eric

Massage à la tronçonneuse

« Masser : pétrir différentes parties du corps ».

Il y a quelques années, une dame pétrit les différentes parties de mon corps, avec l’application d’un boulanger qui prépare son pain.

Je fus massé au SPA de l’hôtel Hilton-Nordica de Reykjavik. Cadeau d’anniversaire d’Olivier et Thorunn.

En arrivant, un peignoir et une serviette me furent remis. Je devais prendre une douche et me savonner avant d’être relaxé. N’ayant aucune expérience significative des us et coutumes du massage islandais, ni d’ailleurs du massage en général, je me douchai avec mon maillot de bain. Si bien qu’en arrivant dans la petite pièce où se trouvait la table de torture, dissimulée sous l’apparence d’un lit confortable avec draps et couverture, j’étais encore fortement humide. Un détail.

J’avais souhaité être manipulé par une femme.

Moins pour l’expectative de massages Houellebecquiens (« Plateforme » – Ed. J’ai Lu), que pour la supériorité supposée de la femme sur l’homme en matière de douceur et de sensualité. Je souhaitais pouvoir imaginer que cette séance pendant laquelle une femme allait faire voyager ses mains sur mon corps serait le prélude à une expédition tout autant érotique que virtuelle. Je désirais que le plaisir d’être relaxé s’accompagne de l’idée vaine d’être autrement soulagé. En gros, je voulais pouvoir m’abandonner totalement, les yeux fermés, mais l’imagination grande ouverte, aux mains prétendument expertes de cette dame.

Après 30 longues minutes, au cours desquelles je découvris que mes mollets, mes reins, ma nuque, mes bras, et même mes oreilles, pouvaient être beaucoup plus sensibles que je ne l’imaginais, je m’abandonnai finalement à l’idée que le massage pût aussi s’avérer contractant. Ce qui ne correspondait pas exactement à l’idée que je m’en étais faite dans un premier temps.

« You are contracted », me dit d’ailleurs la dame, perspicace.

Pendant le premier quart d’heure, je fus donc partagé entre la tentation d’arrêter la séance et l’envie de réclamer un peu d’indulgence auprès de cette femme, sadique par ignorance.

Je ne fis ni l’un, ni l’autre.

Et ce fût avec la détermination du patient qui supporte l’extraction d’une dent rageuse, que je tus les douleurs provoquées par la dame. Après l’effort, le réconfort, m’étais-je dit confiant.

Au bout d’un quart d’heure, m’étant retourné sur le dos et me voyant les yeux ouverts, la dame entreprit de me parler. Il ne lui suffisait plus de s’acharner sur le potentiel riche et varié des zones sensibles de mon corps, il lui fallait maintenant triturer mes neurones en me harcelant de questions dont l’intérêt ne généra pas l’euphorie.

Les « Are you french ? », « From how long have you been in Iceland ? » et autres « Do you like this country ? », se succédèrent donc au rythme de mes réponses, dont la précision n’eurent d’égale que leur concision.

« Yes », « Eight », « Yes ».

Pressentant que sa capacité à renouveler les sujets abordés était inversement proportionnelle à ses talents de tortionnaire, je décidai d’opter pour la stratégie des « yeux fermés ».

Vraiment chouette la stratégie des « yeux fermés ».

En temps normal, elle se révèle d’une redoutable efficacité.

Une personne dotée d’un minimum de prévenance, voire plus prosaïquement d’un cerveau, comprend qu’un individu ayant les yeux clos est soit en train de dormir, soit mort, ce qui n’était pas encore totalement mon cas, mais que dans les deux hypothèses, il était vain de s’adresser à lui.

Je crus pendant les rares secondes de silence qui me furent offertes que ma tactique avait été la bonne. C’était sans compter sur le pouvoir de nuisance de mon bourreau, qui cherchait sans doute matière à tortures inédites. Elle finit par trouver. La créativité ne s’exprime jamais mieux que lorsqu’il s’agit d’occire son prochain. Abandonnant le mode interrogatif, dont elle avait pu mesurer le peu d’influence sur mon débit oral, elle décida de me parler d’elle et de sa vie. Bien que je n’eusse plus à répondre, je tardai à m’enthousiasmer pour cette sollicitude narrative qui impliquait au moins de ma part l’apparence d’une écoute polie, que j’honorai par quelques onomatopées placées aux moments opportuns : « Ha ? », « Mmm mmm », « Hooo ! », etc.

Outre le fond sonore aquatique prétendument relaxant et les triturations obstinées de la dame, il me fallait maintenant subir les révélations niaiseuses de l’existence insipide de mon bourreau.

J’eus sans doute pu me taire complètement, mais peut-être avais-je pensé l’amadouer en lui faisant croire que sa conversation m’enchantait.

J’avoue avoir intégralement oublié son monologue, dont je ne pourrais malheureusement pas faire état ici. Mais je me souviens m’être efforcé de l’associer mentalement au son de l’eau qui sortait des hauts parleurs, afin de m’éviter une souffrance de plus. Je souhaitai noyer ces mots oiseux dans le flux aqueux d’une sorte de mélopée.

Je parvins enfin à me détendre à la 29e minute, épuisé par autant de sollicitations en si peu de temps. La dame m’abandonna à la trentième très précisément. Le sang aussi c’est de l’argent. Je demeurai seul dans la pénombre de la pièce de 5 ou 6 mètres carrés, fier d’avoir survécu, satisfait d’avoir défié mon corps avec succès et d’avoir mis ma volonté à rude épreuve. J’imaginai que ces massages auraient en définitive un impact positif.

En quittant la petite salle, décidé à découvrir tous les instruments de torture du SPA Hilton-Nordica de Reykjavik, je me dirigeai vers les pots d’eau chaude afin de tester leur pouvoir d’affliction spécifique. Pour être honnête, je voulais en réalité m’y cacher pour profiter enfin d’un ultime moment de décontraction. Et en effet, pendant quelques instants je pus savourer le vrai bonheur de me retrouver dans une sorte d’immense baignoire ronde qui diffusait une eau très chaude.

« Now, would you like I take care of your shoulders ? It is included ».

Les yeux brusquement grands ouverts, je me trouvais dans la situation du gars victime d’un violent psychopathe tout droit sorti d’un film d’horreur et qui a fini par retrouver sa proie alors que celle-ci pensait lui avoir échappé. La dame aux mains de fer et à la parole d’argent m’avait débusqué. Avant même de pouvoir formuler des réticences, elle avait commencé à s’accrocher à ma nuque. C’était fou une telle obstination. Au moins s’était-elle tue pendant ses courts instants.

Dehors, enfin libéré, je repensai à cette expression qui tend à exonérer les personnes à l’origine d’attentions ratées : c’est l’intention qui compte.


Un peu d’anti-américanisme primaire

Islande. 4 juin 2016.

Depuis quelques jours, j’ai entamé mon périple. Je suis mandaté par un éditeur français pour écrire un guide sur l’île. Trois semaines en vadrouille.

Parti aujourd’hui de Stykkishólmur, me voilà dans le ferry qui m’emmène vers les Fjords de l’ouest. Il y a du monde. Allemands, islandais, quelques français causant comme s’ils étaient dans un salon de thé, beaucoup d’américains.

Les américains sont un peuple joyeux. Ils parlent fort. Sans faire de pause. Et rient beaucoup et souvent. À peine l’un d’eux a-t-il achevé sa phrase qu’un autre s’esclaffe d’emblée et qu’un troisième poursuit ou commente ce qu’a dit le premier. Tout est dans le rythme; tout est dans cette capacité qu’a chaque individu du groupe de repérer l’exact moment où placer son intervention afin qu’il n’y ait jamais de blanc. Ces jacassements sont littéralement interminables. Malgré mes efforts, je ne parviens pas à déchiffrer ce qu’ils disent tant ils mâchonnent. C’est tout de même étonnant cette façon qu’ont les américains (ou en tout cas ces américains-là) de s’approprier une langue en modifiant la manière de prononcer les mots. Bref. Tout cela me paraît abscons. À peine puis-je comprendre l’espace d’un moment que l’une des dames raconte l’histoire d’une tierce personne ayant appris le même jour qu’elle avait perdu ses parents dans un accident et qu’elle était atteinte d’un cancer. Foutue journée. La fin du récit déclenche instantanément un « Oh my god » unanime soutenu par les mines contrites des auditeurs. Heureusement je n’ai pas le mal de mer.

Donc, mes américains papotent sans interruption. C’est bruyant. Et comme s’il ne leur suffisait pas de solliciter mes oreilles, le groupe a manifestement entrepris de titiller ma vue aussi.

C’est qu’ils sont gras ! Ben oui. Je veux dire pas une petite graisse superflue, non ! Une sorte de rondeur débordante, pérenne et généralisée. Des morses. Affalés ainsi dans les fauteuils de la grande salle du ferry, ils me font penser à des morses. Des morses paisiblement échoués sur les sièges solidement fixés au sol. Des morses gloussant paisiblement en anglais et partageant des anecdotes sordides.

Et à mesure qu’ils parlent et qu’ils parlent encore, leurs mains s’agitent dans tous les sens comme pour compléter ce qu’ils disent. Il faut imaginer ces mammifères activant leurs quenottes dodues sans bouger leurs bras. Trop lourds sans doute. À force de patience, ce brouhaha insignifiant finit par se confondre avec les vibrations du navire qui avance lentement dans le brouillard.

Halte à Flatey. Littéralement « l’île plate ». Ça ne s’invente pas.

Les américains sont partis. Le silence est resté.

 


Espèce de sale vieux !

J’ai 53 ans. Personne n’est parfait. Ma prose n’est pas celle d’un jeune gars aux neurones nombreux et frétillants. J’ai bel et bien 53 ans. Bien qu’ayant conservé l’acuité intellectuelle d’un Prix Nobel de physique, le visage lisse et bronzé d’un jeune premier et le corps musclé d’un athlète de haut niveau, il me faut admettre avoir vu le jour l’année où John Fitzgerald Kennedy fut assassiné et où Martin Luther King prononça son célèbre discours sur la ségrégation raciale. Ce dernier événement constitue d’ailleurs un préambule idéal pour mon sujet. Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis. Une éternité. Une vie.

Si j’aborde le sujet de mon âge, ce n’est pas tant parce qu’il me préoccupe – quoique – que pour manifester mon dépit : au-delà de 30, voire 35 ans, certains homo sapiens se voient refuser l’accès à des activités dont on pouvait supposer qu’elles réclamaient pourtant une certaine maturité.

J’ouvre d’ailleurs une parenthèse en rendant hommage à l’équipe de Mondoblog, qui n’a pas jugé utile de prendre en considération mon âge pour m’autoriser à publier ici-bas.

Il y a quelques années une charmante Jane m’avait invité à participer au Européan Young Journalist Award. À la clé, un séjour culturel à Berlin tous frais payés ; ça motive !
Pas de bol. Il me fallait avoir entre 17 et 35 ans pour m’inscrire.
17 ans minimum, 35 ans maximum.
« But why », fus-je à l’époque enclin à me dire ?
Je confesse être demeuré perplexe quant aux motivations des organisateurs.
Car aux antipodes de ces 18 ans d’écart il y a un adolescent qui se rêve peut-être grand reporter et un(e) possible journaliste averti(e) en mal de notoriété. Pourquoi faire cohabiter deux profils que tout sépare et exclure le quinqua naïf et néanmoins motivé que j’étais ?

Ce « young » doit être entendu au sens littéral !

m’a dit Paul, un ami musicien.

Il n’était pas ici question d’expérience. L’enjeu du concours ne visait pas à permettre à des journalistes en herbe de faire la démonstration de leur talent supposé. Il « suffisait » – non – il FALLAIT être jeune pour participer. C’était une condition nécessaire et suffisante pour celui qui prétendait disserter sur « l’élargissement de l’Union Européenne, ses nouveaux pays membres, les changements en Europe de l’Est depuis la disparition du Rideau de fer… »

Et moi qui prétendait connaître les centres d’intérêt des ados de 17 ans.

Pourtant, sauf erreur ou omission de ma part, ni marathon éprouvant, ni défilé en maillot de bain n’étaient au programme. La jeunesse pour la jeunesse mise à part, aucune autre condition n’était requise.
Comme si ce sésame pouvait être un gage unique et absolu de pertinence.
Nous vivons une époque formidablement étonnante.

Je ne me lancerai pas dans une analyse sur le sens de ce mot (jeune), ni sur les conditions requises pour s’en prévaloir. Il me suffira de lui substituer les termes BLANC, CATHOLIQUE ou MÂLE pour révéler, s’il en était besoin, le caractère discriminatoire de cette sympathique compétition, qui outre 2 ou 3 journalistes professionnels, comptait parmi les membres de son jury, un représentant de la Commission Européenne.
Je suppute que les humanistes du monde entier se seraient élevés contre semblable forfaiture si elle s’était présentée : un concours de journalisme réservé aux cathos couillus de race blanche. Mais je n’entendis personne, ne serait-ce que murmurer, pour protester contre cette ségrégation qui tend à se généraliser, fondée sur la date de naissance.

Quant au prix de journalisme à gagner, c’était sans rigoler que ces adeptes de l’ouverture et garants de la liberté d’expression lui avaient donné le nom de « Enlarge your vision ».
Plus c’est gros, plus ça passe.

sale vieuxVous êtes jeune créateur… ET vous avez moins de 30 ans

Autre exemple qui date lui aussi un peu.

J’avais d’abord subodoré le pléonasme.
Que nenni.
En 2009, pour avoir une chance de devenir lauréat de la Fondation de Jean-Luc, il fallait être un créateur débutant ET jeune ou bien un professionnel des médias ET jeune.

Bon, en dépit de quelques piges réalisées ici ou là, je ne pouvais guère revendiquer le statut de journaliste. Et si (presque) aucun éditeur ne s’était alors manifesté pour publier mon « Sex à Reykjavik », je ne pouvais davantage m’octroyer celui d’écrivain.

Cependant, n’était mon âge canonique, mon expérience dans la communication aurait pu me permettre de postuler. Re-pas de bol. Une fois encore, mes 552 mois d’existence se révélèrent un handicap insurmontable parce qu’irrémédiable.

Vous êtes un jeune créateur ou professionnel des médias dans les domaines de l’écrit, de l’audiovisuel, de la musique, du numérique, et vous avez moins de 30 ans (35 ans pour les libraires) : vous pouvez devenir lauréat 2009 de la Fondation Jean-Luc Lagardère !

J’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je n’avais pas moins de 30 ans et le fait d’être libraire ne m’aurait pas arranger outre mesure. J’aurais pu simuler une dyslexie passagère et tricher sur mes 46 ans d’alors, mais j’aurais pris 18 ans de plus. Le sort s’acharnait contre mes mois.

Je devais me rendre à l’évidence : seule la jeunesse s’avère sponsorisable. Au-delà de 30 ans (35 ans pour un libraire), l’espérance de vie professionnelle d’un journaliste, d’un photographe ou même d’un libraire est très en deçà de celle d’un être humain.fondation lagardere

Cette prime à la jeunesse, ce pré-requis acnéique conditionne le mode de pensée de nos contemporains au point de considérer le vieux que je suis – que nous sommes tout de même quelque uns – comme un macchabée qui s’ignore et qu’il serait déraisonnable de financer.

Comment prétendre alors espérer changer de vie ou plus simplement d’activité lorsque beaucoup vous voient, à plus ou moins 50 ans, entamer des pourparlers avec Thanatos ?
Pas évident.

Et les exemples ne manquent pas.

Qu’il faille aider les jeunes gens qui le souhaitent à se faire une place dans leur domaine de prédilection me parait être une idée louable. Pas évident de prouver son talent de journaliste, d’écrivain, de musicien, de photographe… ou de libraire, lorsque l’on débute dans l’un de ces métiers.
Mais pourquoi ce qui ce qui se conçoit à 20 ans ne pourrait-il être envisagé à 50 ? Pourquoi les difficultés qui se présentent à l’individu d’âge mûr désireux de s’engager sur une voie nouvelle, ne devraient-elles s’accompagner de réponses, de solutions équivalentes ?

Je n’ambitionne pas de devenir pompier ou haltérophile. Le chatouillement d’un clavier ou le titillement du membre dur d’un objectif d’appareil photo n’implique pas nécessairement le port de la couche-culotte ou la consommation quotidienne de Biactol.

L’envie, la persévérance et quelques dispositions pour l’activité plébiscitée me paraissaient amplement suffisantes.

Mais pire qu’un sale vieux, peut-être ne suis-je tout bonnement qu’un vieux con ?