bgrinda

Migrants : les murs se hérissent, les démocraties flétrissent

Depuis plusieurs mois, la Hongrie reçoit un afflux important de migrants : plus de 140 000 arrivées depuis le début de l’année. Face à cette situation, le chef du gouvernement Viktor Orban et son parti le Fidesz ne lésinent pas à encourager la haine envers les réfugiés.

réfugiée à la gare de Keleti

Depuis janvier, plus du double du nombre de réfugiés totalisé en 20141 est déjà parvenu aux portes de la Hongrie, dans le but de rejoindre l’Allemagne ou d’autres pays de l’Union. Chaque semaine, des milliers de migrants tentent de franchir la toute nouvelle ceinture de barbelés qui court le long des 175 km de frontière serbo-hongroise, point de pénétration principal des migrants sur le territoire hongrois, selon les autorités. A Budapest, A la gare de Keleti, le triste spectacle de quelques centaines de réfugiés regroupés à même le sol s’offre à la vue des passants. Des hommes, des femmes, des enfants, en attente de demande d’asile, provenant pour la plupart du Pakistan, d’Afghanistan, de Syrie ou du Bangladesh. Des familles, épuisées, sont prises en charge par quelques volontaires de l’association hongroise Migration AID qui dispose d’un centre de premiers soins improvisé. Quelques douches, des toilettes disposées à proximité, un point d’eau, un médecin disponible, rien de plus pour près de 300 personnes qui s’agglutinent sous le toit du patio, protecteur en cas de pluie. Les enfants chahutent et jouent, une partie de volley s’improvise pour rompre l’ennui avec quelques-uns des volontaires associatifs sur place. D’autres réfugiés errent sur le parvis de la gare, ou se regroupent dans les parcs de la capitale. Des journalistes sont présents pour filmer, difficile de converser, la barrière de la langue est là, peu de réfugiés parlent anglais.

Un scénario désormais banal, dont sont témoins nombre de ressortissants européens. Les moyens employés par le gouvernement hongrois pour traiter la question sont, pour le coup, plus singuliers. Depuis plusieurs semaines, les rues de Budapest ont été placardisées d’affiches de propagande, stigmatisant l’accueil des réfugiés auprès des ressortissants hongrois. « Si tu viens en Hongrie, ne prends pas le travail des Hongrois » ou « si tu viens en Hongrie, respecte notre culture » font partie des quelques messages distillés dans le pays, qui n’ont pas tardé à être détournés de manière humoristique par certains activistes. « Une initiative de crowdfunding a levé plus de 90 000 euros en quelques jours pour monter une contre-campagne d’affichage, en anglais cette fois. Et les médias sociaux grouillent de parodies aussi drôles que poignantes des panneaux »2.

Exemple : « Si tu viens en Hongrie, ne prends pas le travail des Hongrois » est annoté : « Quel travail ? »

réfugié Afghan à la gare de Keleti, Budapest

L’instrumentalisme de la peur et la xénophobie d’Etat

Si certains Hongrois ont été scandalisés par cette campagne, celle-ci a pourtant contribué à établir un climat de défiance et de peur vis-à-vis des réfugiés. Idéal pour mettre en place d’autres mesures, plus radicales, comme :

« une consultation nationale sur « l’immigration et le terrorisme » par courrier postal,

un arsenal législatif a été adopté pour refouler plus facilement les migrants en Serbie,

l‘érection d’une clôture de 4 mètres a débuté le long des 175 km de frontière entre la Hongrie et la Serbie. Elle doit être achevée fin novembre,

la fermeture des quatre centres de réfugiés urbains est programmée. Ils seront remplacés par des camps de tentes, en campagne, dans des zones inhabitées,

un durcissement du code pénal qui criminalise dorénavant toute personne qui pénètre clandestinement sur le territoire hongrois doit être adopté à l’automne. »3

Conséquences de ces mesures, de l’argent public est dépensé généreusement pour restreindre et rendre les conditions d’accueil invivables pour les réfugiés. Par ailleurs, nombre d’entre eux, dont des enfants, se blessent en tentant de traverser les barbelés. Enfin, un climat xénophobe entretenu par l’appareil d’Etat même, qui permet, auprès d’un électorat dépolitisé, de détourner l’amertume des Hongrois des problématiques du pays, dont la corruption, le chômage et la misère. « Nous protégeons la Hongrie », affirme Orban. Protéger et sécuriser. Une aubaine pour son parti en perte de vitesse dans les sondages.

Il y a quelques jours, des membres du parti d’extrême droite Jobbik se sont rendus à la gare de Keleti pour tenter le coup de force, en jetant des pierres depuis le parvis sur les réfugiés situés en contrebas. Les forces de l’ordre sont intervenues pour repousser et interpeller les assaillants. L’oeuvre du Jobbik et d’Orban fait ainsi des émules : confondre migrants avec des parasites qui viennent manger gratuitement en Hongrie, un comble pour certains Hongrois qui souffrent du chômage et des difficultés sociales.

Le malaise européen

Face à ces dérives autocratiques, aux atteintes des libertés fondamentales et de l’état de droit, le malaise se traduit chez les députés européens, partagés par la condamnation sans appel du côté de l’aile gauche du Parlement, et une condamnation plus pâle de la part des représentants de la droite européenne, se sentant obligés d’écouter et de défendre Budapest.

Pourtant, l’idée même d’un « mur anti-immigration », en outre proposé à l’origine par l’extrême droite hongroise, une des plus féroces en Europe, a tout pour accentuer le malaise du Parlement européen. Au-delà du caractère inefficace sur le long terme d’une telle mesure, c’est bien le projet européen, qui, dans ses fondements et son éthique, est mis à genoux par de tels projets : à ce titre, Matteo Renzi a de nouveau réclamé, dans une tribune à La Stampa, que l’Europe prenne à bras-le-corps le drame des migrants. « Si la solidarité et la responsabilité l’emportent, les solutions se trouvent (…). Si au contraire prévalent l’égoïsme et la peur, nous risquons de perdre l’idée même de l’Europe ».

Common Borders : une initiative citoyenne européenne

Cette idée d’une Europe citoyenne capable d’être à la hauteur de ses responsabilités, Balint Gyevai et Anita Seprenyi, que je croise au milieu des migrants, en sont porteurs.

Balint, responsable des sections jeunesses du Parti fédéraliste européen, souhaite sensibiliser les Hongrois sur la nécessité de briser l’atonie européenne sur la question des migrants : « Nous croyons que la solution à ces problèmes relève d’une gestion commune de l’Union européenne des politiques migratoires et des frontières, afin de sauver des vies et réformer les régimes de frontières européens ».

Ces mesures passent par le partage des moyens d’assistance et de secours déployés pour sécuriser les frontières communes, au travers d’un système de garde-côtes européen. Elles préconisent également de créer un système de redistribution équitable des demandeurs d’asile entre les différents pays européens et la mise en place de quotas annuels pour les migrants économiques négociés dans l’Union.

A cet effet, une pétition paneuropéenne en ligne existe sur le site commonborders.eu

1La Croix, 27/08/2015

2Rue 89, 09/07/2015

3UNHCR, article cité, C ; Léotard pour Médiapart, 26/07/2015


A proximité des migrants, la plage

Depuis plusieurs semaines, la frontière franco-italienne connaît au voisinage de Vintimille et de Menton un afflux sans précédent de migrants.

Des hommes, des femmes, des enfants, pour la plupart d’origine érythréenne ou soudanaise, échouent par centaines à la gare de Vintimille, en provenance de Rome ou de Milan. Certains, arrivés plus tôt,  refoulés par la police française dans leur tentative de passer la frontière, sont récupérés par les carabinieri. C’est au poste frontière de Menton Garavan, situé juste après la plage bondée de touristes qui jouxte le port du même nom, que l’on découvre le triste spectacle d’hommes, femmes et enfants installés sous des tentes de fortune. Ces campements précaires se trouvent par dizaines le long de cette courte bande de littoral. Ils ont été érigés sur des blocs de rochers en contrebas de la digue protectrice.

L’été méditerranéen connaît peu d’épisodes dépressionnaires. Pourtant, un simple coup de mer, comme il peut néanmoins en arriver, balayerait sans ménagement l’ensemble des installations et leurs occupants. Par ailleurs, en pleine période de canicule, le mercure affiche un bon 35 degrés, qui dépasse allègrement la barre des 40 sous les tentes. Malgré l’aide apportée par la Croix-Rouge italienne et quelques bénévoles associatifs, aucun dispositif sanitaire digne de ce nom n’a pu être mis en place.

L’atmosphère du lieu a ainsi radicalement changé : elle est surréaliste. A quelques encablures de scènes balnéaires banales et quotidiennes, la plus grande misère humaine côtoie la Riviera et sa torpeur estivale. L’Europe est désormais en face de ses responsabilités : elle ne pourra demeurer plus longtemps muette, sourde et aveugle.

DSCF6731bisDSCF6734bis

 

 

DSCF6735bis

DSCF6739bis

DSCF6736bis

DSCF6741bis

DSCF6746bis

 


Présidentielle au Togo : un résultat Faure de café

Affiches électorales en faveur du candidat Faure, Lomé, avril 2015
Affiches électorales en faveur du candidat Faure, Lomé, avril 2015

Présidentielle 2015, un scrutin tronqué ?

« On veut du changement ». Telle est la phrase que j’ai entendue chez beaucoup de Togolais. Ce changement tant attendu, peu d’entre eux estiment qu’il pouvait survenir par les urnes. Leur intuition a été confirmée par l’annonce ce 28 avril 2015 des résultats provisoires de l’élection présidentielle, proclamés par la Céni (Commission électorale nationale indépendante) : le candidat Faure Essozimma Gnassingbé remporte le scrutin avec 58, 75 % des voix. Un scrutin à un tour, rappelons-le, qui a opposé le candidat sortant Faure, leader du RPT/UNIR, issu d’une famille au pouvoir depuis plus de 50 ans, à plusieurs candidatures adverses dont le principal challenger, Jean-Pierre Fabre, leader de la formation CAP 2015, a été crédité à 34, 85 % des suffrages. Suite à la révélation de ces résultats provisoires, Jean-Pierre Fabre conteste les chiffres annoncés, dénonçant des irrégularités multiples qui « sont de nature à entacher la crédibilité des résultats du scrutin » et demande « à la Céni d’annuler les résultats du scrutin dans les Céli (Commission électorale locale) où la fraude est extravagante »1. Malgré la constitution d’une instance indépendante chargée de veiller à l’intégrité du processus électoral (la Céni), dirigée par des membres du pouvoir et de l’opposition, et la présence d’une mission d’observation internationale, les premiers affrontements n’ont ainsi pas tardé à faire surface au lendemain du scrutin. Selon les partisans de l’opposition, la confrontation des premiers procès-verbaux ont fait apparaître de nombreuses anomalies : votes sans carte, substitutions d’urnes et de procès-verbaux, et classiques bourrages d’urnes. Nombre de Togolais doutent fortement de la probité concernant cette étape décisive de compilation, de centralisation et d’agrégation des procès-verbaux à l’issue du scrutin. C’est pourquoi une proportion importante de citoyens ne se sont pas déplacés pour aller voter : on compte près de 45 % d’abstentionnistes, taux record depuis 2007. En outre, la tenue d’un scrutin à un tour, pénalisant l’opposition, fait sourire, ou grincer des dents, c’est selon ; pour beaucoup, l’opposition aurait dû boycotter une telle élection, exigeant de fait une réforme fondamentale du mode de scrutin. Par ailleurs, que dire de la candidature du président sortant Faure, qui se présente pour la troisième fois, faisant fi de la Constitution togolaise qui n’autorise que 2 mandats successifs ? Pour conclure, on pourra également s’étonner des moyens financiers considérables déployés pour la campagne de Faure Gnassingbé dans tout le pays.

Népotisme et jeunesse sacrifiée

Au lendemain de la commémoration de la fête nationale de l’indépendance (27 avril 1960), le Togo semble « toujours en quête d’une indépendance confisquée après 55 ans »2. Pour beaucoup de jeunes Togolais, l’indépendance est une abstraction, et l’avenir est sans espoir. Avec un RNB (Revenu net par habitant) d’environ 530 dollars US, une grande désespérance semble toucher la jeunesse d’un pays qui représente 60 % de la population. A ce titre, une récente étude (classement 2015 sur le bonheur) publiée par le SDSN (Sustainable Developpment Solutions Network) et l’université canadienne UBC (University of British Columbia) montre que le Togo fait partie des pays d’Afrique où le sentiment de désespoir est le plus palpable (dernier rang occupé sur 158 pays classés).

Le Togo est un petit pays, comme beaucoup de ses citoyens le reconnaissent avec tendresse, qui ne jouit que de peu de ressources (phosphate, calcaire, café, cacao). Un petit pays, dont près de 60 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Un petit pays, où les jours se succèdent pour le peuple tel que pour Sisyphe.

Il y a 55 ans, Sylvanus Olympio, premier président démocratiquement élu, assassiné le 13 janvier 1963, disait : « La nuit est longue mais le jour vient ». La nuit longue de la dictature de Gnassingbé père a hypothéqué durant 38 ans l’émancipation du Togo. Depuis sa mort en 2005 et l’accession au pouvoir de son fils, le pays peine à emprunter le chemin des nations libres, démocratiques et prospères. Comme la Corée du Nord et Cuba, le Togo fait partie du club désormais restreint des nations dirigées par une même famille depuis plus de 5 décennies. Avec le fils Gnassingbé, le temps d’une dictature aveugle est néanmoins révolu, mais l’avènement « d’une véritable liberté, où seules la loi et la justice s’imposeront comme référents régulateurs de tous les rapports sociaux, économiques et politiques »3, est à l’heure actuelle loin d’être acquise. La modernisation d’un pays ne se contente pas de l’aménagement de nouvelles voiries. Roger, couturier à Kpanimé, me confie « qu’en dépit de progrès concernant la liberté d’expression, il existe toujours des mouchards, des gens du pouvoir, des policiers en civil qui t’épient, des voisins qui te dénoncent, pour des discussions ou des propos tenus à l’encontre du gouvernement ».

« La nuit est longue, mais le jour vient ». Un processus démocratique, non violent, sera long à accoucher. Chaque Togolais se souvient avec douleur des évènements de 2005 où Faure Gnassingbé accèda au pouvoir par le prix du sang : 800 opposants tués, dont beaucoup furent jetés dans la lagune de Lomé. Certains ont ainsi préféré voter pour le statu quo, de peur des troubles que provoquerait l’alternance. La répression toujours crainte, a bien souvent raison d’un engagement politique et citoyen conscient. Il sera pourtant garant du changement du destin collectif de la nation togolaise.

1Déclaration de Patrick Lawson Banku, directeur de campagne de CAP 2015, 27/04/15

2Peter S., Le Triangle des Enjeux, 29/04/15

3Peter S., Le Triangle des Enjeux, 29/04/15


Hommage à la babouche

dessin-Uderzo-hommage charlie hebdo

C’est l’histoire d’un dessin raté. Le talent de son illustre auteur n’est pas à remettre en question. Néanmoins, son témoignage de soutien aux victimes des attentats du 7 janvier me laisse un étrange sentiment de malaise. Quelque chose me trouble, indicible, en contemplant ce croquis, qui, sans prétention, est destiné comme tant d’autres hommages, à manifester soutien et solidarité aux victimes de Charlie Hebdo, à marquer son attachement indéfectible à la désormais galvaudée « liberté d’expression ».

A n’en pas douter, le malaise provoqué par ce dessin m’interpelle. Un malaise suscité par notre – apprécié – héros franchouillard corrigeant sévèrement non le terroriste obscurantiste, mais le sarrasin dont l’altérité semble soulignée. Le villageois résiste à l’envahisseur, mais de quelle invasion parle-t-on ici ? Les pistes semblent désagréablement brouillées, en substituant allègrement un signifiant par un autre, favorisant l’amalgame douteux. Car l’uppercut gaulois ne nous laisse plus qu’une paire de chaussures pour en juger. Babouches, zarabil et autres pantoufles arabes ou berbères, deux peuples s’affrontent, repérables par leurs attributs vestimentaires. L’ennemi ne semble pas désigné comme celui de la laicité, mais celui de notre civilisation. Du terroriste au cultuel, du cultuel au confrontement des cultures voire au racisme, un chemin maladroit peut être vite tracé. Ce sujet sensible et complexe nous rappelle combien il est difficile de caricaturer dans l’urgence sans tomber dans les amalgames, de revendiquer sans confondre, de critiquer sans stigmatiser. Car au fond, une caricature pertinente doit se fixer un objectif : dénoncer avec humour, irrévérence, et, si possible, acuité et intelligence les vrais ennemis de l’humanité : ceux qui, de tous temps, en tous lieux, en imposant par la force et la violence une idéologie ou un pouvoir autocratique, ont souhaité la destruction de l’altérité et l’affadissement de la raison. Et ce sont bien les peuples arabes qui ont exprimé avec force ces dernières années leur aspiration à plus de liberté et de démocratie.

Cette malheureuse paire de babouches n’est donc pas l’attribut du djihadisme international. Ni même le voile traditionnel, que nombre de femmes musulmanes continuent de porter, en France comme ailleurs, sans pour autant soutenir la barbarie. N’en voulons pas cependant à son auteur. La carrière d’Uderzo n’est pas celle d’un caricaturiste, preuve s’il en est que la satire est un exercice périlleux.


Le grand charlivari

charlie recrute

L’attentat contre l’hebdomadaire satirique a rassemblé nombre de Français autour des valeurs universelles de défense de la liberté d’expression, de respect et de tolérance. Après cette communion civique et roborative, que faire de notre monde ? Comment être à la hauteur du courage des géniaux trublions de Charlie ?

« On a tué Charlie ! » ont scandé les assassins en cette matinée funeste du 8 janvier.

Depuis l’attaque, les manifestations de soutien se succèdent, les témoignages de solidarité avec les familles des victimes et les hommages abondent. Dimanche 11 janvier, des centaines de milliers de personnes ont défilé, communiant dignement et manifestant avec ferveur leur volonté de défendre la liberté d’expression. Une journée où au-delà de la catharsis, il était nécessaire de se sentir un dans un grand élan solidaire, où l’on veut croire à un sursaut collectif et républicain, où l’on se réapproprie les valeurs qui fondent notre démocratie. Une manière fédératrice de « remembrer » un corps social mis à mal, et se sentir plus fort dans l’unité. Malgré cette vitrine réconfortante, cette messe médiatique savamment orchestrée et relayée par les médias du monde entier, malgré les signifiants de circonstance répétés à l’envi par nos responsables politiques (tolérance, solidarité, fraternité, citoyenneté), malgré les soutiens appuyés de la communauté internationale, une interrogation demeure : «  sommes-nous vraiment tous Charlie ? »

Cette question n’implique pas une adhésion obligatoire à l’humour et aux choix éditoriaux de l’hebdomadaire. Elle implique plusieurs interrogations, notamment concernant l’unité véritable autour des valeurs de la République, et la façon de réagir collectivement à une situation complexe, dont la compréhension est fondamentale pour envisager une politique capable de prévenir de tels drames.

« Je suis Charlie » n’engage à rien. Dénoncer le terrorisme n’engage à rien. Clamer la tolérance et le respect de son prochain n’engage à rien. Refuser le racisme et l’antisémitisme ne les fera pas disparaître. Pour transformer l’émotion collective et l’indignation en actes garants de progrès sociaux, le temps du recul et de la réflexion, la capacité à penser et à renouer du lien social sont nécessaires. L’engagement des rédacteurs de Charlie était d’alerter avec malice par l’humour, non seulement de l’instrumentalisation de la religion par le fanatisme intégriste, mais également du creusement des souffrances et des inégalités sociales. Celles-ci sous-tendent le tropisme de tous les racismes et de tous les extrémismes. Le combat de Charlie Hebdo envers l’extrême-droite, envers toutes les idéologies de la haine, ne pouvait se séparer de la défense des plus faibles, d’une critique acerbe du capitalisme financier et des dérives de l’argent roi.

Comment des dessinateurs comme Charb ou Tignous pouvaient être subversifs ? Ils appuyaient là où çà faisait mal, en dénonçant une société du spectacle sans utopie et sans idéal, ansi que les apories du storytelling dont nos responsables politiques nous abreuvent. Ils s’opposaient vigoureusement aux guerres successives contre le terrorisme qui ont montré leur inefficacité et aux impérialismes de tous poil. En quoi Charlie Hebdo pouvait être subversif ? L’hebdomadaire proposait une tribune d’expression à un économiste de sensibilité keynésienne, Bernard Maris, en guerre contre l’austérité, seule pensée unique imposée à l’Europe. Il accueillait une psychanalyste, Elsa Cayat, auteure de sa rubrique Charlie Divan, à l’heure où la psychanalyse subit des attaques de toutes parts, car non conforme aux préceptes de rendement et d’évaluation de l’humus humain imposés par notre monde libéral. Etre Charlie, c’est adhérer à un manifeste pour la laicité et la liberté d’expression, plus qu’à l’appréciation de certaines caricatures. Etre Charlie, c’est finalement produire un journalisme engagé autour de valeurs libertaires et humanistes. Les trublions de la bande décimée étaient les derniers intellectuels authentiques : être capable de faire réfléchir, le lecteur ayant l’agréable sensation de respirer un air pur qui régénérait ses neurones.

Etre Charlie, c’est voir un peu plus loin que le bout de son nez. Si la France a été le témoin de la barbarie perpétrée par ses propres enfants, il est temps de s’attacher à s’occuper du sort des quartiers et des cités défavorisés où ces jeunes ont grandi. Des terroristes comme Merah ou les frères Kouachi ne sont que des petites mains fanatisées du djihadisme international. Si des sectes d’ignorants sont capables de séduire en nombre nos jeunes, c’est que le lent processus de désindividuation et de marginalisation de ces populations précarisées a atteint un niveau inégalé. La bêtise, la misère intellectuelle et l’ignorance n’explique pas tout. Beaucoup d’enseignants, de travailleurs sociaux, d’educateurs, de psychologues institutionnels tirent la sonnette d’alarme depuis de nombreuses années. Les émeutes des banlieues de 2005 qui ont frappé l’ensemble du territoire français n’ont rien changé. L’école et les services publics ont continué de subir des restrictions budgétaires, certains territoires sont restés abandonnés, la ségrégation à l’emploi poursuit ses ravages. Le départ de centaines de jeunes vers la Syrie n’interpelle pas les politiques sur leurs problématiques sociales et leur déshérance. La société française a généré ses propres monstres, à tel point que l’hommage rendu aux victimes des attentats a été parfois houleux dans certains établissements : à Marseille, Hervé M., enseignant de philosophie, relate l’expérience douloureuse vécue au sein de son propre lycée technique de centre ville : « à midi, nous nous sommes regroupés avec nos 800 élèves dans la cour afin de respecter une minute de silence. La minute a duré à peine 40 secondes. Des îlots d’opposition réagissaient çà et là, j’ai même entendu une de mes élèves de terminale, vêtue d’une djellabah, éructer pendant l’hommage : « je ne me tairai pas, je m’en bas les couilles, j’en ai rien à foutre. » La tension était trop grande. Notre proviseur-adjoint a préféré couper court ».

Sur internet, le vaste rhizome que constitue les réseaux sociaux a été le témoin privilégié des hommages, mais également des manifestations de haine, de rancoeurs, de banalisation de la barbarie et d’analyses fumeuses. Si la démonstration de force parisienne a réchauffé les coeurs, Paris n’a plus rien à voir avec la province profonde. La ville n’est pas les cités ni les campagnes. La belle unité promise par F. Hollande et affichée par les commentateurs n’en est donc pas moins lézardée. Fracturée et inégale comme la société. A ce titre, s’attacher à se focaliser uniquement sur un traitement répréssif du terrorisme en France reviendrait à tenter d’éteindre un feu toujours entretenu par son funeste comburant : outre le contexte international, non négligeable, la crise économique et le chômage des jeunes, la disparition de l’état Providence et l’abandon des plus faibles sont des facteurs importants au niveau national.

Après ce départ à la retraite anticipée de Cabu, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré, Elsa Cayat, Charlie recrute. L’hebdomadaire a désormais besoin du soutien d’une légion d’humanistes. Une légion pacifiste, joyeuse et lubrique, fraternelle et laique, capable de prendre en main son destin : refusant les amalgames, cela va de soi, agir solidairement pour s’attaquer aux racines du délitement du lien social, sera un chantier beaucoup moins évident. Il en va de notre responsabilité, pour que ce grand charlivari ait du sens.

charb


Pas de changement pour la recherche Française

Hervé Samson pour le Monde
Hervé Samson pour le Monde

Le 17 octobre dernier, le collectif Science en Marche a rassemblé à Paris près de 1300 chercheurs réclamant davantage de moyens pour la recherche, un secteur toujours plus menacé par la précarité de ses jeunes diplômés.

Pour reprendre les propos récents d’un humoriste Français, « faire du Hollande bashing, c’est un peu comme tirer sur une ambulance ». Les commentateurs auraient presque tendance à culpabiliser de poursuivre ce sport devenu national, celui de critiquer sans vergogne l’action gouvernementale, tant celle-ci est attaquée pour tout et n’importe quoi. De son côté, Nicolas Sarkozy a beau jeu de surfer avec ironie sur cette vague de mécontentement, après 10 années de pouvoir menées au sein de sa majorité, à tous les postes de responsabilité : le « bashing » initié par la droite semble décrédibilisé auprès des Français par ses accents d’illégitimité. Finalement, le plus dangereux pour François Hollande et Manuel Valls et l’avenir du parti socialiste, ce sont les critiques émanant de son propre camp : les militants de base, les élus socialistes, ainsi que les citoyens ayant voté avec conviction pour un changement de politique. Un changement dont le nouveau président en avait fait son slogan providentiel de campagne.

En France, un des secteurs les plus sinistrés depuis plusieurs années par les restrictions budgétaires attendait un changement radical de vision : la recherche publique. On pouvait espérer significativement des projets menés par la gauche au pouvoir. Arc-bouté sur la reprise de la « croissance » et de la lutte contre le chômage, François Hollande avait affirmé son engagement auprès de l’enseignement universitaire et de la recherche. Finalement, la marotte s’est transformée en Arlésienne. Bizarre. Comment invoquer de manière obsessionnelle la croissance sans convoquer un effort de recherche adapté aux enjeux ? Sans recherche, moins de croissance. Les chercheurs le savent, et ils ont manifesté le 17 octobre dernier pour se faire entendre. Partis de province, à pied ou à vélo, plus de 1300 chercheurs ont convergé pour une grande manifestation nationale à Paris. Les mouvements de revendication de chercheurs ne sont pas nouveaux : depuis 2004, le collectif Sauvons la Recherche regroupait près de 3000 directeurs de recherche qui menaçaient de démissionner, afin de s’opposer aux baisses d’allocations de recherche et aux suppressions de postes.

Comment la situation a-t-elle évolué depuis 10 ans ? L’enseignement universitaire a subi de plein fouet le désengagement de l’état après la réforme des universités mise en place à partir de 2007 avec la loi LRU, promulguant l’accession à l’autonomie budgétaire et financière des universités françaises. Les suppressions de postes de chercheurs se sont poursuivies, atteignant un record non égalé cette année : au CNRS, près de 800 postes ont été perdus en dix ans. La situation des jeunes chercheurs n’a jamais été aussi précaire. Les postdoctorants enchaînent des contrats de deux ans, sans possibilité d’embauche sur des postes de titulaires. Certains pointent au chômage, pour finalement abandonner leur carrière après une formation exigeante et longue : un investissement finalement caduque pour l’état. Les exemples abondent : comme Olivier, docteur en anthropologie, devenu boulanger. Ou Marie-Lise, docteure en biologie, qui étudie le virus du Sida dans son laboratoire de l’hôpital Cochin, et qui se demande si elle pourra continuer dans ces conditions : « On est sous pression en permanence. On perd beaucoup de temps et beaucoup d’énergie à chercher des financements pour faire en sorte de pouvoir poursuivre nos travaux. Quelquefois, un mois avant la fin d’un contrat, on ignore si on va pouvoir le renouveler. Notre cerveau devrait être entièrement focalisé sur notre recherche, et il ne peut pas l’être, c’est une nuisance pour la science »1.

Ainsi, les exemples des départs à l’étranger, aux Etats-Unis notamment, s’accumulent. Et les possibilités de retours se font de plus en plus rares. La fameuse « fuite des cerveaux » s’est convertie en une véritable hémorragie. Les jeunes chercheurs doivent s’expatrier pour travailler, même si une expérience de recherche à l’étranger reste primordiale pour la valorisation de son CV. Si les budgets de la recherche fondamentale s’effondrent, les crédits alloués à la recherche appliquée et aux thématiques « à la mode », aux retombées économiques à court terme, sont privilégiés. Selon Patrick Lemaire, représentant de Science en Marche, « La recherche fondamentale est plus difficile à financer car ce qui intéresse les politiques, c’est d’avoir un retour sur investissement rapide, or la recherche fondamentale se fait sur le long terme et les retombées économiques n’apparaissent que très longtemps après la recherche. Mais s’il n’y a pas la recherche fondamentale à la base, il ne peut pas y avoir ensuite de la recherche appliquée. Et donc il faut accepter que l’on finance la recherche basée sur la curiosité et la liberté de recherche et non pas motivée par une application bien précise ».

En matière de recherche comme de vision construite de l’avenir, la vacuité de la politique gouvernementale se heurte aux revendications des acteurs de terrain. Plusieurs dizaines de chercheurs médaillés soutiennent le collectif Science en Marche. Les principales institutions nationales comme l’Académie des sciences ou le Comité national de la recherche scientifique tirent la sonnette d’alarme. Les récents prix Nobels Français semblent néanmoins suffire au gouvernement pour s’enorgeuillir du rayonnement international de la recherche Française. Ne nous fourvoyons pas : la recherche française attend autre chose que des trophées, si prestigieux qu’ils soient. Elle attend des moyens, afin de permettre à ses jeunes chercheurs de pouvoir se consacrer entièrement à leurs travaux. Un espoir que l’on pouvait lire aisément dans les regards de ces doctorants de l’université Pierre et Marie Curie, que François Hollande était venu symboliquement visité après son élection.

1France Infos, les chercheurs déprimés face aux suppressions de postes


Le djihadisme, ou l’idéal perverti

Depuis plusieurs semaines, le groupe djihadiste ultraviolent Daech alimente les médias du monde entier par ses exactions atroces. L’état islamique peut désormais compter sur un recrutement de djihadistes provenant de toute le planète, dont certains jeunes français partis combattre en Syrie et en Irak. Quels sont les leviers de telles vocations au djihad chez des individus jeunes, dépolitisés et récemment convertis pour certains ?

djihad

En ce 25 septembre 2014, le monde se réveille une fois de plus sonné par l’annonce de l’assassinat d’un otage capturé par un groupe d’islamistes radicaux. Hervé Gourdel, guide de haute montagne Français kidnappé dans le massif de Tizi Ouzou en Kabylie, n’avait malheureusement d’otage que le nom. Condamné d’avance, il est une nouvelle victime innocente de ses bourreaux illuminés, légitimant par ce coup d’éclat leur allégeance à Daech. L’indignation et l’horreur suscitées par ce crime odieux dont la mise en scène est à nouveau offerte au spectacle médiatique global sont unanimes. Au plus fort de l’émotion, l’interprétation manichéenne d’un contexte international complexe est à nouveau privilégiée, voire suffisante. «Nous sommes avec vous et avec le peuple français alors que vous faites face à une terrible perte, et que vous êtes debout contre la terreur pour défendre la liberté», déclare ainsi Barack Obama, s’adressant au président François Hollande. Le «camp du mal» est à nouveau fermement condamné par le «monde libre». A l’occasion, les musulmans «modérés» de France sont également appelés vigoureusement à réagir pour s’opposer au dévoiement de leur religion, légitimant ainsi une pratique «raisonnable» de leur foi, afin de rassurer le citoyen qui n’aurait pas saisi l’instrumentalisation abjecte et hors sens de l’Islam par les terroristes.

Pourtant, le réveil semble bien tardif. Depuis 2003, l’incursion américaine et de leurs alliés en Irak a offert un boulevard aux opérations djihadistes. D’une part, en fournissant des arguments au discours des islamistes radicaux accusant les visées occidentales sur le monde musulman. Une démonstration qui s’appuie sur le ressentiment alimenté depuis près d’un siècle : «Des accords Sykes-Picot redessinant les frontières du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’invasion de l’Irak en 1991, en passant par la création d’Israël et le déploiement des troupes américaines en Arabie Saoudite, bien des événements auraient confirmé, aux yeux des islamistes radicaux, que les Etats-Unis et leurs alliés cherchent à occuper les pays musulmans, à voler leur pétrole et détruire leur foi»1. D’autre part, le chaos et la guerre civile générés entre factions rivales chiites et sunnites depuis 2006, causant des milliers de morts dans l’indifférence générale, a permis l’accélération et l’amélioration des pratiques terroristes en milieu urbain. Des milliers de combattants irakiens et étrangers radicalisés ont pu parfaire leurs tactiques militaires de guérilla, l’usage d’engins explosifs improvisés, tout en diffusant leurs connaissances par internet. Avant la guerre contre Saddam, Al-Qaida n’était pas présente sur le sol irakien. Depuis la désintégration du pays et de son voisin Syrien, la région est devenue le pire des sanctuaires où «une génération de jeunes combattants y développe une réelle expérience du djihad»2.

Chaque semaine, depuis 2003, de Bagdad à Mossoul, des attentats terroristes à la bombe commettent ainsi des morts par centaines. Selon le département de défense des Etats-Unis, 26000 irakiens auraient été tués ou blessés dans des attentats depuis 2004. Plus récemment, depuis le déclin des figures historiques d’Al-Qaida et la pénétration de Daech de la Syrie vers le nord de l’Irak, des centaines d’innocents Kurdes, chrétiens, Druzes, musulmans laics, modérés ou «apostats» se sont retrouvés assassinés, décapités, crucifiés, leurs têtes fichées à la vue de tous, suscitant effroi et horreur au sein des populations.

«Nous sommes tous Hervé Gourdel» scandent les opposants à cette barbarie, de France, d’Algérie ou d’ailleurs. Pourquoi ne s’être pas souciés plus tôt de la désintégration de la société irakienne ? Comment peut-on accepter de nourrir par notre propre attentisme la détresse des populations syriennes et irakiennes plongées dans le chaos ? Pourquoi s’indigner de l’infâmie uniquement lorsqu’elle frappe à notre porte ? Pourquoi ne pas avoir clamé «nous sommes tous des Irakiens», au moment voulu ?

Si les réseaux terroristes en Syrie et en Irak ont pu recruter des combattants irakiens et étrangers affiliés à Al-Qaida provenant du Pakistan, d’Afghanistan ou du Maghreb, la recrudescence d’autodidactes, de familles ou de femmes rejoignant les rangs de Daech depuis l’Europe, la Grande-Bretagne ou le Canada pose question. Selon les chiffres évoqués par le ministère de l’intérieur, près d’un millier de jeunes radicalisés ont quitté la France, dont environ 350 pour combattre dans les rangs des djihadistes. D’aucuns pensent que ce nombre est finalement limité. Pourtant, lorsque plus de 900 jeunes, certains mineurs, passent à l’acte en quittant leur famille et leur pays de naissance afin de gagner des régions dévastées par la misère et la guerre «au nom d’Allah», tout en déjouant les services de sécurité, l’importance du phénomène interpelle. Comment des adolescents nés sur le sol français, généralement dépourvus de toute conscience politique ou religieuse, peuvent-ils se retrouver – voire se trouver – dans le djihad ? Quels sont les leviers d’une telle adhésion de masse ? Comment les discours régressifs, anachroniques et grégaires d’une poignée de fous de Dieu rompus à la violence puissent attirer dans leurs rais des jeunes de France, de Belgique ou de Grande-Bretagne ? Pourquoi, à 20 ans, certains sont-ils prêts à sacrifier leur vie pour mourir en «martyrs», au nom d’une cause moralement indéfendable ?

Pour Olivier Roy, professeur à l’institut universitaire européen, l’attrait du djihad chez certains jeunes relèverait d’une forme de «nihilisme générationnel qui touche des jeunes paumés de la globalisation, fascinés par la mort. C’est une forme de nihilisme que l’on peut observer dans bien d’autres lieux, comme on a pu le voir dans la tuerie de Columbine, en 1999 aux Etats-Unis, lors de laquelle des lycéens ont tué leurs camarades après s’être mis en scène dans des vidéos. Ce phénomène, qui touche curieusement les pays protestants, de l’Amérique à la Scandinavie, est attribué à des coups de folie individuels (comme l’attentat d’Anders Behring Breivik en Norvège), alors que le terrorisme d’Al-Qaida serait attaché à l’islam ; il faut donc voir aussi la généalogie commune qui relève d’un nihilisme suicidaire»3.

Cette généalogie commune s’inscrit dans l’échec de la modernité. Le temps du désenchantement et du désintérêt pour les grands mouvements théoriques, idéologiques et utopistes a trouvé son avènement dans la postmodernité, sur fond de crise économique chronique, le comble de l’oxymore. Habermas critique le monde actuel sous cet angle de non réalisation de l’idéal des Lumières : «Si la modernité a échoué, c’est en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, pendant que l’individu concret vit le sens désublimé et la forme déstructurée sur le mode d’un immense ennui».

L’ennui. Dans les années 60, l’invention du terme «sarcellite» pour désigner la déprime des habitants des cités, correspondait «à la volonté d’identifier un ennui propre aux grands ensembles urbains contemporains- dont le danger, là encore, résidait dans les bandes de jeunes»4.

Si le parcours, le vécu ou le profil psychologique d’un Mohammed Merah ou d’un Mehdi Nemmouche ont chacun leur singularité, ils se révèlèrent tous deux particulièrement sensibles aux sirènes du djihadisme, quant à ses promesses de représentation médiatique, de reconnaissance, «d’aventure et d’héroisme». Tout l’arsenal d’un imaginaire narcissique écrasant afin de se sentir compter un, pour des jeunes dont la folie psychotique fut probablement un terrain propice au passage à l’acte. Le djihadisme offre alors l’illusion à des jeunes fragilisés ou à des cerveaux malades de se réinventer imaginairement un destin, une nouvelle autonomie subjective, dans l’effervescence de la quête maniaque d’une transcendance. Et fuir la vacuité des «sociétés contemporaines qui se caractérisent paradoxalement par trop et par trop peu d’individualité entre ce repli narcissique […] et un vide ou une absence de sujet , liés à une impasse de la subjectivité qui fait écho, chez les personnes, à la difficulté de penser ce qui est de l’ordre d’une origine et d’une histoire signifiantes»5.

Tuer ou se faire tuer en Syrie ou en Irak au nom d’Allah lorsqu’on a vingt ans et qu’on est né en France n’a rien à voir ni avec l’Islam, ni avec la religion quelle qu’elle soit. C’est bien plutôt le sympôme morbide d’une génération en proie à l’errance et à la mélancolie d’une société sans idées et sans idéaux. Un vrai signal d’alarme, à prendre comme tel.

1 Daniel Benjamin, le terrorisme en perspective, Politique Etrangère, 2006

2 Ibid.

3 « L’attrait du djihad, un nihilisme générationnel, qui dépasse la sphère musulmane », Le Monde, 26/09/2014

4 Sylvain Venayre, Les Inrocks, « L’ennui est-il notre pire ennemi ? »

5 E. Corin, «  Dérives des références et bricolages identitaires dans un contexte de postmodernité », 1996


L’Aide Sociale à l’Enfance à l’épreuve de l’austérité

Depuis le premier août, une nouvelle mesure prise par le conseil général de Haute Garonne, à majorité socialiste, n’en finit pas de faire polémique. Elle stipule l’arrêt de la prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance des jeunes majeurs isolés étrangers de plus de 19 ans. Une décision vigoureusement contestée par les syndicats de travailleurs sociaux, qui dénoncent le caractère discriminatoire d’une telle mesure.

jeunes migrants isolésCette rentrée horribilis ne semble pas uniquement mettre à l’épreuve le nouveau gouvernement Valls. Le parti socialiste paraît de plus en plus fragilisé par ses dissensions internes. L’austérité budgétaire, que le premier ministre réfute, est cependant décriée par ses opposants au sein même de la majorité, les fameux frondeurs. Après avoir purgé le gouvernement de son aile gauche trop critique, Manuel Valls a rappelé à l’envi aux militants les plus sceptiques, lors de la récente université d’été du parti, que la ligne politique envisagée n’était pas celle de l’austérité. Malgré la priorité de la lutte contre les déficits, « cette réduction des déficits ne doit pas se faire par dogmatisme, ce n’est pas un but en soi […] Nous ne faisons pas de l’austérité ». Affirmant « aimer le débat » qualifié selon les termes du premier ministre de « normal », « sain », « utile » et « indispensable », il  doit néanmoins  demeurer discret, ou porter à la marge. L’opposition ostentatoire des frondeurs et de l’aile gauche du parti sur les choix politiques du tandem Hollande-Valls est malvenue : «Les Français nous regardent. Si nous ne montrons pas l’exemple, nous tous, comment pourraient-ils comprendre, retrouver confiance, avoir le sentiment que leurs efforts ont un sens ? » L’heure est au soutien, indéfectible, au président Hollande. Selon Manuel Valls, les parlementaires, les militants et élus socialistes doivent afficher cette solidarité garante de la confiance et de la crédibilité conférées à l’action présidentielle.

Pourtant, sur le terrain national, les effets de la rigueur budgétaire se font apparaitre, étiolant la confiance des soutiens traditionnels de l’action menée par l’exécutif socialiste. De nombreux députés et élus locaux socialistes doivent faire face à la colère et au ressentiment de leurs électeurs. Diminution des prestations sociales, gel des retraites, gel du point d’indice des fonctionnaires, sans parler des 50 milliards d’économies qui devront être réalisées sous trois ans par l’état, l’assurance maladie et les collectivités locales, afin de financer le pacte de responsabilité.

Dans le champ de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) notamment, des signes de restriction des missions des collectivités apparaissent. Chargée d’être mise en œuvre par les conseils généraux et les départements, l’ASE s’adresse aux mineurs et à leurs familles, ainsi qu’aux mineurs émancipés et aux jeunes majeurs de moins de 21 ans.  Cette aide consiste à protéger et prévenir des jeunes exposés à « des difficultés sociales susceptibles de compromettre gravement leur équilibre ». Soutien matériel, éducatif et psychologique sont prodigués ainsi qu’une prise en charge hors du milieu de vie habituel, si nécessaire. Cet accueil peut être mis en œuvre dans un cadre administratif, à la demande des parents ou d’un jeune majeur, ou judiciaire, par décision du juge pour enfants.

Cet été, le conseil général de la Haute Garonne (31), de majorité socialiste, a pris la décision de mettre un terme à la prise en charge des jeunes étrangers de plus de 19 ans, placés dans les différentes MECS (Maisons d’Enfants à Caractère Social). Début août, les établissements concernés se sont vus signifier par téléphone ces nouvelles mesures, les jeunes majeurs étrangers ayant atteint 19 ans devant être reçus par leurs référents afin de trouver des solutions d’hébergement, et ce dans un délai de 3 à 7 jours.

Par ailleurs, la mesure devient rétroactive dans le service d’accueil des mineurs étrangers isolés (SAMI) « et met à la rue une cinquantaine de jeunes étrangers sans autorité parentale » , s’indigne Stéphane Borras, représentant du personnel au Conseil général et membre du syndicat SUD31. Les syndicats des travailleurs sociaux de Haute Garonne dénoncent ainsi le caractère discriminatoire et illégal d’une « décision inique et abrupte du CG 31 » et se mobilisent depuis pour l’abandon de cette mesure : « Accompagner pendant des années des jeunes qui sont très souvent déjà passés par la rue pour les y renvoyer sans solution, ce n’est pas notre conception du travail social.Nous refuserons dans ces conditions de servir de caution morale à un pouvoir public qui petit à petit abandonne les plus faibles à leur sort, faisant fi de toute solidarité nationale. »

Parmi les jeunes concernés par cette mesure, on compte beaucoup de jeunes migrants issus d’Afrique du Nord, suite au printemps Arabe, d’Afrique subsaharienne, et du Bangladesh. La hausse du nombre de migrants depuis ces dernières années est, selon Pierre Izard, président du CG 31, à l’origine du retrait des pouvoirs publics de leur prise en charge :  « Depuis 2012, le Conseil Général de la Haute-Garonne a accompagné un nombre croissant de jeunes isolés étrangers qui arrivent démunis sur le territoire départemental. A ce jour ce sont plus de 350 jeunes qui sont pris en charge alors qu’ils n’étaient que 70 en 2011. Le budget alloué à cette mission est en constante augmentation : 4,1 millions d’euros en 2012, 8,1 millions d’euros en 2013, 10 millions d’euros prévus en 2014 ». En outre, citant l’article 222-5 du Code de l’Action Sociale et des Familles, P. Izard rappelle que les Conseils Généraux ont l’obligation de prendre en charge ces jeunes jusqu’à 18 ans et de façon facultative jusqu’à 21 ans.

Pourtant, avec l’arrivée de 62 migrants supplémentaires sur la région Toulousaine cette année, les syndicats de travailleurs sociaux déplorent la non application de la circulaire Taubira du 31 mai 2013, dont l’objectif est de « limiter autant que faire se peut les disparités entre les départements s’agissant des flux d’arrivée des jeunes ». Elle stipule à ce titre la nécessité d’une gestion nationale de la prise en charge des mineurs et jeunes majeurs isolés, afin de les diriger vers d’autres régions et départements moins impactés par les flux migratoires.

Au sein de la MECS transition à Toulouse, l’arrêt de la prise en charge de certains jeunes a provoqué une levée de boucliers des équipes éducatives. Une jeune Guinéenne, Un Tunisien et un Togolais âgés de 20 ans touchés par des problématiques médicales, ont été avertis de l’arrêt brutal de leur prise en charge au 31 août. En réponse, l’ensemble des travailleurs sociaux ont décidé d’entamer un mouvement de grève, soutenu par les autres jeunes du foyer. Sandrine Loustalan, éducatrice spécialisée, affirme que c’est « la première fois que l’ASE connaît de telles atteintes ». Soutenant la grève, elle campe avec ses collègues devant le siège du conseil général de Haute Garonne depuis le 9 septembre, avec les jeunes hébergés dans son centre d’accueil.

L’argument comptable ne tient pas pour Nadine Delbes, éducatrice spécialisée au sein de la MECS transition : « les logiques financières viennent prendre le pas sur l’humain, mais le calcul est mauvais : cela coûterait plus cher à la société de laisser les plus fragiles à la rue », arguant des risques de prostitution et de délinquance pour certains de ces jeunes. Nadine reconnaît le volontarisme et le travail menés depuis de nombreuses années par le CG 31 auprès des plus précaires, grâce au partenariat de l’ASE. Mais, nous indique-t-elle, « depuis 30 ans que je travaille, c’est la première fois que je vois çà […] j’ai voté Hollande au deuxième tour en 2012, pas sur que je revote pour le PS s’ils n’infléchissent pas leur politique en matière de social »


La jeunesse emmerde-t-elle encore le Front National ?

fnj

Depuis les récentes élections européennes, le score sans appel obtenu par le Front National confirme la progression au fil des scrutins du parti de Marine Le Pen. Sacré fièrement 2ème parti de France par sa présidente, le Front gagne du terrain, notamment chez les jeunes.

 

«La jeunesse emmerde le Front National » scandaient les Bérus dans leur titre sorti en 1989, Porcherie. Un refrain aux accents de manifeste, un appel à la résistance de la jeunesse aux idées du Front qui semble aujourd’hui écorné : selon l’institut Ipsos-Steria, le parti de Marine Le Pen aurait obtenu 30 % des voix chez les moins de 35 ans. La catégorie des plus de 60 ans semble même moins attirée par le vote FN au regard des résultats nationaux : 21 % des plus de 60 ans ont voté FN le  25 mai  dernier, soit 4 points de moins que le score obtenu au niveau national. Malgré une abstention record, ces résultats signent une incidence incontestable du vote FN chez les jeunes.

Chez les militants du FNj (Front National de la jeunesse), l’heure est donc à l’enthousiasme. Julien Rochedy, directeur national du FNj, s’enorgeuillit d’un «vrai désir de la jeunesse de changer les choses, […] et ce changement, cet espoir est désormais incarné par Marine Le Pen». Disposant désormais d’un « vivier de jeunes cadres », une nouvelle génération de personnalités politiques incarnant le Front National souhaite « arriver aux manettes » afin de «changer le destin de la France». Avec les jeunes élus Marion Maréchal, 24 ans, députée, David Rachline, Julien Sanchez, Fabien Engelmann, nouveaux maires frontistes respectivement de 26, 30 et 34 ans, Julien Rochedy compte bien en être.

L’état des lieux dressé par le leader frontiste concernant la situation de la jeunesse est  similaire au constat établi par le parti vis-à-vis des autres problématiques nationales : le vote FN signe la perte de confiance vis-à-vis de l’ensemble de la classe politique qui a échoué à diriger la France depuis 40 ans. Aucune analyse de fond ne transparait hormis le rejet indistinct des suppôts du capitalisme libéral et financier, d’une Europe technocratique et de la mondialisation délétère pour les valeurs nationales. Rejoindre le FN est finalement un acte de rébellion : « Parce qu’en tant que militant du FNj, tu représentes une jeunesse frondeuse qui s’élève contre la bien-pensance, le prêt-à-penser, l’idéologie dominante véhiculée par la majeure partie des médias. » indique le site du mouvement de la jeunesse frontiste. La rébellion et la subversion s’érigent au nom d’un gloubi-glouba idéologique qui ne renie en rien l’ADN du parti d’extrême-droite, à savoir celui de son fondateur, Jean-Marie Le Pen, et de la tradition – longue de deux siècles – de la droite nationaliste Française. Les éléments de langage sont néanmoins bien différents ; la tabula rasa opérée par la nouvelle direction en matière de communication porte ses fruits. Le site internet du FNj en livre les signes : La Liberté guidant le peuple, icône révolutionnaire, détrône Jeanne D’Arc ; ici on parle de jeunes patriotes, là on se revendique de la résistance ; aussi rend-on hommage à la présence de V. Poutine aux commémorations du débarquement, bien légitime au regard « du plus lourd tribut humain payé durant le conflit ». C’est bien la première fois que le Front rend hommage aux Soviets dans leur lutte contre la barbarie Nazie. Mais ne chipotons pas sur les nouveaux symboles usurpés, les oblitérations et les raccourcis historiques, l’essentiel est de se compter parmi les « anti-systèmes ». La subversion s’éprouve au titre de cette croyance.

Il existe pourtant une schizophrénie constante au sein du discours frontiste, portant deux lectures dont l’une, directement accessible, séduit et fait mouche ; l’autre, «cryptée», nécessite une analyse plus approfondie du programme frontiste. L’escroquerie intellectuelle est désormais plus floue, et c’est en quoi la  « dédiabolisation » engagée par Marine Le Pen est payante, notamment auprès des jeunes. Si les symboles chrétiens convoqués comme Jeanne d’Arc faisaient référence à une France conservatrice et traditionaliste, voire antisémite, la sémantique visée par le parti cible désormais un imaginaire plus consensuel car plus actuel : la défense de la patrie, la résistance à la mondialisation et à l’ultralibéralisme financier. A contrario, en 1989, dans une interview à Présent, Jean-Marie Le Pen accusait encore L’Internationale Juive. Du vocabulaire du Front, les dangers mortels de la juiverie, ou les accents maurrassiens du complot sémite semblent s’être évaporés. Le capitalisme décadent ne peut plus être incarné par le juif, la vilerie des Rotschild a fait son temps. Le danger vient toujours d’ailleurs, certes, la pensée décadentielle oppresse et avilit le peuple, comme toujours. La mondialisation crée sans surprise une société qui se décompose, se lézarde, se délite… Mais l’immigré n’en est plus la seule causalité diabolique.

Marine Le Pen aurait-elle tué le père ? Qu’importe. Chassez le naturel, il reviendra probablement au galop. Le Surmoi lepéniste veille au grain, preuve en sont les dernières saillies médiatiques racistes et antisémites de Jean-Marie. Ce qui dérange l’état-major frontiste est bien moins la xénophobie tenace du patriarche que la forme employée. L’inconscient à ciel ouvert de l’ancien leader fait tâche au sein du « politiquement correct » nouveau jus. On peut comprendre la frustration d’un père, lui qui a si longtemps décrié le complot médiatique dont il fut la cible. On se rappelle avec ironie le Jean-Marie Le Pen bayonné et exclu des médias, lui qui se trouve désormais ostracisé par sa propre fille, son blog ayant même été retiré du site internet du Front. Le comble ! Ici encore, la rupture serait-elle consommée ? Le Front National a désormais accès à tous les plateaux, son discours édulcoré inonde les médias, et gangrène même les partis dits républicains. La translation du débat public vers les thèses de l’extrême droite s’opère en silence,  ou dans la cacophonie, c’est selon. Le Front a désormais pignon sur rue, distillant par piqures de rappel, par la bouche de son ancien leader cacochyme, l’idéologie putride qui le fonde.

Au-delà de ce terrain médiatique propice, le tropisme du Front sur l’électorat ouvrier et populaire s’exerce-t-il d’une manière différente auprès des jeunes ? Vraisemblablement non : les jeunes votant majoritairement pour le FN sont peu diplômés ou livrés à une précarité accrue sur le marché du travail, et appartiennent aux couches peri-urbaines de l’électorat. Peu impliqués politiquement, ils apparaissent sensibles à l’incidence directe des campagnes de communication médiatiques du Front qui repoussent dos-à-dos la droite et la gauche. Pessimistes car fragilisés directement par les conséquences du marasme économique, ils manifestent également leur anxiété par le vote frontiste. Mais au-delà du vote contestataire, l’image de Marine Le Pen paraissant plus engageante et moderne que celle de son père, elle suscite également un vote d’adhésion.

Les traditionnelles marches contre le FN en réaction aux résultats des Européennes n’y feront rien, les jeunes opposants au Front peuvent s’époumoner, selon les militants de la Fnj, « La jeunesse devient patriote ».  Avec un taux d’abstention de 73 % des jeunes aux européennes et de plus de 50 % aux municipales, la réelle tendance qui se dessine est le désintérêt des jeunes pour le vote, et avec lui, le réel ferment des thèses populistes : la désespérance que rien ne changera, que tout se vaut, que son vote ne servira à rien. L’inscription de la gauche vers l’instauration d’un constitutionnalisme économique depuis les années 80 condamnant nos sociétés à baisser le coût du travail pour espérer créer de l’emploi, (finalement sans succès probant) joue sur cette désaffection citoyenne. F. Hollande avait cité la jeunesse comme objectif primordial de son quinquennat. L’enjeu est grand, sa responsabilité sera totale, pour que ce «chantier de la jeunesse» ne draine pas son lot de mécontents. Le Front n’aura pas de grands efforts à déployer pour les courtiser.


La parole raciste banalisée en France ?

keith haring

Depuis plusieurs semaines, nombre de sondages alertent sur la montée du sentiment raciste en France, qui s’inscrit par ailleurs dans la percée des nationalismes et des partis xénophobes en Europe de manière plus générale. Dernière enquête en date, le rapport annuel de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) qui rapporte que 35 % des sondés s’estiment ouvertement racistes. Et, 9 % indiquent se disent « plutôt racistes », 26 % « un peu racistes », ce qui représente des hausses respectives de 2 et 4 points comparativement à la même enquête réalisée en 2012. Les principales cibles semblent être les Arabo-musulmans et les Roms. L’antisémitisme demeure par contre condamné.

Les résultats de cette étude peuvent être corrélés avec la percée significative du Front National aux élections municipales, qui utilise traditionnellement comme fer de lance électoral la remise en cause des politiques d’immigration couplée à une hausse de l’insécurité et la stigmatisation de l’islam. Ainsi, 63 % des personnes interrogées lors de cette étude pensent ainsi que l’intégration des étrangers « fonctionne mal », mais surtout, 68 % affirment que les populations d’origine étrangère « ne se donnent pas les moyens de s’intégrer ». L’immigration semble toujours endosser une part de la responsabilité de la crise économique et sociétale, à l’heure même où l’émigration, elle, semble une issue favorable pour nombre de jeunes Français en quête d’emploi.

Selon Christine Lazerges, présidente de la CNCDH, la France est pourtant moins raciste qu’il y a trente ans : « Nous ne sommes plus au temps des ratonnades. […] De même, les mariages entre nationalités différentes, ou religions différentes, sont nettement en hausse. Mais tout n’est pas réglé, loin de là. Au fond, le racisme biologique a en partie cédé la place à un racisme culturel »1. Le développement de l’islamophobie semble très clair pour C. Lazerges, de même que la stigmatisation des Roms, « qui ont été victimes sur la dernière période de propos inacceptables, émanant d’élus, dont certains ont été réélus dimanche 30 mars 2014 ».

Et c’est peu dire : l’un des auteurs de propos stigmatisants ne fut autre que Manuel Valls, ex-ministre de l’Intérieur, promu récemment…. premier ministre. Comme beaucoup  d’acteurs du premier gouvernement Hollande qui n’ont pas démérité en la matière, Manuel Valls peut afficher au compteur sa bourde magistrale : les Roms sont des « populations qui ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » et ont « pour vocation de rentrer en Roumanie »

Cette malencontreuse infortune n’impliquait ni compte financier occulte ni bisbille avec un autre ministère. Juste une fâcheuse tendance à draguer maladroitement les instincts primaires d’une frange de l’électorat. Elle ne lui aura pas coûté son fauteuil de chef du gouvernement.

Avec de tels coups d’éclat, la bonne volonté du chef de l’Etat d’afficher sa détermination à préserver les valeurs de la République et l’unité de la nation semble ainsi pour le moins affadie. « Nos différences ne doivent pas devenir des divisions. Nos diversités des discordes. Le pays a besoin d’apaisement, de réconciliation, de rassemblement. […] Une France non pas dressée contre une autre, mais une France réunie dans une même communauté de destin. Et je réaffirmerai en toutes circonstances nos principes intangibles de laïcité, comme je lutterai contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les discriminations »2 martelait avec force et conviction F. Hollande lors de son discours d’investiture à l’Elysée. Une manière de rompre à demi-mot avec son prédécesseur N. Sarkozy, accusé par la gauche de recourir à une rhétorique populiste et droitière, dont le ministère de l’Identité nationale fut le symbole institutionnel : «  À force de synthèses politiques douteuses et de relectures historiques frelatées, [les dirigeants] ont rendu la France peu à peu nauséeuse »3 juge à ce propos Bernard Cazeneuve, nouveau ministre de l’Intérieur.

En matière de lutte contre les racismes, l’exemple doit venir d’en haut. Pour agir, estime C. Lazerges, « il y a deux maîtres mots : éducation (des jeunes) et formation (des adultes) ». Un chantier utopique, si l’on ne considère pas la polarisation du paysage politique depuis plusieurs mois vers les orientations idéologiques du Front national. D’un côté, la volonté de certains cadres de l’UMP de récupérer une partie de l’électorat de Marine Le Pen, de l’autre, un Front national avide de pouvoir et évoluant masqué en jouant la carte savamment menée de la dédiabolisation. Le tout sans jamais interroger le contexte social et économique qui sous-tend le rejet des populations défavorisées, vivant pour la plupart dans des territoires totalement abandonnés par l’Etat et désertés par les services publics. Il y a bien longtemps que le sort des banlieues et des milieux ruraux n’intéresse plus les politiques. Or ce sont bien souvent les territoires les plus touchés par la montée du Front national et du sentiment xénophobe.

1 Interview de C. Lazerges, l’Humanité, 02/04/14

2 Discours d’investiture de F. Hollande, 15/05/12

3 « rares propos du nouveau ministre de l’Intérieur,  B. Cazeneuve, sur la laïcité » S. Le Bars, Le Monde


Annexion russe de la Crimée : le hold-up du siècle

En d’autres temps, un tel séisme géopolitique aurait entraîné l’Europe dans une guerre dévastatrice. La crise des Balkans en 1913 et l’annexion des Sudètes suivie du viol des accords de Munich par les Allemands en 1939 ont précédé les cataclysmes que l’on connaît. En tant qu’Européens, l’annexion de la Crimée par la Russie nous renvoie ainsi de manière très troublante à un traitement anachronique des tensions régissant le jeu des alliances internationales. Ce qui paraissait impensable il y a encore trois semaines s’est produit par un dangereux effet domino, propulsant la Russie à la marge des conventions internationales. Car « la Crimée n’est pas un conflit entre l’Ukraine et la Russie. C’est le rejet par Poutine de l’ordre international qui a émergé du second conflit mondial, puis de la guerre froide. Il l’a piétiné. » 1

Bien avant la tenue d’un référendum illégal censé décider de l’avenir de la Crimée, celle-ci était déjà envahie de barbouzes russophones faisant le coup de poing. L’affaire était entendue : telle était la réponse de Poutine à la destitution du président Ianoukovitch. Telle est en substance la réponse au grignotage de la sphère d’influence russe par l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) depuis le début des années 2000, poussant ses pions à l’est de l’Europe. Cette même Europe face à la détermination guerrière d’un dictateur dopé à la testostérone nationaliste n’a rien pu faire. Le bras de fer avec l’OTAN a tourné court. Le lendemain des résultats du scrutin, les images d’officiers et de soldats ukrainiens expulsés par la force de leurs casernes et de leur pays, humiliés, tournaient en boucle dans les JT du monde entier. Bafouant le droit international, les drapeaux russes flottent désormais sur le Parlement de Crimée.

Malgré l’irresponsabilité délétère du clan Poutine, peut-on éviter l’emballement militaire d’un tel type de crise ? Les faucons, lorsqu’ils sont à l’oeuvre, sont capables de déstabiliser en un claquement de doigts l’équilibre fragile qui régit les relations entre les peuples. Le monde en a fait les frais avec les scories de vingt années d’administration Reagan, Bush père et fils, qui ont réussi à plonger l’humanité dans les affres du terrorisme international. Pour l’heure, les sanctions économiques et diplomatiques envisagées à l’encontre de la Russie ne semblent pas effrayer la Douma. Avec une certaine morgue, le chef de la diplomatie russe a ainsi rappelé que «nos partenaires occidentaux sont bien conscients que les sanctions sont un instrument contre-productif pour nos intérêts mutuels».

Il est vrai que la marge de manoeuvre de l’Europe et des Etats-Unis en la matière est bien maigre. Ainsi, « L’heure est à la diplomatie ferme pour éviter toute escalade », indique J-Y. Le Drian, ministre français de la Défense. Le ballet diplomatique prendra assurément une ampleur inédite depuis la fin de la guerre froide… si fin il y eut.

1 Piotr Smolar, correspondant à Kiev, Le Monde 20/03/14


Derrière les massacres, l’ombre de Poutine

Vladimir Poutine

Tchétchénie, Géorgie, Syrie, désormais l’Ukraine… l’ardoise s’allonge pour le clan Poutine et son régime. La parenthèse insignifiante des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi fut vite escamotée par la terrible répression du soulèvement populaire Ukrainien. On ne pouvait envisager pire situation pour faire évanouir le lustre olympique censé redorer, par une large couverture médiatique, l’image internationale de la Russie. La fête fut de courte durée et le retour à la réalité glaçant. A la porte de l’Europe, des citoyens manifestant leur opposition au président Ianoukovitch ont été sauvagement assassinés par des hommes de main au nom désormais associé à leur violence aveugle, les Berkouts. Ces « tontons macoutes » venus du froid ainsi que des snipers armés de Kalachnikovs ont pu agir avec l’aval d’un pouvoir corrompu, tirant parfois en embuscade depuis les toits surplombant la place Maidan, et causant au moins une centaine de victimes.

Qui sont véritablement les auteurs de ces tirs ? Qui a donné l’ordre d’intervenir militairement face à des manifestants dont la plupart n’étaient pas armés ? Ces questions restent pour le moment encore non élucidées. Depuis la chute de Ianoukovitch, tous les regards se tournent vers le régime de Poutine, seul comptable et légitimement responsable de cette infamie. Désormais protégé par le Kremlin, le président fuyard, qui affirme « ne pas avoir été renversé », s’est réfugié en Russie. Soumis à un mandat d’arrêt international émis par Kiev, Ianoukovitch a déclaré « n’avoir jamais autorisé les forces armées d’Ukraine à se mêler des événements de politique intérieure actuels ».Quels pouvaient être ces mystérieux combattants qui font mouche à 200 m comme dans un tir aux pigeons ? En Crimée, des militaires aux uniformes non identifiés, armés de fusils d’assaut et de fusils de snipers, ont débarqué près des aéroports de Simferopol et de Sebastopol. Leur présence ostentatoire est filmée par les caméras du monde entier. En outre, une dizaine d’hélicoptères russes ont pénétré l’espace aérien ukrainien, survolant la Crimée, et des mouvements de troupes russes ont également été observés dans la région. Des vols de drones russes avaient été également mentionnés lors des révoltes survenant à Kiev. Difficile de ne pas y détecter d’ingérence du Kremlin. Moscou n’en est d’ailleurs plus à son coup d’essai concernant les démonstrations de force et autres roulements de mécanique. Vladimir Poutine, qui se succède à lui-même depuis 2008 selon un jeu de chaises musicales avec Dimitri Medvedev, a déjà prouvé que la démocratie n’était qu’un signifiant vide lorsque les intérêts de son régime sont en jeu. Pour qui souhaite s’extirper de l’aire d’influence de la Russie, gare aux représailles. En Tctétchénie, la guerre aurait causé selon l’association Mémorial plus de 25 000 victimes civiles. A l’époque, Poutine affirmait avec élégance qu’il était prêt «à buter les [rebelles] Tchétchènes jusque dans les chiottes». Depuis, de nombreux militants des droits de l’homme, avocats, membres d’ONG et journalistes opposés à cette guerre ont disparu, mystérieusement assassinés. En Géorgie, 10 000 militaires russes sont toujours présents, après un conflit meurtrier en 2008 qui a causé près d’un millier de morts et 100 000 civils déplacés. En Syrie, dernier bastion russe dans la région, le blocage opéré par la Russie, redoutant les instabilités arabes et s’opposant à toute ingérence extérieure de la Syrie, a provoqué le pourrissement du conflit en une guerre civile ayant provoqué plus de 100 000 morts.

La Russie n’est évidemment pas seule dans cette partie d’échecs meurtrière. Si Poutine s’oppose à faire aboutir une solution au conflit syrien, c’est pour affirmer le retour de la puissance russe et s’opposer à l’unilatéralisme occidental, et notamment aux intérêts de Washington. Russes et Américains perpétuent le conflit américano-soviétique, débarrassé des oripeaux idéologiques. Les intérêts des empires sont décidément plus forts que les démocraties et la vie des citoyens. Ceux qui défient le pouvoir de Poutine, en tous cas, risquent leur vie.


Birmanie : le pogrom des Rohingyas se poursuit

réfugiés Rohingyas arrêtés à la frontière du Bangladesh (2012, REUTERS)

Depuis 2012 sévissent en Birmanie des attaques particulièrement violentes envers une communauté ethnique de confession musulmane, les Rohingyas. Après la dissolution de la junte en 2011, la Birmanie s’est engagée dans un lent processus de transition vers la démocratie, s’engageant à libérer les prisonniers politiques. Les tensions ethniques qui existaient déjà du temps de la dictature se sont exacerbées, opposant notamment les ethnies bouddhistes aux musulmans. Dans la région de l’Arakan, à l’ouest du pays, 800 000 membres de la communauté rohingya se retrouvent ainsi persécutés de manière barbare par les bouddhistes avec la complicité des autorités. Plusieurs massacres et destructions de mosquées ont été relatés dans certains villages, des milliers de personnes se sont déplacées vers le centre du pays ou vers les régions frontalières. Exclus de leurs terres, livrés à une précarité extrême, rencontrant des difficultés pour se marier ou étudier, l’ONU reconnaît cette minorité rohingya comme la « minorité la plus persécutée au monde ». Human Rights Watch (HRW) décrit depuis 2013 le rôle joué par l’Etat birman dans cette crise humanitaire et n’hésite pas à décrire ces violences comme des « crimes contre l’humanité [commis] dans le cadre d’une campagne de nettoyage ethnique à l’encontre des musulmans rohingyas dans l’Etat d’Arakan depuis juin 2012 ». Le 24 janvier 2014, d’autres membres de cette communauté auraient été massacrés par des villageois bouddhistes avec la complicité de la police, selon un communiqué de l’ONU, à Du Chee Yar Tan, près de Maungdaw, ville frontalière avec le Bangladesh. Même les ONG rencontrent de grandes difficultés à acheminer l’aide humanitaire bloquée par les autorités, car soumises à des restrictions de liberté de circulation. Selon HRW, « Les responsables locaux et les dirigeants communautaires ont participé à un effort concerté pour diaboliser et isoler la population musulmane, en prélude à des attaques meurtrières commises par des bandes organisées ». Des autocollants représentant le nombre 969, nombre sacré selon la tradition bouddhiste, auraient été distribués à des commerçants et taxis pour qu’ils garantissent leur caractère bouddhiste. La haine islamophobe entretenue contre les Rohingyas a ainsi dégénéré en un véritable appel au meurtre. Certaines vidéos postées sur Youtube témoigneraient des exactions auxquelles se livrent les bouddhistes birmans envers les musulmans.

Parvenue à l’indépendance en 1948, la Birmanie devait assurer l’émergence d’un gouvernement démocratique et fédéral, ce qui ne sera jamais respecté. Le soulèvement en 1948 des minorités ethniques contre le gouvernement central (bamar), précipite le coup d’Etat de l’armée en 1962, assurant la mise en place d’une junte militaire durant près de 50 ans. « Dès lors, le pouvoir a instrumentalisé le bouddhisme pour consolider son processus d’unité nationale, rappelle Alexandra de Mersan, anthropologue spécialiste de la Birmanie, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Principale cible de cette politique discriminatoire, la communauté des Rohingyas. »1

Ainsi considérés comme les « Roms de l’Asie du Sud-Est », les Rohingyas, qualifiés de « chiens » ou de « sous-hommes », menacent l’intégrité de l’identité birmane, selon Ashin Wirathu, leader du mouvement 969 anti-musulman, dont la page Facebook livre sans équivoque l’obscurantisme et la bêtise haineuse de sa mouvance extrémiste. Force est de constater que le racisme fait fi du respect de la non-violence, ordinairement prêché par le bouddhisme. Peu importe la religion invoquée : partout dans le monde, l’ultranationalisme et les replis communautaires font leurs ravages. Construction d’une identité nationale, relativisme culturel, rejet de l’autre sont autant de poncifs partagés par les uns et les autres, et trouvent notamment une certaine résonance en France et en Europe. Aucune religion n’est à l’abri de son instrumentalisation à des fins politiques, de luttes de pouvoir, économiques ou justes xénophobes. Les tensions interconfessionnelles masquent généralement des problématiques sociétales et politiques plus profondes. Point de discours religieux lorsque la haine de l’autre est vociférée. Point de choc des civilisations lorsque l’on veut tuer son voisin. Si d’aucuns pensaient que « le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas », mieux vaut parier sur le traitement d’une question fondamentale, et profondément politique cette fois : le vivre ensemble, tel sera le vrai défi de ce siècle.

1Le Point, 29 mars 2013

 


Egypte : on prend les mêmes et on recommence

Jim Watson/SIPA
Jim Watson/SIPA

Un coup de pied dans une fourmilière : telle semble se dessiner l’expérience de la révolution égyptienne depuis 2011. Passés l’effondrement du pouvoir en place et la déstabilisation de l’architecture sociétale égyptienne, l’ancien régime réussit progressivement à reconstruire son hégémonie. Cette renaissance du système Moubarak savamment orchestrée par l’armée et le général Al-Sissi se drape agréablement des oripeaux de la nouvelle « démocratie » égyptienne. Promu désormais maréchal, Al-Sissi, n’ayant officiellement toujours pas annoncé sa candidature à la prochaine élection présidentielle, aurait néanmoins déclaré selon le journal koweïtien Al-Seyassah « Je n’ai pas d’autre choix que de répondre à l’appel du peuple égyptien », ajoutant « vouloir solliciter la confiance du peuple à travers une élection libre ». Un tel engagement ne peut que répondre aux aspirations démocratiques et  politiques de tout un peuple. On ne pourrait se formaliser d’un coup d’Etat militaire perpétré à l’encontre d’un président élu par les urnes, de l’élimination physique de centaines d’électeurs du parti de Morsi et de l’exclusion du débat démocratique des Frères musulmans et de leurs partisans. Malgré ces quelques entorses à un processus démocratique légitime, Al-Sissi sollicite la confiance des Egyptiens en souhaitant une « élection libre ». Par ailleurs, le nouvel homme fort de l’Egypte ne peut se défausser des responsabilités qui lui incombent, n’ayant d’autre choix que de répondre à l’appel du peuple. Les conseils en communication se suivent et se ressemblent : à des milliers de km de là, en France, un autre homme politique providentiel ne peut également se soustraire à la volonté du peuple, Français celui-là. Nicolas Sarkozy, candidat à la prochaine présidentielle depuis l’heure même où il perdit le précédent scrutin, agite régulièrement la sphère médiatique lors de ses apparitions publiques. Lui non plus martèle qu’il ne peut résister à l’appel des citoyens. La construction du mythe du sauveur, de l’homme fort providentiel, n’est finalement pas propre aux régimes autoritaires. En Egypte, cette campagne médiatique en faveur d’Al-Sissi porte ses fruits : le nouveau maréchal jouit d’une popularité grandissante, au sein d’un contexte politique et économique extrêmement perturbé. De par l’éradication des Frères musulmans et de l’atomisation des forces politiques du pays, le choix de l’armée semble être adopté par une partie du peuple égyptien. L’Occident ainsi que les riches monarchies pétrolières du Golfe soutiennent également la carte du régime militaire, craignant la contagion islamiste. Malgré cet apparent retour à la case départ, les Egyptiens auront à revendiquer désormais leurs exigences : devenir des citoyens à part entière, non plus des sujets d’un régime anachronique et autoritaire.


François Hollande fait son coming out

hollande

A défaut d’être arrivé masqué (voire casqué, selon les récentes « investigations » du magazine Closer), F. Hollande s’est enfin résolu à avouer aux Français ses penchants libéraux.

« Suis-je un social-démocrate ? Oui ! » répond le chef de l’état aux journalistes d’un ton résolu et bonhomme lors de la conférence de presse du 14 janvier. Un secret de polichinelle pour ceux qui connaissent son parcours politique, une pilule plus amère pour une frange de son électorat qui espérait encore une alternative politique après le séisme économique de la crise de 2008. Martine Aubry, lors de la campagne des primaires socialistes de 2011, avait averti à qui espérait naivement une rupture idéologique par le vote Hollande, que, « quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ». Le candidat Deloriste a savamment cultivé ce flou idéologique, multipliant les déclarations d’intention (rappelons le discours du Bourget fustigeant la finance), de manière à rassembler les opposants des politiques libérales et les déçus du sarkozysme. Finalement, l’élection présidentielle consacra de nouveau un fin limier de la realpolitik. Entérinant l’abandon des classes ouvrières ainsi que son orientation libérale, François Hollande est le juste héritier de Francois Mitterrand, issu d’une composante d’un parti qui n’a plus de socialiste que le nom. En définitive, l’UMP n’a peut-être pas totalement perdu ce scrutin présidentiel. Allègement du coût du travail, réduction de la dépense publique, courage et accélération des réformes, modernisation structurelle, « offre qui booste la demande », cette sémantique caresse agréablement la sensibilité d’un libéral. Le « président des patrons » satisfait ainsi Pierre Gattaz, président du MEDEF, qui estime que le pacte d’Hollande « va dans le bon sens », car inspiré du « Pacte de confiance » proposé par le syndicat1. De la couverture flatteuse du Point2 (la première depuis le bashing régulier que lui inflige l’hebdomadaire) aux déclarations enthousiastes de certains cadres de l’UMP (Raffarin en tête)3, F. Hollande peut désormais compter sur la satisfaction d’une partie de l’opposition, à défaut de compter sur la confiance des Français. 73 % d’entre eux estiment en effet ne pas faire confiance aux entreprises pour créer des emplois en échange d’une baisse des cotisations patronales4. Rappelons que l’objectif premier du « Pacte de responsabilité » étant l’allègement du coût du travail, en tablant sur la fin des cotisations familiales, F. Hollande, inspiré par l’Allemagne et son compromis social, espère en contrepartie des objectifs d’embauche. Comme l’a souligné le premier ministre J.M. Ayrault, aucune contrainte ne peut être appliquée aux entreprises pour atteindre les objectifs d’embauche souhaités. L’engagement du patronat repose entièrement sur la prise en compte de leurs « responsabilités », évalué par un « observatoire des contreparties », qui sera créé. Pourtant, selon P. Gattaz, l’objectif d’embaucher 1 million de personnes en 5 ans, comme le souhaite le gouvernement, ne semble pas relever de l’engagement ni du « contrat moral » : « je ne signerai jamais que nos entreprises vont créer 1 million d’emplois, ce serait suicidaire […] Nous avons un objectif intermédiaire qui est de créer un million d’emplois, à la condition que nombre de chantiers s’ouvrent et à la condition que le terreau de France s’améliore et que les dépenses publiques baissent. C’est fondamental » a-t-il déclaré à l’AFP. Cette déclaration crédite l’analyse de certains économistes qui annoncent l’inefficacité prévisible du Pacte, l’objectif des entreprises étant à moyen terme non pas de créer des emplois, mais de retrouver leur taux de marges infléchis depuis la crise. Comme le souligne Charles Gave, économiste et financier, président du think tank libéral L’Institut des Libertés, qui considère le Pacte de responsabilité comme un véritable « chantage mafieux » : « Les entrepreneurs ont à faire face à une conjoncture constamment mouvante, il faut donc que l’état soit un réducteur d’incertitude […] ils n’ont pas besoin de sucettes et de bons points donnés par le gouvernement. Ils ont besoin de faire des profits, pour pouvoir développer leurs affaires et mieux servir leurs clients. Et cela amènera – peut-être – à des créations d’emplois »5.

Le curseur des contreparties sera-t-il véritablement dirigé vers la création d’emplois, notamment des jeunes et des séniors, et vers des politiques salariales dynamiques ? Les exonérations ne profiteront-elles pas en priorité aux grosses entreprises ? Interrogé le 16 janvier sur le sujet par Patrick Cohen, sur l’antenne de France Inter, « Qu’est ce qui fait que les exonérations iront dans la poche des actionnaires ou des salariés ? », le premier ministre élude curieusement la question. Il sera pourtant crucial de préciser rigoureusement les tenants et les aboutissants du Pacte. Certains représentants de l’aile gauche du PS ont exprimé leur circonspection, souhaitant l’imposition aux entreprises de contreparties réelles. Selon Emmanuel Maurel, « les électeurs de F. Hollande en 2012 n’ont pas voté pour une politique sociale-libérale. En France, le social-libéralisme a très peu d’adeptes ». Une remarque qui doit être décryptée à l’aune d’un récent sondage établi par le centre de recherche de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, qui annonce une chute de la confiance politique, tous partis confondus. Les 20 % d’opinion favorable au chef de l’état (chute de 7 % en un an) signent la perte de confiance envers un dirigeant considéré comme ayant floué une partie de son électorat. Il est vrai que les objectifs affichés avec ardeur par François Hollande, à savoir retrouver une croissance la plus vigoureuse possible pour créer de l’emploi, semblent dépourvus d’une pensée économique pérenne de la société de demain. Exit la prise en compte des impondérables écologiques qui limiteront à terme les injonctions de notre société de consommation ; éludé, le débat de fond concernant une véritable refondation de l’école publique ; écartées, les analyses remettant en cause la pertinence des politiques d’austérité. Le diagnostic de Paul Krugman, prix nobel d’économie 2008, est sévère : «  Lorsqu’ Hollande a pris la tête de la seconde économie de la zone euro, certains d’entre nous avons espéré qu’il pourrait faire une différence. Au lieu de çà, il est tombé dans le grincement de dents habituel – une posture qui se transforme aujourd’hui en un effondrement intellectuel. Et la seconde dépression de l’Europe continue, encore et encore »6.

Ainsi, « c’est précisément ce manque de prise sur les orientations essentielles du pays qui explique la désaffection des Français envers le bruit et la fureur de la classe politique »7.

Une désaffection qui profite néanmoins à certains. Marine Le Pen, dans ce climat général de défiance, est la seule à bénéficier d’une hausse de 2 points de popularité.

1« Pour Pierre Gattaz, le Medef a servi le pacte de responsabilité sur un plateau à Hollande » source RTL

2Une du Point n. 2156 : « Et s’il se réveillait… enfin »

3« Pacte de responsabilité, Raffarin dit banco à Hollande », Le Figaro, 17 janv. 2014

4Libération, source AFP

5« Pourquoi le Pacte de responsabilité ne vaut pas mieux qu’un chantage mafieux » Atlantico, 19 janv. 2014

6« Krugman, prix Nobel d’économie, fustige le virage libéral de Hollande » Le Parisien, 18 janv. 2014

7Serge Halimi, « Le temps des jacqueries », Le Monde Diplomatique, janv. 2014


La voix de l’Afrique… en musique

Seun Kuti
Seun Kuti

Depuis ces dernières années, un regain d’intérêt s’est manifesté envers la musique africaine, de la part d’un public étranger curieux et avide de découvertes. Preuve en est la création récente de différents labels indépendants spécialisés dans la réédition de productions originaires d’un peu partout en Afrique, souvent d’anciens albums produits par des artistes ayant stoppé leur activité depuis. Comme l’Orchestre Kanaga de Mopti, ou le Mystère Jazz de Tombouctou, deux ensembles maliens disparus dont les albums respectifs sont désormais réédités depuis 2011 grâce au travail d’un label hollandais, en partenariat avec Florent Mazzoleni, collectionneur insatiable et véritable orpailleur de pépites sonores oubliées. Ainsi, de véritables trésors discographiques sont à nouveau exhumés, grâce à la recherche obsessionnelle de quelques directeurs artistiques de labels ou collectionneurs passionnés sillonnant le continent Africain. Leur but : dénicher quelques perles rares d’afrobeat de Lagos, de cithare malgache, d’afro-futurisme dogon et autre lamento marxiste angolais.  D’autres artistes encore actifs, tels Mahmoud Ahmed ou Mulatu Astatké originaires d’Ethiopie, ont aussi acquis une notoriété mondiale lorsque certains producteurs de labels se sont intéressés à rééditer leurs standards. La fameuse collection éthiopiques éditée depuis 1998 par le label français Buda Musique, et le choix de la musique de Mulatu Astatké pour la bande originale du film Broken Flowers de Jim Jarmush (2005) firent la célébrité du père de l’éthiojazz, qui entame depuis une seconde carrière internationale. De nombreux groupes ont pu ainsi bénéficier d’une médiatisation récente dans les pays du Nord, tel le Staff Benda Bilili, orchestre originaire de Kinshasa (RDC) et composé de musiciens handicapés, dont « les fauteuils roulants servaient de percussions, les voix faisant le reste »1. Le Staff fut découvert par deux belges, Renaud Barret et Florent de La Tullaye, qui réalisaient un documentaire sur la musique congolaise. Ils décident de leur consacrer un film qui sera présenté en 2010 au festival de Cannes, accélérant leur médiatisation. Cet effet « Buenavista Social Club » permit à à ces artistes d’écumer les festivals, et leur aura de traverser les frontières. D’autres artistes, très connus en Afrique, comme Sorry Bamba, Bright Engelberts ou Prince Nico Mbarga restent encore pour l’heure assez confidentiels, malgré des succès commerciaux importants à l’étranger. Le continent africain recèle encore de milliers d’artistes bien vivants dont la musique attend son public du côté de nos frontières : car le syncrétisme et l’ingéniosité novatrice de ses musiciens captive autant le mélomane averti qu’un public curieux d’explorer de nouveaux horizons musicaux : mêlant des influences multiples d’Amérique, de Caraibe ou d’Europe (jazz, rock, funk, latin beat, électro) aux styles traditionnels de leurs pays d’origine, le résultat de ce métissage est souvent étonnant, voire prodigieux. L’extraordinaire richesse de ce patrimoine musical vaste d’un continent entier ouvre aux mélomanes tout un champ des possibles. Dans les années 70 notamment, émerge au Nigéria  l’afrobeat, initié par son mentor, Fela Kuti. Fela crée un style tout-à-fait novateur traversé par des courants traditionnels, ici la musique Yoruba, et des influences plus contemporaines, comme la funk,  le jazz, et le highlife d’origine ghanéenne. Dénonçant dans ses chansons la corruption, la dictature et l’emprise des multinationales dans son pays, jeté en prison plusieurs fois et torturé, Fela symbolise l’artiste africain engagé au service de son peuple, et de la communauté africaine dans son ensemble. C’est désormais le plus jeune de ses fils, Seun, qui s’attache à transmettre cette musique, en compagnie de l’ancien groupe ayant accompagné son père, Egypt 80. Femi Kuti, son aîné, est largement reconnu dans le monde pour son afrobeat teinté parfois d’électro.

Pour cette fin d’année, voici une sélection musicale préparée par mes soins de différents artistes provenant essentiellement d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Nigéria, Cameroun), à écouter en cliquant sur le lien suivant :

https://soundcloud.com/#midiblog/la-voix-de-lafrique

Playlist :

 Intro / Ray Baretto : Abidjan / L’Orchestre Kanaga De Mopti : Kulukutu / Le Mystère Jazz De Tombouctou : Leli / Kukumbas : Respect / Ebenezer Obey : Eyi Yato / Elere Ni Wa / Amadou Balaké : La Voiture D’occasion / Matata : Wanna Do My Thing / Tunji Oyelana & The Benders : Ifa / Bright Engelberts & The Be Movement : Get Together / Peter King : Shango

1Paris Match, « Staff Benda Bilili, çà balance à Kinshasa ! » 11/09/2013


Netanyahu et Peres absents aux obsèques de Mandela : « Désolé, j’ai piscine »

mandela palestine

L’ironie de ce titre n’a d’égal que le cynisme de certains. Alors que le monde entier communiait à l’unisson lors des cérémonies d’adieu organisées en l’honneur de Nelson Mandela, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, déclinait l’invitation, arguant du coût du voyage :  7 millions de shekels, soit près de1,5 million d’euros, telle est la somme avancée nécessaire afin de couvrir les frais de déplacement du chef des autorités israéliennes. L’argent public ne saurait être gaspillé, surtout par « le premier ministre le plus cher d’Israël » selon le quotidien Yediot Aharonot, qui estime la facture des dépenses du premier ministre et de sa famille financées par le contribuable en hausse de 12 % fin 2011. Shimon Peres, victime d’une mauvaise grippe, n’a pu également honorer sa participation aux obsèques, son médecin personnel lui conseillant par prudence de ne pas voyager, selon son porte-parole.

Il est parfois des symboles qui en disent long sur la philosophie animant certains régimes politiques. Lorsque le monde entier pleure le chantre du combat pour la liberté des peuples, le gouvernement israélien décide de refuser de participer à cet hommage, soulevant une vague d’indignation et de protestations dans le pays. Aux valeurs universelles de courage, de justice et d’intégrité morale incarnées par le militant historique de l’ANC, les dirigeants israéliens opposent bassesse et vulgarité. Bassesse, pour refuser de célébrer ces valeurs qui ont permis, après un siècle de luttes et de haine raciale, d’asseoir une réconciliation nationale permettant à l’Afrique du Sud de rejoindre le champ des démocraties modernes. Vulgarité, pour oser avancer à la face du monde, et surtout à son propre peuple, des raisons fallacieuses pour justifier l’absence à ce rendez-vous planétaire.

D’aucuns pourraient en conclure que cette absence regrettable relève uniquement d’une faute morale et politique. Il semble que ce malheureux acte diplomatique pointe également de manière aiguë les blocages plombant tout progrès significatif concernant l’évolution du conflit israélo-palestinien. Car Mandela fut un des principaux soutiens de la cause palestinienne. Les exhortant à ne jamais abandonner leur combat, il encourageait plus que tout autre l’espoir qu’une société juste, égalitaire et en paix puisse voir le jour en Israël et Palestine. A ce titre, le président palestinien Mahmoud Abbas a reconnu en Mandela « un symbole de la libération du colonialisme et de l’occupation pour tous les peuples aspirant à la liberté ». Mandela représentait cette autorité morale et politique d’envergure internationale,  dénonçant « les pessimistes qui ont tort de croire que la paix dans cette région est un but impossible ».  Véritable aiguillon oeuvrant pour la cause palestinienne, condamnant tous les régimes d’oppression de par le monde, il en était devenu un héros bien encombrant pour Israël : « Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens » affirma-t-il le 4 décembre 1997, lors de la journée de solidarité internationale en faveur de la Palestine. De par ses presque 70 années de lutte, le peuple palestinien ne peut que prendre exemple sur la force et la volonté du combat politique mené par l’ANC depuis près d’un siècle. Chaque contexte géopolitique est bien entendu différent ; si l’Afrique du Sud a pu sortir un jour de son régime ségrégationniste, c’est aussi grâce aux pressions internationales ; c’est également à cause des guerres que le régime de Pretoria a perdu. Mais au-delà de la lutte armée, la vision politique des compagnons de route de Mandela est riche d’enseignements : en 1983, la création du Front démocratique uni (UDF) « a permis d’organiser tous les types d’organisations, caritatives, sportives, syndicales… Elles ont adopté la charte de la liberté qui était la guilde de l’ANC. Ce concept de « l’Afrique du Sud qui appartient à tous ceux qui y vivent »1 a été un point clé. Il ne s’agissait plus de Bancs et de Noirs, mais de tous », raconte Denis Goldberg, l’un des 4 survivants du procès de Rivonia.

Le gouvernement actuel d’Israël – comme les islamistes radicaux du Hamas- redouterait-il les germes semés par des débats approfondis permettant de dégager les « voies et les moyens de faire société ensemble »2 ? L’humanité par le pardon3, comme l’éprouvait Mandela, ne semble pas plus résonner chez les dirigeants d’Israël. Des raisons finalement suffisantes pour faire l’impasse d’une communion planétaire autour de ce message politique de paix et de pardon, à moins que ce ne soit pour éviter l’éventualité de voir critiquer l’Etat hébreu concernant son soutien indéfectible établi auprès des autorités blanches de Pretoria durant les années 80.

mandela

1Denis Goldberg : « Longue vie à l’esprit de Mandela »

2Patrick Le Hyaric « Nelson Mandela, au plus haut de l’humanité »

3Emmanuel Poilane, Le Huffington Post, 18/07/2013


Tous les chemins mènent aux Roms

crédit photo : Joakim Eskildsen
crédit photo : Joakim Eskildsen

La France est-elle plus raciste ? Les idées d’extrême-droite sont-elles si attractives pour l’opinion française ? La France se droitise-t-elle ? Autant de questions qui agitent commentateurs et monde politique depuis les multiples saillies médiatiques nauséabondes des uns et des autres ces dernières semaines. Une « storytelling » particulièrement délétère qui ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en tant que ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy avait amorcé sa « rupture » en la matière, n’hésitant pas à qualifier certains jeunes de cités de « racailles » qu’il était nécessaire de « karcheriser » pour ramener l’ordre au sein de territoires touchés sinistrés par le chômage et la précarité depuis plusieurs décennies. Par l’emploi de cette sémantique violente, d’un discours aisément identifiable et partagé par le Français « d’en bas », Nicolas Sarkozy se montrait humble parmi les humbles, préparant déjà l’élection présidentielle de 2007. Mais à flatter les penchants pulsionnels d’une France qui souffre de la crise économique, il n’en fallait pas plus pour que la boîte de Pandore puisse s’entrouvrir. Dans une société touchée par un chômage de masse endémique, le délitement du lien social et l’explosion des inégalités, un ensemble d’ingrédients se retrouvent associés au sein d’un même cocktail détonnant dont l’issue est déjà connue si l’on persiste à exacerber les impasses imaginaires. Car depuis la « rupture » initiée par N. Sarkozy, ce sont bien d’autres responsables politiques qui ont surfé sur la vague de la stigmatisation, voire de l’intolérance, certaines allocutions relevant  d’un racisme avéré. Un des derniers exemples en date, concerne la polémique stigmatisant les populations roms présentes sur notre territoire (17000 personnes recensées en 2013)1. Si les conditions de pauvreté effrayante de ces populations  posent de véritables problèmes sanitaires et de sécurité à certaines communes, le débat, loin d’être apaisé, a fait office de propos ignominieux tenus à l’égard des Roms par des élus de la République. Dernier en date, le maire UMP de Roquebrune-sur-Argens, Luc Jousse, déclare après l’incendie d’un camp de Roms sur sa commune qu’il était « presque dommage qu’on ait appelé trop tôt les secours ». Pour sa défense, Luc Jousse explique qu’il n’avait fait que reprendre les propos de l’un de ses administrés. On se rappelle également les déclarations du député-maire UDI de Cholet, Gilles Bourdouleix, estimant à l’égard des Roms que « Hitler n’en avait pas tué assez ». Régis Cauche, maire UMP de la Croix, assurait que si l’un de ses administrés commettait « l’irréparable » envers un Rom, il lui apporterait son « soutien ». D’autres n’hésitent pas à employer une sémantique rappelant les heures les plus sombres de notre histoire, parlant de « question rom ».

La campagne des municipales avait trouvé son premier grand thème populiste d’affrontement. L’électeur Français était déjà régulièrement habitué à  ce que toute thématique sociale ou économique de fond se dérobe avant un scrutin d’envergure nationale, le thème de la sécurité parasitant alors la majorité des débats. La campagne des municipales 2014 a donc innové en abordant la « question » ethnique. Car c’est le ministre de l’Intérieur en personne, Manuel Valls, qui le 24 septembre 2013, sur l’antenne de France Inter, déclara que les Roms sont « des populations aux modes de vie différents des nôtres », « ayant  vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie », lui valant une plainte déposée par le MRAP  pour « incitation à la haine raciale ». Cet autre exemple, provenant du camp socialiste cette fois, de discours aux relents xénophobes suit la rhétorique adoptée par certains membres de la droite forte ou du Front national. Un dérapage contrôlé destiné à afficher une certaine fermeté et glaner la confiance d’une frange de l’électorat ? Au final, la stigmatisation ethnique employée par toutes les obédiences politiques ne peut que crédibiliser le discours d’un Front national boosté par tant de sollicitude idéologique. Dans un tel contexte, lorsque même les représentants de la nation ne mesurent pas les responsabilités qui leur incombent dans une telle atmosphère de soufre, c’est la parole raciste qui se retrouve décomplexée, libérée des « chaînes de la bien-pensance ». Mme Taubira en a bien fait les frais. Comme par hasard, en pleine campagne contre les Roms, la ministre de la Justice fut l’objet des plus viles et basses attaques en sa qualité de femme noire. Traitée de singe, insultée en première page du magazine ordurier Minute, vilipendée sur les réseaux sociaux, la petite barbarie humaine rappelle cette France malade où les parutions réactionnaires – de la Libre parole au Cri du peuple – attisaient la haine envers les juifs. Suite à cette affaire, la garde des sceaux déplorait une quasi-absence de réaction de la part de la classe politique et des intellectuels.

Absence de réaction ou sidération, la France deviendrait-elle subitement raciste ? Manifestement ni moins, ni plus qu’avant. Mais le glissement dangereux et condamnable d’une classe politique, et notamment de l’UMP, vers la rhétorique du Front national dans un but électoraliste tend paradoxalement à amorcer une fuite en avant dans la course aux électeurs : ceux-ci, confortés dans leurs choix idéologiques, rassurés par la campagne de dédiabolisation opérée depuis plusieurs années par Marine Le Pen, ne verront jamais l’utilité de revoter pour les partis dits « républicains », dans un contexte ou l’autre semble désigné par tous  comme le responsable des difficultés traversées par le pays. Mais qui est donc cet autre malfaisant, celui qui cristallise toutes les haines, celui par qui l’on peut aisément se défausser ? Qui est cet autre source de tous les maux ? Rom, biffin, immigré, chômeur, allocataire du RSA, bientôt le demandeur d’asile, bien souvent, un trait unaire relie cet autre : la pauvreté. La guerre idéologique, en temps de crise économique, s’effectuera contre le pauvre, celui dont on a peur, celui dont on rejette la désespérance. Autant converger vers ces cibles imaginaires afin de détourner le regard des vrais problèmes, ceux qui ont causé la perte de millions d’emplois en Europe depuis la crise financière.  Les crises se succèdent et les vieux réflexes demeurent, l’adversaire sera toujours le même : le paria profiteur.

Le Rom, dont l’appellation syncrétique mêle avec dénigrement  le tzigane, le manouche, le gitan, le romanichel et autres sintis représente cet adversaire, intouchable rejeté de tous, depuis ses origines. L’éternel errant, qui ne vit pas comme nous, et pour cause. Les difficultés d’intégration sont grandes, car le rejet de l’impur perdure.

Ce même destin d’errance toucha Jean-Baptiste, membre de la communauté sinti. Né en Belgique dans une roulotte peu avant la guerre de 14, lui et sa famille fuyèrent le vacarme et les tumultes de la grande boucherie en passant par la France, l’Italie pour rejoindre Alger. Puis retour en France, où, doué pour la musique, il excelle très jeune au banjo. Lui aussi, connut l’incendie de sa vétuste roulotte, plantée sur un terrain vague en région parisienne, la « zone » désertique et insalubre. Gravement brûlé à la jambe droite et à la main gauche, Jean-Baptiste, selon ses médecins, ne pourra plus animer les bals populaires avec son banjo. Pourtant il s’accroche, refuse le destin. Plongé dans la misère, il réapprend à jouer avec deux doigts en moins, inventant une nouvelle technique à la guitare : le jazz manouche. « Django » le bohémien renaissait. Multipliant les concerts, il fonde avec Stéphane Grappelli en 1934 le Quintette du Hot Club de France, qui connaît un succès fulgurant au niveau international. Au-delà d’un style musical révolutionnaire et patrimonial unique, témoin d’une époque mais toujours vivace, le voilà désormais promu au statut d’icône nationale. Django l’analphabète nous lègue ces lointains échos de France, d’un art inaltérablement associé au  pays qui l’a accueilli et l’a acclamé.

 

Django, l’homme libre,

« Ce n’est pas une époque,

Ce n’est pas le passé.

C’est aujourd’hui et demain »2.

https://www.youtube.com/watch?v=ciJUJDWmjQs

crédit photo : Joakim Eskildsen

1La Croix, 26 sept. 2013

2L’histoire de la Chope des Puces, Marcel Campion, Catherine Gravil