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De l’utilisation du cliché (facile) – made in eXpatLife

Si j’avais le crayon affûté, je vous ferais ici une petite galerie de portraits bien croqués, croustillants à souhait. Des personnages qui pourraient afficher leur bouille caricaturale sous un titre équivoque et racoleur, genre : « Les Blancs et les moins blancs du quartier », ou : « Les Expats, made in Uganda ». Un truc qui pue à des kilomètres à la ronde le cliché facile.

J’ai lu récemment que les « expats » – appelons-les donc comme ça – reçoivent déjà cette insigne distinction de ne pas être des « migrants », comme tout le reste du monde en transhumance dans des pays étrange (r)s. (un compatriote Mondobog s’est d’ailleurs déjà interrogé sur cette étrange restriction sémantique – ici.)

Que leur vaut cette remarquable étiquette ? Un parcours à l’envers : à l’opposé de ces personnes qui s’exilent, obligées de quitter leur pays pour survivre ou pour mieux vivre, ils condescendent à sortir du leur pour rejoindre ces contrées sauvages où les attendent, embusqués, les spectres du palu, de la typho ou du sida, les embouteillages monstrueux, les voleurs à la tire, les serpents, la moiteur, les hôpitaux sous-staffés, les mutins, les rebelles, les insurgés de la démocratie, les perdants de la loterie capitalo-libéralo-troisxsaintes – les pauvres, quoi. Ils (on) oublie (nt) peut-être au passage les autres spectres, restés au pays, la grippe, la rame de métro bondée, les pickpockets qui les y attendent, les couloirs de l’administration fiscale et ses enveloppes bien timbrées, le vent glacial de février, les trottoirs glissants, les bien-pensants, les vainqueurs, les travailleurs (et tous ces clodos et consorts qu’il faut toujours repousser hors cadre). (Et, bien sûr, les courses de Noël.)

Je ne m’y appesantirai pas plus. J’ai écrit quelque part sur ce blog que je ne dédaignerais pas, à l’occasion, l’utilisation de la loupe grossissante à des fins toutes louables. Et, je l’avoue, j’envie ces dessinateurs qui en trois traits parviennent à donner une image qui parle bien mieux qu’un long texte. Un peu de caricature, que diable, ne fut-ce que parce que c’est dans l’air du temps, non ?

Mais à chaque fois que je m’attèle au métier, quelque chose se liquéfie. Les traits que je m’apprêtais à tracer se diluent, le sujet s’esquive, les mots me manquent. Mon crayon devient tout mou. Et la caricature m’échappe. Je reste pantoise. Muselée.

(c) Breier 2012
(c) Breier 2012

J’ai pourtant l’ardent désir de témoigner. De faire parler des images. Mais voilà. Je ne parviens qu’au prix d’un effort pénible à m’y appliquer. Quelque chose en moi résiste obstinément à se contenter de peu. En d’autres mots : à se contenter d’images prêtes à l’emploi. (Vous faudrait-il des exemples ? Je peux vous assurer que la vie d’expat vous fournit à la pelle de splendides clichés.)

Mais pourquoi ? Parce que si je cède si vite, ma course – que dis-je, mon piétinement – s’arrête. Mon élan vers l’autre. Ma curiosité. Et qu’alors, cet insaisissable mystère de l’altérité devant lequel je reste muette, bègue ou stupide, je le maltraite. Le consomme. Le mastique comme un vulgaire chewing-gum, qu’on crache quand il n’a plus de goût.

Autrement dit, je le concède, je n’y suis pas. Un peu de simplicité, l’humour, la raillerie ou la satire n’ont jamais fait de mal à personne, bien au contraire (et c’est aussi un prof de lettres qui parle). Mais voilà, moi il me faut de longs moments de contemplation. Un voyage. Une conversation sans arrière-pensée. Une flânerie autour de l’autre. Des allers-retours incessants. Des moments où je peux simplement me tenir en silence à ses côtés. Des moments où je me mets en suspens – en d’autres mots : à l’écoute. Du coup, je tâtonne. Je tourne autour de mon nombril d’apprentie blogueuse. Je tergiverse, je «procrastine», je perds le fil. (Comme vous, probablement, devez l’avoir perdu depuis un moment, si vous êtes arrivé jusqu’ici.)

Eh quoi ! Qu’allez-vous penser ?! Je suis une expat… Alors, l’écoute, c’est douloureux, que voulez-vous. Je vis dans mon trou douillet et calfeutré. Je lorgne l’autre, là, par le trou de la serrure, après avoir soigneusement fermé la porte à double-tour. Je m’assois confortablement dans mon canapé et je prends bien garde à ne jamais pousser un mot au-dessus de l’autre, parce que ça fait mal aux oreilles. Parce que jamais, au grand jamais (…), je ne tombe dans le cliché facile (meeuh non!)

Et parce que cet éloignement – de tout ce qui m’entoure – ne permet pas, si je veux vraiment être honnête, de faire d’autre portrait que le mien…

…Eh bien voilà ! Un beau cliché, à portée de main, avec tout ce qu’il faut pour faire une bonne caricature, saine, vigoureuse, et même un peu méchante, comme on les aime – mais comment ne pas y avoir pensé plus tôt ?


Bleu Kampala

Je n’ai plus envie de parler de l’été éternel. Ni des affiches gigantesques qui commencent à pulluler dans la ville; le président (en très gros plan sur les très grandes affiches, s’il vous plaît) promet un avenir radieux. Le ciel est bleu.
Mais je n’ai pas envie de parler, non plus, de cette femme penchée sur la rigole, un morceau de pagne enroulé autour des jambes et un mouchoir devant la bouche. Elle balaye la poussière, sur le bord d’une route en terre. Frôlée à chaque instant par des jeeps, des motos, des camionnettes chargées et des voitures rafistolées. Les bras qui dansent dans la fumée des moteurs. Elle repousse la terre, l’accumule ici ou là, crée peut-être des tas, des tas de poussière, des tas de terre sur la route en terre. Allez savoir.
Chacun vaque à son destin. Péniblement. A porter mille fois son poids sur lui, sous la chaleur ou dans le vent…
J’écoute la musique, les paroles – … Voyez-vous ces êtres vivants?… – et je pense à comment irait le matin, si j’étais là-bas, au Nord, dans ce petit pays d’Europe centrale. A la pluie. Aux files de voitures, plus ordonnées. Un peu plus tristes peut-être. Je suis européenne et je pense à la tristesse d’une manière que je ne pourrais probablement jamais expliquer à ma voisine ougandaise.
Et je reviens à mon matin, à ici, à maintenant. Kampala, le 30 janvier 2015. Je croise les policiers et les agents de la sécurité, leur AK47 en bandoulière. Parfois, il m’arrive de me demander s’ils sont chargés, leurs fusils. Je me fraye un chemin dans la pagaille du trafic. Des affiches pour la bière et pour les lotissements. Si grandes qu’il faudrait peut-être quarante ou cinquante corps d’hommes pour les recouvrir. Et au moins deux cents visages.
…Comme un légo avec du vent. La faiblesse des tout puissants. Comme un légo avec du sang…
Et je pourrais parler de Joël, qui tous les matins, s’assied sur le trottoir herbu, en face de chez moi, avec son costume impeccable. Sa moto veille. Il attend le client. Lundi. Mardi. Mercredi. Jusqu’à dimanche. Après l’office. Il attend. Jusqu’à ce qu’on l’interpelle: « Boda! ». Alors il allume sa moto et s’y assied, sans froisser son costume. Parfois, j’y monte aussi, sur sa moto. Nous roulons ensemble quelques instants. Il me dit que sa famille est en bonne santé. C’est bien. Je vaque à mes occupations. Lui aux siennes. Et nous nous saluons.
… La force décuplée des perdants. Comme un légo avec des dents. Comme un légo avec des mains…
Je pourrais parler de Jude, dont le frère est mort cette nuit. Qui ne sait pas pourquoi. « Il avait mal à la jambe. » Il a été hospitalisé. Coma. Et ce matin : « Mon frère est mort. » Mais de quoi?  « Je ne sais pas. I don’t know why. »

Va, Jude, va rejoindre les tiens. Pleurer ton frère. Arroser tous les autres. Même si tout ton salaire mensuel doit y passer. La mort, elle, ne passera pas. Mais pourquoi, pour quoi en parler?

… Dans le silence et dans le bruit… Voyez-vous tous ces humains?…*

* Paroles extraites du morceau Comme un légo, de l’album Bleu Pétrole d’A. Bashung, morceau écrit par G. Manset

 


La nouvelle loi anti… quoi, au juste ?

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Une nouvelle loi en examen au Parlement ougandais. Anti… quoi, au juste?

« Vraiment ? » Et déjà, alors qu’elle me demande de confirmer ce que je viens de lui dire,  une lueur de sourire affleure sur le visage de ma collègue.

Oui, une nouvelle loi réprimant l’homosexualité est cours d’examen au Parlement ougandais. Et d’après l’activiste Frank Mugisha cité par différents journaux britanniques, cette nouvelle version s’annoncerait même plus répressive que la première, condamnant plus sévèrement la « promotion » de l’homosexualité ainsi que le financement de projets de soutiens aux minorités LGTB.

 » Avant que cette loi ne soit votée… Des mois et des mois vont passer. Et peut-être même que les prochaines élections auront lieu avant sa promulgation…  » déclare ma collègue. Elle sourit franchement, maintenant. Elle semble assez convaincue, elle aussi, qu’il y a là-dessous quelque jeu politique non avoué.  D’un côté, un électorat conservateur, sur fond d’églises pentecôtistes (et d’autres bords) très actives,  de l’autre, des bailleurs prêts à brandir les pancartes « droitsdelhommistes ». Un tantinet caricatural, je l’admets, mais avec ça, vous avez les grandes lignes… Et le croquis parle de lui-même.

Si le président Museveni arrive à postposer la promulgation de cette loi après les prochaines élections, prévues en 2016 (qui ne marqueront pas moins que sa trentième année au pouvoir), il y aurait fort à parier qu’il s’en tire d’une pirouette et ne signe pas la loi. Il aurait ainsi réussi à ménager la chèvre (son précieux électorat) et le chou (les fonds d’aide au développement alloués par les bailleurs occidentaux, qui représentent encore une part non négligeable des finances ougandaises).

En attendant, si on s’intéresse d’un peu plus près à ce projet de loi, pour ce qu’on peut en lire dans la presse ougandaise, force est de constater qu’il reste des zones d’ombre. En substance, la nouvelle loi reste fidèle à la première, instaurant des peines allant jusqu’à la prison à vie pour les personnes reconnues coupables d’actes homosexuels, sept ans d’emprisonnement pour tout acte de promotion de l’homosexualité et jusqu’à dix ans pour le financement, le transport ou l’hébergement d’homosexuels.

Mais plutôt que de se référer directement à  » l’homosexualité  » et aux  » homosexuels « , la loi reprend à son compte des éléments du code pénal faisant allusion à des  » actes sexuels contre nature « . Sont repris dans cette catégorie : les relations sexuelles entre personnes du même sexe, avec un(e) transsexuel, avec un animal ou par voie anale.

Latif Ssebalgala, un parlementaire cité par le Daily Monitor, explique que les différences avec l’ancienne loi abrogée en août dernier (pour un problème de procédure) sont minimes, uniquement liées aux mots utilisés. David Bahati, autre parlementaire et auteur de l’ancienne loi, affirme quant à lui que cette loi est indispensable pour protéger les mineurs et les personnes vulnérables qui pourraient être la cible des homosexuels. Cecilia Ogwal, parlementaire dans l’opposition, abonde dans ce sens : l’homosexualité n’est pas tolérable en Ouganda tant que les homosexuels prendront pour cible les enfants et les personnes fragiles. La boucle est bouclée.

On a envie de demander (moi, j’ai envie, en tout cas) : pourquoi, dès lors, ne pas se contenter de condamner tout abus sexuel perpétré à l’encontre de mineurs ou autres victimes, quelle que soit l’orientation sexuelle de son auteur ? En quoi les homosexuels représenteraient un danger  particulièrement aigu à ce niveau ? Et pourquoi, si c’est pourtant bien eux qui sont visés par la loi, ne pas appeler un chat un chat ? Atermoiements linguistiques, glissements de sens, flou sémantique – on tergiverse. D’ailleurs, ne pourrait-on pas reprocher à l’auteur de ce billet de faire ici la  » promotion  » de l’homosexualité ?

Bien entendu, je me sens très peu autorisée à juger des valeurs d’une culture qui n’est pas la mienne. Je n’oublie pas non plus que l’homosexualité a été longtemps sévèrement condamnée en Europe et ailleurs dans le monde. Mais ici comme ailleurs, au-delà de toute l’hypocrisie du jeu politique, il y a quelque chose qui m’interpelle : la difficulté pour toute société humaine de définir précisément celui qui incarne le mal à ses yeux, la réticence à assumer un instinct – une méfiance, une peur, un rejet – comme le besoin de trouver des boucs émissaires et des garde-fous. Et cette tendance, aussi, à généraliser. Comme il est commode d’oublier que l’autre, l’homosexuel, l’étranger, le croyant ou l’athée, l’artiste ou le bourgeois, l’activiste ou le politicien, c’est avant tout un individu, un être complexe, un humain en devenir, qui échappe dès lors à la mainmise des étiquettes.

Alors, cette nouvelle loi en discussion ? Anti – … Quoi, au juste ? Peut-être, comme le suggérait mon autre collègue, que les gens d’ici sont un peu trop démunis pour s’y arrêter. La plupart ont d’autres chats à fouetter.


Profession: Vee-jay (fin)

Video halls Uganda 1
« Go down » – Video hall – (c) Uganda Video Slink

Pendant des années, on s’est beaucoup écrié que les « video halls » étaient des antres de perversion. Des enfants y faisaient l’école buissonière, troquant en chemin leur chemise d’uniforme pour un t-shirt plus anonyme qu’ils avaient caché dans leur sac. Depuis, un contrôle plus strict est mené par les autorités locales et par les représentants de l’association professionnelle des veejays. L’accès à ces salles de projection est interdit aux enfants en période scolaire. De même, les films jugés trop subversifs seront écartés.

S’ils atteignent jamais le Vee-jay… Le plus souvent propriétaire ou gérant du « vidéo hall » où il travaille, c’est lui qui opère la sélection des films à projeter. Et le V.J. s’abreuve à la culture de masse véhiculée à gogo sur la toile, sans forcément disposer des outils pour s’intéresser à un autre type de cinéma, auquel il a de toute façon rarement accès.

Cependant, pour revenir à Bergman, Sammy doit reconnaître que les films qu’il a vus, il les a trouvés très éducatifs. « On y apprend comment se comporter, ce qui est bien et ce qui est mal. » L’ascendant moral, l’influence culturelle, la suprématie de la langue – le pouvoir, ne fut-ce que symbolique, de l’ancien colonisateur est toujours bien là, en filigrane. On perçoit d’ailleurs bien, dans leurs discours, la fierté qu’il y a pour les V.J. à être admirés et reconnus pour la qualité de l’anglais qu’ils parlent – « British English », insiste Sammy.

Sur la place où, quelques jours plus tard, le minibus nous dépose, Sammy et moi, s’alignent des baraques en tôle et en bois, toutes similaires. Un quartier tranquille, presque rural, des faubourgs de Kampala. Des poules grattent la poussière, un enfant nous regarde venir. Un panneau, dont on peine à lire l’inscription à la craie, se dresse devant un rideau élimé qui masque l’entrée d’une de ces baraques. On l’écarte et on s’enfonce dans un couloir obscur. On finit par déboucher dans une salle d’une centaine de mètres carrées, dont les parois, faites de larges planches mal équarries, sont colmatées par des morceaux de cartons. Il fait sombre. Le sol en terre battue est recouvert de rangées de bancs en bois. Pour le prix d’un « chapati », les gens du coin peuvent venir s’y asseoir pour assister à une projection commentée ou pour regarder un match de la Champions League. Mais aujourd’hui, coupure de courant, l’électricité fait défaut. V.J. Emmy, le propriétaire des lieux, essaie de faire tourner un petit générateur poussif, pour allumer le téléviseur sur la chaîne sportive. Pas de film, l’énergie requise par la table de mixage est trop importante pour que le générateur suffise à la faire fonctionner. « Normalement, nous allons parfois jusqu’à sept projections par jour », me confie-t-il.

Son travail doit alors s’apparenter un peu à un marathon sportif, sans compter la concentration nécessaire. Sammy et Emmy sourient à ma réaction. C’est un peu comme la performance d’un acteur seul en scène, me répondent-ils… « C’est fatigant, mais ce qui compte, c’est qu’on aime ce qu’on fait et que les gens nous aiment. » Les bons veejays sont recherchés, on s’arrache les copies des films qu’ils ont doublés. « Ici, me dit Sammy, si un ministre traverse la place, les gens ne le reconnaîtront pas, mais tout le monde connaît Emmy. »

Amuseur public, interprète, le veejay n’assure pas la même transmission qu’un conteur traditionnel, mais il joue avec des parcelles de ces cultures de masse envahissantes, issues d’un monde global, et les mâtine d’accents locaux, d’inflexions familières, de répétitions attendues. Ce faisant, il leur insuffle une énergie bien particulière, qui s’infiltre dans les interstices et défie leurs tentatives d’homogénéisation. Son public les ingurgite et se les approprie en y recréant des saveurs locales, dans un mouvement qui tient à la fois de la résistance et de la porosité.


Profession: Vee-jay (suite)

Video halls Uganda
Video-hall, Ouganda – (c) Video Slink Uganda

Mais le Vee-jay fait bien plus que traduire les dialogues ou les sous-titres dans la langue locale… Il paraphrase l’action, sans craindre la redondance, quitte même à l’amplifier un peu. Et il met son grain de sel. « Les gens ont envie qu’on pimente ces films, qu’en quelque sorte on les améliore ». Qu’on les rendent plus relevés, ou plus digestes, c’est selon. Il faut que le spectateur puisse vraiment apprécier le spectacle, quel qu’il soit au départ : les films peuvent être issus de l’industrie du cinéma indienne, hollywoodienne ou coréenne, la majorité ont au moins un point en commun, ils viennent de l’étranger. La narration et les personnages répondent à des codes bien spécifiques qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la culture locale, ni l’humour, ni le rythme, ni le langage visuel utilisé pour les rendre. « Je fais en sorte que les spectateurs aient l’impression d’y être… » Et, surtout, qu’ils s’amusent.

« D’ailleurs, on enregistre aussi sur les films locaux. » Le public en redemande. Il n’est alors plus question de doublage, mais juste de commentaires. Même sur les films du cru, qui n’ont pas besoin de traduction, les gens veulent entendre les interventions du V.J., cette voix qui crée la proximité en jouant avec les référents locaux, tout en introduisant par là-même, et paradoxalement, une distance avec le film lui-même.

Pendant ces projections dans les « video halls », le veejay travaille en direct. Assis devant sa console de mixage, sous l’écran, il joue avec son interrupteur, pour couper le son du film aussi souvent que nécessaire, lorsqu’il faut traduire les répliques, expliciter une séquence ou lâcher un commentaire piquant. « Vous voyez le gangster, là ? Eh bien, il s’est invité ici, parmi nous, il est là, assis au dernier rang ! » Il se met dans la peau des personnages, dont il doit rendre les émotions, pour que le public puisse aussi les ressentir. Mais ce n’est pas tout… Un bon V.J. connaît son public. Il sait ce qui le fera sourire ou franchement rire. Son rôle est de lui faire passer un bon moment. Quitte à tricher un peu…

Lorsque les mots deviennent crus, il adoucit, il contourne. Quand certaines situations en rappellent d’autres, il y fait allusion et n’hésite pas à faire le grand écart. Mais Sammy insiste : on ne critique jamais ouvertement le gouvernement. Il faut utiliser des voies détournées, dit-il, avec un geste éloquent. Et puis, surtout, on galvanise le public, on l’apostrophe, on le secoue, on ne lui laisse aucun répit. On atteint parfois un rythme hallucinatoire, un flot constant de paroles, assénées avec l’énergie que dégagent les prêcheurs pour convaincre leurs ouailles. Acquises à la cause ?

Il semblerait que le V.J. incarne souvent un rôle social, l’emblème ou le gardien d’un certain vivre ensemble : dans son discours, il fait référence, en les mettant en relation avec les personnages du film en cours, à des personnes réelles, caricaturées, dont l’évocation emporte immédiatement l’adhésion du public. Tel parlementaire systématiquement endormi pendant les débats, tel politicien véreux aux agissements douteux, tel voyou de quartier à l’aura indéniable, ils sont les protagonistes de la saga sociale que tous s’accordent à partager, garante d’une certaine cohésion. Le veejay convoque ces figures, en amenant ainsi l’intrigue et les personnages du film dans l’arène, jouant la carte de l’identification : regardez, eux, c’est nous, vous ne vous reconnaissez pas ?

Mais Sammy insiste : il s’agit avant toute chose de faire en sorte que les gens s’évadent quelques temps de leur quotidien et oublient tous leurs soucis. Un subtil dosage d’énergie, de rêve et d’humour à transmettre. Peu importe, finalement, le type de film qui est projeté. Même si Sammy avoue que sa préférence va aux thrillers, aux films d’aventures et, surtout, aux histoires de tribunal. « Ceux qui m’apprennent le plus et qui plaisent le plus à mon public. »

« J’aurais aimé être avocat », me glisse-t-il. Et moi je ne peux pas m’empêcher de superposer les effets de manche et l’éloquence des gens du métier à la verve et au bagout du V.J. Mais Sammy maintient aussi qu’il apprécie qu’un film soit édifiant. Il pense qu’un film peut avoir un impact réel sur le spectateur. La morale de l’histoire lui importe. Et dans les films qu’il traduit, souvent, les méchants finissent en prison ou au cimetière.

Et les nus, les homosexuels, le sexe ? Sammy hoche la tête. Il me le rappelle : on choisit les films qu’on projette en fonction de l’audience pour laquelle on les projette. Un bon V.J. connaît son public et sait ce qui peut le choquer. « S’il faut censurer, on censure. »


Profession: Vee-jay

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DVD doublés par des V. J. (c) SdL.

 Vee-jays? Non, ce ne sont pas les acolytes des D.J. des clubs branchés de Kampala.  Les V. J. ont un rôle bien particulier. Doubleurs, interprètes, stars, comédiens, pirates, conteurs, les qualificatifs ne manquent pas, sur la toile, quand il s’agit de les décrire. Mais beaucoup ignorent cette facette de la culture populaire ougandaise. Un artiste suédois, Markus Öhrn, était venu les filmer en Ouganda, il y a quelques années. Il leur avait demandé de traduire des films de Bergman, curieux de voir comment ces œuvres, emblématiques d’une certaine culture européenne, allaient être interprétées dans les quartiers populaires de Kampala. Son documentaire, projeté récemment dans un festival à Bruxelles, a servi de prétexte pour que je réalise ce reportage.

Quand je demande à Sammy ce qu’il a pensé des films de Bergman, il marque un temps d’arrêt. Il finit par avouer qu’il lui a fallu du temps pour commencer à les apprécier. Il aime la culture européenne parce qu’elle a un côté immuable, pense-t-il, fidèle à elle-même. Une dimension ancestrale justement souvent associée à une certaine image de la culture africaine. En tout cas, les films de Bergman n’ont pas fait long feu dans la programmation de Sammy. « Trop peu de mots… »

Je ne sais pas pourquoi, j’imaginais que j’allais tomber sur un gars au look travaillé, avec les incontournables lunettes noires, une montre rutilante, un ou deux acolytes collés aux basques, façon gardes du corps. La description qu’on m’avait faite des vee-jays était celle de demi-stars, jouant de leur popularité et de ses accessoires. Un mélange entre l’acteur de série télé à succès et le rappeur gangsta. Mais l’homme qui se tient devant moi, ce jour-là au centre culturel national ougandais, porte une chemise sobre sur un pantalon foncé et arbore un sourire jovial. Il pourrait passer pour n’importe quel négociant ou professeur de la classe moyenne.

Son bagout va venir rapidement pimenter cette image un peu lisse. Sammy est devenu V.J. par vocation. Dès l’enfance, il passe son temps à regarder des films. Il se trouve un maître, V.J. Cuts, et après avoir terminé ses études (un diplôme en journalisme, après tout, il s’agit encore de transmettre quelque chose aux gens, me dit-il) il a commencé à travailler comme veejay, malgré l’opposition de sa mère, qui voit cela comme une occupation bien peu sérieuse : « Ce sont les marginaux, les toxico et les mauvais garçons, qui font ça… »

Le premier film qu’il a traduit est The living daylights. Un James Bond… Ses yeux brillent encore au souvenir de sa performance. « C’est un travail difficile, il s’agit de faire de sérieuses recherches avant de se lancer dans le doublage d’un film. Tout le monde regarde des films, tu peux très bien avoir un avocat, un ministre, un docteur dans ton public – si tu n’utilises pas les bons termes techniques, tu passes pour un amateur. » Et puis il faut rendre l’histoire compréhensible pour le commun des mortels.

Entendons : un public composé principalement de personnes qui n’ont pas d’accès privé à la télévision, qui ne parlent pas anglais (ni chinois, ni coréen, ni hindi, d’ailleurs), qui peinent même parfois un peu à lire ou écrire. C’était le cas au départ, en tout cas. Parce qu’ensuite, progressivement, le public des veejays, celui des « video halls », s’est élargi à tous les acheteurs de dvd doublés et vendus par ces mêmes veejays. C’est-à-dire potentiellement à peu près tout le monde.

La boutique où Sammy vend les copies des films qu’il a traduits, dans le centre de Kampala, propose pêle-mêle au badaud des saris, des lunettes de soleil, des téléviseurs et des lecteurs dvd, des chaussures et des casquettes, et enfin, tout au fond, rangés par genre dans des casiers en bois, des centaines de copies pirates de films américains, coréens, indiens, chinois, nigérians, néo-zélandais, parfois européens, plus rarement ougandais.

Les coûts de location de l’espace sont répartis entre les différents commerçants – impossible de se payer seul ces vingt-cinq mètres carrés en plein quartier commercial. On est dans le cœur vibrant de la ville, qui fourmille de motos-taxis zigzagantes, de piétons affairés, de minibus bondés, de camions lancés à plein régime, de porteurs remontant péniblement le flot, leur chargement oscillant dangereusement au sommet de leur tête ou de leur bicyclette. Le nom de la boutique apparaît au dessus de la porte, Good movies ✚ stuff, la croix chrétienne en guise d’esperluette.

Sammy m’invite à le suivre, en me pliant en deux, dans un réduit situé juste à l’arrière de son étalage. Assis sur de petits tabourets sous les étagères, il me fait les honneurs de son studio de doublage – un écran, un micro et un système d’enregistrement, un lecteur dvd, le tout sur un mètre carré. Quand il enregistre, les autres vendeurs sont priés de se taire.

« J’interprète tous les rôles, femmes, hommes, jeunes ou vieux. » Il faut suivre. Le veejay double et commente le film en coupant le son original aussi souvent que nécessaire. On a alors quelque chose qui s’apparente à la logorrhée du commentateur sportif, sur fond de bande-son entrecoupée. Le rythme est généralement très rapide ; comédies et thrillers américains, romances indiennes ou films d’action coréens, les scènes s’enchaînent et se ressemblent.

Détrompez-vous. Le V.J. s’investit beaucoup plus que le journaliste qui commente un match de foot, affirme Sammy, qui a pendant un temps travaillé pour une radio. C’est un investissement total, le public doit le sentir. Et puis, il y a l’étude, la phase préparatoire. On regarde le film, plusieurs fois au besoin, on fait les recherches nécessaires sur internet ou dans le dictionnaire : termes techniques juridiques, militaires, médicaux, scientifiques, il s’agit d’être précis, le V.J. est le garant de la bonne compréhension du public : au-delà de la simple traduction, d’une transmission « réussie ». Et quand c’est le cas, on le lui rend bien.

Le veejay professionnel fait son apparition à Kampala dans le courant des années quatre-vingt. Il travaille dans les « video halls ». Ces petites salles de projection ont fleuri à cette période, suite à la débâcle économique initiée par Idi Amin lorsqu’il a mis à la porte tous les commerçants indiens. Les cinémas, assez florissants, ont alors fermés. Mais le besoin de divertissement n’a pas disparu pour autant. Et certains ont rapidement saisi l’opportunité.

Les « video halls » ont commencé à voir le jour un peu partout, dans les quartiers populaires des villes et sur les places des villages, en bois, en tôle et en carton – du temporaire qui a fini par durer, comme beaucoup de ces constructions informelles. Seul hic : les films qu’on vient y voir ne sont jamais doublés ou sous-titrés en langues locales. C’est comme ça que le métier a vu le jour. Doubleur en direct.

–  A  SUIVRE – 


Je n’ai pas de temps à perdre

Ce matin, John louvoie dans le trafic en grognant sur les conducteurs trop lents à la détente. Il nous conduit à l’école où je vais déposer mon fils, trois ans, et une autre petite fille.

« Allez, avance… Avance! »

Il parvient à doubler quelques voitures et se lance dans la perpendiculaire, moins fréquentée à cette heure de la journée. Je lui demande s’il a passé une bonne fête de l’Indépendance.

« Fête de l’Indépendance!? »

Il manie habilement la voiture et se glisse entre deux camions qui crachent une fumée noire et odorante. Je pense aux poumons des enfants. Je lui demanderais bien de fermer les fenêtres, mais quelque chose m’en empêche. John passe une bonne partie de sa vie dans les bouchons de Kampala. Fenêtres ouvertes, sans doute pour que l’air circule. Fenêtres ouvertes, peut-être pour ne pas devenir claustro. Fenêtres ouvertes parce qu’il y a d’autres problèmes plus urgents que la santé de ses poumons, peut-être.

« Fête de l’Indépendance?! Je n’ai pas de temps à perdre. » Le ton est sans appel.

« Mais quelle indépendance? poursuit-il, en crescendo. Ce que tu vois ici, ce n’est que la façade. Il y a des gens qui n’ont pas de quoi manger, ici. Il y a des gens qui ont faim. Les gens ne travaillent pas; ils n’ont pas de travail. Les enseignants sont mal payés. Jamais, jamais tu m’entends, je n’enverrai mes enfants dans une école publique. »

Mon fils intervient doctement : « Mon école est à Bugolobi ». John rit. Nous arrivons. Il se gare avec beaucoup de dextérité entre les 4×4 qui pullulent aux abords de l’école internationale. Nous entrons. Les professeurs arborent qui une tenue traditionnelle d’un des coins du pays, qui les couleurs du drapeau ougandais. Il va y avoir un spectacle.

Sur la route du retour, lorsque je l’interroge sur l’âge de ses enfants, John me tend une enveloppe. Des photos de sa fille, vêtue de la toge et de la coiffe des cérémonies de remise des diplômes et de son garçon, diplômé depuis l’an dernier, me dit-il. « Mes trois enfants seront passés par l’université ». Et il se tait. Je pense à ce qu’il peut gagner, comme chauffeur de taxi. Je règle la course. Avant de me saluer, il ajoute: « C’est presque un sacerdoce, de vouloir leur offrir cette instruction. Il faut vraiment s’y consacrer corps et âme. »

Il n’y a pas de temps à perdre.


Independence Day

Le 9 octobre, le pays où je vis fête son indépendance. « Happy Independence Day » disait ce matin ma voisine à son interlocuteur, au téléphone.

On se souhaiterait donc « Heureuse fête de l’indépendance ». Un peu comme « Joyeux Noël », »Bonne année », « Heureuse Pâques ». (« Bonne fête de la femme » – celui-là aussi je l’ai déjà entendu).

Je m’empresse donc de souhaiter, moi aussi, un heureux jour de l’indépendance ougandaise à tous les Ougandais que je croise. Mais que suis-je exactement en train de faire?

Leur rappeler qu’ils ont été colonisés? Les féliciter d’avoir échappé au joug impérialiste d’une nation plus riche et très gourmande? Les congratuler pour cinquante-deux ans d’autonomie? (Autonomie. Hmpf. Je ne veux pas être rabat-joie, mais le pays est encore largement arrosé par l’aide internationale). Ou simplement me réjouir avec eux d’une journée où Kampala respire mieux, ses routes habituellement congestionnées presque vides, ses taxis (mini-bus) généralement bondés plus légers, ses écoles où les enfants se pressent quotidiennement à plus de cinquante par classe fermées. Les oiseaux chantent. Comme tous les jours. Mais aujourd’hui, on les entend.

Et pour les Ougandais, justement, que signifie cette journée? Innocent Anguyo se l’était demandé aussi, l’an dernier, en allant interroger ses compatriotes à propos de cette fête (à lire ici)

Ma voisine, elle, n’a jamais fêté l’Indépendance. « Il y a des gens qui le font. Préparent un bon repas. Moi je ne l’ai jamais fait. » Quand elle souhaite une bonne fête de l’Indépendance à son amie, au téléphone, elle accorde alors peut-être simplement de l’importance à ce moment particulier, où deux personnes rentrent en contact – la salutation -, comme il est d’usage. Ou elle fait instinctivement référence à une réalité qui, si elle a beau être abstraite, les réunit. Quant à mon voisin, il n’a pas peur de l’affirmer: « Je fête Noël. Mais pas l’Indépendance. Les gens se détendent, c’est un jour de congé. Mais ils ne sont pas satisfaits du gouvernement, alors… »

Ca n’empêchera pas Museveni, en bonne compagnie, de prononcer son discours, devant ses bataillons d’hommes armés. Comme la semaine dernière, lorsqu’a été célébré le presque centenaire de la police ougandaise. La police. Que voulez-vous…