la coupe Hatun Sürücü © Berliniquais
Les joueuses de Türkiyemspor se préparent mentalement avant leur dernier match de la coupe Hatun Sürücü © Berliniquais

Comme les deux années précédentes, le club a organisé la « Coupe Hatun Sürücü », un tournoi de foot en salle où se sont affrontées, dans une ambiance festive, huit équipes féminines issues des quartiers défavorisés de Kreuzberg et de Neukölln. Elles proviennent de clubs « socialement engagés » comme Türkiyem. Au bout de 26 matches, Trabzonspor, le seul autre club turc en lice, s’est adjugé la coupe, devançant d’un cheveu les hôtes, tandis que les lesbiennes du club Seitenwechsel (« Virement de bord ») terminaient à la troisième place.

Mais ce jour-là, il n’y a pas que du foot au menu des réjouissances. Loin de là. De nombreuses supportrices de Türkiyem portent un simple t-shirt blanc où figure, en grandes lettres noires, le message Ich darf nicht (« Je n’ai pas le droit »), la devise du tournoi. Dans leur dos, une question lancinante, Warum? (« Pourquoi? »), défie l’interdit. Dans les gradins et les vestiaires, des dizaines de pancartes déclinent le même message de rébellion contre les interdits sexistes. « Nous voulons rappeler à nos joueuses qu’elles ne doivent pas se résigner à rester à la maison alors que leurs frères, eux, ont tous les droits », explique Giovanna, satisfaite mais visiblement éprouvée par la longue journée de sport et de militantisme.

La comédienne Idil Baydar, au centre, fait un discours engagé à la fin de la journée Hatun Sürürü © Berliniquais
La comédienne Idil Baydar, au centre, fait un discours engagé à la fin de la journée Hatun Sürürü – © Berliniquais

La comédienne Idil Baydar, qui fait un tabac chez les lycéennes berlinoises avec ses sketches sur YouTube, où elle incarne le personnage de Jilet Ayşe, une ado turque de Kreuzberg toute en stéréotypes, remet les prix aux équipes. Puis elle empoigne le micro et « slamme » Brüdern und Schwestern (« Frères et sœurs »), un de ses textes les plus militants. « C’est quoi ton problème, ma sœur? Tu te complais dans la soumission. Et c’est quoi ton problème, mon frère? J’ai pas besoin de ta permission », déclame-t-elle, le regard sévère, devant un auditoire conquis. Un tonnerre d’applaudissements ébranle le gymnase après l’acte ; les jeunes footballeuses prennent des selfies à la chaîne avec leur idole.

Comme beaucoup d’autres adolescentes dans l’assistance, Luzie et Fay, respectivement 15 et 16 ans, ne sont pas d’origine étrangère (à part peut-être le père anglais de Fay, donc ça ne compte pas vraiment). Les deux amies ont rejoint Türkiyemspor il y a cinq ans, par passion pour le foot, tout simplement. « Évidemment je connais des filles qui n’ont pas le droit de sortir et de s’amuser. Ici, à Kotti, tout le monde en connaît. Mais je suis là avant tout pour m’éclater. Le club, c’est comme une deuxième famille », s’enthousiasme Luzie avec une étonnante fraîcheur à la fin du tournoi. Sa coéquipière Fay, pour sa part, justifie son engagement social avec un pragmatisme résigné : « Contrairement aux garçons, on n’a quasiment aucune perspective de carrière sportive. Alors tant qu’à faire, autant essayer de faire avancer les choses dans notre quartier ». Elles prennent poliment congé de moi et retournent s’éclater avec leurs copines.

À la fin de la journée à la mémoire d’Hatun Sürücü, les joueuses de Türkiyemspor posent avec la comédienne Idil Baydar – © Berliniquais
À la fin de la journée d’hommage à Hatun Sürücü, les joueuses de Türkiyemspor posent avec la comédienne Idil Baydar – © Berliniquais


À « Bild Zeitung », on achève bien les cerveaux

“BERLIN, 1937. La secrétaire du rabbin Horowitz surprend le vénérable érudit plongé dans la lecture de Der Stürmer, tabloïd nazi très populaire et particulièrement virulent. Bouleversée, elle ne parvient pas à dissimuler sa consternation.

1937 : "Les Juifs sont notre malheur!"
1937 : « Les Juifs sont notre malheur! »  © Holocaust Research Project

« Oï! Oï! Oï! Sauf votre respect, Rabbi, mais ça va pas la tête, de lire des choses comme ça?! Vous êtes devenu complètement maso ou quoi?
— Calmez-vous, Rebekka, calmez-vous. Bien au contraire, je me porte très bien. Mais voyez-vous, mon enfant, les journaux juifs sont remplis de mauvaises nouvelles : antisémitisme partout, persécutions, pogroms, spoliations, émigrations… Des malheurs, des malheurs, des malheurs: c’est tout bonnement déprimant. Dans Der Stürmer, en revanche, j’apprends que nous, les Juifs, contrôlons les partis politiques, gouvernons la finance mondiale, dominons les arts et sommes sur le point de subjuguer l’humanité entière. Voilà qui me remonte le moral! » ”

Athènes, 2015. Je ne serais pas le moins du monde étonné d’apprendre qu’une version au goût du jour de cette blagounette gentillette circule à l’ombre du Parthénon. Elle substituerait aux figures du flegmatique rabbi Horowitz et de l’émotive Rebekka un duo d’Hellènes pur beurre (de brebis bien sûr): Evángelos, danseur de sirtaki, s’émouvrait des lectures de son amie Elefthería, productrice de fetat et de yaourt artisanaux. En lieu et place de Der Stürmer, la prestigieuse publication nazie dont les presses se sont définitivement tues au printemps 1945, on aurait, bien entendu, son plus digne héritier, la Bild Zeitung. Et ce ne serait que justice après cinq années d’une hallucinante campagne de dénigrement, de discrédit et de bourrage de crânes en continu, à laquelle se livre, sans relâche, sans merci, sans même s’embarrasser des considérations déontologiques les plus élémentaires, la feuille de chou la plus lue d’Allemagne.

2012 : Les Grecs sont notre malheur! © Ariva.de
2012 : Les Grecs sont notre malheur!     © Ariva.de

Certes, Bild, contrairement à son modèle prédécesseur de l’entre-deux-guerres, se contente « simplement » de harceler et de calomnier sa cible, sans aller toutefois jusqu’à accuser son bouc-émissaire favori de fomenter un complot de domination mondiale. Le tabloïd n’est pas tombé si bas – et puis ça ne passerait pas auprès des lecteurs, tout de même. Mais à force de vilipender toute une nation dans ses colonnes, semaine après semaine, on n’est plus très loin des délires les plus grotesques dont raffolait autrefois l’hebdo aux manchettes brunes.

Les Grecs, nous hurlent à la figure les gros titres du « quotidien de boulevard » à grand renfort de caractères gras et de formulations criardes, ne sont que des flemmards, des feignants à qui il convient de rappeler qu’en Allemagne, on n’a pas peur de se lever tôt pour aller travailler. Le brave peuple aryen allemand, docile, industrieux, altruiste, se fait tondre sans vergogne pour financer les “Luxus-Renten” (« retraites dorées ») d’une horde de dilettantes méditerranéens qui mènent grand train au soleil. Ces incorrigibles tire-au-flanc gorgés d’ouzo passent leur temps à « jeter des euros par les fenêtres« , quand ils ne sont pas trop occupés à « se vautrer dans le luxe » (« Malgré la crise! Point d’exclamation!!! »). Rien de moins. Pis encore, ils nous coûtent des milliards et des milliards… et ils sont plus riches que nous! Ach! Mais oui ma bonne dame!

Bild en reportage à Athènes: les bars pleins à craquer, l’ouzo coule à flot. Tout baigne pour les Pleite-Griechen! © Lower Class Mag
Bild en reportage à Athènes: « Les bars sont pleins à craquer, l’ouzo coule à flot. Tout baigne pour les Pleite-Griechen! »   © Lower Class Mag

Et pourtant, et pourtant… tout cela n’empêche nullement Bild, qui décidément n’en est plus à une contradiction près, de réduire quotidiennement la nation hellénique à un ramassis de Pleite-Griechen, de « Grecs ruinés », l’aimable sobriquet officiel qu’il emploie désormais en permanence dans ses pages pour tourner en dérision le dixième membre de l’UE. « Vendez donc vos îles, bande de Pleite-Griechen!« . « Encore des milliards pour les Grecs fauchés??? Nein!« . « Rendez aux Pleite-Griechen leur drachme! ». Et pour couronner le tout, même leur titre de champion d’Europe de football, remporté à Lisbonne en 2004, les Grecs ne le doivent, bien sûr, qu’à l’Allemagne, qui leur a « envoyé » l’entraîneur Otto Rehhagel, rédempteur teuton de la patrie d’Homère, comme Dieu le Père a envoyé le Messie à l’humanité en perdition. CQFD. Si jamais un seul Grec avait eu du mérite dans toute l’histoire de la création, cela se saurait, que diable. D’ailleurs, ce sont les Wisigoths qui ont construit l’Acropole, le saviez-vous?

Couverture de Bild le 5 février 2014: "Les Grecs sont plus riches que nous!" (De quel droit?) © Bildblog.de
Couverture de Bild le 5 février 2014: « Les Grecs sont plus riches que nous! » (Les salauds!) © Bildblog.de

Ces vociférations en « une » sont si hargneuses, si stridentes, que la dernière fois que j’ai essayé de lire un exemplaire de « Bile Zeitung », tranquillement attablé à la terrasse d’un café berlinois, à peine étais-je arrivé à la traditionnelle rubrique « Pleite-Griechen » que le journal, subitement pris de spasmes haineux, s’est mis à convulser fiévreusement entre mes mains et à me postillonner copieusement à la figure. Flippant. On aurait dit une scène de L’Exorciste. Ou peut-être ai-je été dérangé dans ma lecture par une soudaine bourrasque accompagnée de crachin? J’avoue ne plus en être certain, mais quoi qu’il en soit, les deux hypothèses sont tout aussi probables l’une que l’autre. Mais reprenons plutôt.

Votre dévoué serviteur a recherché inlassablement, pendant des heures et des heures, un article de « Bile Zeitung », ne serait-ce qu’un seul, qui évoquerait tant soit peu la détresse du peuple grec, la misère qui engouffre une nation, l’impasse socio-économique qui accule tout un pays au désespoir, et l’horreur ordinaire du quotidien de centaines de milliers de personnes, hommes, femmes et enfants. On n’en attendrait pas moins du quotidien le plus lu de tout le continent européen, qui écoule chaque jour la bagatelle de deux millions et demi d’exemplaires, pensez-vous. Ah, dame! Rien, hélas. Ah, une minute. Je crois que je tiens quelque chose: « Euro… Pauvres Grecs… Nouvelle déroute… Contre “Jogi”, il n’y a pas de plan de sauvetage qui tienne ». Câlice de crisse de tabarnac, est-tu possible que je sois si niaiseux. Il est question, évidemment, du quart de finale Allemagne-Grèce à l’Euro 2012! C’est raté.

Et donc, depuis ce beau jour de janvier 2015 où, horreur! sacrilège! damnation! les maudits parasites hellènes ont porté au pouvoir le parti Syriza, Bild, qui avait quelque peu mis en sourdine sa rengaine délirante ces derniers mois, est reparti comme en quarante, tel un zombie de l’information, les yeux révulsés, l’écume aux lèvres. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on n’avait rien vu jusqu’ici. Vous vous souvenez de Fox News et de ses « no-go zones » dans Paris? Le tabloïd déchaîné fait pareil à longueur de colonnes, d’articles, d’éditoriaux et de « reportages sur le terrain », sans aucun complexe. Morceaux choisis:

Bild, le 11 février 2015 © Bild
Bild, le 20 février 2015 : « NON aux Grecs ruinés. L’Allemagne dit merci M. Schäuble! » © Bild

Depuis hier, le canard enragé, jamais à court d’idées pour désinformer les masses et humilier son souffre-douleur, invite ses lecteurs à envoyer à la rédaction des selfies où ils disent nein aux « Grecs voraces », qui demandent toujours plus de milliards. L’opération fait un tabac: tous les Hans-Jürgen lobotomisés de la vallée de la Fulda s’y donnent à coeur-joie.

Deux lecteurs de Bild disent Nein! © Bild
Ces deux lecteurs de Bild disent Nein! © Bild

Alors bien sûr, il est entièrement justifié d’avoir des tas de choses à reprocher à la Grèce. On sait que les dirigeants politiques grecs ont menti à leurs confrères de l’UE pendant des années. Mais pourquoi un tel acharnement sadique contre les Grecs?

Je serais d’avis que ce ne sont pas les foules de chômeurs athéniens, ni les retraités qui touchent une pension de 600€ en moyenne, ni les smicards hellènes à 684€ mensuels, ni les électeurs de Syriza, qui sont responsables de la crise de l’euro. Mais sait-on jamais, peut-être le journal Bild saura-t-il prouver le contraire.

Cette même semaine, l’annonce d’un nouveau record de pauvreté en Allemagne n’a guère ému le tabloïd, obsédé comme toujours par sa croisade enragée contre Tsipras, Varoufakis et l’Hellène lambda. De là à les accuser de faire diversion, il n’y a qu’un tout petit pas. Et pourtant, Bild tient là une belle occasion de se racheter et de marquer un grand coup en appelant ses lecteurs à protester avec des selfies contre l’explosion de la misère dans leur pays, plutôt que de s’évertuer à persécuter les Grecs depuis 5 ans. Chiche?


Une soirée avec les xénophobes de «Pegida» à Berlin

« Tu sais, ce serait bien que tu ailles infiltrer la manif de Pegida de ce soir, devant l’Hôtel de ville », m’avait suggéré, avec le sourire sardonique de celle qui vient d’avoir une idée particulièrement géniale et tordue, la rédac’ chef du petit magazine berlinois où je travaille en ce moment. « Genre, tu te mêles aux manifestants, sans leur révéler que tu es journaliste. On va voir comment ils vont réagir ». Chouette, avais-je alors pensé. Dans la même veine, on pourrait aussi « infiltrer » discrètement un petit agneau sans défense dans la fosse aux crocodiles, « pour voir comment ils vont réagir ». Ce serait sans doute tout aussi édifiant.

Pegida, ce nom est sur toutes les lèvres en Allemagne depuis trois mois. Cet acronyme signifie les « patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ». Le programme est dans le nom. Chaque lundi depuis octobre, des fêlés manifestent. Au début, ils étaient quelques dizaines à prendre part à la « promenade du soir » hebdomadaire, dans la ville de Dresde, qui compte à peine 1 % d’étrangers et une poignée de musulmans. Depuis, les « patriotes » en colère sont plusieurs milliers, un peu partout en Allemagne, et suscitent un malaise grandissant. Début janvier, le mouvement a fini par débarquer à Berlin, la capitale pourtant cosmopolite et peu portée sur les idées d’extrême droite. On les accuse d’être des xénophobes, des extrémistes, des néonazis. « Que nenni », jurent-ils la main sur le coeur. « Nous sommes de simples citoyens qui aiment leur pays et nous voulons seulement le protéger contre les hordes de mahométans crasseux et hirsutes ».

Et c’est donc là que la chef a décidé de m’envoyer. Vaillant soldat, j’ai gardé pour moi mes appréhensions et suis allé au casse-pipe, avec ma peau noire, mes cheveux frisés et mon accent étranger à couper au couteau.

Ce n’est pas chose aisée que de rallier une manifestation de sympathisants d’extrême droite à Berlin : ceux-ci sont presque systématiquement parqués dans un périmètre bouclé par la police, souvent pour leur propre protection d’ailleurs. Je parviens tout de même à trouver un accès dérobé, une simple brèche entre deux barrières, derrière l’imposant bâtiment en brique rouge de l’Hôtel de ville. Je m’enquiers auprès d’un policier qui surveille l’entrée du périmètre interdit. « La manifestation Pegida, c’est bien par là ? ». Il me dévisage, intrigué, et me répond d’un hochement de la tête quelque peu réticent. Après tout, je ne corresponds guère au profil type d’un « promeneur du soir » aux velléités xénophobes. Quelque peu soulagé par la simplicité de la démarche, je passe la barrière sans demander mon reste.

Je contourne le long bâtiment, et me voilà déjà dans la manifestation. Sous la pluie, glaciale, incessante, les quelques centaines de « patriotes » berlinois agitent des drapeaux de la capitale, des drapeaux allemands, des pancartes. Ou discutent par petits groupes. Passé le court moment de satisfaction d’avoir atteint mon but, je déchante rapidement : je suis un intrus ici. Je suis seul, je ne connais personne, et je suis déjà trempé. Dans un vacarme assourdissant, les contre-manifestants, de l’autre côté des barrières et des fourgonnettes de police, se moquent copieusement, conspuent bruyamment le pitoyable troupeau de « patriotes » dans leur enclos minable. Ce soir-là, pour 500 Pegida berlinois, il y avait plus de 5 000 contre-manifestants. Entre les deux camps hostiles, des rangées de barrières et un impressionnant dispositif policier d’un millier d’hommes, dont des unités antiémeute. Normal.

Manif Pegida à Berlin: "Bärgida" devant Rotes Rathaus le 5 janvier 2015 © Berliniquais
La première manifestation Pegida à Berlin, dite « Bärgida », devant Rotes Rathaus le 5 janvier 2015 © Berliniquais

Alors que j’erre sans but entre les manifestants, des bribes de conversation entre deux messieurs d’un certain âge attirent mon attention. « Au bout du compte, le problème, ce n’est pas les immigrés : la plupart d’entre eux finissent par s’intégrer correctement, même les Africains », concède le premier. « Les seuls qui refusent encore et toujours de s’intégrer, ce sont les musulmans », poursuit-il doctement. Son interlocuteur acquiesce. Et ils continuent de deviser aimablement, comme deux érudits, sur les malheurs supposés qu’apportent à la pauvre Allemagne les vagues d’immigration musulmane prétendument incontrôlée.

Pendant un long moment, je ne croise que des regards étonnés, furtifs, et je reste moi-même sur mes gardes. Mais voilà qu’une femme blonde d’une trentaine d’années, le bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, me regarde droit dans les yeux une fois, deux fois, et éclate de rire. Elle vient à ma rencontre, le drapeau allemand à l’épaule, le sourire sur le visage.

« Bah ça ! Et dis-moi, tu es un sale nazi, comme nous tous, c’est ça ? Un sale nazi noir, en plus », plaisante-t-elle.

« Euh… oui c’est ça.
– Tu es chrétien, je suppose ?
– Oui, voilà.
– Moi aussi ! »

Je lui parle de la bonne éducation catholique que j’ai reçue aux Antilles, et j’enchaîne brièvement sur Paris, ses immigrés, ses musulmans… Je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup plus.

« Ah, ça, c’est clair. Ça va plus du tout en France », répond-elle, contrite. « Mais vous avez de la chance : vous avez Marine Le Pen. Je l’apprécie énormément et je suis sûre qu’elle va changer la donne. Elle, et sa fille aussi. Elle est top cette petite.
– Sa nièce.
– Oui, sa nièce. Bref. Hé, tu veux une bougie ? »

Avec nos bougies à la main, un immense drapeau allemand au vent et le seul visage basané à la ronde, notre improbable duo attire bientôt tous les regards. Un quadra aux cheveux poivre et sel surgit de nulle part. « Mais c’est vraiment super que tu sois avec nous ! On devrait te présenter au ramassis d’ordures communistes, en face. Ils verront que même des Noirs soutiennent Pegida ! Ça leur clouerait le bec », s’extasie-t-il avec l’accent des Berlinois des classes populaires. Les yeux rivés sur l’écusson sudiste (un symbole plutôt limite) brodé sur sa veste militaire, je fais mine de partager son enthousiasme.

À la manifestation Pegida à Berlin le 5 janvier © Berliniquais
« Photo souvenir » à la manifestation Pegida à Berlin le 5 janvier 2015, les visages floutés par prudence… © Berliniquais

Les manifestants ne sont pas les seuls à nous avoir repérés : les journalistes commencent à nous tourner autour avec circonspection. Parfois, l’un d’eux hasarde quelques questions à la volée. « Pourquoi êtes-vous ici ce soir ? Est-ce que vous soutenez le mouvement Pegida ? » Je suis comme tétanisé. À Dresde, lors de la première « promenade du soir » de grande ampleur, en décembre, un reporter infiltré de la chaîne RTL s’était fait interviewer par des confrères d’une autre chaîne qui ignoraient à qui ils avaient affaire. Imprudent, le journaliste incognito avait joué son rôle à fond et fait des déclarations xénophobes convenues. Son manque de déontologie lui a rapidement coûté sa réputation et son poste. Heureusement pour moi, mon ange gardien me tire de ce mauvais pas avant même que ne je puisse me compromettre : « Attention, eux ce sont des journalistes ! Surtout, ne réponds pas à leurs questions », me souffle-t-elle dans un chuchotement indigné. « On n’a rien à vous dire ! On ne cause pas à la Lügenpresse (la presse mensongère) » assène-t-elle aux braves reporters, avant de m’entraîner par le bras. Elle m’explique que pour elle, le seul média allemand digne de confiance est le site PI News, dont le nom signifie « Politically Incorrect News » ; tout un programme. Je n’en laisse rien paraître et la laisse m’en faire un éloge ému et circonstancié, mais je connais déjà bien la réputation du site en question : galaxie conspirationniste et ultra-droitière, c’est peu ou prou le Fdesouche teuton.

De temps à autre, les partisans de Pegida entonnent quelques slogans pour se redonner du courage. « Égalité pour toutes les minorités ! Pour les nazis aussi ! » hurle tout à coup notre « ami » le quadra berlinois tout en contradictions, pro-sudiste, pro-noirs, pro-nazis et anti-islam. Sur une pancarte faite maison, un autre manifestant interroge la cantonade : « Je veux continuer à faire des grillades de porc dans mon jardin : suis-je un nazi pour autant ? » L’argument est imparable.

En fait, à mesure que je passe du temps avec les « patriotes » en colère, je me rends à l’évidence : la foule que j’observe réunit des profils bien différents. Bien entendu, il y a cette armoire à glace à la mine patibulaire avec son crâne rasé et son tatouage de toile d’araignée derrière la tête : à plusieurs reprises, il me toise, de loin. De temps à autre, j’attrape au vol des mots notoirement empruntés au vocabulaire nazi, comme Volksverräter (« traître à la patrie »), ou d’ailleurs le fameux Lügenpresse. Mais à quelques exceptions près, les manifestants sont surtout des Berlinois ordinaires, de tous âges et de toutes catégories sociales. À quelques mètres d’un groupe de néonazis de première, un Pegida ouvertement gay agite sans complexe son drapeau arc-en-ciel, en signe de protestation contre, selon lui, les idées homophobes encouragées par l’islam.

Mon interlocutrice privilégiée, elle, se dit juriste. Au nom de sa foi chrétienne, elle voue une haine profonde aux musulmans et à l’islam, et ne s’en cache absolument pas. Je lui fais remarquer que les évêques catholiques et protestants ont condamné sans appel le mouvement anti-islam dans tout le pays. « Justement, je viens de finir toutes mes démarches pour rompre définitivement avec l’Église ! Puisque l’Église se désolidarise des croyants qui veulent défendre la chrétienté, alors moi je préfère encore couper les ponts, définitivement », tranche-t-elle avec amertume. Et, histoire de changer de sujet, elle me raconte, les yeux pétillants d’émotion, la fois où elle a risqué sa vie en brûlant un Coran aux petites heures du matin juste à l’entrée d’une mosquée à Kreuzberg. « Ils ont failli me choper, les bougnoules », frissonne-t-elle encore.

Nous sympathisons avec un petit groupe d’ados, des gamins piercés au look presque baba-cool – Pegida eux aussi, bien entendu. Mais même au sein des militants anti-islamisation, les avis divergent sur le conflit israélo-palestinien. Les jeunes rebelles proclament sans ambages leur solidarité avec les Gazaouis. « Non, mais n’importe quoi ! Les Palestiniens, franchement, c’est juste des Jordaniens, des Arabes, peu importe. Ils ne valent pas mieux que le reste des musulmans, au Proche-Orient ou ailleurs ! Il n’ont qu’à se trouver un autre pays arabe », martèle la juriste, la main tremblante d’indignation. Autour de nous, les manifestants se remettent à scander leur slogan favori, Wir sind das Volk! (« Nous sommes le peuple » : un des principaux slogans de la révolution de 1989, largement récupéré depuis par les mouvances nationalistes.) « Allez, justement, on est le peuple, on doit rester uni. Arrêtons de nous chamailler », conclut-elle, avant de se joindre à pleins poumons au choeur du « peuple ».

Après trois heures passées à « manifester » dans le même enclos, sous la pluie, à prêter l’oreille à toutes sortes de propos pleins d’ignorance et aux théories du complot les plus fantaisistes et paranoïaques (« la Merkel, elle s’est convertie à l’islam en secret, j’en suis sûre », « le président Gauck, sa femme est musulmane, moi j’te dis »), la tête me tourne. Sans parler du vacarme, du froid et de la faim. La police nous escorte jusqu’à la bouche de métro la plus proche, à Alexanderplatz, afin de nous protéger des contre-manifestants, qui sont encore là, déterminés, prêts à en découdre, et toujours dix fois plus nombreux que nous.

Au moment des adieux, dans la station, ma « camarade » de manif m’invite à une flash-mob chrétienne prévue le samedi suivant et tente de me soutirer mon contact sur Facebook pour me retrouver bientôt. Je botte en touche et lui promets, avant de sauter dans mon métro, de revenir à la prochaine manifestation de Pegida, dans une semaine. Ou pas.

Le 12 janvier, la manifestation Pegida à Dresde a réuni plus de 25.000 personnes. Depuis, le mouvement semble en perte de vitesse © Wikimedia Commons – Kalispera Dell
Le 12 janvier 2015, la manifestation Pegida à Dresde a réuni plus de 25 000 personnes. Depuis, le mouvement est en perte de vitesse © Wikimedia Commons – Kalispera Dell


Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts

Je suis Charlie. Je suis courageux, impertinent et libre. Et je ne suis pas seul.

Nous sommes Charlie. Nous sommes tous Charlie Hebdo. Nous sommes Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, Mustapha Ourad, Bernard Maris, Michel Renaud, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et tous les autres. Nous sommes une foule, une multitude. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts que les assassins semeurs de mort. Nous sommes plus lucides, nous sommes plus libres que les prédicateurs de rancoeurs, de haine et de peur. Nous sommes plus nombreux, et nous sommes plus forts.

Je suis Myriam. Je suis espiègle, mignonne et rieuse. Et je ne suis pas seule.

Nous sommes Myriam Monsonego. Nous sommes tous la petite Toulousaine qui ne fêtera jamais ses 8 ans. Et nous sommes ses parents, le coeur brisé à jamais. Nous sommes des écoliers, des instituteurs israélites et de simples soldats maghrébins, qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Mais nous sommes surtout une immense foule, et ensemble, nous sommes bien plus forts que tous les Mohammed Merah, plus puissants que l’ignorance, plus forts que la peur. Nous sommes la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Je suis Theodoros. Je suis dévoué, entreprenant et travailleur. Et je ne suis pas seul.

Nous sommes Theodoros Boulgarides. Nous sommes tous le serrurier grec tué sur une méprise, parce qu’il ressemblait à un Turc. Nous sommes aussi Enver, Süleyman, Mehmet et tous les autres. Nous sommes les commerçants et honnêtes pères de famille assassinés précisément parce qu’ils étaient turcs ou kurdes. Nous sommes leurs familles endeuillées. Nous sommes la nation allemande bafouée et consternée. Mais nous sommes prodigieusement nombreux, plus nombreux que tous les meurtriers psychopathes, plus forts que leurs abjects préjugés. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Je suis Margrethe. Je suis jeune, idéaliste et engagée. Et je ne suis pas seule.

Nous sommes Margrethe Bøyum Kløven. Nous sommes tous la lycéenne passionnée de musique et engagée en politique. Nous sommes aussi Mona, Ismail, Gunnar et tous les autres. Nous sommes les trop jeunes victimes de Breivik, par dizaines, et nous sommes les survivants, par centaines, et nous sommes les humains, par milliards. Nous sommes plus courageux que les « loups solitaires » surarmés, plus nombreux que les plus féroces meutes de bêtes sauvages, plus libres que ces assassins prisonniers de leurs fantasmes mortifères. Nous sommes la vie, ils sont la mort. Ils sont le passé, nous sommes l’avenir. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Nous sommes plus puissants que la haine. Nous sommes plus lucides que les idéologues cyniques qui versent des larmes de crocodile et se frottent les mains après chaque tragédie. N’écoutons pas les faibles et les lâches, aveuglés par leurs idées. Ne laissons pas gagner le camp de la mort, de la peur et de la haine : nous avons tout à y perdre.

Nous sommes meilleurs. Nous sommes plus courageux. Nous sommes plus libres. Nous sommes plus nombreux. Nous sommes plus forts.

Nous sommes l’humanité.

Plus de mille personnes ont participé à une manifestation de soutien à Charlie Hebdo devant l’ambassade de France à Berlin le mercredi 7 janvier 2015. © Berliniquais
Plus de mille personnes ont participé à une manifestation de soutien à Charlie Hebdo devant l’ambassade de France à Berlin le mercredi 7 janvier 2015.             © Berliniquais


À Berlin, les forçats du «Mall de la honte» veulent être payés

Gioni est très remonté contre son ancien employeur. Originaire de Bucarest, ce Roumain au visage rond et aux traits tirés fait plus que ses 28 ans. Dans ses yeux surmontés d’épais sourcils noirs se lisent la colère et la détermination. Gioni fait partie de ces dizaines d’ouvriers roumains qui ont trimé sur le chantier du « Mall of Berlin » et qui attendent encore, plusieurs mois après l’inauguration du mastodonte de verre et de béton, de percevoir enfin les salaires dérisoires qu’on leur a promis. « On m’a volé non seulement mon dû, mais aussi ma dignité », vitupère-t-il dans une langue de son invention, où se télescopent les mots d’anglais, d’allemand et d’italien.

Le Mall of Berlin, vous connaissez? C’est le nouveau centre commercial qui a ouvert ses portes en fanfare en septembre dernier, avec seulement 5 mois de retard, un record pour Berlin, où tout chantier digne de ce nom joue les prolongations pendant des années. Feux d’artifice, tapis rouge, célébrités du petit écran et même le sourire patelin de Klaus Wowereit, le « gouverneur-maire » de la Hauptstadt tombé en disgrâce après une décennie de pouvoir, de combines et d’esbroufe : le jour de l’inauguration, rien n’avait manqué pour que la fête soit plus belle.

5 € de l’heure

Située à deux pas de Potsdamer Platz, de la Porte de Brandebourg et d’une célèbre portion du Mur, la gigantesque galerie commerciale abrite 270 commerces sur près de 100 000 mètres carrés, en plein coeur du nouveau Berlin clinquant, moderne et über-touristique de l’après-réunification. Mais aussi un hôtel et des appartements haut de gamme avec vue imprenable sur les magasins Media Markt ou H&M pour le triple du loyer moyen dans la capitale allemande : une affaire en or pour pigeons fortunés. Dans un an, lorsque les travaux d’agrandissement seront terminés, Mall of Berlin deviendra le plus grand centre commercial d’Allemagne, et de loin. Le tout pour environ un milliard d’euros.

Et accessoirement des milliers d’heures de travail de Gioni, de Bogdan et de leurs compatriotes. Avant son expérience à Mall of Berlin, Gioni n’avait jamais travaillé sur un chantier à l’étranger. C’est un ami, à Bucarest, qui lui a donné le bon tuyau : une société proposait à des ouvriers roumains des contrats de trois mois pour la construction d’un centre commercial à Berlin. Bien que le voyage vers l’Allemagne soit à sa charge, le jeune ouvrier était enthousiaste. C’était une occasion de gagner beaucoup d’argent : 3 000 euros en trois mois, bien plus que le salaire moyen en Roumanie, qui plafonne à 500 € par mois. Arrivé sur les rives de la Spree, Gioni a vite déchanté. « Je travaillais 10 à 12 heures par jour, six jours par semaine, payée 5 € de l’heure », m’explique-t-il. « Souvent, les contremaîtres nous déduisaient des heures de travail payées, pour un oui ou pour un non. Nous n’avions aucun recours ».

Un ouvrier roumain fait valoir ses droits devant Mall de la Honte et des clients indifférents © Berliniquais
Un ouvrier roumain fait valoir ses droits devant Mall de la Honte et des clients indifférents © Berliniquais

Mall of Shame

Et si ce n’était que cela… Pendant trois mois, Gioni a dû dormir dans une voiture « cinq nuits par semaine ». Selon le syndicat FAU (Freie ArbeiterInnen Union ou « Union des travailleuses et travailleurs libres »), le seul logement mis à la disposition des travailleurs importés de Roumanie était un deux-pièces qu’ils occupaient à tour de rôle, une quinzaine d’ouvriers à la fois. L’appartement, équipé d’une seule douche qui fonctionnait 20 minutes par jour, leur était loué 1 800 € par mois. Une escroquerie sans nom, mais les travailleurs migrants, qui ne connaissaient ni leurs droits, ni la langue locale, n’avaient guère le choix. Mais aujourd’hui, même ce logement précaire est au-dessus de leurs moyens, et ils sont tous à la rue. « Mon employeur me doit encore plus de la moitié de mon salaire », tempête Gioni. Un collègue moins bien loti n’a perçu que 900 € pour trois mois de travail. Un autre, tout juste 100 €. Ils sont entre 18 et 40 ouvriers dans cette situation abjecte, selon les différents comptes rendus. Un Roumain demande aux médias locaux: « Est-ce qu’on doit voler pour survivre? Devenir des criminels? On n’a même pas de quoi rentrer en Roumanie! »

Gioni me confie que de nombreux ouvriers roumains, au lieu de l’argent qu’ils réclament, ont reçu des menaces et des intimidations. « Beaucoup ont peur, mais moi je ne vais pas me taire ». On se croirait sur les chantiers infernaux des stades de foot du Qatar, mais non: nous sommes bien à Berlin, en plein centre de la capitale d’un grand pays démocratique européen.

Depuis deux semaines, les forçats manifestent en petits groupes devant les entrées du Mall of Berlin. Erbaut aus Ausbeutung, « Construit par des travailleurs exploités », proclame leur banderole. Le Mall of Berlin est devenu Mall of Shame, en écho au Wall of Shame, le « Mur de la honte », qui a divisé Berlin pendant 28 ans à quelques encablures de là. En tout, les deux sous-traitants en cause dans ce scandale doivent quelque 33 000 € de salaires impayés à leur main-d’oeuvre importée. Des clopinettes, une somme presque négligeable, rapportée au milliard d’euros d’investissement qu’a englouti ce temple de Baal du consumérisme, mais un trésor inestimable pour les ouvriers bafoués. Et c’est leur dû, tout simplement. Les entreprises concernées sont aux abonnés absents depuis le début de l’affaire. Le propriétaire du Mall of Berlin se lave les mains.

Manifestation contre les salaires impayés du Mall de la Honte à Potsdamer Platz © Berliniquais
Manifestation contre les salaires impayés du Mall de la Honte à Potsdamer Platz.   © Berliniquais

Samedi 6 décembre 2014, une éclaircie, la première après des jours de brouillards givrants et de pluies verglaçantes, égaye le ciel de Berlin et redonne du courage à ses habitants transis de froid. En ce samedi ensoleillé de la Saint-Nicolas, la frénésie des achats de Noël monte d’un cran, mais pas pour tout le monde. Des milliers de Berlinois et de touristes, oublieux des protestations des migrants de Transylvanie juste devant leurs yeux, se pressent entre les devantures pour assouvir leur soif de consommation. Dans la cohue, la première grande manifestation d’environ 500 personnes, des ouvriers roumains, soutenus par des syndicalistes et des militants de gauche, passerait complètement inaperçue, si elle n’était pas escortée par un lourd dispositif policier. Le cortège fait le tour du pâté de maisons autour de Mall of Berlin, jusqu’à Potsdamer Platz. « Mall de la honte, paye tes ouvriers », scandent les manifestants. Un badaud observe le remue-ménage quelques instants, lit en diagonale le tract du syndicat FAU qu’un sympathisant vient de lui donner, avant de le jeter dans la poubelle la plus proche et de poursuivre son magasinage, indifférent à la lutte qui se joue devant lui. La scène se répète encore et encore. Qui se soucie des problèmes de quelques douzaines de maçons moustachus des Carpates, après tout?

La classe politique berlinoise a réagi avec sa médiocrité et sa pusillanimité habituelles, en la personne de Dilek Kolat, la « sénatrice » (en gros, la ministre) chargée du travail au gouvernement régional de Berlin. « Ce serait un scandale pour notre ville que des ouvriers du bâtiment ne soient pas payés après des mois de travail », s’est-elle contentée de déclarer à la télévision publique régionale RBB. Personne pour taper du poing sur la table contre ces patrons-voyous qui imposent à leurs employés des semaines de 60 heures, personne pour condamner les pratiques de ces entreprises qui importent des bagnards étrangers et les exploitent au mépris du droit du travail allemand, alors qu’il y a trois millions de chômeurs en Allemagne. Les politiciens préfèrent pourfendre à longueur de journée « les immigrés qui viennent profiter de la protection sociale en Allemagne », c’est nettement plus vendeur et ça fait les choux gras de la presse de caniveau.

À Potsdamer Platz, les manifestants s’époumonent, dans l’indifférence générale. Et les passants, plutôt que de se demander s’ils ne seront pas bientôt remplacés eux aussi par de la main-d’oeuvre corvéable à merci à 5 € de l’heure en toute illégalité, se pressent sans états d’âme dans les galeries illuminées et bariolées. Un policier désoeuvré accepte de bonne grâce de prendre en photo d’avenantes touristes d’Europe de l’est. Un jeune homme blond tend machinalement un prospectus à Gioni. L’ouvrier plisse le front, se donne du mal pour déchiffrer le message en allemand. Puis il lève les yeux au ciel et laisse échapper un rire jaune, avant de me tendre le flyer avec un profond soupir de dépit : il s’agit d’un tract publicitaire annonçant l’ouverture prochaine d’un magasin d’accessoires « design » pour smartphones et tablettes dans le Mall of Berlin.

Et vous, amis berlinois : et si, vous aussi, vous boycottiez le Mall de la honte ?

Une photo souvenir du Mall of Shame, monsieur l’agent? © Berliniquais
Une photo souvenir du Mall of Shame, monsieur l’agent? © Berliniquais


Voilà l’Écosse qui se casse (ou pas)

J-1 avant le référendum d’indépendance en Écosse. S’en ira, ou s’en ira pas ? Le suspense est à son comble. Dans la matinée du vendredi 19 septembre, on saura enfin si le pays de Braveheart va mettre fin à son union avec l’Angleterre, son voisin du sud et ancien ennemi, auquel il s’est rattaché à contrecœur il y a 307 ans. Le mariage de raison entre les deux nations a certes fêté cinq fois ses noces de diamant, mais il pourrait bien se terminer par un retentissant divorce, malgré tout.

Pourquoi je vous parle de tout ça ? Je n’ai pas vraiment d’attaches personnelles avec l’Écosse, un pays que j’ai seulement découvert lors d’un séjour tout ce qu’il y a de plus touristique il y a quelques années, où j’ai sacrifié à la croisière sur les eaux noires du Loch Ness et visité tous les attrape-touristes dignes de ce nom au nord du mur d’Hadrien. Pourtant, je me passionne pour la question de cette (de moins en moins) hypothétique indépendance depuis très longtemps. Il faut dire que, bien que les médias non écossais, même (et surtout) les médias anglais, ne semblent avoir découvert l’imminence de ce référendum d’autodétermination qu’il y a un mois ou deux, le vote historique qui aura lieu jeudi est l’aboutissement d’un long processus démocratique qu’on peut résumer ainsi :

En 2007, le Parti national écossais, le SNP d’Alex Salmond, prenait le pouvoir en Écosse. C’était déjà une première, mais les nationalistes ne disposaient pas de la majorité. Lors de la campagne électorale suivante, en 2011, Alex Salmond avait promis que si le SNP obtenait la majorité au Parlement d’Édimbourg, il organiserait un référendum d’indépendance au cours de son mandat de premier ministre, donc avant 2015. « Chiche », ont répondu les électeurs écossais, à qui on ne la fait pas : ils ont réélu le SNP, cette fois avec une confortable majorité. Alex Salmond n’a pas eu d’autre solution que de tenir la promesse phare de son programme électoral… Et voilà comment, de fil en aiguille, on en est arrivé là.

Cet été, je suis allé voir de plus près ce qui se passe. Voici quelques témoignages que j’ai recueillis, à Glasgow, à Édimbourg, à Aberdeen et ailleurs dans le pays.

Elsie, à Aberdeen : « L’indépendance, c’est bon pour les esprits romantiques »

À Aberdeen, le grand port pétrolier sur la mer du Nord et troisième ville du pays, le soleil ne brille pas très souvent. Alors quand il daigne se montrer, Elsie aime à s’asseoir sur un banc face à l’interminable plage, à profiter du grand air et du bruit des vagues. Originaire du Ghana, cette sage-femme à la retraite a élu domicile dans la capitale pétrolière en 1969, et elle s’est mariée à un Anglais. Ensemble, ils ont élevé un fils qui travaille maintenant en Angleterre.

Ecosse 1 - Elsie Aberdeen
Elsie, les cheveux au vent à Aberdeen, votera « non ». © Berliniquais

« Qui va payer ma retraite, si on devient un pays indépendant ? La population écossaise est plus âgée que la moyenne britannique, et on a beaucoup de bénéficiaires des allocations sociales. Les diplômés s’en vont à Londres. Et puis, Aberdeen est une ville très chère, avec l’économie pétrolière. L’hôpital a du mal à recruter, voire à garder son personnel. Ce n’est pas l’indépendance qui va résoudre tous ces problèmes. Pour moi, c’est non », assène l’Afro-Écossaise d’un ton décidé. « L’indépendance, c’est bon pour les esprits romantiques, les gens qui ne réfléchissent pas avec leur tête. Les réserves de pétrole diminuent – et c’est avec ça qu’on est censé financer le système de santé ? Salmond n’est vraiment pas réaliste dans toutes ses promesses. Et puis la question de la monnaie n’est toujours pas réglée. À quoi ça rime, une indépendance avec la Banque d’Angleterre qui fixe nos taux d’intérêt ? »

Sophie  : « L’indépendance va remettre en question notre appartenance à l’UE »

À 22 ans, Sophie Mac Donald se consacre à plein temps à la campagne pour le « non » à l’indépendance. Titulaire d’une licence (en fait, d’un Bachelor of Science) de biologie à l’université d’Édimbourg, la jeune femme a décidé, à l’été 2013, de faire « une pause d’un an » pour s’engager totalement pour la sauvegarde de l’Union. Heureusement, elle a décroché un job dans l’organisation « Better Together », l’alliance des trois principaux partis britanniques contre le projet d’indépendance écossaise. D’ailleurs, son engagement n’a rien de surprenant, car elle est membre du Scottish Labour, le Parti travailliste d’Écosse, unioniste. « Mais quand j’étudiais encore à Édimbourg, la campagne pour le référendum avait déjà commencé. Et là, je travaillais bénévolement six heures par semaine pour Better Together ».

À Aberdeen, Sophie MacDonald travaille à plein temps pour le «non»
À Aberdeen, Sophie MacDonald travaille à plein temps pour le «non».

Son CDD avec « BT » dure jusqu’en octobre. « Je pense que l’Écosse doit rester au sein du Royaume-Uni, car il faut voir les choses en grand. En faisant partie d’un plus grand ensemble, on a tout simplement plus d’opportunités de carrière, par exemple. Je crois que l’Écosse devrait jouir d’une plus grande autonomie régionale, davantage de dévolution, par exemple nous devrions avoir plus de pouvoirs en matière de collecte de nos impôts. Je veux une autonomie accrue, oui, mais pas l’indépendance, qui va remettre en question notre appartenance à l’Union européenne ».

Derek : « Je vote « oui » pour qu’on soit enfin débarrassé des armes nucléaires »

Ecosse 3 - Derek Wildman Glasgow
Derek Wildman compte bien voter «oui»… mais pas vraiment pour que l’Écosse devienne indépendante.

Dans le brouhaha de la gare centrale de Glasgow à l’heure de pointe, Derek Wildman tient à s’exprimer en français. Sous ses allures de paisible retraité, la colère bout: Derek est très remonté contre la présence de l’arsenal atomique britannique en Écosse, notamment les sous-marins nucléaires du système baptisé « Trident », stationnés à la base de la Royal Navy à Faslane, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Glasgow. « Il y a d’abord eu le programme Polaris, qu’ils ont lancé en 1962, ensuite on a eu le système Trident. Le Royaume-Uni devrait se débarrasser de ce système de défense. Ni Harold Wilson [premier ministre de 1974 à 1976], ni Tony Blair n’ont fermé la base militaire. Ce sont nos impôts qui payent tout ça, et ça coûte des milliards. Tout ça pour quatre sous-marins qu’on n’a même pas le droit d’utiliser sans la permission des Américains. Moi, je compte fermement voter oui. Non pas parce que je souhaite vraiment que l’Écosse devienne indépendante, mais parce que si on est très nombreux à voter oui, cela obligera le gouvernement britannique à fermer la base de Faslane. C’est le seul moyen de pression dont on dispose pour forcer Londres à nous écouter. Il faut vraiment que le peuple écossais donne un grand coup de pied dans la fourmilière. Mais je ne suis pas convaincu que le « oui » gagnera ».

Jasmin et Vicky : « Londres fait de la politique pour les riches »

Sur City Square, la place de la mairie de Dundee, deux jeunes femmes profitent des frais rayons du soleil de midi. Dundee, ancien port baleinier à l’embouchure de la rivière Tay, est aujourd’hui la quatrième ville d’Écosse. « Nous sommes des yes-girls ! », s’exclament les deux amies, après m’avoir fait passablement tourner en bourrique et testé mes propres connaissances du sujet, avec un brin de malice. Elles sont étudiantes à Édimbourg et de passage dans leur ville natale. « Le débat sur l’indépendance tourne beaucoup autour de l’argent, de l’économie, de la monnaie. Pour moi, ce n’est pas ça le plus important », explique Vicky Main : « En fait, tant qu’on ne sera pas indépendant, on ne saura pas vraiment comment les choses tourneront. Mais ce qui est sûr, c’est que l’Écosse a un système éducatif plus démocratique que l’Angleterre. L’enseignement supérieur est plus accessible, moins cher. Notre société est plus solidaire, plus attentive aux droits des femmes. Nous voulons défendre cela ».

Vicky, à gauche, et Jasmin, à droite, sont des «yes-girls» et fières de l’être
Vicky, à gauche, et Jasmin, à droite, sont des «yes-girls» et fières de l’être.

Jasmin Watt fait du bénévolat à St. Catharine’s Convent of Mercy, un couvent de religieuses qui accueille les sans-abris d’Édimbourg. Elle rejette la politique de Westminster, qui s’attaque aux pauvres et a rogné les financements pour les structures caritatives comme « The Convent ». « Il y a des gens qui pensent que les indépendantistes écossais “détestent les Anglais”. Mais ce n’est pas du tout ça, en ce qui me concerne. Londres contrôle les finances et fait de la politique pour les riches. Je ne veux pas de ce type de société. Je préfère un modèle comme en Europe du Nord, par exemple. Avec de solidarité. Et tant pis s’il faut payer plus d’impôts pour cela. En Scandinavie, ça n’a pas l’air de leur poser problème ».

Carl, Angus et George, en kilt : « God save the Queen! »

Ils ont 17 ans et sont lycéens, mais ils ont le droit de participer au référendum d’autodétermination, ouvert à tout résident écossais de plus de 16 ans ayant fait la démarche de s’inscrire sur les listes électorales. Abrités de la pluie battante par une verrière, Carl Bacon, Angus Bale et George Telfer fument une cigarette devant le Grand Central Hotel de Glasgow, où ils participent au bal de fin d’année de leur lycée. Ils portent fièrement le kilt, en signe de leur scottishness (identité écossaise). Mais l’indépendance ? Très peu pour eux, merci. Il leur est même arrivé de distribuer des tracts pour la campagne du « non ». Carl Bacon : « Je vais voter « non ». J’ai grandi dans un pays qui s’appelle le Royaume-Uni, et je l’aime bien comme il est et j’ai envie de le garder ».

Carl, Angus & George - Glasgow
On peut tout à fait porter le kilt et se sentir avant tout britanniques, comme le prouvent Carl, Angus et George à Glasgow.

Angus Bale : « Moi je vote « non », parce que je suis un fan des Glasgow Rangers et que j’aime la Reine. God save the Queen! Mon père travaille dans l’armée et si l’Écosse devient indépendante, on n’aura plus besoin de son régiment et il se retrouvera sans emploi. Et ça, ce serait vraiment nul».

George Telfer : « Oui, on porte le kilt. On est écossais. Mais cela ne nous empêche pas d’être britanniques, dans un grand pays avec l’Écosse, l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Quoi qu’en dise Alex Salmond ».

Frances et Gordon Hill : «  Autour de nous on est contre l’indépendance »

À 45 kilomètres à l’ouest de Glasgow, sur l’embouchure de la Clyde, la ville de Helensburgh est une petite station balnéaire coquette, un lieu prisé des Glaswegiens en goguette. C’est aussi là que se situe HMNB Clyde, « la base navale de Sa Majesté sur la Clyde » – couramment appelée Faslane – , qui abrite les sous-marins nucléaires du dispositif de dissuasion baptisé « Trident ». L’arsenal déployé à Helensburgh, si près de la plus grande ville du pays, agit comme un repoussoir pour toute la gauche écossaise qui, à l’instar du retraité Derek Wildman, voit dans l’indépendance un moyen de se débarrasser de Trident. Mais à Helensburgh, la population est habituée au voisinage des sous-marins de HMNB Clyde, et voit les choses différemment. Gordon Hill : « La base militaire est là pour nous protéger. Bien sûr, il y a plein de gens qui sont contre. Il y a ce camp d’opposants à la base, qui s’est installé il y a très longtemps, plus de vingt ans. Ils veulent que le gouvernement démantèle la base, ou alors la déplacer. Mais pour la mettre où ? Ce sont des doux rêveurs. La base militaire ne bougera jamais. Ici, à Helensburgh, on vit très bien avec. Dans notre entourage, personne n’y trouve rien à redire. Vous savez, pour nous c’est une réserve d’emplois : les mécaniciens, les travaux de réparation… je crois bien que Faslane génère plusieurs milliers d’emplois dans la région. Il faut vraiment être malade pour vouloir fermer la base navale ».

Ecosse 6 - Gordon & Frances Hill - Helensburgh
À Helensburgh, Gordon et Frances Hill aiment se savoir protégés par les sous-marins nucléaires, «si jamais Poutine venait à attaquer».

Frances Hill : « On est à la retraite. C’est le gouvernement britannique qui nous permet de percevoir nos retraites. Nous sommes mieux ensemble (better together) ».

Gordon Hill : « Moi je suis prêt à parier que c’est le « non » qui va passer. Tout le monde autour de nous est contre l’indépendance. Les sondages, c’est du vent. T’inquiètes pas Frances, je te dis que le « non » va gagner ».

Chris et Sarah, à Édimbourg : « Oui à l’indépendance, pour affaiblir l’impérialisme »

Ils sont jeunes, anglais, installés en Écosse depuis deux ans à peine. Et ils ne sont même pas sûrs de rester très longtemps du côté nord du mur d’Hadrien. Mais pour ces deux militants du Socialist Workers’ Party, l’engagement en faveur de l’indépendance écossaise va de soi. « Pour affaiblir l’impérialisme », récite Chris avec ferveur. Une fois par semaine, depuis le début de la campagne, ils participent aux soirées de démarchage en porte-à-porte organisées par la section locale de la campagne Yes Scotland. La campagne pro-indépendance est dominée par le SNP, le Parti national écossais du premier ministre Alex Salmond. Mais plusieurs petits partis de la gauche écossaise soutiennent le mouvement indépendantiste, dont les Verts, ainsi que le Socialist Workers’ Party, dont la traduction la plus fidèle du nom serait « Parti marxiste ouvrier ». C’est une coalition de circonstance, afin de rompre avec la politique d’austérité du Parti conservateur de David Cameron, à Londres, et de ses alliés unionistes, les travaillistes et les libéraux-démocrates.

Ecosse 7 - Chris Newlove & Sarah Bates
À Édimbourg, avec « Sarah la marxiste » et « Chris le rouge », il flotte comme un parfum de révolution d’Octobre sur le référendum écossais.

Deux heures par semaine, armés de leurs listes d’électeurs inscrits, de registres d’adresses, de leurs convictions politiques, de leurs tracts et d’une bonne dose de patience, Sarah et Chris frappent aux portes de la rue qui leur a été attribuée pour la soirée. « Au Royaume-Uni, le discours politique et l’opinion publique sont de plus en plus à droite, de plus en plus anti-immigrés. En Écosse, il est encore possible de combattre ces tendances populistes, mais ce sera plus facile dans une Écosse indépendante », soutient Sarah Bates. Pour Chris Newlove, « les milliards d’euros que le gouvernement gaspille avec Trident pourraient être investis dans l’éducation ou la santé. Même le Financial Times a dit qu’une Écosse indépendante sera un pays riche. Mais la question est de savoir si la population pourra bénéficier de cette richesse. Avec la politique actuelle, c’est sûr que non. Mais même le programme du SNP n’est pas assez audacieux, pas assez social. Salmond veut baisser les impôts sur les sociétés, il compte trop sur les dividendes du pétrole. Nous sommes pour l’indépendance écossaise, mais certainement contre la politique d’Alex Salmond ».

Grace et Gisèle, à Glasgow : « Nous les Africains, nous allons beaucoup souffrir »

Dans leur minuscule salon de coiffure afro au fond d’une petite galerie marchande glauque du centre de Glasgow, les clientes se font attendre. Qu’à cela ne tienne, Grace et Gisèle tuent le temps en échangeant quelques ragots. Fuyant les insupportables relents de gras et de friture qui empoisonnent l’atmosphère confinée du centre commercial, je me réfugie dans leur petit salon de beauté. Quel bonheur, cette odeur de produits capillaires ! Grace Oshaku vient du Nigeria, elle vit à Glasgow depuis 7 ans. Elle n’a pas encore la nationalité britannique, mais en tant que citoyenne d’un pays du Commonwealth, elle a le droit de prendre part au référendum. « Je voterai pour l’indépendance. Si l’Écosse peut se gouverner elle-même, alors elle doit saisir sa chance ».

À Glasgow, Grace est convaincue que l’indépendance est une solution contre le chômage. Son amie Gisèle est de l’avis contraire
À Glasgow, Grace est convaincue que l’indépendance est une solution contre le chômage. Son amie (et patronne) Gisèle est de l’avis contraire.

Gisèle est congolaise. Elle vit en Écosse depuis dix ans, et est naturalisée britannique. Pour elle, l’indépendance écossaise, c’est hors de question. Elle s’explique dans un curieux franglais, hésitant mais déterminé. « Je voterai « non ». Il y a beaucoup d’injustices ici en “Scotland” qu’il n’y a pas en “England”. Si les indépendantistes gagnent, nous les Africains, nous allons beaucoup souffrir. Dans ce cas, je préfère carrément déménager en “England”. Il y a beaucoup de discriminations au travail, dans les transports, dans le logement. Ici à Glasgow il n’y a pas beaucoup de boulot. Les chômeurs, ils me disent des choses comme “go back to your jungle”. L’indépendance écossaise, ça ne m’intéresse pas. »

Gisèle dans son salon de coiffure à Glasgow. Elle a dû «batailler ferme» pour l’ouvrir.
Gisèle dans son salon de coiffure à Glasgow. Elle a dû «batailler ferme» pour l’ouvrir.

Sarah Patterson, à Glasgow : « Je ne veux pas faire partie d’un Royaume-Uni gouverné par l’UKIP »

Sarah est originaire d’Aberdeen, mais c’est à Glasgow qu’elle gère un restaurant. La jeune femme a grandi à Jersey et en Nouvelle-Zélande, avant de regagner son pays natal il y a sept ans. « Je suis pour l’indépendance. Pour moi, ça n’a aucun sens que nous n’ayons pas le droit de gouverner notre propre pays. Bien sûr, nous avons un Parlement régional à Édimbourg, mais c’est Westminster qui prend toutes les décisions importantes. Et Westminster ne s’intéresse réellement qu’à ce qui se passe à Londres et dans le sud de l’Angleterre. L’Écosse, et même le nord de l’Angleterre, ça ils s’en fichent. Pendant longtemps, les sondages donnaient le « non » largement gagnant. Mais maintenant, c’est serré. J’ai toujours cru que c’était possible. Les gens voient ce qui se passe en Angleterre : les Anglais votent de plus en plus pour UKIP [le Parti populiste europhobe arrivé premier aux dernières élections européennes]. C’est complètement ridicule que les gens votent en masse ce genre de parti politique. Ça montre bien que politiquement, les Anglais et les Écossais n’aspirent pas à la même chose. Je ne veux pas faire partie d’un Royaume-Uni qui sera peut-être gouverné un jour par UKIP ».

Dans le parc de Kelvingrove, à Glasgow, Sarah Patterson critique le populisme et l’europhobie des Anglais.
Dans le parc de Kelvingrove, à Glasgow, Sarah Patterson critique le populisme et l’europhobie des Anglais.


Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais : Mondoblog 2014 a besoin de vous !

Cher ami antillais,

Que tu sois de la Martinique ou de la Guadeloupe, c’est à toi que je parle sur ce ton cavalier fraternel. Oui, toi. Et à toi aussi, ami guyanais, bien que tu ne sois pas antillais à proprement parler et que tu sois peut-être un tantinet chatouilleux sur cette épineuse question identitaire. (Entends-tu le bruit imperceptible des oeufs qui menacent dangereusement de craquer sous mes pieds prudents et mal assurés?) Bref, ne nous égarons pas. Un jour, peut-être, nous réglerons ce malentendu, mais pas aujourd’hui.

We Need You For RFI MondoblogLa grande famille RFI Mondoblog recrute de nouveaux membres pour la prochaine saison. Et c’est maintenant que ça se passe ! Mondoblog, est-il vraiment nécessaire de le rappeler, c’est depuis 2010 la plus grande plateforme de blogs francophones dans le monde. Nous sommes quelques centaines, aujourd’hui 350 selon les chiffres sanctionnés par les Grands Chefs, à bloguer dans la langue de Molière, et approximations plus ou moins réussies, aux quatre coins de notre planète résolument sphérique. On y retrouve tous les profils, toutes les origines, et tous les sujets, abordés librement dans le style propre à chaque auteur. C’est vraiment un projet captivant. Mais qui sommes-nous? Voici un petit aperçu :

Daye, étudiant guinéen installé à Montréal, affectionne particulièrement la politique internationale. Ceux qui l’ont rencontré voient d’ailleurs en lui un futur Obama (et certains prennent ça pour un compliment, mais là n’est pas la question). Jule, jeune diplômée d’école de commerce originaire du sud de la France, se destine à une carrière d’écrivain et nous esquisse au fil de ses billets le portrait d’un Berlin très littéraire, très personnel, mais où chacun(e) se reconnaît malgré tout. Serge, ah, Serge… plus prolifique que Balzac, plus éclectique que Goethe, plus humaniste qu’Érasme, notre universitaire congolais du Nordeste brésilien est l’éminence grise de Mondoblog. Il y a Babeth, Abidjanaise à la repartie redoutable, dont les « Humeurs Nègres » dissèquent les travers de la société ivoirienne avec une plume assassine, mais si tendre dans le fond. Stéphane le Mauricien est un globe-trotteur : après Madagascar puis la Réunion, il a posé ses valises au Népal et livre son regard sur la vie culturelle à Katmandou. C’est grâce à lui qu’Isabelle, journaliste réunionnaise, a rejoint les Mondoblogueurs l’an dernier. Elle « montre les bras » de l’île intense sous de multiples facettes : culture, gastronomie, activité volcanique au Piton de la Fournaise, quelques portraits saisissants. Un régal. David, lui, est un Togolais qui enseigne le marketing à Bamako et écrit des romans. Son « pleurer-rire » africain est d’une très grande qualité littéraire, mais pas seulement. Ahlem, la Casaouie, croque un Maroc à la fois réel et imaginaire dans ses Folles Histoires improbables et burlesques, tandis que Marine, elle, son truc c’est le dessin. Johnny est un rescapé de l’affreuse guerre civile qui continue d’ensanglanter la Centrafrique. Il continue de parler de son pays depuis Paris où il a trouvé refuge grâce aux journalistes de RFI. Exilé d’un autre genre, Arthur est un trentenaire français sur l’île Christmas, minuscule dépendance australienne perdue au milieu de l’océan Indien, un « paradis » tropical tout relatif où les crabes, omniprésents, sont encore plus nombreux que les Dacia Duster sur les routes de Martinique (c’est dire!). Mais il y a aussi des Belges, des Camerounais et des Camerounaises en très grand nombre, des Béninois, des Tunisiennes, une flopée d’Ivoiriens (presque aussi nombreux que les crabes de l’Île Christmas), des Basques, des Maliens, des Comoriens, des Canadiens, des Sénégalais, des Haïtiens, des Tchadiens… et des centaines d’autres, que je ne parviendrai pas à présenter individuellement, même si ce n’est pas l’envie qui manque.

Les Mondoblogueurs à Grand-Bassam près d'Abidjan en mai 2014. Photo: Arthur Floret
Les Mondoblogueurs à Grand-Bassam près d’Abidjan en mai 2014. Photo: Arthur Floret

Et la communauté antillo-guyanaise dans tout ça ? Eh bien elle est réduite à la portion congrue. Pour l’instant, nous sommes seulement trois : à part moi, il y a Mylène, qui partage depuis Pointe-à-Pitre sa passion pour la Caraïbe, sa culture, sa politique, son économie, et Axelle, qui, à cheval sur Haïti, la Guadeloupe et la métropole, porte haut les couleurs de son Petit-Canal natal. Certes, la qualité est au rendez-vous, bien évidemment (hum, hum), mais c’est bien maigre. Et on dirait que les choses ne risquent pas de s’arranger.

Depuis un mois, le recrutement des 150 nouveaux blogueurs bat son plein. Alors que j’aide à sélectionner les candidats, je n’ai encore vu aucun Antillais, aucun Guyanais pointer son nez. Pourtant, nous avons tous à gagner à accueillir plus d’Antillais (et peut-être enfin notre premier Guyanais?) au sein de la famille Mondoblog : ceux d’entre nous qui ont une passion pour l’écriture, le dessin ou la vidéo trouveront sur cette plateforme un public attentif sur tous les continents, avide de notre regard sur les Antilles, sur la Guyane ou sur n’importe quel sujet de notre choix.

Et puis, Mondoblog, disons-le, c’est plus qu’une simple communauté en ligne : à force de se lire, on finit par se connaître virtuellement et par s’apprécier à distance, et puis une fois par an, on se rencontre quelque part en Afrique, généreusement invités par Radio France Internationale pour une semaine de formation au journalisme en ligne avec de grosses pointures de RFI, France 24, Reporters sans frontières et bien d’autres. J’ai découvert Dakar l’an dernier et Abidjan cette année. Et surtout, j’ai rencontré des gens formidables, inoubliables, que je n’ai quittés qu’à regret.

Grégoire de Reporters sans Frontière anime un atelier - Mondoblog Abidjan 2014 - Photo: Berliniquais
Grégoire Pouget de Reporters sans frontières anime un atelier de sécurité informatique, Manon Mella de RFI le couve du regard – Mondoblog Abidjan 2014 – Photo: Berliniquais

Pour Mondoblog 2014, le recrutement est ouvert jusqu’à ce dimanche, 10 août. Plus que deux jours ! Oui, je reconnais que c’est court et que j’ai lancé cet appel un peu tard. Mais, ami martiniquais(e), ami(e) guadeloupéen(ne), ami(e) guyanais(e), si tu hésitais jusqu’ici à créer ton blog, ta plate-forme pour t’exprimer, c’est le moment. Si tu as la fibre numérique et l’envie de t’exprimer, remplir ce formulaire d’inscription, et écrire un petit texte d’une longueur limitée à 4 500 signes, soit une page Word en Times New Roman taille 12, c’est vraiment anecdotique. Deux heures suffisent à peine – avec un peu d’inspiration (et de talent). Un investissement ridicule, au regard de la récompense à la clé.

Ami martiniquais, ami guyanais, ami guadeloupéen, n’attends plus : empare-toi hic et nunc de ton clavier, de ta vieille Remington, de ta plume d’oie ou de ta tablette d’argile, et envoie-nous ta candidature. Tu ne le regretteras pas.

De toute façon, dehors, dehors il fait trop chaud, il y a des moustiques et le chikungunya.

Amitiés,

Berliniquais

N’hésite pas à m’écrire à l’adresse berliniquais@gmail.com pour tout conseil concernant ta candidature. Je tâcherai de répondre au plus vite

Abou et Cléa bossent dur sur la plage de Grand Bassam - Mondoblog Abidjan 2014 - Photo: Berliniquais
Abou (blogueur ivoirien) et Cléa (de Reporters sans frontières) bossent d’arrache-pied sur la plage de Grand-Bassam lors de la formation Mondoblog Abidjan 2014 – Photo: Berliniquais


Boko Haram, les esclaves et la Calebasse parlante

« Article 44. – Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels entrer en la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers sans préciput ni droit d’aînesse, ni être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni aux retranchements des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort ou testamentaire. »
Le Code noir, 1685-1848.

Il y a plusieurs semaines, à la mi-avril, un détachement de soudards de la secte crapulo-islamiste Boko Haram commettait un nouveau crime insensé dans leur territoire de prédilection au nord du Nigeria, une région habituée de longue date à leurs attaques sanglantes, plus régulières encore que les bourrasques arides et poussiéreuses de l’harmattan pendant la saison sèche. Mais cette fois, au lieu de de piller, de saccager, de torturer et d’un sang impur abreuver leurs sillons comme de routine au nom de leur « foi », ils kidnappèrent, par centaines, des élèves d’un internat de jeunes filles. Quelques semaines plus tard, ils annonçaient leur intention d’« épouser » leurs juvéniles captives, ou alors peut-être de les réduire en esclavage, ce qui dans le fond revient à peu près au même.

#BringBackOurGirls © Gwendolen sur Flickr
#BringBackOurGirls             © Gwendolen sur Flickr

Alors, l’inconcevable se produisit : au lieu de se contrefoutre éperdument des malheurs des Nigérians comme à l’accoutumée, le reste du monde s’émut du sort des jeunes disparues et fit cause commune avec leurs parents angoissés.

#BringBackOurGirls, s’époumonèrent, scandèrent, hashtaguèrent, retweetèrent, likèrent ou placardèrent des milliers de quidams ou de célébrités de par le monde, depuis les salons lambrissés de la Maison Blanche jusques aux ruelles défoncées de Bamako (même si dans ces dernières le Mondoblogueur David Kpelly a cru déceler plus qu’une pointe d’hypocrisie, mais ne nous éparpillons pas). Le monde entier, à l’unisson, fit savoir son écœurement et son indignation face à ce nouveau crime abject des nihilistes de Boko Haram. Ou plutôt…

Le monde entier ? À l’unisson ? Pas tout à fait, car quelque part en France, un ancien ministre aux joues bien rondes et aux idées creuses, comme une belle calebasse évidée avec soin, laissa éclater publiquement sa satisfaction à contre-courant de la vague de solidarité internationale et n’hésita pas à exploiter le rapt, décidément bien opportun, pour réaliser un hypothétique gain politique.

« L’enlèvement par secte Boko Haram rappelle que l’Afrique n’a pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage #Déculpabilisation », jubila sans retenue le député de la 11e circonscription des Français de l’étranger sur Twitter.

Puis, dans un communiqué, Thierry Mariani précisa son propos, pour les difficiles de la comprenette :

« Ma réaction sur Twitter est simplement le rappel d’une vérité historique. En effet, l’esclavage en Afrique est une pratique qui remonte bien avant l’arrivée des Occidentaux. »

Ah, la belle âme chevaleresque que voilà. Pérorer avec un tel aplomb sur des « vérités historiques » hors sujet depuis son fauteuil en velours capitonné pour marquer des points sur le dos de ces centaines de jeunes filles séquestrées au fin fond de la forêt par une meute de cinglés incultes et fanatiques, c’est le summum de la compassion. L’élégance, le raffinement, la pudeur sont après tout des valeurs bien françaises, pourrait se gargariser notre Calebasse cravatée, chantre des questions d’identité nationale chères à son mouvement de la Droite populaire.

Une calebasse des Caraïbes, ronde, lisse, et toxique. © Damien Boilley Flickr
Une calebasse des Caraïbes, ronde, lisse, et hautement toxique. Décidément, le parallèle est saisissant. © Damien Boilley sur Flickr

Passons outre, par ailleurs, cette péremptoire leçon d’histoire africaine de la part d’une groupie d’un certain président français qui, pour sa part, attendait toujours, en 2007, l’entrée du continent et de « l’homme africain » dans l’histoire… Ce qui m’interpelle, c’est cet empressement du politicard à « déculpabiliser ». Et puis d’abord, à déculpabiliser qui, au juste ? Les « Occidentaux », dit-il. Mais lesquels ? Ceux d’aujourd’hui ? Ceux d’il y a 200 ans ? La civilisation occidentale dans son ensemble et dans sa continuité depuis Christophe Colomb et Pierre Belain d’Esnambuc jusqu’à son tweet du 7 mai ?

Il est absurde et futile de vouloir attribuer une quelconque culpabilité aux Européens de 2014 (même quand ils s’appellent Thierry Mariani et sont capables de réduire toute l’Afrique aux va-nu-pieds sanguinaires de Boko Haram) pour les crimes esclavagistes commis jusqu’au milieu du XIXe siècle par une infime poignée de leurs ancêtres. Les vrais coupables, eux, les négriers d’antan, sont morts de leur belle mort il y a des lustres. Sont-ce eux que l’ancien ministre souhaite absoudre à titre posthume, en raison de l’enlèvement des lycéennes de Chibok et des velléités esclavagistes de leurs ravisseurs ? De là à le penser, il n’y a qu’un tout petit pas. Moins que ça : tout au plus une légère flexion des orteils. Que dis-je ? Un imperceptible frémissement de la voûte plantaire suffit amplement. « Cessez donc de nous bassiner avec vos vieilles histoires d’esclavage, les Noirs, puisque vos ancêtres ont fait pareil avant “nous” et ne valent pas mieux que Boko Haram, et “déculpabilisons” une bonne fois pour toutes feu les esclavagistes coloniaux, paix à leur âme », est le message porté sans complexe par le député à la morale plus élastique que la sève de l’hévéa congolais (celui que le colonisateur belge exploita avec un humanisme sans égal).

Rond, lisse et toxique : Thierry Mariani en 2011. © Cmburns Wikimedia Commons
Rond, lisse et toxique : Thierry Mariani en 2011.  © Cmburns sur Wikimedia Commons

Raisonnement imparable ! Net et sans bavure ! Nous sommes tous plus ou moins des ordures et donc les fautes commises par les uns absolvent automatiquement les péchés des autres. Votre famille est fan du Führer de génération en génération, votre arrière-grand-oncle collabo a fini maton à Bergen-Belsen et du coup vous n’êtes jamais convié à la fête des voisins ? Déculpabilisez enfin : l’Europe n’a pas attendu les nazis pour inventer l’antisémitisme, les pogroms anti-juifs, ni même les camps de concentration, un concept que nous ont légué les Britanniques en Afrique du Sud. Et toc. Vous êtes Hutu et avez eu la main lourde avec la machette il y a vingt ans au pays des Mille collines ? Ne vous mettez plus martel en tête : d’autres ont commis des génocides aux quatre coins de la planète, bien avant que votre grand-père ne soit de ce monde. Vous avez des tendances pédophiles et votre idole s’appelle Marc Dutroux ? Ne soyez plus accablé de remords : tous ces faits divers sordides dont nous abreuvent les médias au quotidien sont là pour nous rappeler que beaucoup d’enfants (le terme consacré est « mineurs » ou tout simplement « jeunes »), loin d’être de petits anges innocents, sont des criminels accomplis, qui terrorisent leurs professeurs, leurs camarades de classe, et les petites mamies qui votent FN. La liste des déculpabilisables est bien longue…

Attention, ceci n’est pas un nègre. © Amber & Eric Davila sur Flickr
Attention, ceci n’est pas un nègre. © Amber & Eric Davila sur Flickr

Mais on me susurre que l’intention de Thierry Mariani n’était pas de prôner l’amnistie générale pour les nazis, les génocidaires et les pédophiles, mais « seulement » de s’attaquer à peu de frais à la commémoration de l’esclavage en France, grâce aux crimes bien commodes de Boko Haram, son allié de circonstance. Puisque l’Afrique a toujours été esclavagiste, alors oublions que la France a attendu jusqu’en 1848 pour abolir un texte de loi donnant à ses nègres le statut de « meubles » (des meubles qu’il convenait néanmoins de baptiser dans la religion « catholique, apostolique et romaine », contrairement à votre étagère Expedit, à votre lit Malm et à votre fauteuil Poäng). Toujours la même rengaine des amnésiques et des apologistes du colonialisme. On connaît la chanson. On connaît le karaoké, comme l’a dit Christiane Taubira face aux chœurs des aboyeurs du camp de Mariani qui, devant un aréopage de ministres qui ne chantent pas la Marseillaise, ont choisi de s’en prendre, comme par hasard, à la seule noire du groupe.

Mais, Monsieur Mariani, savez-vous que point n’est besoin de réhabiliter les négriers coloniaux si chers à vos yeux ? Et pour cause : après l’abolition de l’esclavage, aucun négociant, aucun propriétaire d’esclaves n’a été condamné pour ses méfaits, ni de son vivant, ni post mortem, ni même de façon symbolique. Bien au contraire : ils ont tous été généreusement indemnisés par la France, mais aussi par la Grande-Bretagne, pour le « préjudice » qu’ils ont subi, parce qu’on les a dépossédés de leur « mobilier », de leur cheptel, voyez-vous, comme un éleveur du Vercors se fait rembourser par tête de bétail après une attaque du loup sur son troupeau de brebis. (Les nègres affranchis, eux, n’ont pas eu droit à un kopeck de dédommagement pour leurs années de calvaire et de servitude, cherchez l’erreur.)

Donc juridiquement, les colons et les négriers du temps jadis, que vous vous évertuez à déculpabiliser, loin d’être coupables, loin d’être des criminels, sont des victimes, Monsieur Mariani, d’innocentes victimes du « droit-de-l’hommisme » et de la « bien-pensance » que vous pourfendez avec une admirable constance, des victimes légalement reconnues de l’égalitarisme et des idéaux républicains que vous et vos acolytes du FN et de la droite populiste foulez aux pieds sans vergogne à longueur de journée : réjouissez-vous !

Allez, cela vaut bien un petit tweet à la santé de Boko Haram, n’est-ce pas ?

Ce 22 mai, la Martinique commémore comme chaque année l’abolition de l’esclavage.


Les multiples vies d’un ancien soldat est-allemand

Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014.
Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014. ©Berliniquais

Je me rappelle très bien la première impression que m’a faite Roland quand je l’ai rencontré au journal. Chaussé de ses éternelles sandales de rando kaki qui laissaient paraître à leurs ouvertures ses non moins inséparables chaussettes noires, il assumait, avec une parfaite décontraction, le cliché de l’Allemand provincial d’un certain âge qui n’a que faire des canons de l’élégance pourvu qu’il soit à l’aise dans ses pompes, au sens littéral. Il se met à son aise, et autour de lui on se sent rapidement à l’aise : il est l’un de ces gars sympathiques avec qui le courant passe facilement, même quand on a toutes les peines du monde à comprendre son fort accent brandebourgeois à débiter à la hache lorsqu’il marmonne dans sa moustache. Roland est caméraman pour l’équipe vidéo de la Märkische Oderzeitung, le journal de Francfort-sur-l’Oder et de toute la région du Brandebourg oriental, le long de la frontière avec la Pologne, et ses collègues jugent qu’il fait du sacrément bon boulot. Il se raconte d’autres choses sur lui, notamment qu’il a eu un destin singulier : à l’époque de la RDA, Roland a fait son service militaire en tant que gardien du Mur de Berlin. Bien que je le connaisse à peine, j’ai décidé de l’aborder et de l’interroger, tout simplement..

Quel âge lui donner ? Difficile à dire au premier abord. Roland a la voix presque chevrotante d’un vieux monsieur, d’un papy gâteau qui a pris sa retraite voilà une paire de décennies, et sa diction indistincte, brouillonne, presque bougonne, n’arrange guère les choses. Son allure est nettement plus jeune que cette étrange voix de vieillard, et son visage est celui d’un quinquagénaire encore en pleine forme. Quant à ses yeux, derrière leurs verres fumés, ils pétillent d’une étonnante jeunesse. Cela m’a donc étonné d’apprendre qu’il fêtera ses 60 ans le mois prochain. Il pourrait en avoir vingt de moins, ou dix de plus. Roland Egersdörfer est né en juin 1954 à Angermünde, une petite ville à mi-chemin entre Berlin et la côte baltique. Deux ans plus tard, sa famille s’installait à Francfort-sur-l’Oder, à la frontière avec la Pologne : une ville qu’il n’a jamais quittée durablement, sauf à une époque déterminante de sa vie.

« La Lune m’était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest »

Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974
Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974 © Roland Egersdörfer

De 1974 à 1976, Roland est enrégimenté à Berlin pour effectuer son service militaire obligatoire, d’une durée de deux ans et demi : ça ne rigole pas de ce côté-ci du Rideau de fer. D’ailleurs, il est précisément affecté à la surveillance de cette redoutable frontière, la plus étanche d’Europe, la plus meurtrière aussi : le Mur de Berlin. Cette affectation est un pur hasard. Six mois d’entraînement seront suivis de deux ans au Grenzregiment 33. Roland est en poste à Bernauer Strasse, où se trouve aujourd’hui le principal mémorial du Mur. « C’était affreusement ennuyeux », se souvient-il aujourd’hui. « Des heures et des heures perché sur un mirador, à observer les deux murs parallèles et le no man’s land entre les deux. Et puis les rues et quelques immeubles, côté est et côté ouest. Il ne se passait jamais rien. » Dans le jargon mensonger du Parti unique, le Mur, érigé dans l’urgence en août 1961 pour enrayer l’hémorragie de citoyens est-allemands vers les lumières de l’ouest, est officiellement désigné sous le vocable martial d’antifaschistischer Schutzwall, la « barrière de protection » contre les « fascistes » occidentaux.

« Je n’ai pas mis longtemps à comprendre que tout ça, c’était des craques. Ce Mur ne nous “protégeait” d’aucun ennemi, car les gens de l’Ouest pouvaient le franchir sans trop de problèmes, beaucoup plus facilement que nous, en RDA. C’était nous qui étions enfermés, pas ceux d’en face. Je me suis dit que bien que l’Ouest ne soit qu’à 6 ou 7 mètres de mon poste de surveillance, je ne pourrais jamais y aller. Ce serait plus facile d’atteindre la Lune. Pour moi, la Lune était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest ».

Quinze ans après la construction de cette double structure de 160 kilomètres de long, surveillée par des milliers de soldats, les Allemands de l’Est avaient fini par comprendre que les tentatives de défection étaient beaucoup trop dangereuses à Berlin, et les risque-tout prêts à l’évasion à cet endroit se faisaient très rares. Mais parfois, il arrivait que l’un ou l’autre événement troublât l’assommante monotonie du quotidien des gardiens du Mur.

Roland se fait taiseux sur son emprisonnement à Hohenschönhausen, la geôle de la Stasi de sinistre mémoire, là où la redoutable police secrète s’occupait des prisonniers politiques avec une sollicitude toute particulière. Il m’avoue avoir été interné « une dizaine de jours » pour avoir laissé s’échapper un Berlinois qui avait pris tous les risques du monde au cœur de la nuit pour franchir la frontière en rampant le long des rails électrifiés de la ligne S-Bahn au-dessus du canal, près de Hauptbahnhof, l’actuelle gare centrale du Berlin réunifié. Mais il se raconte aujourd’hui que Roland a été incarcéré bien plus longtemps, au moins deux ans, pour avoir désobéi à la consigne qui imposait aux soldats du Mur d’abattre immédiatement tout fuyard. Hélas, discret sur ces épisodes, par pudeur probablement, et sans doute fatigué de raconter les mêmes histoires depuis 25 ans, il ne m’en dira rien. La BBC, la télévision russe, la télévision catalane, les chaînes allemandes, des historiens américains : depuis 1989, tout le monde s’arrache les récits et les anecdotes de Roland Egersdörfer, l’humble héros de Francfort-sur-l’Oder. J’arrive un peu tard.

1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer
1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer

Libéré de prison et rendu à la vie civile, Roland s’inventera carreleur, avant de parvenir à rejoindre la police ferroviaire est-allemande. C’est là que la réunification allemande le rattrape. L’unification des corps de police des deux Allemagne lui permet de se retrouver en poste une nouvelle fois à la frontière. Mais cette fois, plus de miradors déshumanisés et plus d’ordre de tirer pour tuer : il est chargé de la surveillance de la frontière avec la Pologne, en cette époque d’avant Schengen où Francfort était le dernier avant-poste oriental de l’UE. Roland pilote des hélicoptères, traque les clandestins et les trafiquants, avant de se lasser de la police et d’apprendre un nouveau métier, celui de caméraman. En 2001, un ami le persuade de rejoindre Frankfurter Fernseher, la chaîne de télé de la ville. Le canal local n’existe plus depuis belle lurette, mais Roland est resté journaliste caméraman, aujourd’hui à la Märkische Oderzeitung, où il forme une équipe de choc avec un jeune collègue de 24 ans à peine, qui n’a jamais connu le Mur.

« Cette frontière, je la ressens toujours »

Aujourd’hui, Berlin est la capitale réunifiée d’une Allemagne unie au centre d’une Europe où les frontières ont été abolies. Mais pour Roland, ce n’est pas si simple. L’infranchissable structure de béton armé a laissé sa marque, une invisible cicatrice qui démange l’ancien soldat comme le membre fantôme d’un amputé fourmille encore des années après l’ablation. « La première fois que je suis allé à l’Ouest, c’était deux semaines après l’ouverture du Mur, il y a 25 ans. Mais cette frontière, encore aujourd’hui, je la ressens toujours : chaque mètre de trottoir sur la Bernauer Strasse, et puis le basculement soudain de l’Est à l’Ouest, vers ces rues que je scrutais autrefois pendant des heures et des heures depuis mon point d’observation, sans aucun espoir d’y mettre un jour les pieds… pour moi ce ne sera jamais un endroit comme un autre ».

Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la "Tour de l’Oder" à Frankfurt le 12 mars 2014
Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la « Tour de l’Oder » à Frankfurt le 12 mars 2014. © Berliniquais


Aux bonheurs de Frankfurt (1)

„Worauf ich mich heute freue“, c’est la petite rubrique quotidienne pour laquelle j’arpente au petit bonheur le centre-ville de Francfort-sur-l’Oder (*), nez au vent, appareil photo en bandoulière, calepin et stylo en poche. En langage chrétien, cet intitulé sibyllin signifie à peu près «Ce qui me fait plaisir aujourd’hui» ou «Pourquoi je suis content aujourd’hui».

Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.
Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.

Tout est dit dans l’énoncé : il s’agit d’aller vaillamment à la rencontre de parfaits inconnus dans la rue, de les aborder, de les apprivoiser voire de les charmer, de les photographier, de leur faire avouer à l’indiscret journaliste qui les presse de questions leur nom, leur prénom, leur âge, leur lieu de résidence, et surtout, bien entendu, de les prier de révéler leur(s) motif(s) de satisfaction de la journée, en quelques phrases bien amenées. Rien que ça. Le tout sera retranscrit en bon allemand par leur mystérieux interlocuteur qui prétend travailler pour le journal local malgré sa grammaire calamiteuse et son fort accent qui est tout sauf du cru, puis imprimé dans le journal du lendemain. Et voilà. Un quidam de plus aura droit à son portrait dans le canard de la ville, assorti d’un petit encart de 70 mots où il annonce urbi et orbi… (enfin, surtout urbi tout de même, parce que vous seriez bien en peine de mettre la main sur le Frankfurter Stadtbote à plus de trois lieues du clocher de la Marienkirche, donc pour orbi c’est vraiment pas gagné. Mais reprenons notre propos.) Le quidam, disions-nous donc, annonce urbi et orbi qu’il tressaille d’allégresse à l’idée d’aller prendre un café avec sa cousine Dagmar avant de griller quelques saucisses avec son voisin Hildebrand. Merveille du journalisme local !

Trois jours par semaine, c’est moi qui m’y colle. Armé du Reflex de la Lokalredaktion, un sacré bestiau à plusieurs milliers d’euros qui me fait pâlir de jalousie, et muni d’un exemplaire du Stadtbote à la page «Pourquoi je suis vachement content» pour convaincre les récalcitrants, je quitte les bureaux du journal, le coeur serré et plein d’appréhension, les jambes lourdes, mais l’oeil déjà à l’affut. Combien de «nein, Danke» essuierai-je aujourd’hui avant de dénicher la perle rare ? Deux ? Cinq ? Dix-huit ? Quarante-douze ? Faire la Freude (la «joie») du jour, c’est une mission mi-figue mi-raisin, un boulot ingrat mais qui réserve parfois de belles surprises, le privilège suprême des stagiaires et des apprentis au journal. J’adore et je déteste. Je me réjouis des rencontres à venir et redoute de rentrer bredouille. Je me délecte de la promenade dans les rues de Francfort tout autant que je crains la lassitude des refus répétés.

Jusqu’à présent, il y a toujours eu un happy end : je n’ai pas encore dû rentrer à la rédac’ les mains vides, même si parfois je suis passé à deux doigts du désastre et qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir envie de tout balancer dans l’Oder et de sauter dans le premier train pour Berlin (ou inversement). Et lentement mais sûrement, ma collection de sourires rencontrés au détour d’une aire de jeu ou d’un marché en plein air, de visages radieux et de petits bonheurs insignifiants s’étoffe. Il était temps de rendre hommage à ces bonnes gens de Frankfurt-an-der-Oder qui non seulement répandent courageusement un peu de joie dans leur ville aux dépens de leur anonymat, mais en plus, me tirent invariablement du pétrin !

Silvia et Uwe

Il faisait beau quand j’ai croisé Silvia et Uwe : c’était l’une des premières belles journées de printemps. Ils souriaient, et je suis venu à leur rencontre. Bien m’en a pris. C’était ma première Freude, et j’en avais déjà plein les bottes. Combien de refus avais-je déjà essuyés ? Quatre ? Huit ? Pas beaucoup plus, certes, mais c’était assez pour ébranler le peu de confiance que j’avais eu en quittant la rédaction.

Silvia et Uwe, devant la mairie de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.
Silvia et Uwe, rencontrés devant l’hôtel de ville de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.

Ils ont à peine la cinquantaine, et déjà trois enfants étudiants qui ont pris leur envol loin du cocon familial. Mais aujourd’hui, c’est vendredi. Silvia et Uwe se réjouissent de la visite de leurs enfants pour le week-end. Ils iront pique-niquer ensemble, et peut-être même faire un tour à la plage à Helenesee, le grand lac qui fait le bonheur des habitants de la région. Et ce sympathique couple de Frankfurtois pur jus a fait mon bonheur à moi, c’est sûr. Merci, Uwe et Silvia !

Alina et sa grand-mère

Quand j’ai demandé sans façon à la dame assise sur un banc si elle souhaitait figurer dans le journal pour la Freude du lendemain, elle a eu un instant d’hésitation et son front s’est plissé. La chose semblait mal engagée, et j’avais déjà une bonne quinzaine de tentatives infructueuses derrière moi. Allais-je devoir me jeter à ses pieds et la supplier de dire oui tout en essuyant mes sanglots dans ses chaussettes de contention? Soudain, une petite fille qui jouait à proximité s’est précipitée vers nous. « Moi ! Moi ! Moi ! Je peux être dans le journal, Mamie?»

Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin de son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.
Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin chez son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.

Alina est au cours élémentaire, et après l’école elle ira au karaté sans grand enthousiasme. Mais elle a hâte d’aller faire de la balançoire et du trampoline chez un camarade de classe. Et un certain jour d’avril 2014, elle a mis fin à un interminable calvaire que je subissais depuis deux heures. Merci Alina !

Adriano

J’ai rencontré Adriano entre une douzaine de chameaux des steppes asiatiques, deux lamas, des chèvres africaines, d’ombrageux purs-sangs de race frisonne et un poney à peine plus haut qu’un labrador. Et il faisait un froid de canard. Contrairement à ce qu’il y paraît, Adriano n’est pas matelot sur l’arche de Noé, mais dresseur dans un cirque. Nuance. Il a 24 ans, il a grandi avec le cirque, à sillonner les routes du nord de l’Allemagne, du Danemark et des Pays-Bas, et s’est spécialisé dans le dressage des chameaux option chevaux frisons, comme d’autres de son âge passaient un bac S spécialité SVT.

En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.
En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.

J’avais rendez-vous avec le père d’Adriano, le directeur du cirque, pour un reportage. Mais ce monsieur m’a posé un lapin (bien qu’il n’en ait pas dans sa ménagerie). Heureusement, Adriano était là, et m’a sauvé la mise. J’avais un mal de chien (et hop, encore un animal) à comprendre son accent de forain du Mecklembourg, mais il s’est donné du mal et je lui en suis reconnaissant pour l’éternité. Grâce à lui, j’ai pu terminer mon article sur le cirque. Merci, Adriano.

À ma grande déception, il n’y avait pas de girafon dans les enclos du «Circus Werona». Dommage. Les girafons, ça a la cote en ce moment.

Horst

Par rapport à Alina, Horst se situe à l’autre bout de la pyramide des âges. Je suis bien impertinent de l’appeler tranquillement par son prénom, comme si on avait gardé les cochons ensemble. Mais tant pis. Horst est né en 1931, il avait 14 ans à la fin de la guerre, et presque mon âge quand les Soviétiques ont construit le Mur de Berlin. En cette riante journée d’avril où je l’ai croisé alors que je venais tout juste de quitter les bureaux du journal, il était accompagné de deux jeunes gens, et tous trois riaient de bon coeur. J’y ai vu un heureux présage, et n’ai pas hésité à interrompre grossièrement leur joyeuse conversation. Horst a d’abord décliné ma proposition, avant de se raviser et de me héler avec ses deux comparses, alors que j’étais déjà au bout de la rue.

Horst se réjouit de son 83ème anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille.
Horst se réjouit de son 83e anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille, qui habitent à l’autre bout du pays.

« Je fête mon anniversaire dimanche, et demain ma petite-fille vient me rendre visite. Je suis ravi !» Horst et ses deux jeunes compagnons ont bien insisté sur les 700 kilomètres qui le séparent de sa petite Stella. Ils ont prévu d’aller visiter le camp de concentration de Sachsenhausen, près de Berlin, puis Horst soufflera dignement ses 83 bougies avec toute la famille dans un jardin ensoleillé à Oranienburg. Drôle d’idée que d’aller visiter un camp de concentration pour son anniversaire, mais après tout, pourquoi pas. En Allemagne, on ne badine pas avec le devoir de mémoire.

Un jour, peut-être, moi aussi j’aurai 83 ans, et je répondrai aux questions d’un jeune journaliste né un demi-siècle après moi dans une contrée exotique. Et j’aurai assurément une pensée pour Horst. Vielen Dank, Horst !

Nicole

Nicole, c’est mon plus grand regret, mon plus grand désastre. Ce jour-là, je traînais mes savates sans succès depuis près d’une heure dans les rues de la ville, et j’avais le moral dans les chaussettes (savate et chaussettes, c’est un style qui fait fureur à Frankfurt). Soudain, j’ai posé mon regard sur cette grande et belle Africaine qui avançait d’un pas pressé devant le cinéma. Bien qu’elle ait quelque peu forcé sur la crème éclaircissante, avec sa haute taille, son teint et son allure, elle détonnait dans l’environnement monochrome de cette petite ville provinciale est-allemande, où l’étranger «visible» se fait plus que rare. «Une Africaine! Il me la faut!» hurlai-je (en moi-même). Trois grandes enjambées, je la rattrape et la salue.

Nicole s’est méfiée. Elle m’a demandé de «prouver» que j’étais journaliste, sans doute à cause de mon accent suspect. Je lui ai montré ma carte d’identité, non sans avoir laissé choir sur le trottoir tout le contenu de mon portefeuille. Alors elle s’est détendue, et nous avons continué la conversation en français, car elle est camerounaise. «Prenez une photo et inventez l’histoire que vous voulez», m’a-t-elle proposé. Bien sûr, j’ai refusé un tel pacte contraire à tous mes principes d’aspirant journaliste. Au lieu de cela, je lui ai tiré les vers du nez, patiemment.

«Je suis contente parce que je vais m’acheter un nouveau pantalon.
– Un pantalon ? Comme c’est intéressant ! Mais pourquoi ?
– Parce que je vais à un concert vendredi soir à Berlin.
– Aha ! Un concert ? Mais c’est super ça ! Quel concert ?
– Un chanteur nigérian que j’adore. J’y vais avec mes amis africains de Berlin dans une salle à Wedding.»

De fil en aiguille, j’avais de quoi faire un très chouette encadré sur cette chaleureuse Camerounaise installée à Francfort depuis 14 ans. Nicole était vraiment sympathique. Nous causons encore un peu, puis prenons congé l’un de l’autre. Je prends le chemin de la rédaction, heureux comme un pape le jour de sa béatification. Las ! Deux minutes après l’avoir quittée, mon sang se glace : je n’ai pas photographié Nicole !

Je l’ai cherchée comme un possédé partout dans Frankfurt, mais elle s’était envolée. Ce jour-là, j’ai vraiment été découragé. Mais j’ai repris mon errance dans les rues, et j’ai rencontré Alina et sa grand-mère.

Qui sait, peut-être parviendrai-je à rencontrer Nicole encore une fois avant de quitter Francfort? Cette fois, je ne manquerai pas de lui tirer le portrait et d’inventer une histoire, comme elle me l’avait suggéré.

Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre...
Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre…

À suivre…

(*) Francfort-sur-l’Oder, à ne surtout pas confondre avec la métropole financière presque homonyme située à l’autre bout du pays, est une petite ville d’Allemagne de l’Est, dans la région du Brandebourg, à 80 kilomètres à l’est de Berlin et à la frontière avec la Pologne. Le taux de chômage y est très élevé et la qualité de vie assez basse par rapport au reste de l’Allemagne. Depuis la réunification allemande, Francfort a perdu près du tiers de ses habitants. Mais le tableau n’est pas tout noir. Aujourd’hui, la ville est encore peuplée d’environ 50.000 âmes, et certains gardent le sourire.


Des larmes de crocodile pour Marius le girafon

Il y a des mots que l’on devrait employer plus souvent. « Girafon » est assurément de ceux-là. Quatre consonnes et trois voyelles, 61 points au Scrabble (et de bonnes chances d’avoir un mot compte triple), et un fabuleux potentiel de rimes riches avec des mots trop rarement usités comme carafon, paraphons, agrafons ou encore bas-de-plafond. Ou même paillasson, si vous avez un feveu sur la langue.

Et voilà que contre toute attente, ces deux derniers jours, j’ai vu, lu et entendu le mot girafon davantage qu’au cours de mes trente-trois vingt-treize d’années passées sur cette terre peuplée d’homo sapiens un peu zinzins. Parce que dimanche, la planète horrifiée apprenait la mise à mort de Marius le girafon par ses cruels geôliers, ses garde-chiourme à l’œil torve et au rictus carnassier, j’ai nommé les gardiens du zoo de Copenhague. « Pas touche à Marius! » avait pourtant soutenu mordicus un chorus de gugusses. « Sauvons le girafon! » avaient renchéri, en un tourbillon de pétitions et de récriminations, des bataillons de couillons au diapason.

Marius le girafon au zoo de Copenhague (AFP]
Marius le girafon aimait bien faire des sourires à la caméra (AFP]

Las ! Sourds à l’indignation générale, les employés du zoo ont, avec un cynisme avéré, donné à Marius, qui ne se doutait de rien, son dernier repas de pain de seigle (sa friandise préférée !), comme un condamné grille sa dernière clope avant de monter sur l’échafaud. Puis ces Judas ont promptement expédié l’attachant ongulé, d’une balle dans le crâne, au paradis des girafes, un nirvana qui doit ressembler à s’y méprendre aux savanes d’Afrique qu’il n’aura jamais connues de sa courte vie en captivité, à des milliers de kilomètres de son habitat naturel. Le tout, devant les caméras et les journalistes du monde entier, qui ont fait de cette triviale immolation d’un pauvre animal en cage, un événement planétaire. Les salauds ! « Ils » ont tué le girafon ! Juste ciel ! La girafe est morte ! Morte ! Horreur ! Marius a été bouffé par les lions ! Les lions !

Le Danemark, apprend-on sur lapresse.ca, « produit » 30 millions de porcs par an, qui passent nécessairement par la case abattoir, tôt ou tard. J’ai du mal à me représenter une moyenne de 80 000 cochons qu’on abat chaque jour, rien qu’au Danemark, mais c’est la réalité quotidienne brute, loin des caméras, loin des journalistes. Mais là, c’est pour faire du jambon Madrange avec lequel on s’empiffrera, alors, vous comprenez, c’est différent. Et donc, à part les végétariens, dont je ne fais même pas partie, il n’y a pas grand monde pour s’émouvoir du tragique destin de ces millions de veaux, vaches, cochons, couvées, qui périssent dans l’anonymat pour nous remplir la panse.

Tout compte fait, le zoo de Copenhague aurait mieux fait de débiter le brave Marius en tranches de bacon de girafon certifié bio ou en steaks Charal, et tout serait passé comme une lettre à la poste. J’ai bon ?


L’image de la semaine: le planteur et son serviteur

Lorsque vous déambulez dans les rues de Paris par un pluvieux samedi d’hiver, un petit détour par la rue Montorgueil, dans le 2e arrondissement, peut s’avérer judicieux pour oublier un instant les doigts humides du froid qui vous massent l’échine et la grisaille obstinée qui pèse sur votre âme comme une enclume de chagrin. Dans cette petite rue piétonne, le flâneur se laisse transporter subitement dans un royaume de délices : boucheries, poissonneries, épiceries fines, chocolateries et fromageries se succèdent en une surenchère d’étalages plus appétissants les uns que les autres. L’anarchie olfactive est totale. Enfin, sauf si vous êtes enrhubé à cause de ce temps de berde. Si vous poursuivez votre escale gourmande dans la rue des Petits-Carreaux, tâchez d’arracher vos yeux affamés aux vitrines aguicheuses et parfumées, même s’il vous en coûte : à quelques mètres au-dessus des impacts gluants des fientes de pigeons sur le pavé, au numéro 10 de cette rue, trône une enseigne qui ne manquera pas de vous catapulter instantanément, à travers les mers et les siècles, vers les rivages langoureux des colonies. Oui Missié !

"Au Planteur" est un établissement aujourd’hui disparu, mais l’enseigne de la rue Montorgueil témoigne encore
« Au Planteur » est un établissement aujourd’hui disparu, mais l’enseigne de la rue des Petits-Carreaux témoigne encore de ce passé qui ne veut pas s’effacer. Paris, le 25 janvier 2014.

La fresque « Au Planteur – Aucune succursale », réalisée à la peinture sur céramique, représente bien ce que vous voyez : un colon, reconnaissable à ses habits (et à la végétation tropicale), assis avec dignité sur des sacs de café, se fait servir un petit noir une tasse de café par un serviteur, nu-pieds et vêtu seulement d’une culotte courte. Exécutée en 1890 par un certain Crommer, elle servait d’enseigne à un magasin de café et de produits exotiques, aujourd’hui disparu.

Cette œuvre, très « y’a bon Banania », a été inscrite au registre des monuments historiques de Paris par arrêté du 23 mai 1984. Mais en passant devant, vous n’en saurez rien, chers lecteurs, car aucune plaque commémorative n’explique le contexte de l’époque ou la raison pour laquelle le passant de 2014 se voit infliger, sans que personne ne l’ait prévenu, l’un des pires clichés de l’époque coloniale. L’enseigne « Au Planteur » n’est d’ailleurs pas la seule devanture héritée de temps révolus qui hante orne encore aujourd’hui les rues de Paris, une ville au patrimoine architectural quasiment momifié depuis l’Exposition universelle de 1900. Dans le 5e arrondissement, à la rue Mouffetard, l’enseigne de la défunte chocolaterie « Au Nègre joyeux » est nettement plus connue et plus controversée, au point qu’il a fallu installer une feuille de plexiglas pour la protéger des jets de pierres et des dégradations.

L’histoire est ce qu’elle est, et effacer les traces des épisodes les moins reluisants du passé est certainement contre-productif et dangereux. Mais s’il est possible de monter une structure pour protéger ces reliques assez contestables d’une époque si peu glorieuse, pourquoi ne pas y adjoindre un panneau explicatif, une toute petite note pédagogique ? Cela suffirait pour dissiper les malentendus comme de vulgaires vapeurs d’opium dans une fumerie de Saigon.


Abolir ou ne pas abolir la prostitution ? (1/2)

Le 4 décembre dernier, l’Assemblée Nationale votait à une très nette majorité en faveur de l’abolition de la prostitution en France (plus précisément, pour pénaliser les clients de prostituées). Pour entrer en vigueur, le projet de loi doit encore être approuvé au Sénat. Le vote devrait intervenir au début de cette année, et risque de raviver le débat passionné que nous avonc connu à l’automne. Bien que l’existence de la prostitution (et surtout, de ses conséquences sordides) dans nos sociétés me semble moralement condamnable, j’ai du mal à adhérer aux thèses abolitionnistes et je doute du pragmatisme de ce combat. Je suis donc allé à la rencontre des associations féministes pour y voir clair dans leur argumentaire, et ai pu m’entretenir avec Maudy Piot, psychanaliste et présidente de l’association « Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » (FDFA).

Maudy Piot, militante féministe et non-voyante.Photo: Yanous.com
Maudy Piot, militante féministe et non-voyante.
Photo: Yanous.com

Berliniquais : Bonjour Mme Maudy Piot, pouvez-vous vous présenter et l’association Femmes pour le dire, Femmes pour agir (FDFA) ?

Maudy Piot : Je suis la présidente et fondatrice de l’association FDFA, que j’ai fondée en 2003. Je suis psychanaliste et je souffre d’une maladie génétique qui m’a rendue aveugle progressivement. J’ai d’ailleurs écrit un livre intitulé Mes yeux s’en sont allés sur le thème de la perte de la vue. Notre association est ouverte à toute personne souffrant de n’importe quel handicap, psychique ou moteur, car nous estimons qu’il est important de ne pas se regrouper uniquement par symptome ou par type de handicap. Nous luttons contre les discriminations qui affectent toutes les personnes handicapées et clamons haut et fort que nous sommes des citoyennes à part entière.

Quelle est la position de l’association FDFA dans le débat actuel visant à pénaliser les clients de prostituées ?

« Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » est une association militante, féminine et féministe. Nous sommes pour l’abolition du système prostitueur, nous sommes pour la pénalisation du client, car comme le dit la ministre Najat Vallaud-Belkacem, si nous parvenons à diminuer la demande, nous diminuerons l’offre. Le corps des femmes n’est pas à vendre.

« COMPLÈTEMENT BERNÉS »

À la fin octobre, un manifeste intitulé « Touche pas à ma pute », signé par un groupe qui se désignait comme les « 343 salauds », emmené par la fine fleur de l’intelligentsia masculine parisienne, était publié dans le magazine Causeur. Que vous inspire ce manifeste ?

Alors là (rires)… D’abord ils ne sont pas 343, ils n’étaient que 19 au départ, et après deux désistements, dont celui de Nicolas Bedos qui en a fait un article, ils ne sont plus que 17. Les autres se sont retrouvés dans cette histoire sans trop savoir à quoi ils s’associaient. Ensuite, c’est d’une malhonnêteté inouïe de se servir de l’intitulé des « 343 salopes » de 1971, qui risquaient la prison à l’époque en avouant publiquement qu’elles avaient subi un avortement. Eux ne risquent rien. On n’entend plus beaucoup parler de ces messieurs d’ailleurs. Disons au moins qu’ils ont eu le mérite de faire parler du débat. Grâce à leur intervention, de nombreuses personnes se sont intéressées à la question, mais pour se rallier à notre cause plutôt qu’à la leur. Cela dit, je me demande pourquoi ils se sont laissé manipuler à ce point par la rédactrice en chef de Causeur, cette Élisabeth Lévy. Elle les a complètement bernés. Peut-être avait-elle des comptes à régler avec les hommes ?

Avez-vous lu la réponse du STRASS, le Syndicat des Travailleurs Sexuels, à cette tribune des 343 salauds ? Que pensez-vous de la teneur de leur réaction ?

Oui, je sais qu’ils n’ont pas du tout apprécié ce manifeste. En fait, je cautionne tout à fait leur réponse aux « 343 salauds ». Je pourrais absolument signer ce texte du STRASS. Comme quoi, on peut très bien être à la fois abolitionniste et d’accord avec les travailleuses du sexe de temps à autre.

« VIOLENCE MASCULINE »

Le STRASS dénonce le projet de loi de pénalisation, qui « n’est pas un progrès féministe » car « il condamne de nombreuses femmes à toujours plus de clandestinité ». Que leur répondez-vous ?

Comme toujours, le STRASS exagère. Je doute que de « nombreuses femmes », soient concernées, comme ils prétendent. Bien entendu, l’abolition du système prostitueur n’éradiquera complètement pas la prostitution, c’est clair pour tout le monde. Mais la prostitution est la première des violences envers les femmes. Or, si on veut vivre dans un État qui a une éthique contre ces violences, alors il faut les interdire. L’expérience des pays qui ont aboli la prostitution, comme la Suède, montre bien que c’est le chemin à suivre. J’ai rencontré des élues suédoises au Parlement européen et elles sont formelles : la prostitution est en net recul dans leur pays. Bref, les gesticulations du STRASS ne m’ébranlent absolument pas dans mes convictions. Je sais que nous allons dans la bonne direction.

Les travailleuses et travailleurs du sexe s’estiment « stigmatisés » par les abolitionnistes, pour qui vendre des services sexuels n’est pas une manière « digne » de survivre. Qu’est-ce qu’un métier digne ?

La dignité humaine s’allie avec le respect, c’est l’opposé de la déchéance et de la maltraitance. Une femme digne n’est pas obligée de mettre son corps à contribution ; c’est une citoyenne à part entière. J’ai beaucoup de mal à croire les travailleuses du sexe quand elles disent que « c’est pas si difficile que ça », que le baiser est interdit, qu’elles « mènent la séance »… Le plus souvent, c’est faux. Quand on se rend compte de la violence masculine, qu’une femme est tuée tous les deux jours et demi, qu’il y a un viol toutes les sept minutes, on ne peut pas croire que les prostituées échappent à cette violence. Le corps des femmes n’est pas à vendre. Un corps que l’on vend, que l’on maltraite, c’est la négation même de la dignité humaine !

« RACCOURCIS MESQUINS »

On avance souvent l’argument selon lequel la prostitution est une forme d’esclavage et n’est jamais jamais choisie. Mais beaucoup d’autres personnes dans la société exercent des professions qu’elles n’ont pas choisies. En quoi les prostituées sont-elles davantage des victimes que des caissières au SMIC horaire, obligées de travailler à des cadences infernales pendant des heures ?

Vous reprenez l’argument d’Élisabeth Badinter qui compare le choix d’un métier à n’importe quel autre et dit qu’une prostituée gagne plus d’argent qu’une caissière. Mais on est dans l’erreur. Une caissière n’est pas à la merci d’un prostitueur pendant qu’elle fait son travail. La prostituée, d’après toute une série de témoignages, est tellement maltraitée dans son quotidien qu’elle boit et se drogue pour supporter son quotidien. Sans compter le risque d’attraper le SIDA. Vous n’allez pas me faire croire que la caissière du Prisunic est dans le même cas ! Badinter, avec ses comparaisons, se moque de l’être humain. Ces raccourcis mesquins me mettent très en colère.

Un certain nombre de prostituées semblent travailler à leur compte et gagnent très bien leur vie. Par exemple, Zahia Dehar et Karima El Mahroug alias Ruby Rubacuori, touchaient des milliers d’euros par passe. Souhaitez-vous les empêcher d’exercer leur profession pour faire leur bonheur malgré elles ?

"Ciao Bello" – Ruby Rubacuori est la jeune prostituée qui a fait tomber BerlusconiPhoto: msn.de
« Ciao Bello » – La jeune prostituée Ruby Rubacuori a fait tomber Silvio Berlusconi
Photo: msn.de

Quoi qu’en disent les médias, ces jeunes femmes n’exercent pas librement leur activité. Pour moi, il n’y a pas de choix. Je condamne la prostitution sous toutes ses formes. Et si ces femmes ne peuvent plus se prostituer soi-disant par choix, c’est tant mieux. Ainsi, on vivra dans une société où tous les citoyens pourront se regarder en face.

La France est cernée de pays très permissifs en matière de sexe tarifé. Une pénalisation complète ne risque-t-elle pas de déplacer le problème aux frontières, en particulier pour les prostituées les plus vulnérables : les étrangères victimes de réseaux de trafic ?

Pour l’instant, c’est exactement ce qui se passe. Vous n’avez qu’à voir La Jonquera, à la frontière espagnole, où un deuxième bordel va bientôt ouvrir, si ce n’est déjà fait (NDLR: en fait, les maisons closes « pullulent » déjà à la frontière franco-espagnole). Donc évidemment notre objectif est l’abolition à l’échelle européenne. Cet objectif n’est réalisable que pays par pays. Une fois que la France aura obtenu l’abolition, on pourra se concentrer sur l’Espagne, fermer les bordels à La Jonquera et bien sûr ailleurs en Europe.
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Beaucoup d’hommes ont déjà payé pour avoir des relations sexuelles. En France, selon diverses études, la proportion atteindrait entre 12 et 20 %, contre atteignent 40 % en Espagne et plus de 70 % en Allemagne. La demande est donc là, c’est indéniable, et ne disparaîtra pas de sitôt. Quels sont les combats à mener pour que la pénalisation des clients se traduise par un recul effectif de la prostitution et du trafic de femmes, au lieu de se solder par un échec comme l’interdiction des stupéfiants ?

Bien sûr, la demande ne disparaîtra dans l’immédiat. On y arrivera un jour, mais ce sera très long de changer les mentalités et de faire en sorte que la société respecte vraiment chaque individu. Le premier combat, c’est l’éducation. Pour cela, il faut commencer dès la maternelle, changer les critères éducatifs qui gravent dans les cerveaux des enfants la domination des garçons sur les petites filles. Les familles aussi doivent arrêter de reproduire ces stéréotypes machistes. C’est notre culture qui donne à l’homme le droit d’acheter la personne plus faible que lui. Vaincre le système prostitueur n’est pas une utopie, mais un travail de longue haleine qui demandera l’implication de l’ensemble de la société.

Écoutez mon petit reportage sonore sur le sujet ici.


Billet collectif: Noël dans la Caraïbe

Comment fête-t-on Noël dans la Caraïbe, sur ces îles baignées de soleil toute l’année? Les Mondoblogueurs originaires de Guadeloupe, d’Haïti, de la Martinique et de Colombie répondent à tout ce que vous vouliez savoir sur Noël chez nous sans oser le demander…

Axelle Kaulanjan

Début décembre, à mon arrivée en Haïti avec Bébé, sur la route de Bourdon, vers Pétion-Ville, seul signe que Noël approche, ces petits arbres secs, dépourvus de feuilles, peints en blanc, les pieds coulés dans un petit pot de « Ti Malice »* rempli de béton. L’année dernière déjà, j’avais remarqué cet arbre de Noël, symbolique, à mon sens, de la résilience typiquement haïtienne. Cette année donc, pas de sapin, mais cet « arbre-de-Noël-choléra », comme l’a surnommé un des amis de Monsieur, en voyant la photo de notre arbre décoré. Avec ce côté frêle, presque chétif, mais en même temps si bien décoré et apprêté avec tous les atours habituels d’un sapin européen, cet arbre à lui seul symbolise, à mes yeux, cette situation de bigidi**, toujours entre deux des pays caribéens. Seuls changent les fards.

*Ti Malice est une marque de beurre haïtien reconnaissable à ses gros pots jaunes.

** Le bigidi est un concept mis en valeur par la chorégraphe guadeloupéenne Léna Blou qui, ayant observé les positions récurrentes des danseurs de gwo-ka, a observé que « (…)c’est comme si le corps était vrillé, fixé sur son ancrage personnel, repère infaillible de son identité intrinsèque et que d’emblée avec une apparente facilité, il pouvait exceller dans l’art du déséquilibre, grâce à ce verrou de sécurité qui le maintenait debout même si il était disparate. » https://fr.lenablou.fr/fr/Lenablou/le-bigidi.html

Berliniquais

Décembre à Paris, c’est le moment où la Ville-Lumière mérite plus que jamais son resplendissant surnom. Les illuminations de Noël, ce n’est certes pas ça qui manque ici. Mais alors où est la musique ? Où sont les cantiques ? En Martinique, à peine les bougies de la Toussaint se sont-elles consumées dans les cimetières que toute l’île entonne des cantiques pratiquement sans interruption jusqu’à la veillée de Noël, huit semaines plus tard. Mais pas ici.

Perdu dans mes pensées, je monte dans une rame de métro bruyante et brinquebalante à la station Bonne Nouvelle. Bonne Nouvelle, dites-vous ? Tiens donc… Le vacarme des freins, des portes et des voyageurs surmenés s’évanouit. J’entends le cri-cri lointain des grillons. La température monte. Les néons blafards laissent la place à une belle nuit étoilée. Battement de tambours, de chachas et de ti-bwa. Une fervente cacophonie de voix avinées se fait entendre, dans un unisson approximatif :

« Oh ! la BONNE NOUVELLE (bis) /Qu’on vient nous annoncer ! /Une mère est vierge (bis) /Un sauveur nous est né.»

Le 20 Minutes que j’avais en mains à l’instant se métamorphose sous mes yeux en recueil de cantiques, l’indispensable Annou chanté Noël, compilé par Loulou Boislaville et ses acolytes il y a un bon demi-siècle. Lignes 5 et 6. Des ritournelles plus ou moins paillardes, en créole, s’intercalent sournoisement entre les cantiques sacrés au français châtié des contemporains de Molière. Ligne 7.

Je descends à Pont-Marie, et la faille spatio-temporelle se referme avec les portes de la rame derrière moi. Quand on le souhaite vraiment, même le métro parisien peut chanter Noël à la manière des Martiniquais.

Billy

Quand la Noël arrive en Haïti, on le sent. Notamment à Port-au-Prince. Oui ! A cette époque, on entreprend toutes sortes de décorations partout dans les villes et même dans des zones rurales. On sent venir l’odeur festive de fin d’année. Les médias et autres associations organisent des concours pour récompenser de nouveaux talents. De la musique, bref il y a de la festivité dans l’air. Les 24 et 25 décembre tout le monde est à la rue pour fêter notamment les jeunes et les ados. On va à l’église en famille pour célébrer la messe de minuit et on mange ensemble. C’est l’occasion aussi d’offrir de petits cadeaux aux enfants. Parfois on s’endette pour bien fêter et après le poids des dettes affole. En dépit de tout c’est la fête de la joie, de l’amour, du partage, d’un peu de liberté pour les jeunes et les enfants. Cela reste la fête de toutes les catégories et chacun la célèbre selon ses moyens. Un chaleureux joyeux Noël à tous !

La Nave Deambula

J’avoue que le thème m’a au début un peu déconcerté pour le mot « Caraïbes ». Je vis à Bogotá et je ne connais pas la côte. La capitale Colombienne a un climat « froid », cela influence beaucoup la culture et on pourrait dire que cela engendre comme plusieurs Colombies aux ambiances totalement différentes et où les influences socioculturelles diffèrent aussi.

Je pensais à ça au moment où je suis sortie dans la rue, aujourd’hui (7 décembre) et où c’était le jour de las « velitas » (des bougies), les rues s’éclairent avec des bougies qui se fraient un chemin entre les passants, elles se dessinent au milieu de la foule. Noël ici en Colombie(s) est une attraction. N’importe quelle décoration lumineuse attire les familles qui sont de sorties pour admirer des parcs qui débordent de décorations lumineuses jusqu’à nous en éblouir. Alors qu’en France, Noël est un moment casanier, toutes les familles s’enferment ensemble dans les maisons, ici noël c’est en famille sur le pas de la porte, chaque maison possède des enceintes pour animer les jambes et une marmite (dans laquelle je pourrais rentrer) pour nourrir tout le monde. Alors Noël est en famille mais avec la porte ouverte à l’inconnu, au voisin qui passe par là.

Mylène

Quand mes amis de la France hexagonale ou d’ailleurs me questionnent sur Noël en Guadeloupe, je m’amuse toujours à en rajouter un peu, voire beaucoup plus pour leur faire plaisir, car après tout, durant les fêtes, c’est le moment ou jamais d’être charitable.

Je leur raconte que nous participons TOUS aux fameux « chanté nwèl » ; que le jour du réveillon, nous mangeons TOUS des mets traditionnels succulents – boudins, accras, riz, pois et viande de porc…; que nous buvons TOUS énormément de « ti punch » et encore plus de champagne ; que nous dansons TOUS sur du Kassav et des musiques « spécial fêtes » ; que nous sommes TOUS heureux, suivant l’esprit de Noël. Leurs yeux brillent, BRILLENT !

Et ensuite, je leur dis la vérité : le Noël Caraïbe, bah, c’est (un peu) comme partout ailleurs, le soleil en plus.

Nelson Deshommes

Comme dans de nombreux pays, les haïtiens commencent à préparer Noël dès le début du mois de décembre. Les chants de Noël occupent la première place à longueur de journée à la radio. Les artisans de fanal s’activent pour illuminer les rues de la capitale avec leurs maisonnettes en papier qui font le bonheur de plus d’un.

Si la tradition de la fête de Noël demeure encore vivante dans l’église, sur un plan purement social on ne prête plus d’attention à cette grande fête familiale.

Autrefois il était question qu’on envoie des cartes de vœux à ses amis et à sa famille. Aujourd’hui cela ne se fait plus. Rarement on trouve des gens qui vous envoient juste un texto ou un message en utilisant les réseaux sociaux. On apprend plus aux enfants à écrire des lettres au Tonton Noël et de garder espoir de se réveiller avec plein de cadeaux.

Osman

Fin novembre-début décembre, le décor est planté pour recevoir le personnage, même s’il y vient rarement. Les airs de noël envahissent les ondes des radios. Les magasins sont décorés à l’effigie du « tonton » aux barbes blanches. Les sapins prennent possession des maisons et des rues.

24 décembre en soirée, ne demandez pas à personne de rester à la maison. Les rues bondent des jeunes. Le Père de Noël est quelque part, donc il faut le rencontrer.

Aux alentours de minuit, toujours dans la nuit du 24 au 25, après la messe, place au « réveillon ». Le riz au pois et le bouillon traditionnel font sortir de grosses gouttes de sueurs. Des haut-parleurs vomissent des décibels. Une gorgée de tafia par-ci, un morceau de « griyo » par-là. Et ensemble on chante : « Joyeux Noël et bonne année » !

Tilou

En Ayiti, la Noël a changé depuis quelques temps. Les sapins se font plus rares, les rues se vident des marchandes de guirlandes. Nos quartiers ont perdu leurs couleurs et nos villes, leurs chaleurs.

Plus triste encore, c’est l’esprit de la fête qui s’effrite. Certains avouent ne plus célébrer la Noël parce qu’ils n’ont rien dans la poche, d’autres ne reconnaissent le père Noël qu’en celui qui peut les nourrir. Les souhaits ne s’entendent plus, les vœux ont disparus.

Beaucoup d’entre nous, nostalgiques, prions que les situations économiques et sociales du pays s’améliorent pour que revivent les couleurs de notre enfance. Mais peut-être que nous nous y prenons mal : Au lieu de chercher notre père Noël en autrui, pourquoi ne pas être le père Noël dont a besoin l’autre ? C’est mon vœu pour les fêtes qui s’amènent. Bon Noël à la Caraïbes et à la terre entière !

Zacharie Victor

L’arrivée de Noël en Haïti apporte de nouvelles conceptions et change le quotidien des gens. Surtout en milieu urbain, c’est un moment favorable pour tirer profit économiquement. Les magasins, les boutiques, les entreprises et quelques maisons sont décorés. A la tombée de la nuit, la ville se transforme en une vraie ville de lumière et d’esthéticité. Il y a rabais sur presque tous les produits. Des concours sont organisés, les publicités sont fréquentes sur tous les medias également dans les rues. Les offres sont abondantes, si vous achetez tels produits, vous aurez tels primes. Par ailleurs, on assiste à la multiplication des marchandes dans les rues, sur les places publiques avec des produits très convoités. A cet effet, ça crée une véritable tension ou concurrence au sein des vendeurs ou des consommateurs. Dans différents quartiers, des fêtes sont organisées, soit en famille, entre amis ou pour toute la communauté.


À Français, Français et demi

Un jour, à 24 ans, j’ai découvert la discrimination à Paris. Tout juste diplômé d’une « grande école », un CDI plutôt bien payé en poche, je cherchais un logement. Jeune, fougueux, optimiste, j’étais loin d’imaginer que la discrimination au logement pouvait concerner quelqu’un comme moi. Comme je me trompais ! Voici des extraits quelque peu retravaillés de la lettre que j’ai écrite, quelques mois après les faits, à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), un organisme dont je venais juste de découvrir l’existence.

En cette fin août, mon diplôme en poche, je suis de retour de vacances et je me cherche un nouvel appartement à Paris avant de commencer à travailler en CDI au sein de la société K…. J’aborde cette recherche d’appartement avec confiance : en effet, non seulement je peux faire valoir plusieurs années d’expérience locative à Paris, sans histoire, mais par ailleurs, je pense présenter aux propriétaires particuliers et aux agences immobilières un bon dossier de candidature, susceptible de convaincre rapidement mes interlocuteurs. Ainsi, à chacune de mes visites, je mets en avant ma qualité de jeune diplômé de cette école assez connue, et dans mon dossier figure une copie des pages significatives de mon contrat d’embauche, avec en particulier, la rémunération bien mise en évidence. C’est un salaire suffisant pour payer le loyer du type d’appartement que je recherche (800 € par mois maximum). De plus, je crois mettre toutes les chances de mon côté en me munissant de la garantie de mes parents, documents à l’appui. Mes parents résident et travaillent en Martinique, d’où je suis originaire, et gagnent tous deux un salaire mensuel très correct. Avec un si bon dossier, je suis serein pendant cette rude épreuve qu’est la recherche d’un toit à Paris. Peut-être un peu trop serein ?

C’est ainsi que, le 25 août, je visite l’agence Laforêt Immobilier « Acta » au 52, rue Montmartre, à Paris 2e. J’y rencontre Madame Azita M., petite femme brune dans la quarantaine, qui m’annonce qu’elle peut me faire visiter un appartement qui m’intéresse. Il s’agit d’un studio de 25 m² à louer pour 790 € par mois à la rue Pierre Lescot dans le quartier des Halles. Elle fixe la date de cette visite au lendemain, le vendredi 26 août à 13 heures, et j’accepte le rendez-vous.

Je suis le premier arrivé sur le lieu du rendez-vous, avec cinq minutes d’avance sur l’heure convenue. La visite se déroule très bien. L’appartement est bien aménagé, avec une belle mezzanine. Je suis tout de suite intéressé et le fais savoir à Mme M. Je lui présente donc un dossier, et je commence mon argumentaire habituel destiné à marquer des points. Malgré mon discours rôdé, Mme M. se montre extrêmement tatillonne. Fini de tourner autour du pot. Sous mes yeux, mon affable interlocutrice se mue subitement en Grande inquisitrice doublée d’une bureaucrate zélée. D’abord, il manque des documents à mon dossier. En plus, les trois fiches de salaire de mon père ne concernent pas trois mois consécutifs, et elle exige, pour que ce soit plus « net », que je fournisse des fiches de paie correspondant à trois mois consécutifs. Non, vous comprenez, hein Monsieur, mars, avril et juin, ça fait désordre. De plus, elle réclame le dernier avis de taxes foncières, de façon à avoir la preuve que mes parents sont propriétaires de leur maison. Par ailleurs, elle voudrait avoir une attestation de leurs employeurs respectifs. Juste pour être bien sûre qu’ils travaillent vraiment, hein… Ensuite, elle exige que mon dossier comporte mes trois dernières quittances de loyer, alors qu’il n’en contient qu’une. Elle me remet une fiche de renseignements très détaillée que je dois remplir à propos de moi-même et de mes parents. Pour finir, elle me demande sans se gêner pourquoi je quitte mon appartement de l’avenue de Clichy, comme si ça la regardait. Je suis consterné par cette accumulation de documents supplémentaires qu’elle souhaite obtenir, ainsi que par le caractère indiscret de sa dernière question. Mais je n’en laisse rien paraître : je réponds le plus poliment du monde à sa question qui me semble déplacée, et je m’engage à lui fournir le plus rapidement possible les pièces manquantes. Après tout, c’est l’enfer de la recherche de logement à Paris qui veut ça…

Nous nous séparons peu au bout d’une demi-heure, et je sens que la visite s’est bien passée, malgré le côté particulièrement déplaisant et invasif de cet interrogatoire en règle que j’ai subi.

Une annonce immobilière à Paris. Il est difficile de se loger dans la Ville Lumière. Alors si en plus on doit subir des discriminations à cause de ses origines...
Une annonce immobilière à Paris, en juin 2013. Il est difficile de trouver un logement dans la Ville Lumière, et c’est hors de prix. Alors si en plus on doit subir des discriminations à cause de ses origines…

Quelques heures plus tard, tout bascule. En sortant du métro, j’écoute un message qui vient d’arriver sur mon répondeur. Il est de Mme M., et elle me l’a laissé quelques minutes plus tôt. En voici le contenu, mot par mot :

« Oui bonjour M. Berliniquais, je suis Azita M. de l’agence Laforêt Immobilier. Ben écoutez, je vous appelais pour vous dire que j’ai regardé un petit peu votre dossier, euh… pour voir un petit peu. Bon j’en ai parlé avec ma directrice, mais finalement nous avons une assurance des loyers impayés sur cet appartement qui refuse les cautions en dehors de France Métropole. Donc, euh… avant de déranger vos parents, j’ai, euh… je voulais vous dire que si vous avez une caution… ou une personne qui peut vous porter garant ici présent, vous pouvez le présenter, mais sinon la caution de vos parents ne passera pas pour cette assurance… Bon, rappelez-moi si vous avez besoin de plus de renseignements, lundi au 01.40.41.xx.yy. Merci ».

Je n’attends pas le lundi suivant pour contacter Mme M. : je la rappelle immédiatement. Furieux, indigné, je proteste énergiquement et je lui fais comprendre que je me sens aussi humilié que si on m’avait frappé à la figure, et que j’assimile cette clause inattendue à de la discrimination et du racisme, car la Martinique est un département où s’applique l’intégralité de la souveraineté et du droit français (*). Elle ne cesse de répondre qu’il n’en est rien, que c’est une simple clause que l’on rencontre parfois dans les contrats d’assurance, mais que cela n’a rien à voir avec du racisme. Elle insiste bien sur un point : elle n’y peut absolument rien, puisqu’elle ne peut pas passer outre le contrat d’assurance passé entre le propriétaire de l’appartement et l’assureur. Elle tente de m’apaiser en soulignant que c’est un cas particulier qui s’applique à cet appartement et à son propriétaire, mais que cela ne se présente pas de façon systématique. Mais je ne veux rien savoir et lui réponds que ce simple cas particulier est déjà un cas particulier de trop. Lassée de mes vociférations, elle écourte la conversation en prétendant qu’elle a un double appel et qu’elle me recontactera dans la semaine, ce qu’elle n’a pas fait, bien entendu.

Le lundi suivant, je repasse à l’agence Laforêt pour tenter d’en savoir plus. Mme M. ne souhaite pas coopérer ; elle me rend le dossier que je lui avais donné le vendredi à la rue Pierre Lescot, pour bien me signifier le rejet de ma candidature pour cet appartement. Elle réitère son impuissance devant ce type de contrats, qui selon elle sont parfaitement légaux et sont monnaie courante. Et comme je lui demande le nom de cette société d’assurance, elle me le donne. Il s’agit d’une certaine société Insor. Plus tard dans la journée, j’échoue dans ma tentative d’entrer en contact avec le ministère de l’outre-mer, que je souhaitais informer de cette histoire. Puis, j’apprends que mon dossier est retenu pour un appartement situé près de l’Hôtel de Ville. J’ai donc trouvé un logement, mais je souhaite quand même tirer au clair cette mystérieuse clause du contrat d’assurance, et bien sûr faire valoir mes droits de citoyen français.

L'agence Laforêt Immobilier de la rue Montmartre, en octobre 2013. Cette agence a l'habitude de faire subir des discriminations aux Français d'origine antillaise, au mépris total de la loi républicaine.
L’agence Laforêt Immobilier de la rue Montmartre, en octobre 2013. Cette agence a l’habitude de faire subir des discriminations aux Français d’origine antillaise, au mépris total de la loi républicaine.

Sur le site des Pages jaunes, je note l’adresse de la société Insor : 88, avenue des Ternes, Paris 17e. Je note aussi l’adresse de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), au cas où… C’est ainsi que le 1er septembre, vers 17 heures, je me rends à l’adresse des bureaux d’Insor, toujours déterminé à obtenir d’eux le maximum de réponses. Mais sur place, je déchante: Insor n’a pas de bureaux ! Au contraire, une femme qui travaille dans cet immeuble pour une autre société m’apprend que c’est bien ici l’adresse d’Insor, juste pour recevoir le courrier, mais que personne de cette entreprise ne travaille sur place. Elle ne les a jamais rencontrés, et se contente de leur transmettre régulièrement leur courrier. Je lui explique que je souhaiterais vivement rencontrer une personne de cette société, mais elle me répond que ce n’est pas possible. Le seul moyen de communiquer avec Insor, c’est par téléphone ou par fax, mais elle n’a pas le droit de me transmettre leurs coordonnées, ni même la véritable adresse, d’ailleurs. Estomaqué, je lui réponds que le numéro de téléphone est dans les pages jaunes, mais elle rétorque que tout ce qu’il me reste à faire c’est donc de tenter de les joindre au numéro indiqué.

Après cette nouvelle déconvenue, je commence à être vraiment exaspéré, et par conséquent, avant même d’appeler Insor, je passe directement au siège de la Licra, pour signaler cette histoire de plus en plus étrange. J’y rencontre une jeune juriste, Audrey, qui s’intéresse à mon cas, et qui me demande de tenter de me procurer un original de ce contrat d’assurance et de la fameuse clause. Elle me conseille également d’agir avec prudence et de ne pas révéler que je suis entré en contact avec des associations. Une recommandation pleine de bon sens.

Le lendemain matin, 2 septembre, j’appelle cette mystérieuse compagnie d’assurances. Et là, c’est une nouvelle surprise : il ne se passe absolument rien. On peut laisser sonner 20 fois ou plus, rien ne se produit. Personne ne décroche, aucun répondeur ne se met en marche, aucun bip de fax ne sonne, aucun message d’erreur ne se déclenche… Cette fâcheuse société Insor a manifestement décidé de se mettre coûte que coûte à l’abri des visites et des coups de téléphone importuns.

Après ce nouvel échec, je retourne voir Mme M. à l’agence Laforêt Immobilier. Je prépare ma visite, en répétant un scénario destiné à établir une atmosphère de confiance : je commencerai par lui annoncer que j’ai trouvé un appartement. C’est ce que je fais, et notre dialogue commence donc sur un ton amical ; elle me félicite pour mon succès. Je lui parle alors de mes difficultés à entrer en contact avec cette société Insor, et lui raconte mes tentatives infructueuses. Elle tente de minimiser le sérieux de mon propos, et prétend qu’elle n’a jamais eu de contacts avec Insor autrement que par courrier ou par fax. Elle assure ne jamais avoir eu de rencontre ou de contact téléphonique avec quiconque de cette société, et elle ajoute que c’est une pratique fréquente dans « le réseau » des assureurs. Je lui explique alors que dans les Pages Jaunes ne figure qu’un seul numéro de téléphone, et aucun numéro de fax, et que de toute évidence le numéro que j’ai appelé n’est pas celui d’un fax, car il n’y a eu aucun bip. Le regard condescendant, la mauvaise foi dans le ton, elle soutient le contraire : c’est sûrement un numéro de fax, puisque personne ne répond. Et quand je lui demande si elle peut me donner le numéro de fax qu’elle détient, afin de voir si c’est le même numéro qui figure dans les Pages Jaunes, elle se ravise immédiatement sans se démonter : tout compte fait, elle n’envoie jamais de fax à Insor, seulement des courriers, donc elle ne connaît pas leur numéro de fax non plus. CQFD.

Miséricorde ! C’est tout de même fâcheux à la fin.

Devant tant de mauvaise volonté, je change de stratégie : je lui demande si elle a un exemplaire de ce contrat d’assurance, avec cette fameuse clause qui est à l’origine de tant de désagréments. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Mme M. soutient fermement n’avoir aucun écrit témoignant de cette clause, aucun contrat, aucune copie, rien. Abasourdi, je lui demande comment elle savait alors que mon dossier allait être rejeté à cause de la résidence de mes parents hors de France métropolitaine. Sans sourciller, elle me répond qu’elle sait que c’est dans les habitudes d’Insor d’inclure cette clause dans ses contrats, et que d’expérience elle a constaté que cette compagnie écarte systématiquement les dossiers qui ne correspondent pas à ce critère particulier. Elle les a donc devancés en prenant l’initiative de rejeter mon dossier, puisque tout lui permettait de penser a priori qu’Insor le refuserait de toute façon. Mais tout ceci sans la moindre consigne écrite ni le moindre contrat d’Insor, bien entendu. Et puis elle tente de me raisonner :

« Mais pourquoi vous vous compliquez la vie comme ça ? Vous devriez être content, maintenant que vous avez trouvé votre appartement ! Vous perdez votre temps pour des petits détails comme ça. Franchement, si vous avez tellement de temps à perdre, continuez à essayer de rencontrer Insor, mais vous faites vraiment tout ça pour rien… »

Elle est complètement à côté de la plaque, et refuse de comprendre qu’on puisse vouloir faire respecter ses droits… Je l’ai donc quittée en lui répondant : « Je ne pense pas que je suis en train de perdre mon temps. Au revoir ».

Mes démarches pour faire la lumière sur ce contrat ont été malheureusement tenues en échec.

La discrimination au logement frappe de plein fouet toutes les "minorités" en France, y compris des citoyens français d'origine antillaise.
La discrimination au logement frappe de plein fouet toutes les « minorités » en France, y compris des citoyens français d’origine antillaise. Image prise là.

Contre toute attente, au mois d’octobre, j’ai réussi à avoir une conversation téléphonique de quelques minutes avec quelqu’un de la société Insor, en appelant à ce même numéro de téléphone, après beaucoup de tentatives infructueuses. Je n’ai jamais compris pourquoi ils ont été si difficiles à joindre pendant plusieurs semaines. On m’a alors confirmé, le plus tranquillement du monde, que les contrats d’assurance d’Insor comportent effectivement cette clause anti-DOM-TOM sur le lieu de résidence des garants, de manière systématique, pour « d’évidentes raisons visant à réduire le risque en cas de défaut du locataire », m’a-t-on assuré. Que des centaines de milliers de Français soient lésés par une telle disposition n’est qu’une conséquence regrettable de l’éloignement géographique de leur département d’origine, et c’est manifestement le cadet de leur souci. Allons bon, on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs. Et la loi républicaine dans tout ça ? La loi ? Ben voyons !

Quelques semaines plus tard, en novembre, je me suis fait voler mon téléphone portable, et avec lui j’ai perdu le message de Mme M. que j’avais conservé sur ma messagerie. C’était la preuve de la discrimination que j’avais subie. J’ai porté plainte au commissariat, et tenté de voir avec mon opérateur téléphonique s’il y avait moyen de récupérer le précieux contenu de ma messagerie. Malheureusement, cela n’a pas été possible. La preuve de mon préjudice avait disparu pour toujours. Jusqu’à ce moment fatidique, personne à la Licra ou à la Halde n’avait encore écouté ce fameux message. Il était donc perdu à jamais.

C’est la seule fois de ma vie que je me suis fait voler mon téléphone et jusqu’à présent, je ne suis pas sûr que cet incident soit un simple hasard… En fait je ne le crois pas du tout. Mais je ne pourrai jamais le prouver. Tant pis.

Quelques mois après ces événements, j’ai donc reçu le courrier de la Halde m’annonçant qu’ils abandonnaient la procédure faute de preuves. De plus, la Haute autorité renonçait à enquêter sur les agissements plus que douteux de cette société Insor, qui ne devaient pas être très compliqués à prouver. Justice ne me serait donc jamais rendue dans cette triste affaire.

Cet agent immobilier a bafoué mes droits de citoyen français, une fois de plus, comme la fois où, quelques années plus tôt, la Société générale m’avait refusé un emprunt étudiant pour la même raison : mes parents vivent aux colonies, voyez-vous.

Allons, jeune homme, si jamais vous veniez à faire défaut sur vos remboursements, comment pourrait-on faire descendre vos parents de leur cocotier et s’assurer qu’ils remplissent leur devoir de garants du prêt, hein? Passez donc votre chemin, et allez quémander ailleurs, petit Bamboula. Nous y’a pas prêter argent à toi. Et puis, pourquoi toi vouloir étudier avec ton petit cerveau de Noir? Toi y’en a rester au soleil et couper la canne à sucre.

Pourtant, la Société générale a aussi des succursales aux Antilles… Allez comprendre. À l’époque, jeune et impressionnable, j’avais essuyé ce refus incompréhensible, non pas dans une, mais dans deux agences de la « SoGé » en région parisienne, sans faire d’histoires, avant de m’adresser tout simplement à une autre banque plus respectable.

C’est une étrange sensation que de se voir traiter comme un citoyen au rabais dans son propre pays et de ne pas pouvoir obtenir justice. On peut avoir fait toutes les études qu’on veut, être bardé de diplômes, avoir un bon job, etc. il y aura toujours un moment où cela ne suffira pas, où on ne sera pas assez Français pour avoir les mêmes droits que ses concitoyens de la Métropole.

Pas étonnant que beaucoup d’Antillais ne se sentent pas Français à part entière, mais plutôt Français entièrement à part.

(*) – L’article 22.1 de la loi du 6 juillet 1989 précise qu’on ne peut refuser une location à quelqu’un au motif que le garant réside hors de France métropolitaine. C’est clair comme du bouillon de « Klöße », comme on dit en Allemagne.

Merci Légifrance.
Merci Légifrance.


Athlètes volatilisés : la fuite des costauds

Au terme d’une semaine de compétitions sportives et de festivités culturelles, les VIIe Jeux de la Francophonie se sont achevés dimanche dernier, à Nice.

Outre un très inhabituel palmarès largement dominé, pour changer, par une France pourtant coutumière des profondeurs des tableaux des médailles des grands championnats internationaux (on sait donc enfin à quoi servent les Jeux de la Francophonie), l’événement a été marqué par une série de « fuites » ou, plus sobrement, de « disparitions » d’athlètes africains qui, ensorcelés par le chant des cigales sirènes de l’opulente Europe, ont profité de leur séjour en Côte d’Azur pour s’évanouir dans le maquis. Combien sont-ils exactement, à s’être volatilisés pendant la compétition ? Vingt-six ? « Une trentaine » ? Quarante-huit ? Les chiffres s’entrechoquent. Et les commentaires aussi, comme le relate en détail la blogueuse Sinath.

La délégation de la RDC lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux de la Francophonie, via AFP
La délégation de la République démocratique du Congo lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de la Francophonie, via AFP

À qui la faute ? Chacun y va de son diagnostic. Consternation face à « l’égoïsme » ou à la « naïveté » de ces sportifs qui ont pris la clé des champs de lavande après avoir touché leurs 1000 € de prime. Dépôt de plainte pour « kidnapping » de la délégation congolaise. Dénonciation véhémente de l’injustice du système des visas Schengen qui fait de l’Europe une terre inaccessible et quasi mythique aux yeux des jeunes Africains, prêts à tout pour conquérir cette imprenable forteresse. Critiques du « manque de fermeté » des fédérations sportives africaines, qui auraient pu éviter ces départs. Condamnation de la déliquescence de ces États-repoussoirs pour leur jeunesse prometteuse… Tous les points de vue ont été entendus sur cette saignée de sportifs subsahariens qui a fait couler beaucoup d’encre sur le continent noir et au-delà.

Je vois dans cette émigration massive de jeunes athlètes pleins d’avenir la manifestation de leur rêve de liberté et de leur espoir (appelé peut-être à être déçu) d’accomplir ce qui leur semble impossible dans leur pays d’origine. Faut-il vraiment s’en étonner ? Leur en vouloir ? Le phénomène, pour choquant et spectaculaire qu’il soit, n’a d’ailleurs rien de nouveau et ne se limite pas à l’Afrique.

Ainsi, tout au long de ses quatre décennies d’existence, l’ancienne Allemagne de l’Est a été confrontée elle aussi à la fuite de ses costauds, qu’elle tentait pourtant d’empêcher par tous les moyens. D’après le Ministère est-allemand pour la Sûreté de l’État (Ministerium für Staatssicherheit), plus connu sous le nom de Stasi, ce ne sont pas moins de 615 athlètes originaires de la RDA qui se sont réfugiés à l’Ouest en 40 ans, entre 1949 et 1989 ! Soit une moyenne de 15,4 athlètes par an (je tiens à ma décimale). Les chiffres exacts sont probablement bien plus élevés, d’ailleurs, selon certains historiens. Cet exode des jeunes champions a représenté une véritable hémorragie pour la petite nation socialiste de 16 millions d’habitants qui, rappelez-vous, investissait énormément dans le sport à des fins de propagande, choyait (et dopait allègrement) ses sportifs de haut niveau et récoltait des moissons de médailles dans toutes les compétitions internationales. Comme à Nice la semaine dernière, ce sont parfois des équipes entières qui ont pris la tangente, à l’instar du club de football SG Dresden-Friedrichstadt, vice-champion de RDA en 1950, qui s’éclipsa à l’Ouest comme un seul homme, tout juste un mois après la fin de la première saison de foot de l’histoire de l’Allemagne de l’Est.

Un nageur est-allemand, via Deutsche Welle. Le papillon prendra-t-il son envol vers la liberté?
Un nageur est-allemand, via Deutsche Welle. Le papillon prendra-t-il son envol vers la liberté ?

L’une des anecdotes les plus spectaculaires de défection à l’Ouest de sportifs est-allemands est sans doute celle du nageur Axel Mitbauer, en août 1969. À 19 ans, le jeune athlète déjà double champion de RDA aux 400 mètres nage libre, était pourtant promis à un bel avenir. Mais, accusé par la Stasi d’avoir sympathisé avec des athlètes ouest-allemands et d’avoir envisagé la fuite lors d’une compétition internationale à Budapest en 1968, le jeune homme subit de plein fouet la répression du régime puis la descente aux enfers : emprisonnement en cellule d’isolement pendant plusieurs semaines dans la prison de Hohenschönhausen de sinistre mémoire (immortalisée dans le film La Vie des autres), interminables séances d’interrogation et de torture, puis interdiction à vie de pratiquer la natation. Les perspectives sont alors bien sombres pour le jeune homme, exclu de l’université et désormais sous surveillance étroite de la police secrète. Pendant l’été 1969, le jeune champion réussit toutefois le pari impossible : après être parvenu à semer ses chaperons de la Stasi en sautant d’un train en marche, il gagna la côte et, la nuit tombée, plongea dans l’eau fraîche de la mer Baltique, le corps enduit de vaseline pour retarder l’hypothermie. Il parcourut environ 25 kilomètres à la nage, seul et dans l’obscurité totale, et finit par atteindre une bouée lumineuse dans la baie de Lübeck, où il s’agrippa plusieurs heures jusqu’au matin avant d’être enfin secouru par un ferry, après avoir passé environ dix heures dans l’eau froide. Le jeune homme a ainsi atteint, avec un indéniable panache, son objectif de fuir la RDA et de se réfugier à l’Ouest !

Axel Mitbauer en 2009 à Karlsruhe, via NZZ
Axel Mitbauer en 2009 à Karlsruhe, via NZZ

Si sa carrière ultérieure en RFA ne fut pas aussi exceptionnelle que ce qu’il avait peut-être espéré, Axel Mitbauer put au moins continuer à exercer sa passion, à étudier et, à 63 ans, il entraîne toujours des champions de natation à Karlsruhe.

Même si le contexte politique et économique de la RDC de 2013 n’a rien à voir avec celui de cette autre République démocratique, l’allemande, de 1969, voilà à quoi me font penser ces désertions massives de basketteuses congolaises, de lutteurs ivoiriens, de cyclistes djiboutiens et de quelques autres la semaine passée à Nice. Je ne peux pas approuver que l’on transgresse les lois de ma République, mais qui suis-je pour condamner ces jeunes pleins de talent et d’ambition, persuadés que leur chance est ailleurs ? Ils croient qu’une vie meilleure les attend en Europe, et sont prêts à tout risquer pour se faire une place au soleil, comme d’autres avant eux. La bonne nouvelle pour nos fuyards, c’est que le soleil, précisément, brille ô combien plus généreusement à Nice qu’à Lübeck. C’est déjà ça de pris.


Mariage homosexuel célébré dans une église allemande : des réponses du clergé protestant (2/2)

Le Dr. Volker Jastrzembski, via EKBO
Le Dr. Volker Jastrzembski, via EKBO

Suite et fin de l’entretien avec le Dr Volker Jastrzembski, porte-parole de l’Église régionale évangélique de Berlin, Brandebourg et Haute-Lusace silésienne (EKBO).

LA SAXE AU BORD DU SCHISME

6. Berliniquais : En France, le débat autour du mariage civil pour les couples du même sexe a été émaillé de polémiques, d’invectives et même de violences. La Fédération protestante s’est exprimée en termes prudents, mais sans ambiguïté en défaveur du mariage homosexuel. Comment le débat se déroule-t-il au sein de l’Église protestante allemande ? Ce thème est-il particulièrement sujet à controverse ? Comment réagissent les paroisses les plus conservatrices? Pourquoi les grandes villes allemandes n’offrent-elles pas le spectacle de manifestations de grande ampleur comme en France?

Dr. Volker Jastrzembski : Eh bien… pour ce qui est du débat au sein de l’EKD, il y a la controverse relative à la place faite au mariage traditionnel dans le Familiendenkschrift. Évidemment, ces critiques sont tout aussi valables à propos de la démarche de l’Église régionale de Hesse-Nassau, et elles ne lui ont pas été épargnées. En fait, l’issue du débat au sein de l’Église est encore incertaine. Bien entendu, les paroisses de tradition conservatrice prêchent la supériorité de l’union entre un homme et une femme et se fondent sur la Bible. Cependant, un courant d’interprétation des Écritures suggère que ce modèle absolu du couple homme-femme et la condamnation biblique de l’homosexualité ne sont en réalité que la résultante de la culture du peuple hébreu, qui assimilait les relations aimantes entre hommes ou entre femmes à de la promiscuité ou de la pédérastie. La Bible est empreinte de son contexte culturel. De sorte que le rejet biblique de l’homosexualité ne s’applique pas aux couples de même sexe d’aujourd’hui. Mais une fois ces arguments posés, qu’en faisons-nous? Le débat se poursuit encore. Chez nous, à l’Église régionale de Berlin, nous avons des pasteurs et des paroisses qui refusent de bénir les unions homosexuelles. C’est leur droit, et on ne peut pas les y contraindre. Je crois que nous nous dirigeons vers un équilibre de ce type, à terme.

Le siège épiscopal de l'Église régionale de Berlin-Brandebourg, à l'église St-Georges
Le siège épiscopal de l’Église régionale de Berlin-Brandebourg, à l’église St-Georges, le 29 août 2013. Photo: Berliniquais.

Pour ce qui est de l’absence de manifs de grande ampleur, ma foi, je dirais que c’est le résultat d’une certaine tolérance, d’une vision plus libérale de la société. Il semble que l’on soit moins enclin, en Allemagne, à s’exciter et à protester en masse sur ce thème. Ceci dit, il existe ponctuellement des poches de résistance très forte au mariage homosexuel. L’Église régionale de Saxe, par exemple, est au bord du schisme précisément à cause de ce débat. Plusieurs paroisses ont signifié catégoriquement à leur évêque qu’elles n’acceptent pas les règles en cours de préparation. Chez nous, dans la région de Berlin, ce débat n’enflamme guère les foules, c’est le moins que l’on puisse dire.

7. Berliniquais : Quel est le principal argument des Églises régionales les plus conservatrices contre le mariage homosexuel ? A contrario, quel est l’argument le plus significatif de l’Église de Hesse-Nassau en faveur du mariage pour les couples de même sexe ?

Dr. Volker Jastrzembski : Après notre discussion, on peut résumer cela rapidement. Pour les églises conservatrices, le rejet du mariage homosexuel se fonde sur les Écritures bibliques, qui condamnent explicitement l’homosexualité et la qualifient de péché. La position des églises comme celle de Hesse-Nassau ou celle de Berlin-Brandebourg, est que les constats bibliques ne correspondent pas à la réalité des couples homosexuels d’aujourd’hui. Par ailleurs, sur le plan théologique, l’amour de Dieu est le même pour tous. Dès lors que deux êtres s’aiment et se comportent avec fidélité et dignité, il n’y a pas de raison que Dieu les condamne.

DES SIÈCLES DE DIVERGENCES THÉOLOGIQUES

8. Berliniquais : Très intéressant pour le catholique que je suis… Alors justement, la relation entre l’EKD et l’Église catholique joue-t-elle un quelconque rôle dans cette discussion, comme j’ai pu le lire par endroits ?

Dr. Volker Jastrzembski : Oui, cela joue un rôle. Par exemple, l’Église catholique elle aussi a fermement condamné les thèses libérales de la Familiendenkschrift. Nous sommes habitués à débattre entre catholiques et protestants. Cependant, après des siècles de divergences théologiques, il est clair que nous n’avons pas la même vision de la famille. Pour nous, le mariage n’est pas un sacrement, mais une institution humaine, séculière. Par conséquent, il est normal que nous ne placions pas le mariage religieux au même niveau d’importance que l’Église catholique. Cette distinction n’a rien de nouveau, elle remonte à la Réforme protestante.

9. Berliniquais : En cette année électorale, où la thématique du mariage homosexuel a été abordée, ou du moins celle de l’extension aux couples homosexuels des avantages fiscaux réservés aux couples mariés, est-il permis d’interpréter de manière politique cette initiative de l’Église de Hesse-Nassau ?

Dr. Volker Jastrzembski : C’est amusant ce que vous dites là. Pour moi ces questions du mariage homosexuel ou des abattements fiscaux ne sont pas du tout des sujets de campagne. (En juin dernier, le Tribunal fédéral constitutionnel a statué que les couples homosexuels en partenariat civil doivent bénéficier des mêmes avantages fiscaux que les couples mariés, et le parti social-démocrate propose l’introduction du mariage gay dans son programme de campagne, NDLR.) Le « mariage » célébré à Seligenstadt a bien sûr indirectement une petite dimension politique, mais il ne faut pas imaginer que c’était une sommation à l’État pour qu’il agisse, ou une exhortation quelque chose comme ça. Il n’est pas inhabituel que des discussions d’ordre théologique aient des conséquences politiques.

EKD: carte des églises régionales et nombre de membres en millions. Jusqu'en 2010, il y avait 22 "Landeskirchen".
Infographie : Les Églises régionales protestantes en Allemagne et le nombre de membres en millions. Les cinq principales Églises sont celles de Hanovre, de Rhénanie, de Bavière, de Westphalie et du Württemberg, avec entre 2 et 3 millions de membres chacune. Jusqu’en 2010, il y avait 22 « Landeskirchen »: les trois Églises historiques des rives de la Baltique (Nordelbien, Mecklembourg et Poméranie) ont alors fusionné pour former la Nordkirche. Source: EKD

10. Berliniquais : Dernière question, sans rapport avec le sujet, mais passionnante pour nous les Français installés en Allemagne. Comment l’Église protestante allemande se positionne-t-elle sur la question de l’impôt religieux ? Est-elle du même avis que le clergé catholique, qui a statué récemment que quiconque ne paye pas l’impôt doit quitter l’Église ?

Dr. Volker Jastrzembski : Pour simplifier, les Églises régionales protestantes, au même titre que l’Église catholique ou que la communauté juive, sont habilitées à collecter un impôt religieux. ll ne s’agit pas à proprement parler d’un privilège ecclésiastique, car certains autres organismes bénéficient du droit, prévu par la Constitution, d’être financés par l’impôt. En l’occurrence, il est vrai que l’appartenance à l’Église implique le devoir de participer solidairement à son financement. Le montant de l’impôt religieux est calculé en fonction du revenu de chaque membre. Ceux qui ont un petit revenu en sont dispensés. Donc en fait la question déterminante n’est pas de payer l’impôt ou pas, mais d’être membre ou pas de l’Église. Dès lors qu’une personne quitte la structure de l’Église, elle se voit dispensée de l’impôt religieux. Elle peut bien sûr continuer à se considérer comme chrétienne, mais en tant que non-membre de l’organisation, elle ne pourra pas prétendre à des prestations comme un mariage à l’église ou de funérailles religieuses.

11. Berliniquais: Nous sommes arrivés au bout de cet entretien. Mais il nous reste la question bonus. Si Jésus-Christ revenait demain, quel message porterait-il à l’Humanité ?

Dr. Volker Jastrzembski : (Rires). Un message de réconciliation. Que les hommes cessent enfin de se déchirer et fassent la paix. Partout.

Berliniquais : Herr Doktor Jastrzembski, je vous remercie.

Interview complète, en allemand, à écouter sur Soundcloud (34 minutes) :

CONCLUSION PERSONNELLE

Les mariés de Seligenstadt, Christoph et Rüdiger Zimmermann, sont ensemble depuis plus de dix ans et ont élevé ensemble un enfant, le fils de Rüdiger, resté avec son père après le divorce de ses parents. J’ignore pourquoi la mère n’a pas eu la garde l’enfant. Mais le jeune homme, aujourd’hui âgé de 18 ans, semble en parfaite santé, comme toute personne ayant grandi dans un foyer heureux. Il a porté les alliances pendant une cérémonie de mariage présidée par une femme pasteur, Leonie Krauss-Buck, détail supplémentaire qui souligne encore davantage, si cela était encore nécessaire, le contraste flagrant entre le progressisme protestant et l’immobilisme du dogme catholique.

Ces derniers mois, la principale occupation des catholiques français a été de manifester contre le droit des homosexuels à se marier civilement, même après le vote de la loi républicaine au Parlement. À la lumière de cette discussion particulièrement enrichissante et intellectuellement passionnante avec un homme d’église sur des questions de mariage religieux, un théologien plein d’intelligence et de compassion qui préfère utiliser son cerveau plutôt qu’agiter des pancartes roses pleines de peur et de vide, je suis moins que jamais disposé à comprendre les gesticulations des imposteurs de la Manif pour tous. La bonne nouvelle, c’est qu’on en a fini avec eux. Maintenant, comme l’a dit le pasteur, il ne nous reste plus qu’à nous réconcilier…

Une affiche de la Manif pour tous caricature Mme Taubira en King Kong. De mauvais goût ? Limite raciste ? Photo Huffington Post
Une affiche de la Manif pour tous caricature Mme Taubira en King Kong. En plus ils sont d’un goût exquis, ces jeunes gens de bonne famille… Photo Huffington Post


Mariage homosexuel célébré dans une église allemande : des réponses du clergé protestant (1/2)

En célébrant religieusement une union homosexuelle en la paroisse protestante de la petite ville de Seligenstadt près de Francfort-sur-le-Main, l’Église évangélique de Hesse-Nassau, l’une des vingt Églises régionales autonomes regroupées au sein de l’Evangelische Kirche in Deutschland (EKD), a créé la surprise en Allemagne et en Europe le 11 août dernier.

En effet, le mariage homosexuel n’existe pas en Allemagne, où les seules unions matrimoniales officiellement reconnues sont les mariages civils, réservés aux couples hétérosexuels. Depuis 2001, les couples de même sexe résidant en Allemagne ont la possibilité de faire reconnaître civilement leur union dans le cadre d’une eingetragene Lebenspartnerschaft ou « contrat de communauté de vie », qui leur accorde certains droits, à l’exception notable des avantages fiscaux et de la possibilité d’adopter, deux privilèges réservés aux seuls couples hétérosexuels mariés. Un mariage homosexuel n’est pas à l’ordre du jour et ne figure pas au programme du parti politique de Mme Merkel, archi-favorite en cette année électorale.

Christoph et Rüdiger Zimmerman se sont mariés le 11 août 2013 en la paroisse de Seligenstadt. Photo evangelisch.de
Christoph et Rüdiger Zimmerman se sont mariés le 11 août 2013 en la paroisse de Seligenstadt, en Hesse. Photo: evangelisch.de

Je m’attendais donc à un véritable tollé, à une levée de boucliers suite à cet événement survenu au sein d’une Église protestante qui revendique tout de même 24 millions de pratiquants, soit 30% de la population allemande. Il y a bien eu quelques grincements de dents, mais étonnamment, dans la langueur estivale, cet énorme pavé dans la mare n’a guère fait de vagues. Les médias francophones qui ont relayé la nouvelle du mariage de Christoph et Rüdiger Zimmermann se sont tous contentés de recopier strictement la même dépêche AFP qui, en quatre paragraphes laconiques, soulevait bien plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. Quelle est la valeur légale de ce mariage? Quels sont les enjeux pour l’église protestante allemande, à première vue très divisée sur la question? Comment réagit la société allemande en général? Aucun de ces thèmes n’étant abordés dans la presse française, j’ai décidé de faire mien l’adage « aide-toi et le Ciel t’aidera » et d’aller moi-même, la casquette de Mondoblogueur vissée sur le crâne, interroger la hiérarchie de l’Église autonome protestante de la région de Berlin-Brandebourg-Haute Lusace Silésienne (EKBO).

Le pasteur Volker Jastrzembski, docteur en théologie et porte-parole de l’Église régionale berlinoise, ayant aimablement accepté de convenir d’un rendez-vous pour répondre à mes questions, je disposais d’une semaine pour préparer une interview, m’exercer à articuler correctement le nom de mon interlocuteur, habituer ma bouche réfractaire à prononcer en un souffle des mots barbares comme gleichgeschlechtlich (« de même sexe »), et surtout, négocier la chausse-trape ultra-classique de la subtile distinction phonétique entre Kirche (« église ») et Kirsche, qui veut dire « cerise ». Le jour J, mes laborieux exercices de diction ne m’ont pas été d’un grand secours, mais le pasteur Jastrzembski, plein de compassion et animé de charité chrétienne, ne m’a même pas ri au nez, bien que j’aie piteusement écorché son patronyme prodigieusement riche en consonnes et systématiquement parlé de « cerises évangéliques ». Voici un compte-rendu de notre entretien, enregistré le jeudi 29 août au siège épiscopal de l’Evangelische Kirche Berlin Brandenburg schlesische Oberlausitz (EKBO).

« UN MALENTENDU »

Dr. Volker Jastrzembski, via EKBO
Dr. Volker Jastrzembski, via EKBO

1. Berliniquais : Herr Doktor Jastrzembski, il y a deux semaines, le public francophone a appris cette nouvelle sensationnelle: un couple homosexuel bavarois s’est marié religieusement dans une église évangélique en Hesse. Pourtant, en Allemagne, les couples de même sexe ne peuvent officialiser que des partenariats civils et n’ont pas la possibilté de se marier. Par conséquent, comment ce mariage religieux a-t-il été légalement possible?

Dr. Volker Jastrzembski : C’est le premier malentendu dans cette histoire. L’Église évangélique de Hesse-Nassau n’a pas célébré de mariage religieux homosexuel à proprement parler. Il s’agit en réalité de la bénédiction d’une union homosexuelle qui, à la différence des unions bénies par l’Église jusqu’à ce jour, sera actée en droit religieux et inscrite au registre paroissial de la Hesse-Nassau.

MARIAGE CIVIL VS. MARIAGE RELIGIEUX

2. Berliniquais : Ah bon ? C’est fou. Tous les médias français ou allemands parlent pourtant copieusement de « mariage religieux », de « kirchliche Trauung » ou encore « Ehe ».

Dr. Volker Jastrzembski : C’est vrai, ces mots ont été employés à la légère, et au bout du compte ce sont des affirmations inexactes. Les couples homosexuels unis civilement ont depuis quelques années la possibilité de faire bénir leur union dans plusieurs Églises autonomes allemandes, aussi bien en Hesse-Nassau qu’ici à Berlin-Brandebourg-Haute Lusace. La différence, c’est que l’Église régionale de Berlin, et les autres Landeskirchen, n’inscrivent pas ces bénédictions dans leurs registres paroissiaux. Cet été, l’Église autonome de Hesse-Nassau a simplement décidé que dorénavant, elle homologuera officiellement ces unions dans ses registres, au même titre que les mariages traditionnels.

3. Berliniquais : Le couple formé par Christoph et Rüdiger Zimmermann n’est pas marié civilement. En Belgique et en Suisse, il est formellement interdit de célébrer religieusement une union antérieurement au mariage civil. En France, une telle démarche est même un délit passible, pour le ministre du culte, de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende. Est-ce également le cas en Allemagne?

Dr. Volker Jastrzembski : En théorie, il est possible en Allemagne de se marier religieusement sans être marié civilement. L’obligation de l’antériorité du mariage civil, qui existait ici comme dans les pays voisins, a été supprimée par le législateur cette année ou l’an dernier il me semble (NDLR: cela remonte au 1er janvier 2009). Cependant, l’Église protestante allemande (EKD) a décidé de continuer à exiger des couples candidats au mariage religieux une preuve de leur mariage civil. La raison de cette décision est de nous assurer que nous célébrons des mariages reconnus par la loi, avec toutes les conséquences juridiques qui en découlent. Sinon, par exemple, que ferions-nous en cas de séparation des époux ? Il serait trop complexe de reconnaître religieusement des mariages dépourvus de base légale, donc nous ne le faisons pas. Et en l’occurrence, je le rappelle, la cérémonie de Seligenstadt n’était pas un mariage, mais une bénédiction officialisée dans les registres paroissiaux, donc là encore il n’y a pas de problème d’antériorité du mariage civil.

« DIFFÉRENCE MINIME »

4. Berliniquais : Je vois. Mais puisque nous y revenons, quelle est la différence, pour l’EKD, entre un mariage au sens strict (kirchliche Trauung) qui, si je comprends bien, reste réservé aux couples traditionnels hétérosexuels, et cette nouvelle forme de « bénédiction » homologuée au registre (beurkundete Segnung), qualifiée de « mariage » dans tous les médias ?

Dr. Volker Jastrzembski : La distinction est essentiellement d’ordre théologique, et il est vrai que dans la réalité de la vie courante, hors de l’Église, la différence entre les deux est minime et tend à s’amenuiser toujours plus jusqu’à devenir complètement imperceptible. Il n’est pas rare que les couples homosexuels auxquels nous accordons notre bénédiction parlent de « mariage ». Au sein de l’Église, les thèses centrales exposées dans le Familiendenkschrift (livre de référence publié en juin 2013 par l’Église évangélique allemande sur les thèmes de la famille) ont été vivement critiquées par des membres éminents de l’EKD, arguant que le livre ne faisait pas au mariage traditionnel la place qui lui revient. Les thèses du Familiendenkschrift reconnaissent officiellement les bouleversements de la famille traditionnelle et l’évolution du cadre légal. Elles décrivent et acceptent la diversité de modèles familiaux de la société contemporaine, ce qui leur a valu la désapprobation des théologiens favorables à la reconnaissance du rôle central du mariage homme-femme comme noyau de la famille et de la société. Cette position se fonde dans la tradition d’exégèse des textes bibliques. Mais il est possible que, la société et la législation évoluant vers une toujours plus grande reconnaissance des couples de même sexe, nous soyons amenés, à l’Église régionale de Berlin, à concilier toujours plus les aspects séculaires et religieux de ces unions homosexuelles, de sorte qu’à terme il n’y aura plus vraiment de différence avec le mariage traditionnel. Ceci dit, pour l’instant cette évolution n’est pas à l’ordre du jour à l’EKBO.

Les 20 Églises régionales protestantes ont des racines anciennes. Leurs frontières ne correspondent pas à celles des Länder actuels. Source: EKD.
Les 20 Églises régionales protestantes ont des racines anciennes. Leurs frontières ne correspondent pas à celles, en trait bleu, des Länder actuels. Source: EKD.

5. Berliniquais : Entre les vingt Églises régionales protestantes qui constituent l’EKD, la situation varie grandement en matière d’intégration des couples de même sexe. Le quotidien Tageszeitung vient de rappeler que la plus grande Landeskirche allemande, celle de Hanovre, refuse de bénir les unions civiles homosexuelles, tandis que 14 des 20 Églises régionales autonomes le font depuis des années. Suite à la cérémonie de Seligenstadt, des Landeskirchen importantes comme celle de Bavière, de Westphalie ou du Württemberg, ont d’ores et déjà pris leurs distances et annoncé qu’elles ne franchiront pas l’étape de l’inscription aux registres paroissiaux de ce type d’union. De toute évidence, l’Église évangélique d’Allemagne refuse de trancher à l’échelle nationale. Ainsi, MM. Christoph et Rüdiger Zimmermann, qui vivent à Aschaffenburg, en Bavière, ont dû aller en Hesse-Nassau pour se marier. C’est une situation qui peut sembler troublante. Les chrétiens ne sont-ils plus égaux devant Dieu ? Une telle diversité de statuts peut-elle perdurer au sein de l’EKD ?

Dr. Volker Jastrzembski : Rappelons que l’EKD n’est pas une Église à proprement parler, mais en réalité une fédération d’Églises. Chacune des vingt Landeskirchen régionales qui constituent cette fédération est complètement autonome, dotée d’une Constitution qui lui est propre, et compétente pour définir ses lois. De plus, à cette organisation territoriale se superposent les diverses dénominations religieuses : églises luthériennes, églises unies, églises réformées, qui n’ont pas la même sensibilité théologique. Il est donc tout à fait normal que les lois et statuts varient énormément d’une région à l’autre. Par exemple, les Luthériens sont plus stricts, plus traditionnalistes en matière de lecture et d’interprétation de la Bible. Or, ils sont prédominants à Hanovre et en Bavière, ce qui explique que ces Églises régionales soient plus conservatrices. En Hesse-Nassau, en revanche, l’Église unie, de tradition plus réformatrice, a davantage de poids. L’EKD n’a pas vocation à diriger les Églises régionales ni les différents courants religieux comme une autorité centrale.

Vue sur la Zionskirche, dans le quartier de Berlin-Mitte.
Une église protestante emblématique : la Zionskirche, dans le quartier de Berlin-Mitte, photographiée en juillet 2013 (Berliniquais).

Fin de la première moitié de l’interview. À suivre ici.