François Bouda

Circulez ! Le reste on s’en fout

Panneaux-en-boutique
© François Bouda

Ce texte n’est ni un sermon ni une satire de la société ouagalaise. Il doit se lire comme l’expression des rêveries fantasmées d’un homme décousu. Si vous voulez, c’est en quelque sorte une ode à notre ville-capitale, Ouagadougou, et précisément à sa géographie modale.

Ce préalable posé, maintenant je me lance !

À tous les ré-inventeurs du code de la route, vous qui en écrivez à chaque coin de rue et en tout temps de nouvelles lignes, je vous salue. Votre sens de la spontanéité et l’unicité du langage routier que chacun d’entre vous s’évertue à re-écrire, selon qu’il soit grand ou petit, fort ou faible, n’a de cesse de m’épater. Votre talent est immense !

Je ne sais que vous admirer, très chers et fiers professionnels brûleurs de feux tricolores. Votre haut sens de l’irrespect des règles de vie fait de vous des citoyens d’une rare espèce. Votre capacité de résilience n’a d’égale que votre désinvolture face à l’Autorité et au bien public. Vous devez certainement vous entraîner durement et sans relâche pour passer les « gendarmes couchés [1] », dégager et injurier les VADS [2], percuter et enfourcher les policiers pour enfin remporter la victoire : brûler le feu ! Comme le dit l’adage : « seuls les moutons brûlent le feu [3] ! ».

Ouagadougou, ville-monde, mégalopole au cœur du pays des Hommes intègres, reine des deux-roues, j’admire ta propension à te développer sans retenue. Tel un gros monstre, déployant au loin ses longues mains pour ramener en son sein tout sur son passage, tu engloutis tout : terres arables, espaces publics, ceinture verte, tout y passe. De tout lopin de terre tu en fais un fond de commerce, privilégiant les « gens d’en haut », reléguant à la périphérie les « gens d’en bas », qui s’empilent dans ces non-lotis anarchisants et déshumanisants.

Dans le dispositif urbanistique ouagalais, où ne se profile à l’horizon ni aire de stationnement ni parking public, on ne se plaint pas, on se ré-invente. Alors on stationne où on veut, comme on peut ; on téléphone au volant, on dépasse par la droite ou on roule à contre-sens. En cas d’accident, on fait nous-mêmes le constat, on désigne illico presto le coupable, on lui brûle sa voiture et on lui casse la gueule.

En fait, nous Burkinabè devrions recevoir le Nobel de l’inventivité et de la débrouille.

Dans le dédale des rues en terre sinueuses ou des avenues d’asphalte crevassées de Ouagadougou, se transformant parfois en mares boueuses, essaiment des panneaux-en-boutique ou des commerces-sur-chaussée. Dans la chaleur suffocante que distribue sans retenue le soleil de plomb, les Ouagalais, pouponnés à petites doses de poussière, se jettent dans le ventre de la ville, mus par les urgences d’une vie devenue incommode.

À pied, sur leurs deux-roues, dans des voitures rutilantes ou dans des taxis-tombeaux délabrés, sur des triporteurs tantôt-motos-tantôt-voitures ou sur des charrettes à traction asinienne, l’homme burkinabè nous offre à voir gracieusement le film de son quotidien tumultueux qui s’écrit et se joue sous nos yeux.

Je ne vous parle pas encore de ces vélos-fourgons ou de ces motos-cargos, engins à tout transporter, rois de l’équilibrisme. Ni de ces motocyclistes-turbos filant à toute allure vers l’insouciance, ni de ces élèves-cortèges écumant, fiers qu’ils sont, chaussée et piste cyclable.

Et que sais-je encore de superberies ouagalaises !

À bout de souffle, je m’arrête là. Avant que ne parviennent à mes oreilles cette lourde complainte et cette injonction fracassante des usagers de tous poils : « Monsieur, circulez ! Le reste on s’en fout ».

[1] Renvoient au Burkina Faso aux ralentisseurs ou dos d’ânes.

[2] Volontaires adjoints de sécurité. Ils assistent la police dans la régulation de la circulation routière.

[3] C’est l’inscription sur une pancarte à un feu tricolore à Ouagadougou. Je ne suis pas parvenu à retrouver la photo.


Mon premier Gaou à New York

Un Gaou à New York
Mon premier gaou à New York – crédit: Bouda

Bleue. Ligne bleue. C’est bien la ligne bleue.Bien que les ayant bien notés, noir sur blanc, dans mon carnet de voyage, ces mots je me les répétais inlassablement dans ma tête comme un écolier en mode boileau [1], pour ne pas les oublier, mais surtout pour me rassurer, pour calmer la peur panique qui s’empare de moi quand vient le moment où je dois m’orienter dans cette jungle urbaine des mégalopoles occidentales comme New York.

Cela fait maintenant une demi-heure que j’attends le train bleu. Ce fameux train avec une ligne bleue tracée sur le flanc, c’est bien lui que j’attends. Mais zut ! Nul train bleu à l’horizon. Où est-il ce foutu train ? Tous ceux qui arrivent sont gris. Rien de bleu, pas une seule once de bleu. Je m’enquiers alors auprès du premier passant : il faut prendre le A Train. Je ne me préoccupe plus de savoir de quelle couleur il est ce train. Je saute dedans et à nous aller pour la Grande Pomme !

Ces instants de mes premiers déboires à New York se rappelèrent à mon bon souvenir comme un bois mort remonte soudainement à la surface de l’eau, alors que j’avais réussi à trouver refuge dans les toilettes d’un parc public pour enfants. Je commence à ruminer amèrement cet instant et à m’interroger. Mais merde à la fin, que m’arrive-t-il encore ? Pourquoi c’est si compliqué de s’orienter dans ces villes occidentales ?

À Ouaga la Belle, nul besoin d’aller surfer sur internet. Non. Il aurait suffi de garer son bolide ou son char au bord de la chaussée pour demander son chemin à la vendeuse de beignets ou au kiosqueman du coin. Et l’on aurait eu une réponse d’une précision chirurgicale. Malgré l’absence d’adresses physiques, malgré le fait que les rues portent des chiffres et non des noms, malgré le fait que personne ne remarque les noms des avenues.

« Vous voyez le six-mètre là-bas, là où tourne la voiture là ? Voilà ! Tournez là-bas, puis vous tournez au troisième six-mètre à gauche, vous allez voir un maquis, maquis le Titan. Vous faites comme si vous alliez vers l’échangeur de l’est, mais vous n’arrivez pas là-bas. Dès que que vous dépassez le maquis seulement, tournez dans le six-mètre à droite, la porte jaune là, c’est là-bas. C’est pas caché ! »

Vous voyez, ce n’est pas bien compliqué ! Pour peu que l’on sache repérer les maquis, les églises, les mosquées, les gros arbres, les kiosques de PMUB, les vendeuses en bordure de route, le vendeur de yougou yougou [2] ou de France-au-revoir [3] du coin, les écoles, et vous ne vous égarerez jamais dans cette ville. D’ailleurs, chez moi, on dit que « celui qui a une bouche ne s’égare pas ». Autrement dit, si vous demandez votre chemin, vous trouverez toujours quelqu’un pour vous guider dans ce dédale de terre rouge, de crevasses et de flaques d’eau boueuse.

Mais voilà, New York ce n’est pas Ouagadougou !

En ce matin de début novembre 2013, le soleil se fait désirer, il fait gris et la température a déjà chuté à 2° degrés Celsius. Il fait un froid de canard ! Après m’être frotté les mains de toutes mes forces, je parvins à les dégeler tant bien que mal. Puis je cherchai à comprendre ce qui n’avait pas marché !

Pourtant, ce matin-là, j’étais sorti de bonne heure, dès 8h du matin, de l’appartement où m’avait gracieusement hébergé mon ami Lacina, dans le quartier du Bronx. J’avais rejoint sans grande difficulté la station de métro à Prospect Avenue. Après avoir acheté, non sans peine, une metrocard valable une semaine, j’attendais, confiant que j’étais, le train 5. Sauf que tous les trains 5 ne s’y arrêtent pas. Mais fort heureusement pour moi, je dis bien fort heureusement, j’avais un plan B ! Il suffisait de redescendre la rue E 156 jusqu’à la 149ème rue. Vingt minutes de marche après, je n’y étais pas encore. Je n’avais pas mesuré que New York avait de très longues et surtout de très larges avenues. Je décide alors de rebrousser chemin car je gelais à mort, je ne sentais plus rien : ni mes pieds, ni mes doigts, ni mes oreilles, ni mon nez. Jusque dans mes os, jusque dans ma moelle épinière, je sentais le froid glacial. J’avais mal partout. J’ai cru que c’était fini, que j’allais mourir. En fait, décider de courir me réchauffer dans les toilettes de ce parc pour enfants était une idée géniale, un geste salutaire et vital.

Heureusement que j’avais ce petit téléphone intelligent. Après l’avoir consulté, il me conseilla de repartir à la rue E 156 et d’y emprunter le train 2 vers Flatbush Avenue/Brooklyn College, de faire un changement à 149th– Grand Concourse et enfin de poursuivre mon trajet avec le train 5 jusqu’à Grand Central. Dans le train, à mesure qu’il filait à toute allure, je lis le trajet affiché ; il y est indiqué que le train irait jusqu’à Grand Central. Donc pas la peine de faire ce changement à Grand Concourse ! Je reste là et ne descends donc pas comme prévu. Sauf que le train ne s’arrête pas à Grand Central. Il file vers je ne sais quelle destination. À un moment donné, je me décide à descendre à une station quelconque, je ne sais plus laquelle. À ce stade de panique, je ne vois pas comment je peux encore m’en souvenir ! Je saute dans le train 2 vers Wakefield, dans le sens inverse. Pour une fois, je me fis au conseil de mon petit téléphone intelligent : je descends bien à 149th – Grand Concourse. Je consulte enfin et pour la première fois l’application NYC Subway, que j’avais téléchargée la veille sur le conseil de mon ami Mathurin, mais que j’avais royalement négligée jusque-là. C’est d’ailleurs comme ça que je compris que la ligne bleue qui m’avait été indiquée par une amie un an plutôt n’était pas une ligne tracée sur les trains mais la couleur d’un trajet sur la carte du métro new-yorkais. Mais bon, passons.

Deux choix s’offrent à moi. Je pense toujours à deux plans : un plan A bien ficelé et, quand il ne marche pas, un plan B, qui vient à ma rescousse. J’avais donc deux options : soit prendre le train 5 vers Crown Heights/Utica Avenue, soit le train 4 vers Flatbush Avenue/Brooklyn College. J’opte finalement pour le train 4. Mais je ne suis plus sûr de la direction, alors je descends, m’embrouille dans les allées pour finalement me retrouver sur le quai du train 4. Je ne saurai dire si c’est la même direction ou pas. Qu’importe.

Je ressors encore mon bon vieux dicton et m’enquiers auprès d’une bonne dame qui me rassure que ce train passe bien par Grand Central. Ouf, je peux enfin souffler ! Mais pas pour longtemps. Quand j’arrive en gare, je me rends compte que Grand Central est un véritable labyrinthe, avec toute cette masse agglutinante de voyageurs les uns plus pressés que les autres, avec tous ses quais, avec toutes ses sorties. Quelle direction prendre ?

Pour la dernière fois, je ressors mon petit téléphone intelligent, je lance Google Map qui guide chacun de mes pas, centimètre après centimètre, jusqu’au 801 Second Avenue. Tout en sueur, dans ce grand froid, je prends l’ascenseur et arrive enfin au bureau. Il est 11h30 et je suis en retard d’une heure et demi. Mes plans n’avaient pas vraiment fonctionné !

L’équipe qui m’accueille me rassure que le métro new-yorkais est complexe : il y a le local train, l’express train, les pannes, les accidents (comprenez les suicides !), les voyageurs malades, et que ne pas maîtriser tous ces rouages pouvait constituer pour moi une circonstance atténuante.

À midi, ma collègue Clarisse et moi allons déjeuner à Olympia Cafe, tout près du bureau sur la deuxième avenue. C’est un buffet. Sur le bord de l’étagère où nous prenons des assiettes et des couverts, il est marqué $7,50. Parfait, on peut donc se servir à volonté. Trop bien ! Alors nous nous servons à volonté. À la caisse, lorsque la caissière pose chacune de nos assiettes sur la balance, nous nous regardons et comprenons que les choses s’emballent. Nous faisons grise mine, mais ça n’empêche pas la foutue machine d’afficher $14 à payer chacun. Nous payons, non sans amertume, et nous nous jurons de ne plus nous faire avoir.

Le soir, après une première journée de boulot, il faut rentrer. Et re-bonjour les mésaventures ! J’avais tellement changé de rues, tellement changé de trains et tellement changé de directions le matin, que j’en étais perdu. Mon téléphone vient encore à mon secours et me guide jusqu’à la station de métro. Je m’engouffre dans le trou, sans vérifier quoi que ce soit, et me retrouve sur la ligne 7. Merde, ce n’est pas le bon ! Je ressors tout naturellement pour chercher la bonne entrée. Mais, pas de chance, ma metrocard ne marche plus car ayant déjà servi. Il faut recourir à l’agent en place qui m’aide. Je rentre chez moi tout éreinté, avec en prime une bonne grippe pour le reste de la semaine.

Ce que je retiens de tout ça, c’est cette note de satisfaction : c’est vrai que New York ce n’est pas Ouagadougou, mais en moins d’un mois, mon statut avait changé : j’étais passé de gaou [4] à ziés dédjas [5], au point de prendre le loisir de guider les gaous américains à Times Square. Bah oui des gaous américains à New York, ça existe ! De quoi me soulager et me faire dire que si j’ai eu mon premier gaou à New York, je n’ai pas atteint le stade ultime de gnata [6] !

[1] En nouchi, l’argot ivoirien, « faire boileau » signifie « apprendre ses leçons par cœur ».

[2] Autre nom pour la friperie.

[3] Les articles de deuxième, voire de dixième main, importés de France.

[4] Signifie « être naïf, ignorant ».

[5] Signifie littéralement « avoir les yeux ouverts », autrement dit prendre conscience.

[6] « Être crétin ». Pour mieux comprendre, je vous renvoie à la célèbre chanson du groupe ivoirien Magic System, « Premier Gaou », dont le refrain dit ceci : « premier gaou n’est pas gaou, c’est deuxième gaou qui est gnata ». Traduction : « se faire avoir une fois n’est pas grave, mais se faire avoir une deuxième fois de la même manière est totalement crétin ».

 


D’une course folle au contrôle au faciès

Gare Montparnasse Bienvenüe
Gare-Montparnasse, Paris par Gunnar Klack via Flickr CC

Huit heures du matin. Vendredi 19 octobre 2018. Avenue des cascades, quartier Belleville, Paris vingtième.

Belle petite chambre dans un appartement cosy, où habite Carine. C’est une bonne petite dame, sympa, accueillante, qui loue deux de ses chambres sur Airbnb. C’est comme ça que j’ai atterri, par un heureux hasard, chez elle.

Elle passe ses journées couchée sur un matelas posé à même le sol, des écouteurs aux oreilles et la télé allumée. Je ne sais pas ce qu’elle fait exactement, entre écouter la musique et regarder la télé. Peut-être a-t-elle connecté sa télé à ses écouteurs, de sorte à en écouter le son sans gêner les autres ? Peu importe.

Je retiens juste que je l’ai rarement vue. Je lui ai rarement parlé aussi. Seulement le jour de mon arrivée et la veille de mon départ, où elle m’a offert de petits gâteaux. Elle a pensé que ça me ferait plaisir, m’a-t-elle dit avec un large sourire. Puis elle m’a embrassé longuement, avant de me remercier de lui avoir offert de petites choses du Burkina, du pays comme elle dit. Du pain de singe et des gâteaux de sésame. Elle a promis de les partager avec une amie française d’origine burkinabè. « Elle va être contente quand je lui dirai que je l’ai reçu de son compatriote que j’ai accueilli. » Puis elle m’a demandé si j’avais aimé mon séjour chez elle, m’a invit » à revenir si je repassais par Paris et si je le souhaitais.

J’ai fini de ranger toutes mes affaires. Je sors de l’appartement, tirant derrière moi ma valise et mon sac de sport et portant en bandoulière mon sac d’ordinateur. Je dépose la clé sur l’armoire près de la sortie, puis claque la porte derrière moi. Je m’engloutis dans l’ascenseur, m’engage à droite sur la rue des cascades jusqu’au croisement de la rue Ménilmontant.

Difficilement, je traîne mes bagages, changeant de main quand l’une est fatiguée. J’arrive enfin à l’arrêt Ménilmontant-Pyrénées. Je demande la direction de la gare Montparnasse… Il faut prendre le bus 96. Je traverse la voie et le premier bus ne tarde pas à arriver. Il est déjà bondé d’élèves accompagnés de leurs parents. J’entreprends donc de rejoindre la station Jourdain pour prendre le métro. Là au moins il y aura de la place et ça ira plus vite ! Je me fous du changement à faire et des bagages que je dois traîner, porter pour monter ou descendre des escaliers, sur une longue distance, esquiver les passants qui courent, zigzaguent, dansent.

À peine ai-je commencé à descendre les marches de la station Jourdain que j’entends comme une massue qui s’abat lourdement sur mes tympans, la voix glaçante de cette bonne dame qui m’annonce : « Le métro est fermé, il est en panne. » Pas de chance, je dois repartir sur mes pas, parcourir la même distance avec tous mes bagages. Aussi lourds qu’ils soient, cette putain de valise et ce foutu sac de sport. Je regrette d’avoir opté pour cette solution de dernière minute, je regrette d’être venu en France et d’avoir prolongé autant mon séjour. Tout ce qui m’arrive est entièrement de ma faute. Je l’ai bien cherché.

Je pense à prendre un taxi. « Mais les taxis ne courent pas les rues à Paris, François ! Il faut les réserver à l’avance ! », je me sermonne. Je me résous finalement à faire marche arrière. Au pas de course, je rejoins très vite la station Ménilmontant-Pyrénées. Malgré tous mes efforts, je ne peux attraper le bus qui est arrêté là. D’ailleurs je n’ai pas compris pourquoi des personnes étaient arrêtées à cette station sans monter dans le bus. Lorsque le suivant arrive, je me précipite pour monter. Je dois passer par la porte du milieu. Avec tous mes bagages, je n’aurais pas pu traverser tout ce monde entassé, serré, agglutiné pour valider mon ticket et continuer vers l’arrière du bus. Alors je reste là, quitte à ne pas composter mon ticket et à risquer d’avoir des ennuis…

Je passe tout mon temps à sursauter quand le bus s’arrête et que les gens montent et descendent. Je prie Dieu qu’il n’y ait pas un contrôleur qui monte. Je surveille aussi ma montre et le trajet restant à parcourir. J’étais très en retard. Tous les scenarii se bousculent dans ma tête. Rester sur Paris ? Mais chez qui ? Pour quoi ? Repartir sur Ouaga ? Et mes billets de train, mes plans avec mes amis ? Comment modifier mon billet d’avion ? Prendre un autre ticket de train ? Combien ça coûterait ? Puis j’en viens à douter même de la destination du bus. Sophie, que j’ai vue la veille avec Moussa, m’avait-elle bien indiqué le bus à prendre ? La bonne direction ? Lui ai-je bien dit que c’était la gare Montparnasse et non la gare du Nord ? C’est un volcan violent dans ma tête. Même si j’essaie de garder mon calme, je bouillonne de l’intérieur. Je transpire par un temps de 15 degrés. Mon cœur bat de plus en plus fort. Surtout quand le bus est bloqué par un camion de travaux, des piétons ou un feu tricolore. Je les maudis, je leur en veux de me mettre en retard. Ma responsabilité n’est en aucun cas engagée.

Nous arrivons enfin à la Gare Montparnasse-Bienvenüe. Je sors furtivement mon billet de train, vérifie le numéro train, puis me précipite, presqu’au pas de course, vers le train, cherchant avec des yeux hagards ma voiture. Pas de bol ! Deux policiers, l’un blanc et l’autre noir, m’arrêtent, me demandent de me mettre à l’écart. Bien sûr, avec autant de bagages, visiblement en panique, comment pouvais-je échapper à un contrôle au faciès ? J’étais le prototype de l’Africain sans papiers à Paris, qui essaye de plier bagage et de tenter sa chance dans d’autres contrées de France. Là où il y a moins de contrôles, moins d’emmerdements, moins d’occasions de se faire chier.

« Que faites-vous à Paris ? », me demande le policier noir après avoir demandé mes papiers d’identité. « J’étais à Malte pour une formation et j’en ai profité pour faire un tour en France, pour voir des amis », je lui répond, tout en lui tendant mon passeport.

 » – Quelle formation ?

– Le diplôme européen en gestion de projets culturels

– Vous habitez à Paris ?

– Non, j’habite à Ouaga.

– J’ai été à Ouaga il y a quelques temps. C’était sympa ! »

Il tente de sympathiser, peut-être de détendre l’atmosphère, peut-être de me rassurer. Peu importe, ça n’avait pas vraiment d’importance à ce moment-là.

« Ah c’est bien ! », je lui dis, ne sachant pas trop quoi répondre.

« Avez-vous, dans vos bagages, des affaires qui concernent la douane : une forte somme d’argent, des stupéfiants, des cigarettes en grande quantité, des médicaments, de l’alcool ? »

Je réponds par NON à chaque question posée, machinalement. Ayant peur d’avoir des ennuis, je réponds OUI à la question sur l’alcool car, en effet, j’ai une bouteille de Rakiya dans ma valise, que m’a offerte Elie, l’un des responsables du diplôme.

À cette réponse par l’affirmative, les policiers entreprennent de fouiller mes bagages. Je m’avance pour aider à déballer mais ils m’enjoignent de rester à ma place, dos contre la plaque publicitaire, et de laisser faire. Je m’exécute.

« Vous n’avez rien dans vos bagages qui peut blesser mon collègue ? », reprit-il, enchaînant les questions comme des rafales.

« Non. »

« Vous voyagez beaucoup ! », dit-il, tout en continuant à feuilleter mon passeport, s’attardant sur mes visas, tandis que le policier blanc fouillait mes bagages.

– Vous restez combien de temps en Europe ?

– Vingt jours. Je vais à Bordeaux, puis à Marseille avant de prendre mon vol retour pour Ouaga à Bruxelles.

– Bonne journée, monsieur !

– Merci !

Je referme ma valise et mon sac et poursuis mon chemin. Comme pour me rassurer moi-même ou me mettre en confiance, je m’arrête à quelques pas de là pour demander aux agents de la SNCF où se trouve ma voiture. Puis je prend place dans le train, à l’étage.

Comme des flashbacks, toutes les images de ma course folle pour rejoindre la gare et de mon contrôle par les policiers refluent. Je n’arrive pas à les chasser de mon esprit pour penser à la suite de mon trajet et de mon périple à travers la France.

Je finis par me consoler du fait qu’à côté de moi, une dame blanche se faisait fouiller aussi, ainsi que ses bagages. Était-elle arabe ou caucasienne ? Je ne saurais le dire. Était-ce un contrôle au faciès ? Peu importe, le pire est derrière moi. Il faut plutôt penser à Bordeaux, cette ville que j’ai toujours voulu visiter pour avoir collaboré avec certains de ses acteurs culturels et de ses théâtres. De plus, malgré tout, je n’ai pas raté mon train ! Au final, tout est bien qui finit bien ! Enfin, c’est ma philosophie pour résister.

François Bouda
Carnet de voyage, 26 octobre 2018
Quelque part en France dans le TGV en direction de Bruxelles


Partir du palimpseste des pratiques pour développer les industries culturelles en Afrique.

Industries culturelles et créatives

Paru en 2015 chez European Cultural Foundation et intitulé « Developing Cultural Industries : Learning from the Palimpsest of Practice », le livre de Christiaan De Beukelaer est le fruit des recherches qu’il a menées grâce au Cultural Policy Research Award, qu’il a reçu en 2012. À l’occasion de deux séances de dédicace – le 24 novembre 2016 à l’Université Ouaga 1 Pr Joseph Ki-Zerbo et le 28 novembre 2016 au CDC La Termitière en marge de la Triennale Danse l’Afrique danse ! [1] –, l’auteur a présenté son ouvrage, respectivement au monde universitaire et aux professionnels du secteur des arts et de la culture burkinabè.

Par cette réflexion, je pose un regard critique sur le livre de Christiaan De Beukelaer, à la lumière de mon expérience et de ma vision en tant que praticien du domaine culturel et artistique. Cette analyse sert aussi de prétexte pour permettre aux acteurs du secteur et au large public de saisir la complexité des dynamiques à l’œuvre dès qu’est abordée la notion d’industries culturelles et créatives, qui, au demeurant, est d’une actualité prégnante.

L’Afrique noyée dans le débat mondial sur l’économie créative
Le livre s’ouvre sur une analyse du débat au niveau global sur le paradigme de l’économie créative, en partant de ses origines en 1947 avec la notion de Kultindustrie [2], développée par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, jusqu’à son acception actuelle, en passant par la contestation de la critique adornienne de l’influence négative de l’industrialisation de la culture par les théoriciens français Bernard Miège et al.

Cette remontée historique, que propose l’auteur, permet de saisir les clés de lecture et de compréhension du débat actuel sur les industries culturelles et créatives. L’évocation de cette notion appelle inéluctablement la nécessité de sa mise en perspective dans le débat mondial sur la culture et le développement. En effet, ces deux concepts ont connu une évolution spectaculaire et concomitante de leurs significations au fil du temps, suivant les dynamiques historiques et géopolitiques mondiales. Si la culture a fini par désigner la riche diversité des peuples à travers le monde, elle a aussi servi à instituer un système social inégalitaire à l’instar de l’entreprise coloniale. De même, à la moitié du 19ème siècle, le concept de développement à servi à diviser le monde entre pays développés et pays sous-développés, entre pays riches et pays pauvres. Cette division, d’évidence surannée et inappropriée selon Christiaan De Beukelaer, ne doit pas nous faire perdre de vue que le débat actuel sur les industries culturelles doit s’entendre comme une suite logique et une réponse pragmatique du débat sur la culture et le développement. En Afrique, la culture a servi à jeter un pont entre les multiples groupes ethniques, dans le sens de la construction d’une unité nationale postcoloniale, voire panafricaine, notamment à travers le financement public de la production artistique (orchestres, groupes musicaux en tournée nationale et internationale avec le président, groupes musicaux dans les services publics, etc.).

Mais, regrette l’auteur, la contribution africaine dans les débats qui se mènent sur les industries culturelles et créatives est très faible [3] : rares sont les études conceptuelles et théoriques conduites par des chercheurs africains sur les réalités africaines. En revanche, s’observe une prédominance des politiques et rapports que les organisations internationales, comme l’UNESCO, l’OIF et le Conseil britannique, commanditent à des consultants occidentaux comme Richard Florida. De ce fait, il apparaît nécessaire de procéder à un rééquilibrage de la production de contenus théoriques par une reprise en main par les Africains eux-mêmes de la pensée en vue de la formation et du déploiement d’une théorie de l’économie créative adaptée au continent africain.

Selon l’auteur, la notion d’industries culturelles et créatives, sous son entendement actuel, est récente sur le continent africain. Elle a été forgée dans le cadre des plans d’actions de Dakar (1992 et 2003) et de Nairobi (2005) avant que le flambeau ne soit repris par Arterial Network [4]. Au Burkina Faso, c’est à partir de la fin des années 2000 que le concept d’ « industries culturelles » a été introduit, sous l’impulsion de l’UNESCO et de l’OIF, tandis qu’au Ghana est privilégié le terme d’ « industrie créative », en raison de l’influence de la Grande Bretagne.

De ce qui précède, il est donc compréhensible que s’observe une réticence de la part de nombre d’acteurs pour qui cette notion d’industries culturelles et créatives est une importation de l’extérieur et la manifestation de l’hégémonie occidentale. Mais, relève De Beukelaer, la question ne tient pas tant à l’opportunité du développement ni à la finalité des industries culturelles et créatives en Afrique, mais plutôt au saisissement du processus de leur construction.

Des contraintes et du potentiel des industries culturelles en Afrique
Dans un contexte marqué par la concurrence des urgences dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé, la sécurité et les infrastructures, la culture peine à s’affirmer réellement comme un pilier du développement. Contrairement au discours dominant sur la part essentielle de la culture dans le développement émerge un manque de volonté politique criard, lequel se double d’une faiblesse du financement public dont les conditions d’attribution restent opaques et obscures.

Cette opacité s’observe également dans les médias [5], chez les acteurs culturels privés qui ont un penchant pour l’informel dans la conduite de leurs affaires et chez les organismes de gestion collective des droits d’auteur. C’est le cas avec le GHAMRO [6] au Ghana dont les données sur les revenus et les paiements des droits d’auteur ne sont pas disponibles. En revanche, apprécie l’auteur, en publiant régulièrement ses chiffres dans le livre statistique annuel du Ministère en charge de la culture, le BBDA [7] est plus enclin à une meilleure transparence.

Cependant, pour ce cas spécifique du BBDA, De Beukelaer reste à la surface car cette supposée transparence ne permet pas de rendre compte de la désuétude des textes [8] de collecte et de répartition des droits d’auteur, de l’inadaptation de ceux-ci notamment en ce qui concerne l’utilisation des produits et services culturels sur Internet et par les téléphonies mobiles [9], et enfin de la non maîtrise des mécanismes de collecte de droits d’auteur dans les autres disciplines artistiques en dehors de la musique.

Cette opacité, parce qu’elle ne permet pas d’évaluer avec précision la contribution économique du secteur des industries culturelles et créatives explique en partie la réticence des banques à s’y investir, malgré l’existence du fonds de garantie de la CEDEAO [10] depuis 2003. Mieux encore les acteurs culturels eux-mêmes préfèrent investir dans d’autres secteurs de l’économie que dans la culture.

Par ailleurs, Christiaan De Beukelaer constate la non prise en compte suffisante des risques dans le secteur des industries culturelles et créatives – liés notamment à la versatilité des goûts des consommateurs. Dans la pratique, la minimisation de ces risques se fait à travers la pratique du live, les actions de marketing et la concentration des tâches [11]. Une seule personne ou une petite équipe sera chargée à la fois de la composition, des arrangements, du mastering, de la fabrication, de la distribution, du management et de la promotion d’un artiste.

Évidemment cette absence de spécialisation, en n’offrant ni identité ni sécurité professionnelles, favorise la précarisation du secteur. Cette précarité se nourrit aussi, selon De Beukelaer, de la faiblesse du pouvoir d’achat des consommateurs, de la faiblesse des ventes et de la surabondance de la main d’œuvre livrée par le système académique que l’Etat et le privé ne parviennent pas à absorber.

Mais, dans la réalité, la problématique ne se pose tant dans un supposé surplus de main d’œuvre mais dans un manque d’attractivité du secteur des industries culturelles. La plupart des étudiants formés en administration culturelle depuis l’ouverture de la filière AGAC [12] en 2002 manifestent un total désintérêt pour le secteur et se tournent plutôt vers d’autres secteurs plus lucratifs (fonction publique, mines, privé).

Toutefois, observe l’auteur, le secteur des industries culturelles en Afrique a du potentiel, à l’image de l’industrie cinématographique en Inde et au Nigéria, de l’édition littéraire en Amérique Latine (Buenos Aires et Bogota) et de l’industrie musicale en Jamaïque et en Corée. Mais, avertit De Beukelaer, l’on doit observer un optimisme prudent face à ce potentiel et éviter de tomber dans l’enthousiasme béat des organisations internationales comme l’UNESCO.

En effet, dans le contexte actuel marqué par la croissance économique, l’urbanisation et la jeunesse de la population, se dégagent des opportunités à saisir.

Sur le plan social, le succès des uns peut constituer un catalyseur pour les autres acteurs, tandis que le statut de l’artiste en réflexion augure d’une meilleure protection sociale. En permettant de désamorcer les tensions sociales, la parenté à plaisanterie crée un environnement social favorable pour la production artistique. Enfin, le retour en masse de la diaspora – avec de bonnes idées, de l’expertise, de l’argent et une mentalité différente – a permis de dynamiser le secteur. Sur le plan de l’éducation, il existe des programmes de formation courts pour les artistes et les entrepreneurs culturels au Burkina Faso (AGAC, INAFAC [13] et Institut africain des industries culturelles) et au Ghana (offre académique en arts du spectacle), même si celles-ci restent inadaptées à la logique des industries culturelles [14].

S’ancrer dans le passé pour construire le présent et préparer l’avenir
Existe-il des industries culturelles au Burkina Faso et au Ghana ? Christiaan De Beukelaer se fait l’écho des deux positions contradictoires qui s’affrontent : d’une part les uns rejettent cette idée du fait de la faiblesse organisationnelle du secteur ; d’autre part les autres estiment qu’il existe bel et bien des industries culturelles même si celles-ci sont dans une phase embryonnaire. Quel type d’industries culturelles et créatives faut-il développer en Afrique ? Christiaan De Beukelaer prend le soin de ne pas tomber dans le piège d’un choix prétentieux pour les Africains. Il avance plutôt la nécessité  d’une clarification des concepts au regard des amalgames dans l’adoption du vocable des industries culturelles au Burkina Faso et au Ghana.

Nonobstant cette option prudente, la formulation du titre de son livre trahit, en revanche, un penchant pour les industries culturelles ; celles-ci mettant l’accent sur la valeur symbolique et les questions empiriques de création et de circulation, à contrario des industries créatives qui visent une rentabilité économique.

D’ailleurs, Christiaan De Beukelaer déplore l’absence des expressions culturelles, et plus précisément des industries culturelles, dans le débat mondial sur le développement humain. De la tension qui subsiste entre la culture en tant que mode de vie ou expression artistique et la culture comme industrie, est privilégiée l’approche économiste, comme en témoigne nombre de rapports sur l’économie créative (UNCTAD, UNDP, 2008 et 2010). Ainsi en cherchant à insérer les expressions culturelles dans le débat sur l’économie créative, De Beukelaer ramène la culture à sa fonction première, si chère à Joseph Ki-Zerbo et Léopold Sédar Senghor, celle de construire le bien-être de l’humanité.

Pour étayer son propos, Christiaan De Beukelaer fait appel à la puissante double métaphore du palimpseste et de l’Adinkra. Tout comme le palimpseste, parchemin de grande valeur utilisé et réutilisé dans l’Europe médiévale, le palimpseste de la production culturelle suppose la prise en compte des contextes historiques des industries et pratiques au niveau local afin de déceler les succès mais surtout les échecs qui viendront nourrir le présent et le futur. Il ne s’agit donc pas d’un simple transfert de politiques et de meilleures pratiques du monde entier au niveau local. La symbolique de l’Adinkra de l’ethnie Akan du Ghana, composée du Sankofa (retour aux sources) et de l’Okamfa (examen critique), appelle à faire un retour critique dans le passé afin de comprendre les liens communs ou les lieux de friction entre les industries culturelles et la tradition.

Par delà cet ancrage dans le passé, Christiaan De Beukelaer invite à envisager une politique circulaire de la culture et du développement, notamment en adoptant les pratiques des pirates. Ainsi, en supposant que la piraterie ne peut être éliminée, cette proposition audacieuse permet de transformer l’illégal en légal et d’intégrer les pirates, notamment les vendeurs de rue, dans le circuit de distribution. Il en veut pour preuve l’industrie florissante de Nollywood, qui s’est développée en intégrant les mécanismes de la piraterie.

Bien qu’audacieuse, cette politique circulaire de la culture et du développement reste limitée dans la mesure où elle ne s’applique qu’à l’industrie musicale. L’ouvrage dans son entièreté d’ailleurs, alors qu’il se destine à examiner le tissu industriel culturel burkinabè et ghanéen, se focalise exclusivement sur le secteur musical du Burkina Faso et du Ghana, ignorant les autres disciplines artistiques.

Somme toute, le livre de Christiaan De Beukelaer se révèle être une étude scientifique pertinente voire une référence pour le monde académique et un outil de travail pour les professionnels du domaine des arts et de la culture, en un mot une mine d’or pour qui s’intéresse au paradigme de culture et développement et plus précisément à la question des industries culturelles en Afrique.

 

NOTES
[1]
Lire à ce sujet l’article de Revelyn Somé : « Industries culturelles au Burkina : Christiaan Beukelaer pose le débat », Burkina 24, 29 novembre 2016.

[2] Pour aller plus loin sur le sujet, lire l’article de Bernard Stiegler : « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu », Le Monde diplomatique, juin 2004, pages 24 et 25.

[3] Cette remarque semble s’être confirmée lors des séances de dédicace du livre à Ouagadougou, durant lesquelles l’auteur a distribué une vingtaine de copies de son livre. Même en nous appuyant sur les faîtières des organisations culturelles, très peu de professionnels et d’étudiants ont pris part à ces dédicaces et aux débats.

[4] Présent dans plus d’une dizaine de pays africains, Arterial Network est un réseau panafricain des artistes, des organismes artistiques et des acteurs professionnels engagés dans le plaidoyer, le renforcement des capacités, l’accès au marché, la recherche, la diffusion de l’information, tous orientés vers la croissance et le renforcement de la culture et du secteur créatif en Afrique.

[5] C’est l’exemple au Ghana de la pratique des Payola, les pots-de-vin versés aux DJs et programmateurs pour des temps d’antenne.

[6] Ghana Music Rights Organization.

[7] Bureau burkinabè du droit d’auteur.

[8] Cette critique doit être replacée dans son contexte : le livre de De Beukelaer a paru en 2015, alors que la loi de 1999 portant Propriété littéraire et artistique qu’applique le BBDA n’a fait l’objet de révision que les 20 et 21 avril 2018 en vue de son adoption par l’Assemblée nationale.

[9] Invité de l’émission Surface de vérité de la télévision privée BF1 le 17 décembre 2017, A’Salfo, leader du groupe Magic System, dénonce avec ferveur l’illégalité des pratiques des bureaux de droits d’auteur  en Afrique : « Aucun bureau des droits d’auteur n’a le droit de signer une convention à la place d’un artiste. (…) Un bureau de droits d’auteur n’est pas une maison d’édition. Ils n’ont pas le droit, ils n’ont pas le droit et ils le savent. (…) Qui leur donne le droit ? C’est nous qui sommes propriétaires de nos œuvres. Qui leur donne le droit de vendre nos titres à des maisons de téléphonie ? Qui leur donne le droit ? (…) C’est illégal ce qu’ils font ». Voir l’interview.

[10] Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest.

[11] À ce propos, Christiaan De Beukelaer estime qu’il existe en Afrique un modèle sinon un ensemble de modèles, imbriqués et s’articulant autour des contrats de sponsoring et de l’entrepreneuriat de subsistance, qui contribuent au débat théorique mondial sur l’économie créative.

[12] Arts, gestion et administrations culturelles.

[13] Institut national de formation artistique et culturelle.

[14] L’auteur déplore le fait que soient privilégiés au Burkina Faso et au Ghana des programmes de formation courts à destination des professionnels plutôt que le développement d’une citoyenneté culturelle. La formation de cette citoyenneté en question s’appuie sur la théorie des capabilités, développée par Amartya Sen et Marta Nussbaum. Les capabilités renvoient à la liberté ou à l’aptitude d’être et de faire ce que l’on valorise.


Du studio à la rue ou comment les artistes burkinabè investissent l’espace politique

Balai citoyen
©Ahmed Yempabou Ouoba

« Un clochard m’a dit un jour à Casablanca : ‘‘s’organiser, c’est gagner’’ », Smockey

Le continent africain connaît, depuis quelques années, un bouleversement sans précédent de son paysage sociopolitique. De « nouvelles formes de mobilisations » (Awenengo-Dalberto, 2011) se mettent en place dans différents pays en vue d’influencer, le plus souvent avec succès, les règles du jeu politique. De la simple prise de parole, de plus en plus d’artistes optent pour une structuration de leur engagement militant à travers la mise en place d’organisations légalistes, à l’instar du mouvement Y en marre au Sénégal et du Balai citoyen au Burkina Faso.

Cette nouvelle dynamique contestataire, marquée par un investissement empirique de l’arène politique par des artistes, soulève la question du rôle des créateurs dans l’éclosion d’une conscience citoyenne et celle de leur impact sur la gouvernance politique. En effet, tout projet de révolte politique se fonde toujours sur un socle culturel, soulignant ainsi la corrélation entre culture et politique. Toutefois, pour que sa force subversive soit opérante, c’est-à-dire capable d’apporter le changement voulu, la création artistique devrait s’articuler avec un mouvement social effectif, organisé (Savadogo, 2010).

A l’aune de l’expérience du Balai citoyen fin octobre 2014, cet article se propose de questionner le paradigme de citoyenneté culturelle, en explorant la création artistique comme schème d’éveil des consciences, de mobilisation des masses populaires et de revendication sociale. D’une part, la réflexion portera sur l’analyse du rôle des créateurs burkinabè dans le processus de « conscientisation citoyenne et de remoralisation de l’espace politique » (Awenengo-Dalberto, 2011). D’autre part, il s’agira de porter un regard critique sur les mutations profondes dans la dynamique contestataire au Burkina Faso, notamment en mettant en lumière l’urgence d’un activisme politique par les artistes, tel que cela s’est donné à voir sous l’impulsion du Balai citoyen.

 Dénoncer, conscientiser par la création artistique
Par-delà sa fonction ludique, la création artistique joue une fonction sociale et politique de prime importance, comme en témoignent quelques exemples dans les domaines de la cinématographie et des arts de la scène.

Dans le domaine cinématographique, l’Association Semfilms s’est imposée au fil des ans comme un acteur majeur dans la promotion de la liberté d’expression et des droits humains, notamment à travers le festival Ciné droit libre, sa webtv, « Droit Libre TV », des films inédits comme comme « Borry Bana ou le destin fatal de Norbert Zongo » ou plus récemment « Révolution africaine : les dix jours qui ont fait chuter Blaise Compaoré ».

Dans le champ musical, l’analyse des énoncés chantés des artistes musiciens burkinabè renseigne sur la force d’influence de ceux-ci dans la construction d’un imaginaire collectif. Se posant  en de « nouvelles figures de la légitimité », pour reprendre à notre compte l’expression de Banégas et Warnier [1], les artistes burkinabè se font l’écho des revendications et des aspirations les plus profondes de la société. A ce propos, le rappeur Smockey déclare :

« Les gens me demandent continuellement d’écrire des chansons sur différentes problématiques. Comme cet homme qui est venu me voir pour se plaindre des conditions des conducteurs. Donc j’ai rencontré les gens du syndicat de conducteurs, puis j’ai écris une chanson sur leur situation. Finalement leurs conditions se sont améliorées [2] ».

Même son de cloche chez le reggaeman Zêdess dont la musique s’assigne d’une mission de révolte et de combat, avec des chansons phare comme « Directeur voleur », « Fonctionnaire sans conscience » ou encore « Le colon noir ». Il nous livre aussi son poignant témoignage :

« A Ouaga, il n’est pas rare que des gens viennent me trouver pour me signaler que telle ou telle chose ne va pas. Vous comprenez alors que, pour une certaine catégorie de personnes, vous comptez vraiment [3] ».

Parfois les artistes n’hésitent pas à se liguer en vue d’aborder dans leurs chansons des questions sociales ou politiques transnationales. Au lendemain de l’élection présidentielle de 2010, alors que les débats s’achoppaient sur les velléités de maintien au pouvoir de Blaise Compaoré, plusieurs voix étaient montées au créneau afin de tirer la sonnette d’alarme quant au risque d’implosion sociopolitique. Sur l’échiquier national, tout comme au sein de la diaspora, l’on a assisté à un foisonnement sans précédent de productions artistiques. Des artistes musiciens comme Smockey, Sams’ K le Jah, Smarty, Faso Kombat, Valian, Sana Bob ou encore Humanist en France et le collectif Tékré aux Etats-Unis ont écrit des chansons au ton contestataire ou prémonitoire.

Très dynamique, la création théâtrale a aussi fortement contribué à la construction d’une conscience citoyenne sur la réalité triviale de la société burkinabè. Elle s’ancre dans différentes temporalités des révoltes populaires qu’a connues le Burkina Faso depuis son indépendance. L’édition 2014 des Récréâtrales aura marqué plus d’un par son ton délibérément politique et l’actualité intrigante de sa programmation. Outre les débats sur des sujets politiques, certaines pièces, comme La malice des hommes de Jean-Pierre Guingané, entraient en résonnance avec la situation politique du moment. Celle-ci retrace, en effet, le parcours d’un dictateur, manipulateur, qui tire les fils du pouvoir. Appartenant à la nouvelle génération d’écrivains africains – et ancien élève de Guingané – le metteur en scène et dramaturge burkinabè Aristide Tarnagda déploie une écriture foisonnante. En témoigne la quinzaine de pièces à son actif, dont la dernière en date, « Sank ou la patience des morts ». L’œuvre remet en scène le père de la révolution d’août 1983 afin de partager avec tous ses derniers moments, le sens de son combat et son idéal révolutionnaire pour son pays et le continent africain.

Comme le théâtre, la danse constitue une puissante forme de la représentation qui porte les espoirs et les rêves des peuples. Egalement programmée lors du festival Les Récréâtrales en 2014, la pièce chorégraphique Nuit blanche à Ouagadougou de Serge Aimé Coulibaly a bouleversé bon nombre de spectateurs par sa force prémonitoire. Conçue deux ans avant l’insurrection d’octobre 2014, ce spectacle imagine et met en scène une révolution qui s’est réalisée sous nos yeux. Le plus étonnant, c’est que « ce qui se joue sur scène se joue en même temps dans la rue [4] », comme le souligne si bien Smockey. Le geste artistique chez Serge Aimé Coulibaly se confond toujours à son engagement politique. Il a signé plusieurs pièces chorégraphiques dans lesquelles transparaît toujours cet engagement politique, cette rage revendicatrice.

Toutefois, il convient de relever que cette œuvre de conscientisation par la création artistique est un combat de longue haleine. Son impact ne s’évalue que sur le long terme. Pour porter fruit, la création artistique ne peut pas simplement se contenter d’interpeller, de pointer du doigt, de relayer. Elle doit aussi agir en se constituant en force de résistance. C’est ce que souligne justement le professeur Mahamadé Savadogo : « Seule la rencontre hypothétique entre un mouvement social effectif et le créateur est capable de restituer à la création un véritable pouvoir de subversion [5] ».

Quand dénoncer ne suffit plus, on s’organise et on passe à l’action
L’urgence pour les artistes Smockey et Sams’ K le Jah d’inscrire leur engagement militant dans un cadre structurel légalement reconnu, répondait au besoin d’être efficace, de provoquer une transformation immédiate. En l’occurrence, il s’agissait de faire échec au projet de modification de la constitution de Blaise Compaoré afin de se maintenir au pouvoir après 2015.

Calqué sur le modèle de Y en a marre au Sénégal, le Balai citoyen est devenu à la faveur de l’insurrection populaire d’octobre 2014, l’une des figures de proue de la contestation populaire au Burkina Faso. Le succès fulgurant de celui-ci, tout comme son efficacité sur le terrain, l’inscrit alors dans une « concurrence des régimes de légitimité » (Bonnecase, 2015) vis-à-vis des pouvoirs traditionnels, mais confère aussi à ses fondateurs l’image de nouvelles figures incarnant cette légitimité.

Pour mieux appréhender cette force contestataire, il convient de plonger dans les trajectoires militantes de ces deux artistes dits engagés, mais aussi d’un autre membre influent du mouvement, Basic Soul.

Des figures de l’engagement
Il serait erroné de situer la genèse de la carrière militante de ces artistes à la création du Balai citoyen. La description succincte de leurs parcours révèle, à bien des égards, une longue historicité militante de la part de chacun d’eux, dans le cadre de leurs carrières musicales ou au titre d’activités parallèles.

Smockey
Ce sobriquet, Smockey, est une contraction de « se moquer ». Celui-ci désigne bien le personnage : figure fringante utilisant volontiers un humour facétieux pour dénoncer les tares de la société et s’insurger, avec satire, contre le pouvoir politique en place. Aujourd’hui, dans le cadre de son combat au sein du Balai citoyen, il se dit « mouvementiste », plutôt qu’ « activiste [6] ». Son engagement se fonde sur la conscience qu’avant d’être artiste, il est avant tout, comme tout le monde, un citoyen, avec des droits et des devoirs. Mais surtout cette posture le place devant le devoir de se battre pour sa liberté et pour un mieux-être social. C’est là une responsabilité à laquelle il ne peut se dérober car tout le monde n’a pas la chance d’avoir un micro entre les mains [7]. Sa constance dans le combat se résume dans cette profession de foi, tirée de sa chanson Insoumission: « Je préfère rester un chien et être enragé ».

Pour Smockey, la création artistique n’a de sens que par son utilité, comme le donne à constater à suffisance son œuvre. Traversée par des prises de parole fortes entre dénonciation et appel à la révolte, sa musique n’est plus seulement « objet culturel ». Elle est aussi « objet politique » (Gaulier, Gary-Tounkara, 2015). De ce point de vue, l’artiste pourrait reprendre à son compte cette affirmation du roi de l’afro-beat nigérian Fela Kuti, autoproclamé « Chef de la guerilla verbale » depuis sa résidence autonome de « Kalakuta Republik » : « Ma musique est une arme [8] ». Par exemple, sa chanson Votez pour moi, sortie à l’occasion de l’élection présidentielle de 2005, s’attaque aux simulacres électoraux et aux faux copinages.

Sams’ K le Jah
A défaut de devenir militaire comme son idole Thomas Sankara, c’est dans l’animation radio qu’il trouve sa voie. Après un bref passage à la radio Energie, il rejoint la radio Ouaga FM en 1999. Pendant les 13 années qui vont suivre, Sams’ K le Jah s’est savamment construit, avec ses émissions Zion Vibes et Roots Rock Reggae, la réputation d’un personnage fortement engagé. Ses émissions ont un tel succès et un tel retentissement qu’elles sont piratées et vendues sur CD dans les capitales de la sous-région. « Les pirates m’ont rendu célèbre [9] », se plait-il à dire.

Si l’artiste reggae a forgé sa liberté de ton au sein du cercle familial, il la nourrit aussi des idéaux de deux figures politiques et médiatiques : Thomas Sankara et Norbert Zongo. L’artiste se définit, en effet, comme « l’héritier de Thomas Sankara et l’élève de Norbert Zongo [10] ».

Basic Soul
Souleymane Ouédraogo, plus connu sous le pseudonyme de Basic Soul, est le pionnier du Hip Hop au Burkina Faso. Si sa carrière musicale ne connaît pas l’envolée de ses camarades de lutte au sein du Balai citoyen, c’est davantage dans l’écriture qu’il trouve sa marque. Son blog « 2015, c’est demain ! », crée en 2013, dévoile ses grandes capacités rédactionnelles, mais surtout son analyse pointue de la vie politique nationale, par une convocation minutieuse d’articles de presse et de la mémoire historique des événements que vit le pays.

 Alors que cette plateforme apparaît comme un vrai livre d’histoire politique sur le Burkina Faso, ses prises de position frôlent parfois une outrance et une radicalité à faire grincer les dents. Il n’hésite pas à attaquer, de façon acerbe, les acteurs politiques burkinabè, de la majorité comme de l’opposition. Par exemple, il qualifie Hermann Yaméogo d’ « homme dangereux et d’opposant fantoche », Ram Ouédraogo d’ « homme politique mouton » ou l’ADF/RDA de « traitre parmi les traitres, championne de l’entreprenariat politique ». Cette critique au vitriol n’épargne pas des journalistes comme Issaka Lingani que le blogueur accuse d’être une « plume corrompue et nauséabonde » ayant mis « son journalisme au service de politiciens sans foi ni loi ».

 Des trajectoires individuelles, un même combat
L’analyse des carrières militantes de ces trois artistes, même si celles-ci ne s’insèrent pas dans une historicité syndicale, permet de saisir leurs processus d’ « individuation sociale » et de « subjectivation politique [11] ». La virulence de leurs énoncés contre les acteurs politiques leur a valu l’appellation d’ « artistes engagés » ou de « grandes gueules » de la musique.

Toutefois, cet engagement militant de longue date appelle un constat. Il démontre à souhait que ces artistes ne sont en aucun cas des arrivistes surfant sur la vague des opportunités. Cet engagement prend racine dans une conviction solide et une ligne de conduite en cohérence avec leurs discours. La création du Balai citoyen se situe donc dans la continuité de carrières militantes significatives de chacun de ses fondateurs et de ses membres. Son efficacité, elle, se nourrit de la mutualisation de ces trajectoires individuelles, qui entrent en osmose avec la force mobilisatrice de la création artistique.

Cette conviction des artistes évoquée tantôt est légitimée par une réappropriation des pensées de grandes figures tutélaires nationales, en l’occurrence Thomas Sankara et Norbert Zongo [12], mais aussi de leaders panafricanistes dont ils revendiquent l’héritage et arborent fièrement les effigies ou les messages : Patrice Lumumba, Haïlé Sélassié, Che Guevara, etc. A preuve, l’ancien président révolutionnaire, Thomas Sankara que les tauliers du Balai citoyen ont érigé en « Cibal suprême », aura été pour beaucoup d’insurgés « l’âme de fond de la révolution » [13].

Les prises de position de ces trois figures emblématiques du Balai citoyen révèlent, par ailleurs, leur courage dans un contexte politique délétère où s’exprimer revient à s’exposer au pire : menaces de mort, pressions familiales, intimidations, cambriolages, etc.

Si les parcours individuels de ces artistes justifient la solidité du Balai citoyen, la musique qui porte ses actions joue un rôle prépondérant. Elle a servi de puissante arme de mobilisation avant et pendant l’insurrection populaire, mais elle continue, a posteriori, d’accompagner l’action de veille citoyenne menée par le mouvement.

 La musique, arme de mobilisation et de combat
Au lendemain de l’élection présidentielle de 2010, les débats s’étaient cristallisés autour des velléités non avouées, mais soupçonnées, de Blaise Compaoré de se maintenir au pouvoir à la fin de son dernier mandat autorisé par la constitution. Différentes stratégies étaient mises en place pour soutenir la poursuite de la gouvernance compaoréiste ou opposer la rupture. De tous ces acteurs, le Balai citoyen a brillé par sa capacité à mobiliser des milliers de jeunes, à travers la musique. Au-delà des « répertoires traditionnels de la mobilisation », le collectif a organisé des « concerts-meetings » ou « concerts pédagogiques », des parades dans les villes, des débats citoyens, ainsi que des campagnes : « Ne touche pas à mon article 37 et non au référendum », « un citoyen, un balai, une carte d’électeur », « Après ta révolte, ton vote » et « Je vote et je reste ».

Ces « formes créatives de l’engagement » (Kellenberger, 2006), déployées par le Balai citoyen, s’inscrivent dans la théorie du « Politique par le bas » (Bayard, Mbembe, Toulabor, 2008). Elles permettent, dans les rapports de pouvoir à l’œuvre, de voir comment les acteurs subordonnés parviennent à provoquer des transformations sociales et à influencer les règles du jeu sociopolitique.

Par ailleurs, moins visible que les actions politiques, l’engagement du Balai citoyen se situe aussi dans le champ social. Par le truchement de ses clubs « cibals [14] » à travers le pays et de sa coordination nationale, le mouvement mène diverses actions sociales dans les villes et dans les zones rurales : campagnes de salubrité, remise de matériels médicaux dans les centres sanitaires, dons de sang, reboisement en collaboration avec la police, campagne contre les OGM, etc.

Toutefois, il convient de relever l’absence des artistes et des intellectuels dans les mouvements contestataires de façon générale, comme cela a été le cas lors de l’insurrection populaire de 2014 [15]. En dehors du Balai citoyen, et dans une moindre mesure la Coalition des artistes et des intellectuels pour la culture, les acteurs culturels n’ont pas su s’organiser pour soutenir le progrès social. C’est à croire qu’en dehors de leurs intérêts personnels, comme l’a révélé la marche historique sur le quota de la musique burkinabè dans les médias publics au Burkina Faso le 7 septembre 2013, les acteurs culturels ne se préoccupent nullement des questions socio-politiques. Jean-Marc Adolphe fait le même reproche aux milieux artistiques et culturels qui se sont tenus à l’écart du mouvement « Nuit Debout » en France [16].

Pour sa part, Smockey ne manque pas de critiquer cette posture distante de l’élite culturelle. « Bats-toi à mes côtés », scande-t-il dans sa chanson du même nom. Il renchérit dans cette interview accordée au journaliste David Commeillas : « C’est trop facile de jouer au rebelle dans les clips, mais de ne pas se mouiller quand se présente concrètement l’occasion d’améliorer la situation du pays. Nous n’avions pas d’autre choix que de nous impliquer, car ce sont les gens, le public lui-même qui nous a demandé d’aller parler en son nom [17] ». C’est certainement pour rattraper le coup qu’à la veille de l’élection présidentielle d’octobre 2015, reportée à novembre à cause du coup d’Etat, la Coalition des artistes et des intellectuels pour la culture a lancé sa campagne « Gouverner pour et par la culture ». Il s’agissait de faire un plaidoyer pour faire entendre la voix des acteurs de la culture et pour une transformation profonde de la société burkinabè.

 Conclusion
Pendant longtemps, les artistes burkinabè se sont contentés de dénoncer et d’interpeller les dirigeants politiques à travers leurs créations. Ils ont ainsi participé, de façon diffuse, à la construction d’une conscience citoyenne sur les tares de la société et les manquements dans la gouvernance démocratique.

Mais, l’insurrection populaire d’octobre 2014 à démontré que même si le travail « d’éveil de conscience et de moralisation de l’espace politique » est nécessaire, il ne suffit pas pour provoquer le changement social tant attendu. Il s’est alors posé l’urgence de s’organiser, de descendre dans la rue et d’agir. La création du Balai citoyen confirme bien cette exigence d’une participation active à la gouvernance démocratique pour en dessiner les contours et le contenu. Au-delà des actions d’urgence, en amont et en aval de l’insurrection populaire, le Balai citoyen se positionne aujourd’hui comme le point d’orgue de la veille citoyenne. Comme il le clame dans la chanson Opération mana mana, figurant sur l’album Pré’Volution de Smockey, le collectif veut jouer le rôle de sentinelle de la bonne gouvernance et de la démocratie.

Toutefois, le Balai citoyen doit faire face à des défis majeurs. D’une part, il se pose avec acuité la question de la pérennité de sa ligne idéologique : rester une sentinelle ou descendre dans l’arène politique. Rechercher un mandat électif conduirait à un détournement ravageur de l’objectif de départ. Le cas ivoirien est, à cet égard, très évocateur : dans une logique d’ « économie morale de la dette patriotique », les Patriotes se sont transformés au fil du temps en « ventriotes » (Banégas, 2010). D’autre part, le mouvement doit résister à diverses tentatives de déstabilisation et de récupération politique : dissensions internes, infiltrations par des partis politiques, accusations d’enrichissement illicite, etc.

De façon plus globale, la réflexion autour de la participation effective des acteurs culturels dans la gouvernance sociale et politique pourrait s’ouvrir à ces pertinentes interrogations du professeur Mahamadé Savadogo : « La culture, à travers ses acteurs reconnus, soutient-elle le combat pour le progrès social ? La créativité à laquelle se dévouent les acteurs de la culture se préoccupe-t-elle de la justice sociale [18] ? »

Notes
* Ce texte est le résumé de l’article, plus long, que j’ai écrit dans le cadre de ma participation au 7ème Sommet des arts et de la culture à Malte du 18 au 21 octobre 2016.

[1] Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier parlent plutôt de « nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », dans Politique africaine, 2001/2 (N°82).

[2] Marco Canepari, « Interview: Smockey », Rhythm Passport, avril 2016.

[3] Olivier Bailly, « Zêdess », Jeune Afrique, 15 avril 2009.

[4] Louise Agar, « Ouagadougou : à la scène comme dans la rue », Libération, 11 novembre 2014.

[5] Mahamadé Savadogo, « Création et changement social », Communication donnée le 25 septembre 2010 au CBC à Ouagadougou.

[6] Lors de la rencontre « Portrait d’artiste », organisée par l’Institut français de Ouagadougou, le 25 juin 2016. Le lendemain, l’artiste se produisait en live dans la cour de l’institut, avec d’autres artistes qu’il a invités, à l’occasion de la Fête de la musique.

[7] Yaya Boudani, « Smockey ni rebelle, ni révolutionnaire, juste libre », RFI, 24 mars 2015.

[8] Jean-Baptiste Koli, « Fela. La rébellion dans l’âme », Jeune Afrique n°1910-1911 du 13 au 26 août 1997.

[9] Omar Abdel Kader, « Sams’ K le Jah : sa voix tourne dans les wôrô-wôrô », Topvisages.net, publié le 14 octobre 2013 par Cafeaboki.com.

[10] Juste Samba, « Sams’ K Le Jah : ‘’Héritier de Thomas Sankara, élève de Norbert Zongo’’ », Fasozine n°61, Janvier-février 2016.

[11] Richard Banégas, Jean-Pierre Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine 2001/2 (N° 82), p. 5-23.

[12] Pour Sankara : « Seule la lutte libère ». Repris par Smockey dans sa chanson Les fruits d’une lutte, Norbert Zongo avance ceci : « Il n’y aura jamais de victoire sans lutte parce que personne, je dis bien personne, ne vous donnera rien gratuitement, surtout pas les fruits d’une lutte pour une vie ».

[13] Maria Malagardis, « Thomas Sankara, l’âme de fond de la révolution au Burkina Faso », Libération, 14 novembre 2014.

[14] Citoyens balayeurs.

[15] Ra-Sablga Seydou Ouédraogo, « Artistes et acteurs culturels dans l’insurrection populaire au Burkina Faso », Africalia, consulté le 23 janvier 2016.

[16] Jean-Marc Adolphe, « Il se passe quelque chose… (sauf dans la culture) », Mediapart.fr, 19 avril 2016.

[17] David Commeillas, « Coup de Balai citoyen au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, Avril 2015.

[18] Mahamadé Savadogo, Idem


Ma résolution pour 2017

Ma résolution pour 2017
©Soly Volnà

Je ne suis pas un homme à résolutions. Je n’ai pas l’habitude, au moment où une année s’évanouit dans les effluves du passé pour laisser surgir une nouvelle, de décider de relever des défis. Mais il y a des situations qui vous forcent un peu la main. Comme une onde de choc qui vous tétanise et vous sort violemment de vos naïves rêveries. Alors je me lance, du mieux que je peux !

Ma résolution prend racine dans un ramassis d’états d’être rageurs, un ras-le-bol qui remonte bouillonnant à la surface, une manifestation exogène des douleurs infligées à mon cœur, des abus de ma munificence, de la part de gens bêtes et méchants. D’une main ils vous offrent leur sourire éblouissant et vous aveuglent de leurs bonnes intentions, de l’autre main, ils vous plantent, bien profond, un poignard dans le cœur. Je ne veux pas pleurer sur mes malheurs. Je ne veux pas me morfondre sur mes trajectoires avortées. Je me promets juste de ne plus jamais me faire marcher dessus, ni de près ni de loin. Peut-être que ma personnalité en pâtira, sait-on jamais ? Mais c’est là la nouvelle carrure d’un homme qui se met vent debout contre les impostures, les ignominies et les tromperies.

Ma résolution joue la fonction d’une odyssée cathartique. Marchant le long de ce mur vert de cocotiers luxuriant, emporté par la musique houleuse de l’océan bleu, contemplant le ballet blanchâtre des vagues qui déferlent, mon esprit prend des vacances. Il va se balader loin, il se permet des échappées rêvées que nul ne saurait imaginer. Lorsqu’il revient dans son lit, tout mon être est en extase et en paix avec lui-même. De cette évasion je renais de mes cendres, tel un phœnix. Je reprends pied sur terre et regarde la réalité en face. Le sourire s’invite à la fête, l’espoir aussi.

Ma résolution porte mon regard sur l’horizon qui se dresse devant moi. Sur l’eau tanguent mes rêves, mes aspirations, soufflés par les vagues qui les traînent au large. Sur la rive se trouvent bien de choses. Je rêve qu’ils accostent et prennent leurs aises, avant de lever l’ancre à nouveau pour d’autres cieux.

Ma résolution pour 2017 c’est d’être moi, de retrouver ma part d’intériorité véritable, débarrassée de toutes les fioritures. Un homme renouvelé qui prend les choses en main, qui par un mécanisme auto-réparateur sait rebondir sur les écueils de la vie et imprimer la cadence de sa marche vers un horizon radieux.


Comment j’ai redécouvert la Côte d’Ivoire

Assinie
© François Bouda │ Assinie

Récemment, dans le courant de mai à juin de cette année, j’ai séjourné en Côte d’Ivoire. Je n’y avais pas remis les pieds depuis deux ans. J’avais donc hâte de retrouver les miens. Mais j’étais loin de penser vivre, sur cette terre qui m’a porté en son sein, des aventures aussi passionnantes qu’hilarantes ! Voici le récit d’un court séjour au pays des éléphants décidément pas comme les autres.

Assinie, ce petit coin de paradis
J’ai retrouvé Assinie dans sa plus grande splendeur, toujours rayonnante et séduisante. Écouteurs aux oreilles, je prenais plaisir à parcourir sa belle plage au sable fin blanc, bordée d’un beau mur verdoyant de cocotiers élancés. Sur le parcours, je croisais des pêcheurs jetant leurs filets à l’eau et ramenant du poisson frais qu’ils revendaient aussitôt. J’assistais, curieux, au départ en masse des pirogues que des hommes et des enfants, tous baraqués, jetaient à la mer. J’admirais les figures spectaculaires que surfeurs et bodyboardeurs dessinaient en suivant le courant de ces vagues déferlantes qui venaient baigner le littoral de leur écume blanchâtre. Chaque jour était jour de promenade ; et chaque promenade offrait son spectacle d’hommes, de femmes et d’enfants profitant à cœur joie de la brise fraîche ou des merveilleux couchers de soleils.

« Assinie est devenue Beyrouth », écrivais-je dans un précédent billet pour constater la métamorphose spectaculaire de cette belle petite station balnéaire. Cette mue se poursuit toujours. Maintenant Assinie est aussi en train de devenir Ouaga, tant le nombre de motos s’accroît de façon exponentielle. Cette transformation d’Assinie se constate aussi dans le déploiement progressif des services publics et des commerces. Comme ces deux policiers – s’ils en furent – se postant à un carrefour stratégique, ce croisement de trois voies reliant Abidjan, le village d’Assouindé et la plage. Impossible de passer outre.

À hauteur de ce carrefour donc, ces policiers veillent au grain. Vêtus de pantalons jeans bleu ciel, de maillots de foot de clubs européens, de lêkês, ces sandales en plastique très prisés en Côte d’Ivoire, et de brassards oranges avec l’inscription « Police », ils accostent à tout va les motocyclistes, contrôlent les pièces des motos et la puissance de leurs moteurs. Chaque opération sert de prétexte pour extorquer de l’argent, que l’on soit en règle ou pas.

Un jour, me rendant à moto au quartier Terminal, je croise à ce fameux carrefour mon frère cadet. Les policiers lui avaient confisqué sa moto. Comme tous les autres usagers, mon frère avait tous les papiers requis. Le problème, encore une fois comme tous, il n’avait pas porté de casque. « Quelle absurdité ! », me suis-je offusqué. En fait, ici les motifs des infractions ne sont jamais connus à l’avance. Ils peuvent varier suivant l’humeur du moment. Dans tous les cas, il faut de gré ou de force glisser à ces policiers quelques pièces sonnantes et trébuchantes avant de pouvoir recouvrer la liberté.

Se déplacer à Abidjan, un vrai parcours du combattant
D’Assinie je me rendais souvent à Abidjan. Abidjan, je ne connais pas vraiment. Je l’ai toujours traversée, de façon furtive. Mes allées et venues m’ont permis de redécouvrir la ville sous un autre jour. Ce qui m’aura le plus fasciné, en dehors de sa frénésie tumultueuse, de ses folies tapageuses dans ses gares ou sur ses routes, de sa gastronomie succulente et variée, c’est bien sa géographie modale. En fait, se déplacer dans cette mégalopole en empruntant son vaste réseau de transport en commun est un vrai parcours du combattant pour qui n’y est pas habitué.

Faire un trajet en gbaka n’a rien d’étonnant, il est vrai, mais toute la stupéfaction vient de la vie qui s’organise autour de cet univers atypique de la mobilité urbaine abidjanaise. Les apprentis, à la recherche de clients gesticulent, grimacent, hèlent, crient à tue-tête les noms des destinations. Leur flot endiablé ne craint point d’écorcher les fins des mots ni de se transformer en une mélodie saccadée, rappée ou chantée.

Une fois les passagers à l’intérieur du minibus, le chauffeur démarre en trombe, tant pis si vous n’êtes pas encore assis. Digne d’une vraie fiction hollywoodienne, les apprentis courent après le bus en marche, s’agrippent et ferment brutalement la portière derrière eux. La tête par-dessus le pare-brise, ils continuent leur gesticulation et leur litanie martelée à la recherche de clients. Impolis « à flairer comme un bouc les fesses de sa maman », selon la formule d’Ahmadou Kourouma, les apprentis sont d’une agressivité inouïe. Ils ne s’embarrassent point de vous traiter de tous les noms d’oiseaux, pour peu que vous manquiez de monnaie. En fait disposer de l’appoint constitue une exigence obsessionnelle. Tant et si bien que s’est développé un commerce de la petite monnaie. Mais le plus intriguant c’est l’étonnante capacité mémorielle des apprentis. Très bons physionomistes, ils repèrent les lieux de montée de chaque passager et fixent le tarif de la course. Le tarif n’est jamais le même, selon que l’on soit monté à la gare ou que l’on soit un « nouveau monté ».

Lancé sur les grandes artères de la ville, le passager assiste à une véritable course automobile, un peu comme dans Fast and Furious. Sur les trottoirs, on y monte comme on en redescend, tandis que le klaxon, quant à lui, ne marche plus comme un avertisseur sonore, mais sert désormais à alerter les clients qu’on recherche incessamment. À Abidjan se déploie une dualité d’une force étonnante, sur ses larges avenues, défoncées ici et carrossables par là, les hautes tours dans ses quartiers huppés ou les taudis dans ses quartiers populaires, ses grandes surfaces à l’européenne tout comme ses échoppes de fortune, ses maquis bondés ou ses lieux de vie réservés à l’élite abidjanaise.

Résidence Houphouet
© François Bouda │ Résidence du président Houphoüet Boigny à Yamoussoukro

 Dans l’entre-deux d’une drague croustillante
Lors de mon séjour, je décide de rendre visite à mon autre petit frère à Yamoussoukro, où il suit des cours de génie civil. Cette ville, capitale politique de la Côte d’Ivoire, je ne l’avais traversée aussi que quelques rares fois. De mes souvenirs d’adolescent, je ne gardais que l’image de ses grandes avenues.

Mais en fait, Yamoussoukro c’est bien plus que ça. Outre la Basilique Notre-Dame de la Paix qu’elle abrite fièrement, la plus grande au monde, la ville révèle en son aspect architectural et urbanistique la folie des grandeurs du premier président Félix Houphouët Boigny. Il n’existe aucune avenue qui ne soit bitumée ni éclairée. Certaines d’entre elles non fréquentées ont fini par se perdre sous un généreux couvert végétal. À la verdure luxuriante, la résidence du président s’étale sur des dizaines d’hectares. Elle abrite les enfants et petits enfants du « Vieux », mais aussi ceux de ses anciens employés. La basilique, quelle merveille !, mais surtout quelle folie ! Combien a coûté cette bâtisse unique au monde ? « On ne compte pas ce qu’on donne à Dieu », répondit le guide qui se contenta de citer le « Vieux ».

Sur le trajet de Yamoussoukro donc, j’assistai malgré moi, pris en sandwich entre une femme et un homme, à une séance de drague hors pair. Mais ce n’est pas tant la tactique de l’homme qui m’intrigua que le génie déployé par chacun des protagonistes pour se faire bonne impression. Lui, un homme dans sa quarantaine, d’un noir ciré, taille moyenne, un embonpoint. Elle, élancée, teint clair, généreuse dans ses formes, d’une beauté électrisante.

« Tu es jolie ooooh », lança l’homme.

Montrant sa bague, comme pour freiner l’homme dans son élan, la femme lui jeta à la figure un doux merci appuyé d’un large sourire.

« Ah tu es mariée ? », se résolut l’homme.

« Oui, mais mon mari et moi, nous avons décidé de vivre séparément », répliqua-t-elle avant de poursuivre : « Lui est en Europe et moi en Côte d’Ivoire, ici. Là je rentre d’Abidjan où j’ai été interprète auprès de partenaires étrangers. En fait je parle trois langues : français, anglais, allemand ».

Bluffé, l’homme continua d’apprécier : « Hum ! En plus d’être jolie, tu es intelligente comme ça ! ».

« Merci ! J’ai grandi aux Etats-Unis… Et j’ai même trois nationalités », renchérit-elle, comme pour achever son courtisan.

Jusque là, rien de son accent ni de ses petites phrases en anglais, jetées entre deux phrases, ne semblaient confirmer ses dires. Puis un long silence. Réagissant à une chanson de Fally Ipupa qui s’échappait allègrement des enceintes du bus, l’homme fit une déclaration d’amour des plus déconcertantes.

« Fally Ipupa, c’est mon fan même ! ».

Dans la foulée, sans même dire mot, la femme entreprit de jouer sur son portable un clip du chanteur congolais. Certainement, voulait-elle prouver qu’elle partageait avec son admirateur le même goût musical ! Ce clip, commenta-t-elle, l’artiste l’aurait tourné à New York.

Et l’homme de réagir : « Manhattan est la plus belle ville du monde ! ».

« Han han, Manhattan c’est vraiment une belle ville dê !», acquiesça-t-elle.

Puis silence radio jusqu’à destination. Voilà comment s’achève une partie de drague ordinaire ayant viré au coup de théâtre, joué entre délirante supercherie et innocente inculture. Et ainsi s’évanouissent dans l’océan de l’insolite ces petits bouts de vie glanés ça et là au cours de cette aventure inoubliable.


Pauvres intègres, ces Burkinabè !

Manif étudiants en 2013
Ph. AFP // Source news.aouaga.com

Par les temps qui courent, la vie au Burkina Faso ressemble à un véritable film de science-fiction, digne de La Planète des singes de Pierre Boulle. Son roman nous apprend bien de choses sur notre profonde bestialité.

Plus besoin d’aller au cinéma pour voir un film ! Les Burkinabè jouent en direct, sur un écran grandeur nature, le quotidien de leur sinistre vie. Avec toute la prudence du monde, lorsque j’emprunte la route sur ma moto, je prie Dieu de me protéger de tous ces usagers fous-furieux, trépignant d’impatience, qui se croient dans le far-West. On se dirait à un rallye Paris-Dakar ! Les feux tricolores ? On s’en branle. On roule partout, tous azimuts, à chauffard qui mieux-mieux.

Vous avez un accident ? Pas la peine d’appeler la police. Si les Koglweogos – ces milices rurales d’autodéfense aux méthodes moyenâgeuses – ne rappliquent pas dans la minute qui suit, ne vous inquiétez pas. Les riverains, juges autoproclamés à la jugeote sélective et partiale, se chargeront de brûler votre voiture et de vous passer à tabac si vous n’avez pas eu la présence d’esprit de prendre vos jambes à votre coup.

Vous voulez un permis de violer ? Venez au Burkina Faso. La preuve, en février dernier, des élèves de Diapaga, à l’est du pays, ont saccagé des infrastructures judiciaires pour exiger la libération de leurs congénères soupçonnés d’avoir abusé sexuellement d’une mineure. En mars dernier, des élèves de Nagaré, à l’extrême est, ont déchiré le drapeau national, pourchassé leurs enseignants jusque dans leurs derniers retranchements et brûlé leurs maisons. La raison ? L’un des leurs a été suspendu, à l’évidence pour indiscipline. En ce mois de mai, bis repetita avec des élèves de Gounghin, localité située entre Koupèla et Fada N’Gourma, où des élèves ont incendié les motos de leurs enseignants. Tout ça pour exiger l’organisation d’examens blancs. Et que dire de cet usager détraqué qui a percuté mortellement un policier tentant de l’arrêter, de ce professeur d’université molesté pour avoir voulu sermonner un jeune qui a brûlé le feu, de ces gendarmeries pillées, incendiées pour un oui ou un pour un non ?

En nous libérant de notre joug autocratique de 27 ans, l’insurrection populaire d’octobre 2014 nous a conféré tous les droits et débarrassé de tous nos devoirs. Sous le perfide slogan du « Plus rien ne sera comme avant », les uns cassent, brûlent, violent et se rendent justice. Impuissants, les autres poussent à chaque incartade un soupir de résignation : « Allons seulement ». Vers où ? Je crois savoir maintenant : vers les profondeurs abyssales de la méchanceté et de la bêtise humaine, disons de la barbarie. Comme quoi pour être intègre au Burkina Faso, il suffit de déconner !


Le président Roch Marc Christian Kaboré est-il mal venu en France ?

Première visite du président Kaboré en France
@aouaga.com avec AFP

La première visite – officielle ou de travail ? [1] – en France du président burkinabè, Roch Marc Christian Kaboré, du 4 au 7 avril 2016, a suscité moue ou courroux sur les réseaux sociaux et dans la presse burkinabè de la part de nombre de ses compatriotes. Pour beaucoup, l’accueil que lui a réservé l’Elysée porte la charge d’un mépris cinglant à son encontre.

Mais à l’analyse, cette polémique, noyée dans le raz-de-marée médiatique des « Panama Papers », remet sur la table des débats la lancinante question de la relation de la France avec ses anciennes colonies.

Une légitimité en souffrance ?
Sur les réseaux sociaux, les commentaires vont train, chacun y allant de son analyse et de son indignation face à la réception du président Kaboré par les Autorités françaises. Il en est de même de différentes personnalités politiques burkinabè qui, dans des déclarations à la presse, regrettent cet accueil « au rabais ». L’actuel ministre des affaires étrangères, Alpha Barry, a quant à lui appelé à « dédramatiser » la situation, l’accueil du président burkinabè s’inscrivant dans une tradition protocolaire française clairement définie.

En effet, le Protocole français distingue quatre types de visites : visites d’Etat, visites officielles, visites de travail et visites privées. A en croire Marie-France Lecherbonnier [2], seules les visites d’Etat donnent voie à la plus grande solennité. Cela inclut notamment l’accueil du président hôte par un ministre à la coupée de l’avion, avec à ses côtés, entre autres, les deux ambassadeurs des pays intéressés. C’est le cas du président ivoirien Alassane Dramane Ouattara, en visite d’Etat, accueilli le 25 janvier 2012 par le Ministre de l’Intérieur, de l’Outremer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration, Claude Guéant.

Pour ma part, conclure à un acte hautement irrévérencieux vis-à-vis du président burkinabè c’est se tromper de combat. Conditionner sa légitimité démocratique à l’aune du dispositif protocolaire déployé en son honneur, c’est tomber dans le piège béat d’un néocolonialisme à rebours que l’on est supposé dénoncer. C’est enfin remettre en cause le combat du peuple burkinabè et le sacrifice onéreux de ses martyrs pour l’émergence d’un ordre démocratique nouveau.

Les signes d’une Françafrique résiliente
Sans entrer dans le questionnement en profondeur du mouvement françafricain, notamment en ses manifestations mafieuses et claniques, il se dégage de ces remous à répétition entourant les visites des présidents africains en France l’expression d’un complexe relationnel des pays africains vis-à-vis de la France.

Ce n’est pas la première fois que la visite d’un Chef d’Etat africain en France fait couler tant d’encre et de salive. En février 2013, l’accueil du président camerounais Paul Biya par l’Ambassadeur français au Cameroun, Bruno Gain, avait provoqué les mêmes critiques de la part des Camerounais. On se souviendra aussi que la réception du président Thomas Sankara lors du Somment France-Afrique de Vittel en octobre 1983 avait fait l’objet d’une vive protestation de sa part [3]. Reçu à sa descente d’avion par Guy Penne, alors Conseilleur aux affaires africaines de François Mitterrand, il avait au préalable refusé d’assister le même soir au dîner donné en l’honneur des Chefs d’Etat africains. Bévue protocolaire ou pas, dans une conjoncture marquée par des relations plutôt tendues entre Paris et Ouagadougou, cette protestation de Sankara témoigne de sa volonté de dénoncer le décalage frappant entre les dispositions protocolaires déployées en France et celles en Afrique.

Décomplexer les relations avec la France
Au lieu de s’agiter et d’éructer au détour de chaque supposée mise en pièce de notre légitimité démocratique, le véritable défi pour les Etats africains consiste à actualiser leurs dispositifs protocolaires. Procéder à une harmonisation des protocoles, dans un souci de réciprocité légitime, marquerait un début de résolution de la question. Les mises en scènes rocambolesques, mobilisant toute l’équipe gouvernementale au pied de l’avion tout comme des foules agglutinantes massées le long des artères sous un soleil cuisant, n’honorent en rien nos présidents. Si ce n’est de leur conférer l’apparence de marionnettes incapables de s’assumer.

Dans le même élan, il est temps de régler la question du franc CFA qui défraie également la chronique en ce moment. Son arrimage à l’euro, selon des accords déséquilibrés forçant les pays africains francophones à verser 50% de leurs réserves de change auprès du Trésor français, cause bien des torts aux économies africaines. La véritable libération politique et culturelle de l’Afrique passera inéluctablement par celle de son économie, et en l’occurrence par la mise en place d’une monnaie autonome vis-à-vis de la Banque de France.

A l’heure de l’économie-monde, il est plus qu’impérieux de procéder à un rééquilibrage des rapports de force entre Etats souverains. La légitimité de nos Chefs d’Etat n’est pas à situer dans la bénédiction d’un quelconque pays dont l’accueil tiendrait lieu de baromètre démocratique. Elle est plutôt à rechercher dans la construction d’un idéal démocratique fondé sur des élections libres et transparentes, le respect des droits et l’égalité des chances. Cette légitimité-là constitue le socle sur lequel doivent s’appuyer les pays africains pour faire entendre leur voix sur l’échiquier politique international.

Notes
[1]
L’Ambassade de France au Burkina Faso annonce sur son site Internet une visite de travail, tandis que la Présidence du Faso parle d’une visite officielle. La distinction entre ces deux types de visite est extrêmement importante, dans la mesure où la nature de la visite détermine le type d’honneurs réservés au président hôte.

[2] Marie-France Lecherbonnier, « Lettre d’information n°89 : La visite d’Etat en France », 19 avril 2013.

[3] Frédéric Lejeal, « Sankara et la France: secrets de famille », Jeune Afrique, 22 octobre 2007.



Laisser la place aux jeunes. Conflit intergénérationnel ou étroitesse du marché de la danse en Afrique ?

© Dança em Trânsit.  Romual sans D, création 2014 de Romual Kaboré
© Dança em Trânsit.
Romual sans D, création 2014 de Romual Kaboré

Bon nombre de jeunes danseurs africains reprochent à leurs aînés, le plus souvent à demi-mot, de leur faire de l’ombre ou de ne pas leur tendre suffisamment la main. Aux antipodes de cette attitude, d’autres comme le danseur et chorégraphe burkinabè Aguibou Bougobali Sanou défendent une autre position : « Aînés, laissez-nous la place maintenant ! [1] ». Au-delà du conflit intergénérationnel entre artistes africains qu’elle suppose, cette requête permet de mettre en lumière un malaise plus profond : l’absence de marché pour la danse contemporaine en Afrique. Etude de cas à partir du Burkina Faso.

 Une chaîne de transmission jamais rompue
Tels que formulés, les griefs de certains artistes à l’encontre de leurs aînés distillent de façon pernicieuse dans l’imaginaire collectif l’idée erronée d’un conflit intergénérationnel ouvert. Le conflit de génération se définissant, selon François Grima, « comme une difficulté à travailler avec des personnes d’une génération différente, voire une préférence pour travailler avec des personnes de la même génération [2] ».

Or dès le début du mouvement de la danse contemporaine sur le continent, les premiers artistes chorégraphiques n’ont eu de cesse de développer différentes initiatives de transmission de savoirs aux plus jeunes, comme c’est le cas au Burkina Faso.

Dès 1997, seulement deux ans après la création de leur compagnie, Salia nï Seydou, les chorégraphes Salia Sanou et Seydou Boro ont été animés par ce désir ardent de partager leurs savoirs avec les jeunes à travers l’organisation régulière d’ateliers de danse. A partir de l’an 2000, ils ont lancé le festival de danse, Dialogues de corps. Et que dire de ce lieu unique sur le continent qu’est la Termitière ?

Depuis son inauguration en 2006, ce joyau a permis de former nombre de danseurs professionnels et accueilli en résidence ou en performance des compagnies du monde entier. De ses programmes artistiques novateurs, comme « Je danse donc je suis » ou « Chrysalides », ont été formés des artistes chorégraphiques qui constituent aujourd’hui la nouvelle génération jouant sur de grandes scènes à l’international. C’est l’exemple de Romual Kaboré, Ousséni Dabaré, Salamata Kobré et Adjaratou Savadogo, anciens étudiants du programme « Je danse donc je suis », pour qui le chorégraphe Herman Diephuis a chorégraphié la pièce Objet principal du voyage en 2012. En tournée au Burkina Faso et en France, le spectacle sera joué en 2016 au Tarmac de la villette de Paris. Alors qu’il a été à nouveau sollicité par Diephuis pour sa nouvelle création 2015, CLAN, Ousséni Dabaré joue, par ailleurs, dans le spectacle Clameurs des arènes du chorégraphe Salia Sanou et dans Declassified Memory Fragments du chorégraphe Olivier Tarpaga. Cette dernière pièce, dans laquelle joue un autre danseur formé à la Termitière, Abdoul Aziz Dermé, a fait l’objet d’une tournée de trois semaines en septembre 2015 aux Etats-Unis. Après son premier solo, Romual sans D, qu’il a joué en France, au Brésil et en Île de la Réunion, Romual Kaboré vient de terminer la création de son nouveau spectacle, L’interview. Un spectacle inédit qui organise un dialogue entre le corps en mouvement et les jeux de lumière. D’autres anciens étudiants du programme sont sollicités par des chorégraphes de renom, à l’instar de Robert Kiki Koudogbo qui joue dans le dernier spectacle de Andréya Ouamba, J’ai arrêté de croire au futur…, tout comme de Salamata Kobré et Mariam Traoré dans Le bal du cercle de Fatou Cissé.

L’ouverture en 2009 de l’EDIT (Ecole de danse internationale Irène Tassembédo) n’est que le prolongement de ce fastidieux travail de formation engagé par la chorégraphe Irène Tassembédo à travers les sessions de formation professionnelle qu’elle organisait entre deux tournées, mais aussi plus formellement au sein du Ballet national qu’elle a dirigé de 1998 à 2007. Quelques danseurs diplômés de cette école se distinguent aujourd’hui sur les scènes artistiques nationales et internationales. Formé à la même école qu’Irène Tassembédo, Mudra Afrique, le chorégraphe Lassann Congo n’a eu de cesse depuis le début des années 1980 de transmettre son savoir-danser aux plus jeunes.

D’autres expériences de transmission de savoirs existent et témoignent de cette volonté commune de partage et d’échange. Pour ne citer que quelques-uns, la compagnie Auguste-Bienvenue, dirigée par Auguste Ouédraogo et Bienvenue Bazié, a mis en place en 2008 le projet Engagement féminin [3] à destination des danseuses africaines. En 2014, le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly a ouvert les portes de son espace à Bobo-Dioulasso, Ankata. C’est un laboratoire de recherche, de création et de production des arts de la scène.

Toutes ces initiatives constituent des perches tendues par les aînés que les jeunes artistes doivent savoir saisir pour se propulser vers l’avant. Le danseur burkinabè Issa Sanou nous en donne une preuve assez édifiante. Sa participation impromptue à l’audition du chorégraphe français Hervé Koubi en 2010 à la Termitière lui a ouvert grandement les portes de l’international. Aujourd’hui installé en France, il tourne régulièrement avec la compagnie Hervé Koubi et développe parallèlement ses projets chorégraphiques personnels au sein la compagnie Sanou Ka Sanu, qu’il a créée en 2012.

Ainsi, loin d’être un conflit intergénérationnel, le malaise qui frappe de plein fouet le monde de la danse, et plus largement des arts, prend racine dans une faiblesse sinon une quasi-inexistence d’un véritable circuit de diffusion.

Le marché des arts, un secteur en crise
À la décharge de ceux qui voient dans leur inertie la main de leurs devanciers, on peut concéder un fait : les contextes ont bien changé. Finie, en effet, l’époque de « l’invention d’une danse africaine contemporaine [4] », pour reprendre l’expression de Annie Bourdié. À la faveur du vent démocratique qui soufflait en Afrique à l’aube de la décennie 90, avec à la clé l’avènement du multipartisme, la création artistique était pensée par les autorités politiques françaises comme un facteur de développement du continent africain. Cette politique africaine de la France va ouvrir la voie à un vaste programme d’aides publiques à la création africaine à travers la Fondation Afrique en Créations en 1991. Fusionnant avec l’Association française d’action artistique (AFAA) en 2000, cette fondation sera rebaptisée Culturesfrance en 2006 avant de devenir dès 2011 un pôle du département des échanges artistiques de l’Institut français. Cette vaste opération a favorisé l’éclosion de nouveaux talents chorégraphiques, de compagnies, de lieux dédiés à la danse, mais aussi la mise en place d’une rencontre interafricaine de la danse contemporaine, Danse l’Afrique danse !

Passée cette période faste, la crise économique mondiale va astreindre les autorités françaises à une réorientation stratégique des priorités en matière de coopération culturelle et artistique avec le continent africain. Les coupes budgétaires qui s’en ont suivi ont eu des conséquences désastreuses sur le marché des arts. Un marché, nous rappelle Coralie Pelletier, structurellement déficitaire et déséquilibré car ne relevant pas d’une logique productiviste industrielle, mais dépendant fortement d’un interventionnisme financier public [5]. L’asymétrie spectaculaire entre les besoins du milieu de la danse contemporaine et les crédits alloués par le domaine public ont provoqué de graves dysfonctionnements dans le secteur. À titre d’exemple, beaucoup de compagnies n’ont pas pu boucler leurs budgets de production, tandis que des théâtres ont dû annuler tout ou partie de leur programmation artistique sur la saison 2014/2015 en France [6].

Alors que les programmes artistiques mis en place par l’Institut français pour le continent semblent donner la primeur à des créateurs d’autres pays, la vitalité chorégraphique au Burkina Faso a connu un coup de ralentissement considérable. En dehors des trois festivals de danse – Dialogues de corps, FIDO et In-Out Dance Festival – rares sont les spectacles de danse qui sont présentés à l’Institut français de Ouagadougou ou à la Termitière. À la rareté des aides à la création, mais aussi à l’absence d’aides à la diffusion, vient se greffer l’épineuse question de la mobilité des artistes africains [7]. En résultent une léthargie de la création chorégraphique et une fuite des corps vers un ailleurs plus prometteur. Il peut donc être établi une relation de cause à effet entre l’absence de ressources financières et la perte de vitalité que connaît le secteur de la danse au Burkina Faso. Mais c’est là qu’apparaît le véritable défi à relever, celui de développer le marché de la danse contemporaine en Afrique.

 Élargir le marché africain de la danse contemporaine
La danse contemporaine ne pourra prospérer en Afrique que si elle réussit le pari de vaincre ses vieux démons : faire tomber les stigmates d’un art élitiste, hermétique et réservé à une classe d’initiés. Cela implique de sortir cet art nouveau de ses lieux traditionnels, en l’occurrence l’Institut français et la Termitière, pour lui donner une dimension populaire.

Cet élargissement du marché de la danse créative doit passer par une double action de structuration et de sensibilisation. Sur le plan structurel, il s’agit de mettre en œuvre des mécanismes efficaces de protection sociale et juridique pour les acteurs (application du statut d’artiste, prise en compte des œuvres chorégraphiques dans le recouvrement des droits d’auteur, système adapté de cotisations sociales et patronales, etc.). Cela implique aussi de renforcer l’organisation administrative du secteur (adoption d’une convention collective par les acteurs eux-mêmes, mise en place d’une politique de financement national équitable et dans la durée, etc.). Un climat sécurisé permettrait d’attirer dans le milieu artistique tous ces administrateurs culturels formés à l’Université de Ouagadougou depuis 2002, mais qui s’en détournent au profit de secteurs plus lucratifs.

Des politiques de sensibilisation doivent être adoptées et mises en œuvre sur le long terme. En plus d’apporter à de nouveaux publics cette nouvelle danse (spectacles hors les murs par exemple), les acteurs du milieu devraient adapter leurs propositions artistiques aux réalités locales en proposant une esthétique digeste. Faire naître l’envie, créer à terme la demande, c’est ce travail de longue haleine qu’a réussi à faire le CITO. Aujourd’hui les gradins de cet espace théâtral au cœur de Ouagadougou sont pris d’assaut par un public majoritairement burkinabè. Même son de cloche avec les Récréâtrales [8]. En transformant, à chaque édition de cet événement, la rue passant devant la Fédération du Cartel [9] en une grande scène théâtrale, mais aussi en installant chez les riverains des mini-scènes, les organisateurs ont réussi à fédérer le grand public autour du théâtre. Ce faisant, le théâtre est devenu un espace propice de dialogue social, mais surtout une affaire de tous.

Au titre de sa mission régalienne, il revient à l’Etat de mettre en place une véritable politique de soutien à la création chorégraphique. Hors du champ des appuis sporadiques et modiques, cette action doit s’inscrire dans une perspective au long cours. Le Grand Prix National de la création chorégraphique, lancé en 1997 par le Ministère de la culture, est un bel exemple qu’il serait heureux de reprendre en en confiant la structuration et l’organisation aux professionnels. Plus globalement, l’Etat, et en l’occurrence le ministère en charge de la culture, doit se départir du « tout musique » et du « tout cinéma » pour embrasser et donner la même considération à la large palette de mouvements artistiques, si dynamiques et si puissants. En outre, l’adoption récente par le gouvernement burkinabè du rapport relatif à la « Stratégie de valorisation des arts et de la culture dans le système éducatif burkinabè [10] » constitue, à n’en point douter, une aubaine à saisir, un terreau à explorer et à faire fructifier par tous les acteurs.

Sur le plan régional, la perspective d’une croissance économique et démographique soutenue, ainsi que l’émergence d’une classe moyenne, constituent autant d’atouts, autant de leviers sur lesquels appuyer pour redonner force et vitalité à la création chorégraphique. Parlant de l’art contemporain, Giles Peppiatt, expert chez Bonhams à Londres, estime, pour sa part, que « par certains aspects, l’Afrique est la Chine de demain dans le secteur artistique [11]».

 Pour conclure…
Au lieu de pousser des cris d’orfraie sur leur malheureux sort qu’ils lient à un fantasque désengagement de leurs aînés, les pourfendeurs de la première génération d’artistes chorégraphiques devraient s’employer à trouver des solutions au véritable problème auquel fait face la danse contemporaine sur le continent : l’absence de marché. S’enfermer dans un attentisme stérilisant, jeter l’opprobre sur l’ancienne génération, c’est se tromper de combat. La véritable lutte réside dans notre capacité à apporter des réponses concrètes à l’étroitesse sinon à la quasi-inexistence du marché artistique africain, en dehors de manifestations ponctuelles dont la pérennité et la force structurelle posent problème.

Notes
[1] Entretien du 31 juillet 2015 au Centre de développement chorégraphique la Termitière.

[2] François Grima, « Impact du conflit intergénérationnel sur la relation à l’entreprise et au travail : proposition d’un modèle », Management & Avenir 2007/3 (n° 13), p. 27-41. DOI 10.3917/mav.013.0027.

[3] Sarah Andrieu et Nadine Sieveking, « Faire bouger les choses! Engagement féminin et dynamiques sociales de la danse contemporaine en Afrique », Africultures, 7 février 2013.

[4] Annie Bourdié, « Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance », Marges [En ligne], 16 | 2013, mis en ligne le 15 mars 2014.

[5] Coralie Pelletier, « Le marché de la danse contemporaine en France : enjeux, contraintes et paradoxes », Political science, 2013.

[6] Pierre-Emmanuel Mesqui, « 100 festivals supprimés à cause des baisses de subventions », Lefigaro.fr, 16 mars 2015.

[7] François Bouda, « La mobilité des artistes africains : une notion à connotation politique », Interartive, juillet 2013.

[8] Résidences panafricaines d’écriture, de création et de formation théâtrales de Ouagadougou.

[9] Structure d’administration et de gestion commune de cinq compagnies de théâtre burkinabè : la Compagnie Falinga, le Théâtr’ Evasion, le Théâtre Eclair, l’AGTB et la Compagnie du fil.

[10] Compte-rendu du Conseil des ministres du 9 septembre 2015.

[11] Sylvie Rantrua, « Emergence du marché de l’art africain », Sept.info, 20 juin 2015.


Burkina Faso: Résister à ce coup d’Etat ignoble

Source: lemonde.fr
Source: lemonde.fr

La prise d’otage du président Michel Kafando, du premier ministre Yacouba Isaac Zida, ainsi que d’autres ministres du gouvernement de transition perpétrée par le Régiment de sécurité présidentielle (RSP) le 16 septembre s’est muée dès le lendemain en un coup d’Etat.

Au-delà des raisons infondées avancées par le général putschiste Gilbert Diendéré, quelle est l’opportunité d’un tel coup de force à moins d’un mois de l’élection présidentielle et législative qui allait consacrer la fin de la transition et un retour à un ordre constitutionnel normal ?

Une coalition entre le CDP et le RSP contre le peuple
Pour se justifier, Gilbert Diendéré avance dans les colonnes de Jeune Afrique qu’une « grave situation d’insécurité pré-électorale régnait au Burkina ». Et d’ajouter que ses hommes et lui sont « passés à l’acte » en raison « des mesures d’exclusion prises par les autorités de transition » et pour « empêcher la déstabilisation du pays ».

Quand on met en perspective cette déclaration avec les différentes positions du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), l’ancien parti au pouvoir, il peut être établi une connivence entre ces deux entités. Sur les ondes de France 24, Léonce Koné, Vice-président du parti, se refuse à condamner cette action : « Non, je ne la condamne pas du tout. Je ne sais quelle en est l’ampleur, mais je ne la condamne pas ». Et pour cause : « Nous avons dit et répété à plusieurs  reprises. Les élections qui se préparent ne sont pas démocratiques, elles n’ont pas été préparées dans un climat de consensus entre toutes les parties prenantes politiques. Et quand on se comporte de cette manière-là, évidement des choses surviennent ».

Lors d’une conférence de presse à Ouagadougou le 13 août pour dénoncer la mise à l’écart de certains candidats du CDP de la course électorale, Eddie Komboigo, actuel patron du parti, proférait des menaces en ces termes : « S’il n’y a pas d’inclusion, il n’y a pas d’élections. Ceux qui dans leurs rêves ont vu des élections dans l’exclusion, nous leur dirons le contraire ».

Les vraies raisons du coup d’Etat
Cette menace a été mise à exécution avec ce coup d’Etat aussi hilarant qu’absurde. Au-delà de cet argumentaire farfelu avancé par le général putschiste, les vraies raisons sont à rechercher ailleurs.

En effet, ce coup d’Etat intervient au lendemain de la remise par la Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR) de son rapport au premier ministre Zida. Parmi les recommandations, qui y sont inscrites, figurait la dissolution du RSP. Dans la foulée, en application de cette recommandation, le conseil des ministres du 16 septembre délibérait sur le projet de loi portant dissolution de cette garde prétorienne. Enfin, un élément non négligeable, le juge d’instruction du Tribunal militaire de Ouagadougou convoquait les avocats en charge de l’affaire Sankara le 17 septembre pour prendre connaissance des conclusions des rapports de l’expertise balistique et de l’autopsie après exhumation des restes présumés de Sankara et de ses compagnons.

Tous ces indicateurs constituaient des menaces évidentes pour le CDP et le RSP. Pour y faire front et pour préserver leurs intérêts communs, ils ont choisi la voie du coup de force. Le postulat de mettre en place un ordre démocratique inclusif, par le truchement du Conseil national pour la démocratie (CND), n’est que subterfuge. Avec toute la barbarie déployée par le RSP (près de six morts et une soixantaine de blessés, selon des sources officielles, manifestants violentés, journalistes agressés, leaders d’opinion menacés et leurs domiciles saccagés et incendiés, tentatives de rassemblement réprimées à balles réelles), on est bien loin d’un pouvoir démocratique.

Engager la résistance
Résister à tous les niveaux et par tous les moyens doit être le mot d’ordre pour tous. Au plan national, c’est la désobéissance civile qui doit conduire à un blocage de toutes les institutions publiques et privées dans toutes les régions. L’armée régulière doit s’impliquer et prendre position du côté du peuple. Comment seulement 1300 hommes peuvent tenir en respect tous les contingents militaires du pays ? A moins d’une complicité avec les putschistes.

Au niveau international, la pression doit être renforcée. Au-delà des déclarations de principe et diplomatiques, la communauté internationale doit prendre ses responsabilités. Elle doit agir. D’abord la France pour ses liens historiques avec le Burkina Faso et pour sa responsabilité morale. Quand elle se défend ne pas pouvoir agir, le fait d’exfiltrer Blaise Compaoré lors de l’insurrection d’octobre 2014 n’est-il pas une ingérence dans le jeu politique burkinabè ? Ensuite les organisations internationales et sous-régionales – ONU, UA, CEDEAO, notamment – doivent prendre de lourdes sanctions contre les putschistes pour les obliger à la reddition. Ce sont ces mêmes menaces qui avaient contraint le Burkina Faso à mettre en place très rapidement un gouvernement de transition. La même pression doit s’exercer ici. La diaspora burkinabè, où qu’elle se trouve, doit se mobiliser et faire entendre au monde entier que, même loin de la mère partie, elle refuse cette forfaitaire.


L’œil du cyclone, ou le drame des enfants soldats

Source: rfi.fr
Source: rfi.fr

Après son sacre [1] au Fespaco 2015, L’œil du cyclone du réalisateur burkinabè Sékou Traoré fait à nouveau sensation. Prévue seulement pour la semaine du 13 juillet, sa projection a été prolongée jusqu’au 8 août 2015, drainant chaque soir beaucoup de  monde aux cinés Burkina et Neerwaya.

Au cœur de l’Afrique des guerres
Le film s’ouvre sur un diaporama d’images violentes de pays africains en guerre : des armes, des morts, des militaires, mais aussi des enfants soldats. Puis un rebelle, Blackshouam, capturé par un commando des forces spéciales, est transféré à la prison afin d’être jugé pour crimes de guerre. Pour le défendre, est commise d’office l’avocate Emma Tou qui s’engage au nom d’une justice équitable.

Ainsi se campe le décor d’un film qui, en une centaine de minutes, va effectuer une plongée spectaculaire au cœur de la géopolitique africaine, marquée par la corruption, les trafics et les guerres. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire d’Afrique, un peu semblable à la Sierra Leone et au Congo, évoqués dans le film.

Un chef d’œuvre poétique
Inspiré de la pièce théâtrale du même nom du dramaturge Luis Marques, L’œil du cyclone se déploie comme une fiction-réalité d’une étonnante force poétique. S’attardant sur les détails, privilégiant volontiers le suspense, le réalisateur distille au fil de l’intrigue une trame émotionnelle envoûtante.

Les scènes tournées au Burkina Faso, comme à la prison de haute sécurité, présentent le pays sous les meilleurs auspices. A aucun moment l’on ne se croirait au  » pays des hommes intègres  » avec sa terre ocre, ses rues sinueuses et ses bâtiments jaunis par la poussière. Ici s’exprime pleinement la beauté de l’image.

Le scénario nous renvoie à l’âge d’or du cinéma burkinabè avec des figures de proue comme Idrissa Ouédraogo et Gaston Kaboré dont la qualité des productions filmiques le disputait à la magie de la ligne dramaturgique. Pas étonnant que ce film ait raflé sept prix au Fespaco 2015 et continue de remporter succès et récompenses [2].

 Deux mondes qui s’affrontent
Dans ce procès hautement politique se joue une guerre entre deux mondes, gouvernement et rébellion, justice et impunité. Plus en profondeur se dessine une confrontation entre deux fortes personnalités que tout oppose a priori.

D’un côté se trouve Maître Emma Tou, incarnée par la Sénégalo-Guinéenne Maïmouna Ndiaye, dans un remarquable jeu de rôle. Avocate, défendant la veuve et l’orphelin, elle est la fille d’un riche bijoutier et ancien responsable commercial d’extraction de diamants.

De l’autre côté, il y a le rebelle Blackshouam, une vraie brute. Diabolisé à outrance, avec ses yeux révulsés, le regard perdu dans le néant, le rire sadique, le rebelle, joué avec fougue par l’Ivoirien Fargass Assandé, n’inspire que crainte et méfiance. Son nom de guerre, très évocateur : colonel Hitler Mussolini. Un effroyable assemblage de noms de deux grandes figures tristement célèbres du siècle dernier, Adolf Hitler et Benito Mussolini.

Mais il y a peut-être un point de convergence entre les deux protagonistes : une part d’humanité qui ne s’exprime pas. Maître Emma Tou n’a aucune attache sentimentale. Blackshouam, devenu enfant soldat dès l’âge de huit ans, n’a connu que haine et violence, loin de l’affection de ses parents. C’est certainement ce vide qui va les rapprocher au fil de la préparation du procès.

 Les enfants soldats, un véritable problème
En effet, une intimité complice va naître peu à peu entre les deux. Alors que Maître Tou prépare minutieusement sa défense, Blackshouam est plutôt porté vers l’histoire sentimentale de celle-ci. Une intrusion cocasse dans l’intime de cette avocate.

Autres moments particuliers, lorsque Blackshouam craque et éclate en sanglots à la vue des photos de familles qui ont été massacrées ou devant le souvenir de ses parents. Comme un paradoxe montrant qu’un ancien enfant soldat est toujours capable d’émotion et de sentiment.

On y croit surtout lorsque Maître Tou et Blackshouam exécutent une danse majestueuse au rythme de la salsa. La musique résonne au cœur de la prison, mais brusquement, l’homme s’agrippe à la femme et l’étrangle à mort. L’a-t-il tuée parce qu’elle a décidé de s’en aller après avoir gagné le procès ? L’on n’en saura pas davantage.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce dernier crime du rebelle vient rappeler que la violence est profondément ancrée en lui. Comme lui, à travers le monde, des milliers d’enfants soldats sont pris dans l’engrenage de la violence, devenus malgré eux de véritables bombes à retardement. Le film se termine comme il a commencé avec des clichés de guerre, suggérant l’idée d’un interminable cercle vicieux dans le gouffre africain des guerres.

Tout en dénonçant le phénomène des enfants soldats sur le continent, L’œil du cyclone sonne aussi comme une interpellation des décideurs africains et de la communauté internationale sur cette question endémique.

[1] L’œil du cyclone a remporté sept prix au Fespaco 2015 dont l’Etalon du Bronze, les prix de la meilleure interprétation féminine et de la meilleure interprétation masculine.

[2] Le film a aussi reçu les prix du meilleur long métrage et de la meilleure interprétation féminine au Festival international du cinéma et de l’audiovisuel du Burundi (FESTICAB), ainsi que les Ecrans du meilleur comédien international et de la meilleure comédienne internationale au festival Ecrans noirs (Cameroun).


Burkina : RSP, le chien enragé à abattre

Source: www.dnfburkina.com
Source: www.dnfburkina.com

 « Si vous abattez votre chien au prétexte qu’il est méchant, c’est la chèvre du voisin qui vous mordra ». C’est l’aphorisme qu’a employé le premier ministre Yacouba Isaac Zida, le 12 juin 2015 devant le Conseil national de la transition (CNT), pour justifier la non-dissolution du régiment de sécurité présidentielle (RSP).

Cette position est en réalité une volte-face suite à la contestation de ses compagnons qui, armes au poing, ont interrompu fin décembre et début février le Conseil des ministres, provoquant des blocages au sommet de l’Etat.

La nouvelle crise militaropolitique qui secoue le Burkina Faso en ce moment relance le sempiternel débat sur l’avenir du RSP, ce corps d’élite créé par Blaise Compaoré en 1995. En effet, des tirs ont retenti dans la nuit du 29 juin dans la caserne Naaba Koom, fief du RSP, près du palais de Kosyam. Ces remous font suite à l’interpellation et à l’audition par la gendarmerie du chef de corps du régiment, le lieutenant-colonel Céleste Coulibaly, ainsi que de deux autres officiers, sur une supposée tentative d’arrestation du premier ministre Zida par le RSP à son retour de Taïwan. Dans la matinée du 30 juin 2015, quelques quatre stations de radios privées ont reçu la visite d’éléments du régiment arguant de détournements de fonds, clamant leur innocence dans les crimes de sang imputés à leur corps et menaçant d’agir.

Suite aux appels et aux marches de la société civile pour la dissolution de ce régiment, le président Michel Kafando avait mis en place une commission, dite de « réflexion sur la restructuration du régiment de sécurité présidentielle (RSP) ». Si la dénomination d’une telle commission est problématique, c’est davantage sa composition qui soulève des interrogations sur les réelles motivations des autorités de la transition. En effet, cette orientation de la mission de la commission, d’emblée centrée sur la restructuration du régiment, sonne comme un parti pris, une démarche dirigiste, mue par une volonté de ménager une armée dont l’ire peut provoquer des tensions sociopolitiques. La désignation du général Gilbert Diendéré, l’ancien patron du RSP, à la tête de la commission conforte davantage cette idée. Ce jeu d’équilibriste de la part des autorités de la transition vise à calmer les ardeurs des uns et des autres et finalement à refiler la patate chaude au prochain président démocratiquement élu.

Sans surprise, les conclusions de la commission, à la fois juge et partie, sont dépourvues de toute impartialité. Les six missions du RSP sont maintenues en l’état, à l’exception de la mission 2, « Assurer la sécurité du chef de l’Etat et de toute autre personne par lui désignée ». Celle-ci est désormais réduite à la seule protection du chef de l’Etat comme institution de la République. Des trois hypothèses émises, dont deux se rapportent au maintien du RSP, la commission conclut à la nécessité de conserver ce corps.

En réalité, le rapport de la commission n’est rien d’autre qu’une récrimination en règle contre les détracteurs du RSP. Alors que tous les griefs formulés à l’encontre de ce corps d’élite sont balayés du revers de la main, les avantages à son maintien font l’objet d’une longue litanie. Ce maintien devrait s’accompagner de mesures complémentaires comme le changement de dénomination – pouvant se résumer en un groupement spécial d’intervention rapide. Sont avancés comme arguments, l’élitisme de ce corps spécial capable de faire face à la menace terroriste et à la criminalité transfrontalière, mais aussi son expertise opérationnelle dans la protection des institutions républicaines.

Parlant justement de la protection des institutions de la République, le RSP semble en avoir une compréhension biaisée ou faire preuve d’une amnésie insultante. Qui, durant la mutinerie de 2011, avait contraint le président Compaoré à fuir son palais le 14 avril pour se réfugier à Ziniaré, et incendié, à l’occasion le domicile du chef d’état-major particulier de la présidence du Faso d’alors, Gilbert Diendéré? Qui avait le 30 décembre 2014 et le 4 février 2015 empêché la tenue du Conseil des ministres, contraint le premier ministre Zida à trouver refuge et conseil auprès du Mogho Naaba et imposé la nomination d’anciens proches de Compaoré ? Qui encore en cette fin de mois de juin 2015 paralyse, une fois de plus, la bonne marche de la transition ?

Cette posture du RSP, jouant la carte de l’auto-victimisation, de la stigmatisation et du complot, relève d’une basse imposture. Avec ses innombrables injonctions, ses provocations à outrance, cette garde prétorienne est devenue au fil du temps une hydre dont il faut se débarrasser. Elle démontre à suffisance que son penchant belliqueux constitue une bombe qui peut exploser à tout moment et détruire la stabilité sociopolitique et les acquis démocratiques du pays.

Aujourd’hui, la seule option qui vaille, c’est la démilitarisation du pouvoir. Le chien censé protéger le maître s’est enragé et en lieu et place d’aboyer au danger s’est retourné, dans sa rage, contre les enfants du maître. Ce chien, il nous faut l’abattre vaille que vaille, sans hésitation, sans plus attendre.


Le vélo à Ouagadougou, entre utilité et marginalité

© Plan Belgique
© Plan Belgique

Le visiteur à Ouagadougou est tout de suite fasciné par le spectacle bluffant qu’offre à voir le ballet incessant de véhicules aussi divers qu’atypiques. La distribution modale fait, en effet, cohabiter, dans les rues sinueuses et poussiéreuses de la ville, une variété d’usagers classiques (voitures, tricycles, deux-roues motorisés ou non, piétons), mais aussi des usagers des plus improbables (ânes et charrettes notamment).

A l’inverse de bien de capitales ouest-africaines, à l’instar de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, l’expérience modale est caractérisée par une marginalité du transport en commun et une large diffusion des deux-roues motorisés ou non. C’est ce qui vaut à Ouagadougou l’appellation de capitale des deux-roues.

La place importante du Tour du Faso

Comprendre la place du vélo dans la société ouagalaise permet d’en saisir les pratiques, de dessiner la cartographie de ses utilisateurs, mais aussi de décrire les dynamiques sociales que son utilisation induit, en regard de considérations culturelles.

Le vélo occupe une place prépondérante dans le quotidien des Ouagalais. Son utilisation est d’abord utilitaire, qu’elle soit liée à des pratiques professionnelles (travail, commerce) ou sociales (marché, école, visites sociales, pratiques religieuses, etc.). Cette tradition du vélo se déploie également dans le domaine sportif, avec l’organisation annuelle du Tour du Faso, événement majeur auquel viennent se greffer d’autres expériences sportives du vélo comme le Championnat national de cyclisme, la Boucle du Coton ou les initiatives individuelles pour jeunes, femmes et même enfants. Enfin, non moins important, il est à signaler l’expérience atypique de Sahab Koanda, le Roi de la poubelle, qui à partir de objets de récupération, y compris des pièces de vélos hors d’usage, invente et façonne des œuvres d’art. En outre, il a lancé avec les mêmes matériaux le concept de concert percu-métal où des musiciens réinventent la musique avec des instruments entièrement récupérés.

Le vélo, socialement dévalorisé

Une analyse de la typologie des cyclistes [1] permet de mettre en évidence une couche sociale financièrement démunie, comprenant inactifs, scolaires, étudiants, chômeurs, actifs aux occupations peu rémunératrices et/ou de statut précaire ou évoluant dans le secteur informel (agriculteurs, artisans indépendants ou employés, personnes vivant de petits métiers, vendeurs ambulants). La structure résidentielle [2] de la ville, quant à elle, révèle une concentration des cyclistes dans les quartiers périphériques, rassemblés sous le vocable de non-lotis.

Globalement, le vélo est mal perçu et socialement dévalorisé. Plus utilisé par les pauvres des centres urbains et les populations rurales, le vélo est plutôt associé à l’idée de ruralité et de pauvreté. Nombre de chansons et d’anecdotes en donnent une preuve édifiante, à l’instar du tube à succès du chanteur Zêdess, Ouaga sans char. Derrière cette perception négative du vélo se dessine une correspondance entre hiérarchie sociale et hiérarchie modale [3]. Vecteurs de différentiation sociale, les moyens de déplacement révèlent le statut socio-économique de leurs utilisateurs. Aussi, l’utilisation du vélo met-elle au jour une position sociale défavorisée: le vélo est le moyen de déplacement des pauvres. Cette hiérarchisation sociale se ressent nettement dans l’espace urbain où il y a un dédain en cascade du conducteur de la voiture la plus luxuriante au marcheur, en passant par le motocycliste et le cycliste. C’est une réalité que décrit avec éloquence l’écrivain burkinabè Pierre Claver Ilboudo dans son roman, Adama ou la force des choses, paru en 1987 aux Editions Présence africaine :

« Car dans la société actuelle, on vous situe selon votre moyen de déplacement. Les piétons ne comptent pas. Il y a donc, au bas de l’échelle, ceux qui pédalent ; en deuxième position viennent ceux qui ont un engin à deux-roues à moteur et au sommet se pavanent ceux qui ont une voiture [4] ».

Conséquence, l’usage du vélo parmi les citadins ouagalais diminue, en faveur des moyens de déplacement motorisés, à mesure que ceux-ci accèdent à des revenus financiers plus importants et à un niveau d’instruction plus élevé. Passer du vélo à la moto, puis à la voiture dans le meilleur des cas, marque une forme d’ascension sociale. Une telle situation permet de dire, sans risque de se tromper, que le vélo est un moyen modal transitoire vers de meilleurs lendemains. Cette attitude vis-à-vis du vélo, dont l’utilisation, du reste, relève plus de la contrainte économique que de l’envie, est paradoxale dans un contexte marqué par la précarité économique.

En définitive, l’analyse de la place du vélo à Ouagadougou permet d’éclairer les dysfonctionnements majeurs du transport collectif. Le vélo est une réponse à la crise du transport en commun, mais aussi une réponse aux besoins de mobilité des citadins les plus économiquement faibles. Si des contraintes objectives, comme les conditions climatiques, l’étalement de la ville et l’allongement des distances, limitent son utilisation, le vélo doit aussi faire face à des considérations culturellement ancrées : vélo = ruralité et pauvreté [5].

Ph. haut: www.galeria-out-of-africa.com/ Ph. bas: Vincent Vanhecke
Ph. haut: www.galeria-out-of-africa.com // Ph. bas: Vincent Vanhecke

Notes
[*]
Cet article est une réécriture de mon précédent billet, « Ouaga-deux-roues ou comment entrer dans le secret de Ouagadougou », à l’occasion de ma participation au Congrès Velo-City à Nantes du 2 au 5 juin 2015. Retrouvez mon intervention sur le plateau de TV3 sur le thème « Francophonie, une communauté émergente en faveur du vélo ».

[1] Diaz Olvera Lourdes, Plat Didier, Pochet Pascal. Mobilité quotidienne des citadins à faibles ressources. Les enseignements de Ouagadougou. In: Tiers-Monde. 1999, tome 40 n°160. Études sur la pauvreté, prix agricoles et filières intégrées, nationalistes hindous et développement. pp. 829-848.

[2] Florence Boyer. Croissance urbaine, statut migratoire et choix résidentiels des Ouagalais : vers une insertion urbaine ségrégée ?. Revue Tiers Monde, Presses Universitaires de France. Paris, 2010, pp. 47-64.

[3] Lourdes Diaz Olvera, Didier Plat, Pascal Pochet. Hiérarchie sociale, hiérarchie modale dans trois capitales africaines. BUSSIERE Yves, MADRE Jean-Loup (Eds.). Démographie et transport : villes du Nord et villes du Sud, L’Harmattan, pp. 289-315, 2002.

[4] Cité par Lourdes Diaz Olvera, Didier Plat, Pascal Pochet, 2002, Ibid.

[5] Lourdes Diaz Olvera, Didier Plat, Pascal Pochet, 2002, Ibid.


Entre miracle et mirage, la transition burkinabè à l’épreuve de la réalité

© Sia Kambou. AFP
© Sia Kambou. AFP

Le Burkina Faso est à la croisée des chemins de son histoire politique. En sonnant le glas de l’ère Compaoré, le mouvement insurrectionnel de fin octobre 2014 a opéré un miracle. Personne, ni de la mouvance présidentielle ni de l’opposition, encore moins des observateurs de la scène politique burkinabè, n’entrevoyait un dénouement aussi rapide de l’impasse politique que traversait le pays.

Cette déchéance fulgurante de l’ancien locataire du Palais de Kosyam en a surpris plus d’un et, avec juste raison, suscité beaucoup d’espoir. Tant et si bien que sans attendre les revendications socio-politiques se sont multipliées à travers le pays. Cette dynamique revendicative à tour de bras a trouvé corps dans une expression on ne peut plus claire – plus rien ne sera comme avant. Utilisée tous azimuts, banalisée au fil du temps, cette phrase en vogue porte en elle toute seule l’aspiration du peuple burkinabè au changement, mais cache difficilement la dure réalité à laquelle fait face le gouvernement de transition.

La gouvernance de la rue
L’occasion faisant le larron, beaucoup ont vu dans cette phase transitoire une opportunité en or pour faire entendre leurs voix. Fonctionnaires, travailleurs du secteur privé et acteurs de la société civile n’hésitent plus à battre le pavé, le plus souvent sans préavis et de manière désordonnée. L’important pour ces frondeurs de la dernière minute, engagés dans une logique revancharde, c’est de faire tomber des têtes, sans que ne se profile derrière un projet audacieux de restructuration socio-politique en profondeur. Alors que se posent avec acuité des problèmes cruciaux dans nombre de domaines (santé, éducation, eau et assainissement, chômage, etc.), la Coalition contre la vie chère (CCVC) s’empêtrait, début 2015 par exemple, dans des revendications farfelues pour une modique diminution du prix de carburant à la pompe. Laquelle diminution n’a eu aucune incidence réelle sur le panier de la ménagère.

Le gouvernement bicéphale de la transition, composé du président Michel Kafando et du premier ministre Yacouba Isaac Zida, avait cru bon de chercher à satisfaire toute cette ardeur revendicative. Avant même de prendre la mesure du terrain, ceux-ci avaient multiplié les promesses et les déclarations populistes, enchaîné les limogeages et la dissolution des conseils régionaux et municipaux. En accédant à ces innombrables requêtes, le tandem Kafando-Zida avait ouvert la Boîte de Pandore, alimentant davantage l’appétit contestataire. Au point que ses propres choix ont commencé à être remis en cause, à l’instar de la démission forcée du ministre de la culture et du tourisme, Adama Sagnon, et de celui des infrastructures, du désenclavement et des transports, Moumouni Djiguimdé.

Ainsi se dévoile un gouvernement exsangue et exténué qui, devant les revendications devenues pavloviennes des Burkinabè, a dû demander une trêve aux syndicalistes mi-avril. Juste avant, le premier ministre Zida montait au créneau pour dénoncer ce qu’il a qualifié de mouvement déstabilisateur et mettre en garde ceux qui en étaient les instigateurs.

La révolution acte 2 n’aura pas lieu
Mi-janvier 2015, Luc Marius Ibriga, le Président de l’Autorité supérieure de contrôle de l’Etat, annonçait les couleurs en publiant la liste de ses biens, conformément à la Charte de la transition. Mais il a fallu attendre près de trois mois après pour que s’exécutent les autres membres de la transition. Factices ? Difficile à dire à priori. Incomplètes, ces différentes déclarations posent question. Et la question que l’on est en droit de se poser c’est comment des fonctionnaires de l’Etat, à commencer par le premier ministre dont le patrimoine déclaré s’évalue à plus d’un demi-milliard de francs CFA, ont pu amasser autant de biens dans un contexte général de précarité économique ?

Avaient également défrayé la chronique les émoluments exorbitants des députés du Conseil national de la transition (CNT). Cédant à la pression populaire, ceux-ci avaient revu à la baisse leurs salaires, de plus d’un million à 880 000 francs CFA, et à renoncer à leurs indemnités spéciales de session. Aussi, est-on fondé à croire que beaucoup d’entre eux ont intégré les rangs de l’organe législatif transitionnel dans le seul but de faire fortune.

À la veille du vote de la nouvelle loi électorale, frappant d’interdiction de candidature les personnes ayant ouvertement soutenu le tripatouillage de la constitution, ainsi que les militaires récemment mis en disponibilité, l’on a assisté à des vagues d’arrestations d’anciens barons du régime Compaoré. Les motifs annoncés naviguent entre faux et usage de faux, malversations, surfacturations, etc. Si l’opinion nationale a salué ces arrestations, il est difficile de comprendre pourquoi ces personnes ont été relâchées au bout de quelques jours voire de quelques heures, comme si les torts qui leur sont reprochés s’étaient volatilisés ou n’avaient jamais existé. Cela fait penser à des actes parodiques montés de toutes pièces par des mains secrètes tapies dans l’ombre. La justice peut attendre !

Pire qu’avant ?
La transition avance certes, mais dans quel sens, pourrait-on se demander ? En effet, les services sociaux se sont royalement dégradés, avec des fournitures en eau et en électricité de plus en plus sporadiques, ne dépassant guère parfois les quatre heures par jour. Jamais le Burkina Faso n’a connu pareilles privations. Le silence radio des autorités sur toutes ces questions en est plus qu’écœurant. Jusqu’à très récemment, rien n’avait été dit sur cette situation, surtout en une période caniculaire insoutenable.

En suspendant unilatéralement toutes les émissions radiophoniques d’expression directe, sans un dialogue préalable avec les patrons de stations de radios privées, le Conseil supérieur de la communication a posé un acte liberticide, remettant en cause les acquis en matière de liberté d’expression et de la presse.

Devant ces palinodies, les détracteurs de la transition, dont les déchus de l’ancien régime, rient sous cape. Ils auront beau jeu de conclure à une incompétence notoire des autorités de la transition.

Vers une post-transition optimiste
Le temps est comme suspendu au Burkina Faso. Aujourd’hui tous les regards sont rivés vers le 11 octobre, avec l’espoir que les élections présidentielle et législatives couplées viendront replacer le pays dans un ordre constitutionnel normal. L’affluence et l’engouement pour l’enrôlement biométrique sur les listes électorales en disent long.

Au bout de sept mois de transition, le bilan est mi-figue, mi-raisin. Certes des acquis non négligeables sont à mettre à l’actif des autorités de la transition, comme l’accès aux médias des couches sociales qui en étaient longtemps exclues, le vote de la nouvelle loi électorale ou la réouverture du dossier Thomas Sankara, mais dans le même temps se sont considérablement accentuées d’autres problématiques comme les services sociaux.

Toutefois, confier à la transition l’irréaliste mandat de régler en un an des maux que traîne le Burkina Faso depuis ces vingt-sept dernières années, c’est lui demander l’impossible. N’oublions pas une chose, la priorité du gouvernement de transition est d’organiser les consultations électorales et de passer le témoin aux nouvelles autorités politiques. En attendant, la période de l’après-transition semble porter en elle les relents d’un espoir retrouvé pour un Burkina Faso réconcilié avec lui-même et engagé sur le chemin du développement et de la gouvernance démocratique.


Assinie, comme je ne l’avais jamais imaginée

Assinie 2

Ce n’est pas un village, ni une ville. C’est une station balnéaire hybride, mêlant un peu des deux. Elle se situe à 80 kilomètres à l’est d’Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. Véritable petite merveille s’étendant sur vingt kilomètres le long du littoral ivoirien, Assinie a le pouvoir de charmer le premier venu avec son calme reposant, ses sables blancs mouvants, ses longs cocotiers ombrageux et ses belles plages grouillant de monde les fins de semaine.

Pour les touristes, les expatriés et les Abidjanais en général, c’est un petit coin de paradis où l’on vient pour se détendre, décompresser et s’échapper de l’angoisse du boulot, des embouteillages monstres, du tumulte et de la pollution de la ville. Pour eux, Assinie se résume à une flopée d’établissements hôteliers haut de gamme, de restaurants-plage proposant de la cuisine européenne et ivoirienne, de villas luxueuses et de paillotes privées. Un lieu où l’on vient faire des balades en quad ou en bateau, de même que pratiquer du sport (beach-volley, surf, ski nautique, jet-ski…).

Mais pour ceux qui sont nés et qui ont vécu en ce lieu et pour ceux qui y habitent, la vision est tout autre. Assinie est bien plus qu’un simple site touristique ou un camp de vacances. Pour nous, au-delà de cette perception,  il y a avant tout des quartiers, des villages, mais aussi des familles, une vie. À Assouindé où j’ai grandi, on se cherche [1]. Puisque les salaires de gardiens de paillotes ne suffisent pas, puisque les gratifications hebdomadaires des patrons généreux ne permettent pas de joindre les deux bouts, il faut bricoler à côté. Dans les champs de manioc ou d’ananas, dans les cocoteraies, dans le petit commerce, dans les petits boulots (menuisiers, maçons, architectes autodidactes…), ou dans l’exploitation de ce que la nature offre de précieux (tisser des palissades de feuilles de cocotiers, couper de la paille pour les toitures de chaume, faire du petit élevage, etc.). Avant la décennie de crise ivoirienne, vers la fin des années 80 et le début des années 90, bien avant la dévaluation du F CFA, quand Assinie n’avait pas entamé sa mue, la nature était encore plus généreuse et les opportunités foisonnantes.

Alors que, fin 2014, mes pas foulaient à nouveau le sol assinien et que la brise douce et fraîche me caressait le visage, surgissaient de ma mémoire des souvenirs lointains comme des arrêts sur images. Il me revenait ces beaux temps passés avec mes amis : nos trajets à pied sur le chemin de l’école, nos matchs de football interminables, pieds nus, dans le sable ou sur la terre rouge, nos sessions de babyfoot dans la boutique-bar-restaurant de mon père, nos parties de pêche à la lagune… Il me revenait ces après-midis le week-end où, lorsque les patrons étaient absents, les gardiens se payaient le luxe de jouer à la pétanque.Je revoyais les visages de tous ces braves gens qui ont quitté leur bercail dans l’espoir de faire fortune sur cette terre d’Éburnie. Mais combien d’entre eux ont-ils tiré leur révérence, las de n’avoir pas vu la terre promise ? Combien d’entre eux ont-ils dû se résigner à retrouver leurs terres natales, le cœur gros de déception et l’âme en peine ? Combien encore continuent de courber l’échine malgré tout et qui, même au soir de leur vie, espèrent toujours que les fruits tiendront la promesse des fleurs ?

Une chose est sûre : Assinie a bien changé. À la fois humainement et physiquement. Tous mes amis se sont installés à Abidjan et nos voisins, les parents de mes amis d’enfance, ont déménagé. Les chalets d’autrefois ont cédé la place aux châteaux. Les Libanais ont presque tout racheté, les Français ayant dû fuir la crise ivoirienne. « Assinie est devenue Beyrouth », me disait un ami.

Lors de ce dernier séjour à Assinie, j’étais animé par un sentiment trouble : je me sentais merveilleusement bien – et retrouver mes racines –, mais en même temps je me sentais étranger. Assinie se présentait à moi sous un nouveau jour : elle était radieuse, élégante et séduisante. Jamais je n’avais posé sur elle ce regard si nouveau, si différent, si plaisant. En fait, c’est cela la force d’Assinie [2] : plus vous vous éloignez d’elle, plus elle vous attire vers elle.

Assinie

Notes
[1] La formule de la débrouillardise en nouchi, l’argot ivoirien.

[2] Alors que sont écrites ces lignes, résonne avec bonheur dans ma tête cette belle chanson de Tom Frager, Home.


Ouaga-deux-roues [*] ou comment entrer dans le secret de Ouagadougou

© alliance/dpa
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Ouagadougou est une petite ville-monde, débordante d’humanité et de générosité. C’est une métropole villageoise [1], à fière allure, où se cultivent intégrité, optimisme déconcertant et foi inébranlable en l’avenir. Elle offre à voir, dans ses rues sinueuses et poussiéreuses, un ballet incessant de voitures rutilantes, de taxis délabrés, de motocyclettes, de bicyclettes, d’ânes et de charrettes.

Dans ce fouillis, il n’est pas rare d’apercevoir des femmes, bébé au dos, chevauchant leur vélo et portant en équilibre sur la tête un grand plateau de fruits. Ou des hommes engloutis par les poulets et les chèvres qu’ils transportent sur leurs bicyclettes à destination des marchés et des maquis [2] ouagalais. Ou des scolaires et étudiants revenant des cours. Ou encore les balayeuses de la Brigade verte [3] rentrant chez elles après leur service. Il faut comprendre que le vélo, à l’instar de la moto, est avant tout multi-utilitaire : il sert à transporter humains, animaux, marchandises, pneumatique, quincaillerie, etc.

On dit de Ouaga que c’est la capitale des deux roues. Les pistes cyclables aménagées dans les principales artères de la ville, tout comme les nombreux parkings, à l’allure de marchés de cycles, en attestent clairement. Les deux-roues, motorisés ou non, permettent de combler un système de transport en commun défaillant. Mais contrairement à une idée reçue, c’est peut-être la mentalité des Burkinabè qui ne permet pas la mise en place d’une véritable politique de transport public. En effet, l’idée de posséder sa propre maison est aussi vraie et prégnante que celle de posséder son propre moyen de déplacement. Ce qui provoque un étalement de la ville, avec l’apparition des non-lotis [4], un allongement des distances et, finalement, des dysfonctionnements majeurs dans les transports urbains.

Dans cette distribution spatiale de la ville, le vélo occupe une part modale importante, quoique se classant derrière la moto. C’est le moyen de transport le plus accessible de tous. Comprendre la place du vélo dans la société burkinabè informe sur cette fracture sociale grandissante, avec une minorité riche qui s’enrichit et une majorité pauvre qui s’appauvrit. C’est ce que les rappeurs Joey le Soldat et Art Melody dénoncent dans le concept Waga 3000 [5]. Les artistes y rappent le vrai visage, misérable, de la ville, en opposition à Ouaga 2000, ce quartier chic avec ses villas cossues à l’architecture futuriste.

À la hiérarchie modale dans la ville de Ouagadougou correspond une hiérarchisation de la société [6]. Dans le trafic ouagalais, il y a un dédain en cascade du conducteur de la voiture la plus luxuriante au marcheur, en passant par le motocycliste et le cycliste. C’est pourquoi à Ouagadougou, quand on est à vélo, on rêve d’avoir une moto, puis une voiture, signe d’une véritable ascension sociale. Car comme le résume si bien le chanteur Zêdess : « Ouaga sans char, c’est la galère [7] ».

Associé à l’idée de ruralité et de débrouillardise, le vélo, tout comme la moto, est un signe distinctif de la capitale burkinabée, mais aussi objet-témoin de la paupérisation de la population. Tout en servant de moyen modal transitoire vers de meilleurs lendemains, le vélo est également une réponse à la crise du transport en commun. Mais, il peut très bien aussi, quand il n’est plus d’usage, trouver une seconde vie auprès d’un certain Sahab Koanda, le roi de la poubelle, à travers ses inventions métallurgico-artistiques [8] ou son concept de concert percu-métal [9].

Notes [*] Cette expression s’inspire du film documentaire de Idrissa Ouédraogo intitulé : « Ouagadougou, Ouaga deux roues », réalisé en 1984.

[1] Voir à ce sujet le magnifique reportage radiophonique de France Culture « Ouagadougou ville-mondes – escale 1 : Ouaga, ville lumière africaine », produit par Jean Michel Djian et réalisé par Angélique Tibau. L’émission a été diffusée le 21 septembre 2014.

[2] Terme désignant les bars au Burkina Faso et dans d’autres pays de la sous-région ouest-africaine.

[3] Créée en 1995 par la Mairie de Ouagadougou, elle est constituée de femmes assurant le balayage de la ville. Lire à ce sujet : Merneptah Noufou Zougmoré,              « Brigade verte : Ces femmes balayeuses et fières de l’être », L’Événement. L’article a été publié sur le site de Lefaso.net le 19 septembre 2005.

[4] Terme employé pour désigner les quartiers périphériques de Ouagadougou, constitués de maisons en terre installées anarchiquement sans viabilisation préalable. C’est en quelque sorte des villages urbains ne bénéficiant pas de services de base comme l’eau et l’électricité. Consulter à ce sujet: https://www.issp.bf/Publications/OPO/Focus/OuagaFocus_2012_3_FR.pdf
[5] Julien Le Gros, « Waga 3000: ‘‘l’autre visage de Ouaga’’. Portraits d’Art Melody et Joey le soldat », Africultures, 23 mars 2013.

[6] Diaz Olvera Lourdes, Plat Didier, Pochet Pascal, « Mobilité quotidienne  des citadins à faibles ressources. Les enseignements de Ouagadougou » in Tiers-Monde, 1999, tome 40 n°160, Études sur la pauvreté, prix agricoles et filières intégrées, nationalistes hindous et développement, pp. 829-848.

[7] Le terme « char » signifie motocyclette. En raison de la faiblesse du système de transport en commun, se déplacer dans la ville de Ouagadougou devient problématique lorsqu’on n’a pas de moyen de déplacement. Écouter à ce propos la chanson de Zêdess intitulée : « Ouaga sans char ».

[8] https://www.galeria-out-of-africa.com/fr/browse/page/shop.browse/category_id/28

[9] https://www.ateliers-frappaz.com/residence-kokondo-zaz-sahab-koanda.