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Marasme égyptien

hélicoptère de l'armée égyptienne survolant des manifestants pro-Morsi, Le Caire. Crédit photo : AFP/Mahmud Hams
hélicoptère de l’armée égyptienne survolant des manifestants pro-Morsi, Le Caire. Crédit photo : AFP/Mahmud Hams

Contrairement aux apparences, les dictatures de tout poil ont la vie belle. Nous voici désormais plongés, de manière troublante, dans un scénario « brazilien » digne d’un Terry Gilliam au plus haut de sa forme, l’aspect burlesque en moins. Car des gens meurent : assassinés, enlevés, torturés (Egypte Libye), gazés pour certains (Syrie), syndicalistes et leaders progressistes exécutés en pleine rue (Tunisie), l’arsenal de coercition et de terreur envers les populations arabes n’a pas faibli, et ce, malgré l’avènement d’un printemps révolutionnaire capable d’avoir fait chuter la plupart des despotes qui sévissaient sur la rive sud de la Méditerranée depuis plus de trente ans.

Le soulèvement de ces peuples, l’extraordinaire courage dont ils ont fait preuve, l’aspiration légitime à retrouver la liberté n’ont pas pesé lourd lors des premiers scrutins qui ont suivi ces temps de révolution. Exit Ben Ali, Khadafi ou Moubarak, peut-être bientôt El-Assad, et pourtant, l’horizon  qui semblait dégagé durant l’euphorie révolutionnaire apparaît bien au contraire oblitéré par les forces réactionnaires souhaitant plus que jamais contrôler les débats démocratiques. La dictature officielle a disparu, voici le temps des régimes qui ne disent pas leur nom.

La situation égyptienne est en ce sens évocatrice et particulièrement préoccupante. Si le soulèvement contre Hosni Moubarak a pu bénéficier d’un certain retrait et de l’observation passive (au sens de l’action militaire) de l’armée, préparant « l’après-Moubarak », la destitution de Mohamed Morsi a largement été facilitée par l’état-major égyptien, qui a joué un rôle fondamental dans l’éviction du pouvoir d’un président démocratiquement élu, ce qui correspondrait, par définition, à un putsch militaire. Dans les jours qui suivirent la déposition de Morsi, la violence déchaînée de l’appareil d’Etat à l’encontre des partisans de l’ex-président a été confirmée de manière ostentatoire par l’implication de l’armée et de la police dans l’élimination désormais physique des Frères musulmans, n’ayant pas hésité à abattre au cours des manifestations massives pro-Morsi plusieurs centaines d’entre eux, sans que la communauté internationale ne s’émeuve outre mesure de ces massacres.

En outre, la justice égyptienne a ordonné la fermeture définitive de plusieurs chaînes de télévision, dont une filiale du groupe qatari Al-Jazira ; des journalistes ont été arrêtés, violentés (Cf l’arrestation de Dorothée Olliéric, grand reporter à France 2, envoyée spéciale au Caire), voire certains d’entre eux assassinés au cours des manifestations pro-Morsi. Ainsi, les médias, notamment étrangers sont dénoncés avec la même véhémence que durant l’ère Moubarak. Le vocabulaire officiel employé envers les islamistes et les Frères concoure à les marginaliser en tant que « terroristes ». Pourtant, Les Frères et les sympathisants des partis salafistes représentent environ un tiers de la population égyptienne. Même si l’adhésion d’une partie de la population à des mouvements extrémistes religieux interpelle, pourrait-on croire sérieusement à la vocation de près de 30 millions de terroristes en Egypte actuellement ?

Le diagnostic de « terroristes » concernant l’ensemble des partisans des Frères semble ainsi davantage suggérer un discours de propagande du nouveau gouvernement égyptien, composé au demeurant essentiellement de militaires et de caciques de l’ancien régime (dont le général Al-Issi), soucieux de retrouver certains pouvoirs législatifs détenus avant l’élection de Morsi par un collège de généraux. Ce qui paraît néanmoins de plus en plus évident, c’est que le débat démocratique de fond est occulté : l’affrontement entre les militaires et les islamistes ne concerne ni les choix économiques et sociaux, ni la mise en place d’une politique progressiste capable de rompre durablement avec les choix du passé, ni la volonté d’assurer pour le peuple égyptien prospérité, liberté d’expression et pluralisme médiatique, progrès social et réduction de la grande pauvreté, ainsi que le recul de l’insécurité. Le gouvernement Morsi a d’ailleurs prouvé son échec total en la matière, ce qui a provoqué déception et colère chez les Egyptiens.

Ici encore, l’avenir d’une nation se retrouve otage de factions qui se disputent le pouvoir sans jamais porter crédit aux aspirations véritables des citoyens, ni porter de projet sérieux de société tout court. Il n’y aura pourtant pas de solution pour l’Egypte tant que les différentes composantes de la société égyptienne ne seront pas invitées à un débat d’idées commun, et surtout, il n’y aura pas de temps démocratique tant qu’une révolution, si légitime soit-elle, ne trouvera d’assise sur des fondements et des idées qui permettent de véritablement porter les valeurs de progrès et de justice sociale pour tout un peuple.


Chronique d’Israel

Bouquiniste à Tel-Aviv / crédit photo : bgrinda
Bouquiniste à Tel-Aviv / crédit photo : bgrinda

« First time in Israel ? »

Question récurrente posée au touriste fraichement débarqué, à laquelle je réponds toujours avec enthousiasme. Oui, c’est mon premier séjour en Israël, et ce ne sera sans doute pas le dernier. Comme beaucoup, je me retrouve happé par cette terre et ses mythes. Une fascination curieusement exercée par ses paysages désolés, abritant un patrimoine historique majeur. Et surtout la volonté de comprendre : saisir quelques bribes de la complexité séculaire d’une région déchirée par les passions. La volatilité de la situation au Proche-Orient est par ailleurs montée d’un cran avec la survenue des mouvements de libération nationale touchant ses voisins : guerre civile en Syrie, répercussions collatérales au Liban, affrontements violents entre les Frères et l’armée en Egypte, sanctuarisation des islamistes dans le Sinaï, nucléarisation et rôle joué par l’Iran sur fond de crise syrienne, le conflit israélo-palestinien se retrouve parasité par un contexte régional extrêmement instable, et constitue plus que jamais un enjeu politique et humanitaire majeur au niveau international.

Ce dimanche d’octobre, durant le vol qui me conduit à Tel-Aviv, je rencontre Elie. Kippa vissée sur la tête, le visage d’un vieil homme à la barbe grisonnante, son regard s’anime lorsque j’entame notre conversation. Il me raconte son histoire : juif du Maroc ayant émigré en France durant les années 60, il demeura sur Nice une vingtaine d’années. C’est au début des années 80 qu’il prit la décision de venir s’installer en Israël. Résidant à Jérusalem, son fils habitant Tel-Aviv, Elie me confie avec passion qu’Israel représente pour lui « le paradis ». A ce titre, il ne comprend pas « la propagande » véhiculée selon lui par « les journalistes travaillant pour ces ONGs pro-palestiniennes » qui auraient pour dessein de « critiquer Israël ». Il ne s’explique pas le faux procès imputé à Israël concernant le sort réservé aux Arabes ; « Regardez, me dit-il, on nous dit qu’on pratique un Apartheid, pourtant, il y a beaucoup d’Arabes qui vivent en Israël, et qui vivent très bien ! Ils sont contents d’être ici, ils ont une bonne vie, ils ne voudraient la quitter pour rien au monde ». Elie soutient que les 2 communautés vivent harmonieusement en Israël, que la paix est compromise par les Arabes de l’autre côté du mur : les Palestiniens, et les musulmans en général, ne veulent pas la paix car ils souhaitent « étendre leur religion au monde entier ». Je m’aperçois au fil de notre discussion que le discours d’Elie rejoint celui de la droite israélienne, qui semble refuser l’idée que le processus de paix puisse aboutir à une situation politique pouvant profiter à Israël, voire, à contrario, il pourrait « diminuer les chances de survie à terme de l’état hébreu1 », en signifiant notamment l’arrêt de l’expansion des colonies. Mais la création de colonies semble également avoir d’autres vertus : le gouvernement israélien de Netanyahu paraît bien enclin à vouloir user de la poursuite de leur implantation, comme le montrent ses récentes déclarations, de manière à peser sur les négociations concernant le dossier nucléaire iranien.

En feuilletant mon guide afin de scruter la carte des territoires, et notamment de la Cisjordanie où je compte me rendre par la suite, je suis frappé de l’ampleur de la colonisation depuis 2001 : étrange mer constellée d’îlots israéliens annexant près de 10% du territoire palestinien, la Cisjordanie, à mon grand étonnement, semble grignotée tel un gruyère, hypothéquant ainsi la création d’un état palestinien viable. Assurément, depuis l’extension accélérée des colonies, le « statut quo » évoqué par François Hollande lors de sa récente allocution à la Knesset « n’a de statut quo que le nom 2».

   « Racontez la vérité » m’encourage Elie en me serrant affectueusement la main avant de nous séparer. Çà y est, me voici dans le bain : chacun semble disposer de sa vérité, me dis-je intérieurement après ce long échange, au terme de notre vol.

Débarqué à Tel-Aviv, me voilà immergé dans son ambiance doucereuse d’un début d’automne : température idéale, soleil éclatant, décontraction apparente, la bulle – the bubble, comme on la surnomme – jouit d’une qualité de vie dont maintes métropoles pourraient envier la quiétude. Le promeneur en goguette appréciera également l’architecture raffinée de certains quartiers de la « ville blanche », où les édifices  Bauhaus se succèdent en rangs d’oignon, certains à l’aspect plus ou moins décati, d’autres récemment restaurés, exposant alors leurs façades immaculées avec éclat : l’édification dans les années 30/40 de plus de 4000 bâtiments modernistes conçus par des architectes juifs ayant fui le régime hitlérien suscite ainsi l’impression troublante d’arpenter les rues de Berlin, Weimar ou de Dessau arborées d’une improbable végétation exotique. Malgré l’augmentation régulière du prix de l’immobilier depuis quelques années, Tel-Aviv demeure une ville très attractive pour les jeunes, notamment pour son ouverture d’esprit, sa vie nocturne et sa scène artistique et culturelle active. La communauté homosexuelle a également trouvé ses repères au sein de cette ville aux allures de petit Manhattan et de vieille Europe réunis. Cette harmonie relative semble à priori se retrouver bien éloignée d’un contexte régional chaotique ; hormis les patrouilles quotidiennes d’hélicoptères de Tsahal  le long du littoral, ainsi que la présence des ruines du Dolphinarium (discothèque située en bord de plage et détruite après un attentat-suicide en 2001), rien ou presque ne pourrait renseigner le touriste en villégiature sur la situation critique qui agite le quotidien du pays et de ses voisins.

 Où en est le processus de paix en Israël et Palestine ? Comment est-il perçu par la population israélienne ? Comment évolue la société israélienne au sein de la tourmente traversée par les pays arabes ? Naïvement, le scrutin des municipales ayant lieu, je m’attends à prendre le pouls des sensibilités  politiques du moment. Mais les élections municipales « ne reflètent pas en Israël les tendances politiques au niveau national 3». De plus, les mairies souffrant selon un récent sondage, d’accusations de corruption, ce scrutin municipal n’a pas mobilisé les Israéliens. La seule nouveauté réside dans l’accession de femmes palestiniennes dans le champ de la politique locale.

Difficile donc de se faire une idée sur l’état d’esprit actuel des Israéliens concernant l’éventuelle reprise des pourparlers de paix. Ce qu’il me reste de ce voyage, ce sont des rencontres, traduisant toutes les sensibilités possibles. Comme ce chauffeur de taxi, rencontré à Tel-Aviv lors de mon départ pour le sud du pays. Cet homme d’une cinquantaine d’années est vêtu comme un ultra-orthodoxe. Il me demande poliment d’où je viens, et si je suis juif. Cette question frontale m’interpelle. Je lui réponds que je réside vers Marseille ; « Marseille ? Me répond-il. Vous avez beaucoup d’Arabes à Marseille, vous n’avez pas de problèmes avec eux ? ». Pour lui, le danger actuel étant l’islam, l’obscurantisme d’une guerre des religions est remise au goût du jour. Exit toute analyse politique et sociale des spasmes secouant les pays musulmans. « L’islam est un problème, il veut s’étendre au monde entier ». Sans détour, il me prédit la fin proche de notre monde. « Nous vivons la fin d’une ère. Le monde mourra à l’issue du combat entre Ismael et Isaac. De cet affrontement renaitra l’univers ». Ce discours illuminé et irrationnel me saisit.

C’est en parvenant au pied du mémorial Yitzhak Rabin, lieu où l’ancien premier ministre et ministre de la défense israélien fut assassiné en 1995 par un extrémiste juif, que je rencontre un agent formateur de la sécurité israélienne. Accompagné d’un groupe d’agents de sécurité africains en formation, je lui demande où en est l’opinion israélienne par rapport aux récentes évolutions du processus de paix. Avec malice, il m’indique : « si je rentre du travail le soir, et qu’un ami m’appelle et me demande de venir lui rendre un coup de main, je lui dirais : ok, mais avant je dois faire du rangement chez moi, coucher mes enfants, nettoyer la cuisine, vérifier que tout est en ordre ». Une métaphore qui semble résumer pour lui certains impératifs : avant de pouvoir établir un processus pérenne avec les Palestiniens, il est nécessaire de réduire les conflits internes au sein même de la « maison » Israël. La réussite du processus de paix dépend essentiellement de la volonté d’Israël, et de son peuple, d’aboutir à un consensus solide sur la question des territoires. Or la société israélienne lui semble profondément coupée en deux, ce qui le rend pessimiste : « Israël ne veut pas la paix ».

Amer constat. Roy, pour sa part, comédien d’une trentaine d’années vivant à Tel-Aviv, se réclamant de la gauche israélienne, veut croire à l’aboutissement un jour d’un compromis, mais pense l’établissement d’un état fédéral plus crédible. La solution d’un état binational est partagée également par certains palestiniens, mais semble finalement consécutive de l’échec de pouvoir créer deux entités nationales indépendantes.

 

1 Le Monde Diplomatique oct 2013

2 Faillite de l’union européenne en Palestine, Le Monde Diplomatique nov 2013, Laurence Bernard

3 Source AFP, oct 2013