Amalka

«Race», ou la couleur du politiquement correct

« Race », ou la couleur du politiquement correct

Un scénario très hollywoodien et une étrange manière d’aborder un sujet complexe et fascinant, pour un film qui, la plupart du temps, ennuie ou dérange, malgré des acteurs de talent.

La couleur du politiquement correct est un duo bleu-gris/cacao. C’est en tout cas avec cette palette chromatique que s’ouvre le nouveau film de l’Américain Stephen Hopkins, dédié à l’athlète noir Jesse Owens, qui remporta quatre médailles d’or lors des Jeux Olympiques de 1936, à Berlin.
Bleu-gris pour les poubelles, la nuit, le reflet de la bouilloire qu’un clochard tient près de lui; cacao pour la chaleur de l’intérieur de la famille Owens, et la couleur de peau de ses membres, réunis pour saluer Jesse, en âge de partir à l’université. Il s’y fera remarquer par le coach Lawrence Snider, qui l’entraînera pour les Jeux Olympiques.
Sujet passionnant, période trouble de l’Histoire mondiale qui vit un athlète noir se rendre en Allemagne nazie, alors que les rafles avaient déjà commencé, et que l’on menaçait d’interdire aux sportifs de couleur de participer aux Jeux, au même titre qu’aux Juifs.
Si Stephan James (Jesse Owens) est attachant, si le duo qu’il forme avec Jason Sudeikis (Larry Snider) fonctionne, les choix du réalisateur déçoivent, ennuient souvent, et dérangent parfois.
Le film est long (2h03) et le scénario très hollywoodien comporte de nombreuses platitudes: on s’attarde sur des épisodes de la vie d’Owen qui n’ont que peu d’intérêt – son aventure avec Quincella, la reconquête de son épouse – ou qui débordent de bons sentiments – la discussion avec l’athlète allemand Carl Ludwig Long…
Certaines séquences parviennent tout de même à nous replonger dans le récit, notamment grâce au rythme et à la puissance des scènes de compétition, qui nous permettent de vivre les enjeux du film de manière bien plus véritable et forte que lors des débats d’idées désincarnés.
En voyant Owens pénétrer dans le stade olympique de Berlin, lors d’un trois-cent soixante degrés vertigineux durant lequel les «Sieg Heil» de la foule deviennent les battements d’un cœur démoniaque, nous plongeons dans cette période de l’Histoire et ressentons à la gorge l’émotion qui dût s’emparer d’Owens, lorsqu’il éprouva physiquement la responsabilité qui lui incombait de remporter la victoire et de défier la logique nazie, en représentant non seulement la population de couleur mais également tous les opprimés, et en particulier les Juifs.
Malheureusement, le film ne comporte que de rares moments de cette force. Il est assez ironique de voir la manière dont Hopkins choisit de traiter la figure historique de la cinéaste Leni Riefenstahl: celle qui fut la plus importante réalisatrice de films de propagande nazie est ici prête à tenir tête à Goebbels, dans le seul but d’immortaliser la gloire des athlètes, sans songer à celle du Führer – c’est du moins ce qu’elle laisse entendre à Owens, dans son anglais à l’accent germanisant terriblement forcé.
Le reste du temps, Hopkins caricature les Nazis (avec un Barnaby Metschurat, d’habitude bon acteur, particulièrement irritant dans son interprétation figée et répétitive de Goebbels) et fait scander à ses sportifs: «USA! USA!», alors même que les Etats-Unis viennent de décider d’écarter leurs athlètes juifs, et bien qu’ils ne reconnurent par la suite jamais officiellement les victoires de Jesse Owens – un fait crucial qu’Hopkins se contente d’évoquer lors d’une ultime incrustation dans la séquence finale de son film, alors que c’était là le cœur de son sujet.

 

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« The Big Friendly Giant » de Steven Spielberg

Sur l’écran noir de nos rêves d’enfants – « The Big Friendly Giant »

En adaptant le roman pour enfants de l’écrivain britannique Roald Dahl, Steven Spielberg se confronte à l’un des écueils les plus périlleux: mettre en images un univers merveilleux qui a marqué l’imaginaire et l’inconscient de chacun des jeunes lecteurs, aujourd’hui adultes.

Pour qui a lu le roman de Roald Dahl, la perspective de voir le conte du Bon Gros Géant transposé à l’écran effraie: comment retrouver ce qui faisait la merveille du livre et de l’univers si particulier que nous nous étions chacun imaginé?
La facture très « Disney » du début du film n’est pas des plus rassurantes, et rappellerait plutôt dangereusement «Hook»: nous sommes à Londres, survolons les rues et le pavé encore brillant de la dernière pluie, entendons la rumeur d’un pub et les clameurs des habitués passablement soûls, avant de pénétrer dans l’austère atmosphère d’un orphelinat plongé dans la nuit, où une vieille femme acariâtre, qui n’échappe pas à l’association obligatoire bigoudis-peignoir, monte la garde.
Une petite, cachée sur le palier dans sa couverture, la suit discrètement. C’est Sophie, dont la voix off tente de nous replonger dans l’atmosphère du livre. Mais on peine à le faire, tant ces premières minutes sont convenues, habituelles: les portes qui grincent, la musique, entraînante mais très présente, la bravoure ostentatoire de la petite fille qui ne craint pas de rappeler à l’ordre les hommes en état d’ébriété, les mimiques appuyées, les chats errants, les poubelles renversées… Rien de très nouveau ni de très passionnant.
Mais soudain apparaît derrière les carreaux une ombre, et quelque chose change: le Bon Gros Géant est là, sous les traits de Mark Rylance, et ce grand front, ce bon sourire, ce regard tendre, cette maladresse touchante, ce timbre affectueux, nous touchent et nous radoucissent.
Tout n’est pas réussi dans «Le Bon Gros Géant» de Spielberg: le personnage de Sophie (Ruby Barnhill) est relativement insignifiant; certains plans et effets spéciaux peinent à entretenir l’illusion, et la direction d’acteurs est parfois très convenue, mais il se dégage tout de même de ce Rylance géant-là une bonté véritable, quelque chose qui nous rappelle les émotions éprouvées enfant, quand nous manions lampe de poche et draps pour secrètement continuer de dévorer les pages.
Ce sont avant tout les retrouvailles avec les néologismes et les idées de Dahl qui nous réjouissent: redécouvrir le « Snozzcumber », ce légume peu ragoutant que nous avions oublié ; ou le « Frobscottle », boisson aussi verte que pétillante dont les bulles descendent au lieu de monter, et qui produit, lorsqu’on la boit, un délicieux « Whizpopping », expression ultime de la joie de vivre.
Si Spielberg ne parvient pas à transmettre toute la magie, la saveur et l’originalité du roman de Dahl, son acteur principal et l’univers qu’il construit autour de l’onirisme lui permettent toutefois d’offrir un plaisant hommage à l’auteur britannique, à sa littérature, ainsi qu’au septième art: notre géant est un chasseur de songes, et son repère, une nouvelle caverne de Platon, un théâtre d’ombres chinoises colorées, dans lequel Sophie et le BGG s’affairent à concocter le songe parfait, le récit ultime, un rêve projeté sur les murs de la grotte, dans une allégorie et une célébration de l’art de raconter de belles histoires.

 

The Big Friendly Giant - Steven Spielberg


« Love & Friendship » de Whit Stillman

Whit Stillman choisit de porter à l’écran l’un des premiers romans de Jane Austen, «Lady Susan», pour en faire un drame comique, léger et savoureux.

C’est vers 1794, alors qu’elle n’a que 18 ou 19 ans, que la jeune Jane Austen écrit «Lady Susan», un roman épistolaire autour d’une figure féminine non conventionnelle, une sorte de nouvelle Marquise de Merteuil, qui séduit et manipule comme elle respire.
L’américain Whit Stilman, («Last Days of Disco», «Barcelona») porte à l’écran ce roman que Jane Austen avait choisi de ne pas publier (et qui ne parut qu’en 1871, un demi-siècle après sa mort), et parvient ce faisant à révéler l’humour de l’auteur, en nous offrant une adaptation truffée de répliques savoureuses, portée par d’excellents acteurs, dans une mise en scène classique, mais juste.
Kate Beckinsale est une piquante Lady Susan, une veuve comme il était rare d’en croiser à l’époque, dans la littérature classique. Déterminée, calculatrice, elle tourne la tête aux hommes, les manipule à sa guise pour tirer le meilleur parti possible de chaque situation, et assurer, à elle et à sa fille Frederica, un confortable avenir.
Avec son amie, l’américaine en exil Mrs Alicia Johnson (Chloë Sevigniy), elle complote, renverse la vapeur et le cours des choses, pour toujours obtenir ses fins auprès des hommes, et rester constamment un objet de désir, malgré la réputation qui partout la précède.
Les boudoirs et les salons sont autant de lieux de messes-basses et de conspirations, et seul le cliquetis de la porcelaine à l’heure du thé ou le froufrou des robes viennent habiller l’espace sonore feutré de ces rencontres.
L’action se déroule le plus souvent à huis clos, dans les différentes pièces de la maison Churchill ou lors de promenades dans les jardins à l’anglaise. On envoie des missives ou murmures par serviteur interposés, pour se mieux se retrouver, seuls, en cachette, derrière des portes fermées.
Ce sont les femmes qui mènent la danse, elles qui décident du sort à réserver aux hommes, et leur analyse tombe, tel un couperet : l’un est « worth having », l’autre, au contraire, « too old to be governable, too young to die ».
Lady Susan connaît ses atouts, sait jouer des apparences. Ce qu’elle commet, elle ne le tolère chez personne d’autre : ainsi, lorsque Sir Reginald de Courcy, le jeune homme qu’elle convoite, ose ouvrir son courrier, et découvre que Lady Susan le trompe, cette dernière qualifie son acte de parfaitement « ungentlemanly », et précise qu’il n’y a que son amie Alicia Johnson et elle-même qui puissent se permettre de lire la correspondance des autres.
Et lorsque le prétendant de Frederica, Sir James Martin, un homme aussi riche qu’il est idiot, démontre que le désir charnel est, chez les hommes, tout à fait naturel et instinctif, mais chez la femme, contre-nature et ridicule, le regard discrètement amusé que lui lance Mrs Johnson vaut toutes les répliques du monde.
Des personnages féminins inattendus, forts, savoureux, à la réplique aussi drôle qu’assassine, qui maîtrisent les codes, en jouent, et se révèlent fins stratèges.
Whit Stillman fait honneur à l’esprit, à la langue et à l’humour de Jane Austen, en nous offrant un film de facture certes classique, mais porté par des acteurs qui prennent un plaisir contagieux à incarner leurs personnages, pour un récit à la fois cynique et humoristique, loin de l’image trop sage que d’aucuns pouvaient garder d’Austen.

 

Love and Friendship


Victoria de Sebastian Schipper

La lumière est bleue nuit, zébrée de flashs qui s’accordent aux basses assourdissantes. Des formes passent devant nous, ombres chinoises d’un instant – des corps qui dansent. La caméra s’attarde sur un visage, celui d’une jeune fille, qui refait hâtivement sa queue de cheval, lance les bras en l’air, et la foule se met à crier de bonheur lorsque retentit un son de caisse clair et que redouble le beat.

Nous sommes à Berlin, la nuit, dans un club.
Notre personnage principal est Victoria, jeune Espagnole fraîchement débarquée à Berlin depuis trois mois, qui n’a pas encore trouvé la bande d’amis nécessaires à son équilibre dans cette ville nouvelle.

C’est pourquoi, lorsqu’elle se fait accoster par un groupe de quatre jeunes Berlinois – Sonne, Boxer, Fuss et Blinker – elle ne presse pas le pas, au contraire, trop heureuse d’avoir enfin trouvé à qui parler. Ils ne sont pas très beaux, ils ont un petit quelque chose de gentils voyous, mais ils la font rire, et puis ils sont de vrais garçons de la ville – des echte Berliner comme on n’en fait plus, alors pourquoi refuser une bière dans la rue, à la lumière trop jaune des lampadaires ?

Le film, présenté à la Berlinale 2015, y remporta l’Ours d’Argent de la Meilleure contribution artistique, récompensant ainsi Sturla Brandth Grøvlen pour son formidable travail de photographie, avant de raffler les prix allemands les plus prestigieux, à savoir : Meilleur Film, Meilleure Réalisation, Meilleure Actrice, Meilleur Acteur, Meilleure Photographie et Meilleure Musique, entre autres récompenses internationales (Prix Gaudi, Film Policier de Beaune, San Diego Film Festival, …).

On pourrait toutefois reprocher au scénario de Sebastian Schipper de n’en avoir jamais véritablement été un – le réalisateur a en effet réuni sa troupe avec comme simple texte une douzaine de pages, sur lesquelles étaient résumées le déroulé de l’action. Quoiqu’il en soit, et qu’on l’aime ou pas, Victoria est l’un de ces films à part, qui marque de son sceau l’histoire du cinéma. Un seul plan séquence, deux heures quatorze pour un seul clap, un seul « Action ! » et un seul « Cut ! ». Le film est dans la boîte. Plus qu’à aller boire des coups pour la Wrap party.

D’autres films auparavant prétendaient n’avoir été tournés qu’en une fois : l’impressionnant The Russian Arc, qui se déroulait dans un somptueux palais de Saint Pétersbourg, mais se contentait, il faut bien le dire, de suivre les rails d’un lent travelling-avant; Birdman d’Alejandro Iñarritu, qui jouait sur l’illusion de la prise unique, mais cachait en réalité plusieurs coupes, de même que le faisait The Rope d’Alfred Hitchcock.

Autant de raisons pour faire de Victoria un film singulier, véritablement tourné en une seule fois, (après deux tentatives ratées, et alors que l’équipe pensait devoir abandonner le projet et se résoudre à choisir entre l’une des deux premières versions) à travers différents lieux de tournage : depuis une boîte reconstituée dans un sous-sol jusqu’au toit d’un immeuble, d’un parking souterrain dans le quartier de Mitte jusqu’à la cour intérieure d’un bloc d’immeubles de la Kochstrasse.

Cette incroyable performance de la part de l’équipe technique – constituée notamment d’un chef-opérateur, de trois ingénieurs du son, et de six assistants réalisateurs – et des acteurs – Laïa Costa (Victoria) impressionnante de naturel et de vérité et Frederik Lau (Sonne), touchant et juste – nous permet d’oublier que dans certaines scènes (et surtout durant la première heure), l’improvisation de texte se fait encore un peu trop sentir : même si les acteurs sont constamment en personnage, et leurs échanges d’un réalisme troublant, on regrette parfois une certaine banalité dans les dialogues, qui auraient pu, s’ils avaient été écrits, offrir des échanges sans doute plus piquants et plus drôles.

Mais Schipper assume : selon lui, l’intéressant, dans le cinéma, est de faire des erreurs, d’expérimenter, d’aller plus loin. Et son film y parvient. Nous sommes pris par ces personnages, par ce rythme tout d’abord « normal », réaliste, cette nuit dont nous avons l’impression de faire partie, une nuit banale, des jeunes gens banals, une rencontre, des instants comme nous en avons tous vécu, jusqu’à ce que le tout vire à cent-quatre vingt degrés, que l’histoire s’accélère brutalement, nous saisisse à la gorge, et nous permette de vivre avec ces cinq personnages les quelques minutes les plus significatives de leur existence, celles qui marquent à jamais et changent le cours d’une vie.

En construisant ces personnages dans la nuance, en faisant de Victoria une idéaliste, une jeune fille bien sous tout rapport, ancienne pianiste, travailleuse, droite, malgré tout attirée par le danger, par l’aventure, par l’interdit, Schipper construit des personnages très humains, en lesquels nous nous identifions. Par le choix de ce plan séquence, il fait également de sa caméra un personnage à part entière, un narrateur, qui choisit de nous montrer ce qu’il désire, révélant au moment critique ce à quoi nous ne nous attendions pas, que Victoria ignore encore, et qui va la précipiter plus avant dans la chute.

Berlin, la nuit, la buée sur les vitres de la voiture alors qu’on roule vers son destin, le reflet du rouge d’un pull, sombre présage des événements à venir.

Nous n’en dirons pas plus. Ce qui fait la force de Victoria, c’est la surprise de se faire prendre, comme elle, par cette nuit, et par les rebondissements du récit, faire partie de cette aventure berlinoise, de cette folle bande, sillonner avec eux la topographie de cette nouvelle terreur, laisser monter en soi la tension, le suspense, oublier les règles scénaristiques et se laisser happer par l’image, par le son, par le jeu de ces acteurs hors-pairs, pour une expérience audiovisuelle rare, et unique, comme son plan.


« A Man called Ove » de Hannes Holm

Le réalisateur suédois Hannes Holm adapte le bestseller de Frederick Backman, l’histoire d’un suédois râleur au cœur tendre, pour un gentil «feel-good movie»

C’est l’histoire d’un mec qui habite un petit village de Suède, un quartier pavillonnaire qui pourrait rappeler la banlieue des «Desperate Housewives», s’il n’y avait ce ciel gris, ces quelques flocons de neige, ces oiseaux du Vieux Continent sifflant la venue d’un timide printemps, du bois à la place du béton, et un retraité bougonnant, faute de pin-up.

Ove est notre personnage principal, un homme qui habite seul depuis le décès de sa femme six mois auparavant, une belle brune aux yeux azur, au sourire californien, à la grâce et à la bonté sans égales. Un ange.

Depuis sa disparition, Ove a laissé ses tics et manies prendre le dessus de son existence désormais vide. Inlassablement, il arpente les ruelles de son quartier à la recherche de la faute, du délit: il ramasse l’unique mégot abandonné sur le pavé, vérifie le tri dans les poubelles, déterre les jouets oubliés dans le sable du terrain de jeux, effraie les chats, redresse les poteaux à coup de pieds, fait disparaître les vélos improprement garés.

Ove, emmerdeur public qui contredit tout et tout le monde et qui chasse en hurlant les voitures ayant osé s’aventurer dans les allées piétonnes, cache cependant un cœur tendre derrière ces manies tyranniques, ainsi qu’un véritable chagrin dans lequel l’a plongé la disparition de sa femme, au point que son but est désormais de la rejoindre dans la tombe.

Mais comment mettre fin à ses jours lorsqu’on est constamment dérangé par les nouveaux voisins qui viennent d’emménager, un couple suédo-iranien et leurs deux adorables filles, que les humeurs changeantes de notre râleur d’Ove n’impressionnent guère, bien au contraire?

Dans un scénario très classique, Hannes Holm dresse le portrait d’un homme et d’une personnalité, en nous donnant à voir et à comprendre la manière dont s’est forgé son caractère. Il construit son film en nourrissant le présent de flash-backs qui reviennent sur les moments forts de la vie d’Ove, ceux qui ont participé à déterminer la personne qu’il est aujourd’hui.

Si ce qui nous est narré de son passé est très convenu, sans surprise et sans réelle saveur, si le personnage qu’était Ove jeune est relativement insipide (un jeune homme timide, sans conversation, que sa femme angélique et parfaite considère cependant et d’emblée comme l’homme de sa vie), Holm parvient tout de même à nous rendre son Ove du présent attachant, avec ses manières rudes, son attitude rentre-dedans, et l’humour que l’on finit par percevoir en lui.

Son ton, ses manières rêches et revêches nous amusent et participent à faire d’Ove un personnage humain.

Il y a parfois des facilités dans ce qui nous est donné à voir de la psychologie du personnage, mais l’acteur Rolf Lassgård compose un Ove juste et émouvant, et le duo qu’il forme avec Parvaneh (jolie découverte de l’actrice Bahar Pars), sa voisine iranienne qui en a vu d’autres et n’est pas prête à se laisser intimider, offre quelques jolies scènes de comédie.

Un «feel-good movie» dans ce que l’on connaît de plus classique, une réalisation sans heurts et sans surprises, un scénario qui manque de force et d’originalité, une bande originale très (trop) présente et parfois sirupeuse, mais des acteurs qui parviennent à nous toucher, pour un film qui pourra se regarder en famille.

 


De la patience, ou: les joies de la cinquième métatarse

C’était sur Smack my Bitch up… ou sur du hip-hop, je ne sais plus.

Un nouveau petit saut, en rythme, et bam! me voilà par terre, étalée de tout mon long sur le parquet.
Je vois des dizaines de têtes penchées sur moi. J’ai envie de leur dire de ne pas s’arrêter, de continuer à danser, que ce n’est rien, mais une douleur fulgurante me monte à la tête, et je sens mes forces m’abandonner pour céder la place aux brillantes petites étoiles qui si souvent viennent me rendre visite, selon un rituel bien connu, une mise en glamour pailletée de l’évanouissement.

– T’as besoin de quelque chose?
– Jus de pomme!

Jus de pomme – la boisson qui contient le plus de sucre immédiat, et permet d’éviter de tourner de l’œil. C’est ce que m’avait expliqué un type de la Croix Rouge après que je sois tombée de ma chaise, en plein cours d’allemand, inanimée, pantin mou, baleine sur le sol de la classe interdite.

C’est ainsi que je me fracturai d’un coup d’un seul la cinquième métatarse, os auparavant inconnu au bataillon, qui occupe désormais le plus clair de mes pensées funestes.
Un mois d’immobilisation au moins, dans une botte du plus charmant effet robotique.

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Au bout de ma jambe vit désormais cet étranger, chose à scratch animée d’une vie propre, qui me susurre dans mon sommeil:
« I am your father ».

Huit semaines d’inactivité: adieu salsa, tango, chachacha, merengue… Condamnée à passer la moitié de l’été, de vivre les jours les plus longs de l’année (d’une importance sans égal, pour qui habite dans les régions du Nord de l’Europe et connaît un hiver où la nuit commence à 4h de l’après-midi…) enfermée, à la maison, avec petits sauts graciles en béquilles canapé – toilettes, toilettes-canapé.

Sympa!

Je tenais donc par la présente à remercier mon pays, la France, la Grande Nation, pour sa manière d’aider les blessés légers, mais surtout les invalides, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes ou les parents poussant poussette: j’ai en effet eu le plaisir de recourir à la SNCF au moment où les grèves (devenues un état normal, par chez nous) faisaient comme à leur habitude rage – aussi bien dans le ciel que sur terre – et que débordait la colère des Dieux par chaque rivière, ruisseau et autre fleuve, achevant de bloquer et de rendre impraticable la moindre route.

Nous eûmes donc la joie de devoir changer trois fois d’itinéraire en l’espace de quelques heures, pour couvrir une distance de 141 kilomètres. Lorsqu’enfin arrivés à la gare, je tentai tant bien que mal de me tenir debout sur mes béquilles pour faire la queue, et dans l’espoir de me faire rembourser les billets des trains qui avaient été supprimés au dernier moment, et pour essayer d’obtenir l’information qui me permettrait de dégoter l’unique fauteuil roulant de la gare, j’attendis vingt minutes sans que personne ne vienne me demander si je pouvais avoir besoin de quoi que ce soit, moi dont la patte folle s’empourprait à vue d’œil (l’immobilisation du pied entraîne de réels risques de phlébite, et la posture verticale de plus de quelques minutes est sérieusement déconseillée) et dont l’équilibre précaire menaçait de faire chuter les personnes devant et derrière moi, façon domino.

 

Dominoes falling

Au moment où le jeune homme qui me précédait allait enfin être appelé au guichet, je réalisai que clignotait en rouge sur le panneau lumineux au-dessus de la tête du guichetier, un compte à rebours qui annonçait la fermeture imminente du service, et pour cause… vous l’aurez deviné : notre mouvement de grève préféré !

grève SNCF

Le sang qui s’accumulait dans mon pied me remonta à la tête et, oubliant le remboursement de nos billets, j’invectivai l’employé qui frétillait déjà à l’idée de quitter son poste dans la demi-minute suivante, pour lui demander où trouver un fauteuil roulant.

— « Ah bah faut vous adresser aux services d’accueil, hein. »

Super. Merci mon pote.

Je me rends donc en clopinant vers la vitre « Accueil » à l’autre bout de la gare, et m’assieds d’autorité dans l’unique chaise roulante parquée dans un coin. Je tente de me faire entendre de l’employée derrière la vitre, qui m’aperçoit à peine, raccourcie que je suis sur mon séant: « Excusez-moi! Excusez-moi! Oui, c’est moi, là, oui, qui vous parle. (désignant le fauteuil) J’ai un pied cassé, je peux l’utiliser? » « Ah oui oui. Vous avez un train? » « Non, je suis venue vous préparer un bortsch. Oui, dans dix minutes, sur le quai opposé. » « Ah bah attendez, je vais vous emmener. »

Sur ces paroles aimables, la jeune femme se rassied, et se met à fixer avec intensité un point au loin, au-dessus de ma tête. Sans plus mot dire.

Je regarde mon ami, qui partage mon incrédulité. Que faire? Patienter? Ou lui faire remarquer que c’est maintenant, cocotte, qu’il faudrait y aller?
Énervé par les mésaventures déjà accumulées, mon ami prend les devants, me pousse, et nous nous rendons de nous-mêmes sur le quai. Assez perdu de temps à attendre que la SNCF veuille bien s’occuper de ses passagers.

Une fois arrivés à Lyon, la gare grouille de monde, et l’unique ascenseur de la gare est en panne. La foule, accaparée par le pouvoir magnétique de ses smartphones, ne remarque pas la grande perche désarticulée qui tente tant bien que mal de descendre une à une les marches mouillées sans se faire bousculer, à l’aide de ses béquilles dont déjà l’un des pieds s’esquinte (elles aussi?), dévoilant la partie métallique sous le caoutchouc adhésif en lambeaux – promesses de glissements à l’aéroport à venir.

L’aéroport, oui. Où nous arrivâmes un peu tard (après avoir tenté de trouver comment nous passer du périphérique, dont l’accès restait inexorablement fermé, au profit d’une déviation qui nous fit faire trois fois le tour de la ville), et où l’on nous expliqua que non, nous ne pouvions prendre ainsi les fauteuils roulants disposés dans le hall d’entrée sans personnel accompagnant.

— Mais c’est moi, l’accompagnant, s’écriait mon ami.
— Non, non, désolée, il faudrait que vous retourniez à l’accueil, et que vous demandiez à vous faire escorter.
— Mais notre avion part dans quarante-cinq minutes! on ne peut pas retourner à l’accueil.
— Désolée, c’est ainsi, s’il vous arrivait quelque chose, vous ne seriez pas couverte par l’assurance…
— Mais c’est sans le fauteuil qu’il va m’arriver quelque chose!
— Désolée, c’est comme ça.

« C’est comme ça. »

Il ne nous restait donc plus qu’à recourir à la fameuse technique du taxi péruvien, à savoir grimper, avec la grâce d’une moule apoplexique, sur le dos de mon pauvre compagnon, béquilles à la main, et m’accrocher à lui de toutes mes forces, tandis qu’il sprintait comme un malheureux à travers tout le terminal.

 

piggy back

 

Lui, dégoulinant de sueur, moi, les bras ankylosés par les crampes, nous parvînmes cependant à arriver juste à temps pour l’embarquement, notamment grâce à la trouvaille que nous fîmes, dans les derniers mètres qui nous séparaient de la gate: de petites poussettes mises à la disposition des parents, dans l’une desquelles je parvins tant bien que mal à coincer mes hanches.

Le fauteuil roulant, en France et dans les aéroports, est donc interdit sans surveillance, mais se faire trimballer à toute allure en équilibre sur une fesse, à grand renforts de coup de béquilles et d’injures bosniaques pour se faire céder le passage sans heurter le pied blessé maintenu raide et tendu, pour ne pas qu’il touche le sol, dans une poussette pour enfants, ça, c’est autorisé!

 

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Aujourd’hui, je suis de retour chez moi, dans mon appartement plat – merci, Buddha – et avec ascenseur.

De mon balcon où je regarde passer l’été, j’entends les rumeurs de la Fête de la Musique, les beats des open airs qui se préparent, je reçois les messages de mes amis qui se donnent rendez-vous pour aller danser sans moi, les pieds dans le sable, et célébrer ces jours divins où le soleil se couche après 22 heures…
J’entends les oiseaux, la clameur, et regarde mon pied changer de couleur.

 

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Pas avant deux mois, donc.

 

 

 

 


« Tout en haut du monde »

Ce film d’animation français réalisé par Rémi Chayet et produit par Sacrebleu Productions est une bien belle occasion de découvrir le lauréat du Prix du Public du Festival du Film d’Animation d’Annecy.

 

1882.

Sacha, 15 ans, jolie jeune fille à la chevelure blonde, est la seule enfant d’un couple d’aristocrates russes.

Mais c’est de son grand-père le fameux explorateur Oloukine, parti il y a deux ans « tout en haut du monde », à la conquête du Pôle Nord, qu’elle tient véritablement.

Depuis, il n’est jamais reparu, non plus que son navire, le Davaï, un brise-glace pourtant insubmersible, pour lequel le Tsar a promis une récompense d’un million de roubles à qui le retrouvera. Les recherches, hélas, sont restées vaines.

Mais en ce jour de réception à la demeure des Tchernelsov, alors que Sacha doit s’apprêter à ouvrir le bal avec le Prince Tomsky, protégé du Tsar, la jeune fille découvre, en fouillant dans de vieilles affaires, les notes oubliées de son grand-père, qui indiquent une route bien différente de celle que l’on a toujours supposé qu’il avait prise.

Ce serait donc la raison pour laquelle il serait demeuré introuvable ! Sacha n’a alors plus qu’une idée en tête: partir à la rencontre d’Oloukine, le retrouver avant que le terrible hiver qui a pu les épargner jusqu’à présent ne s’abatte sur le Grand Nord.

 

«Tout en haut du monde» est un film d’animation pour enfants, qui saura séduire toutes les générations.

Sur les traces d’Oloukine, nous avançons avec Sacha à travers la Russie puis le Grand Nord, depuis les grandes avenues de Saint Petersbourg jusqu’aux ports de l’Arctique en passant par le quai de petites gares perdues dans la campagne sibérienne.

Notre jeune héroïne est une jeune femme courageuse, intelligente, et sympathique, à laquelle on se lie immédiatement d’empathie. Par l’injustice dont elle est souvent victime, la détermination qu’elle montre pour se tirer d’affaire, la jugeotte dont elle fait preuve et l’attachement qu’elle porte à son admirable grand-père, elle conquiert le cœur des petits et des grands.

Très bien écrit, le film prend garde de parler à tous. Les dialogues sont réalistes, fins et empreints d’humour, et les voix françaises qui viennent donner vie aux personnages, parfaitement choisies (notamment le timbre chaud de Christa qui prête sa voix à Sacha). Les désirs de chacun sont clairement établis et matérialisés, et les conflits riches, divers, et prenants.

Le dessin particulier de Rémi Chayé, qui se fonde sur des aplats de couleur, inscrit le film dans une esthétique singulière, qui nous permet d’entrer plus profondément encore dans cet univers hors du temps, cette aventure qui tient des classiques de la littérature du dix-neuvième siècle.

On notera la manière avec laquelle la lumière est traitée dans le dessin, comme lorsqu’elle tombe du ciel pour venir se poser ça et là sur la mer calme, ou que les rayons obliques du soleil viennent éclairer par endroits le sommet des glaciers entre lesquels nos aventuriers doivent se frayer un passage.

Certaines ellipses narratives permettent au récit de ne jamais perdre de son rythme, mais de toujours rester prenant, passionnant, y compris pour les plus jeunes.

Le fait de suivre une jeune femme d’origine aristocratique dans son apprentissage d’une vie rude de marins explorateurs de l’Arctique constitue un parti pris fort et intéressant, et les auteurs parviennent à éviter clichés ou facilités, mais nous livrent un récit solide, entraînant et porteur de sens.

Seul le choix qui a été fait de travailler avec Jonathan Morali (compositeur du groupe Syd Matters et de plusieurs musiques de films) pour la bande originale, dans une volonté du réalisateur d’aller à l’encontre d’une musique de films aux sonorités trop russe ou trop typées « film d’aventure », pourra gêner certains.

Mis à part ce détail, qui reste subjectif, «Tout en haut du monde» est un bien beau film d’animation, héritier des récits de Jules Vernes ou de Jack London, que l’on prendra plaisir à voir et à revoir.

Tout en haut du monde de Rémi Chayé


«Room» de Lenny Abrahamson

Si Brie Larson s’est vue remettre à raison l’Oscar de la Meilleure Actrice, on regrette qu’il n’existe pas d’Oscar du Meilleur Très Jeune Acteur pour récompenser l’impressionnante performance du jeune Jacob Tremblay, dans ce film d’une qualité rare.

Une respiration, hors champ.
La succession de très gros plans, à travers lesquels on aperçoit les détails de ce qui compose l’intérieur d’une chambre.
Ma est allongée sur le lit. A ses côtés, une petite tête: celle de son fils, dont la longue et soyeuse chevelure n’a vraisemblablement pas été coupée depuis sa naissance, il y a cinq ans.
Car Ma et son fils vivent séquestrés dans ces quelques mètres carrés qui constituent tout ce que le petit Jack connaît de la vie. Pour le protéger, Ma a fait de cette « Room » leur unique réalité, le seul monde qui soit.
Dans ce monde, la télévision est une planète, grâce à laquelle on peut par magie obtenir le nécessaire – de la nourriture, une nouvelle paire de jeans, qui leur seront apportés par Nick, lors de ses visites nocturnes, et pour les « cadeaux du dimanche ».
Dans ce monde, chaque chose a un nom propre, une personnalité qui mérite d’être saluée chaque matin au réveil: « Bonjour Monsieur l’Evier, Bonjour Chaise n°1, Bonjour Lampe, … » Dans la chasse d’eau au couvercle cassé, il y a « La Mer », et il y flotte des bateaux d’aluminium.
Nous vivons l’oppression, l’exiguïté des lieux avec Ma et Jack, ressentons l’absence d’air, le peu de lumière qui filtre à travers l’unique lucarne, l’impossibilité pour la caméra de reculer, et vivons dans notre chair l’arrivée d’Old Nick, le soir, dans cette prison.
Toutefois, et c’est là la virtuosité de la réalisation, de l’écriture et de l’interprétation, le film parvient dès les premières minutes à insuffler un imaginaire, une beauté, et une poésie à son récit: mère et fils sont unis, et mènent dans cette chambre la vie la plus riche possible. Ensemble, ils cuisinent, lisent «Alice aux Pays des Merveilles» ou se racontent «Le Comte de Monte Cristo», inventent des règles et des principes universels.
Mais Jack est grand désormais: il a cinq ans. Et le temps est venu de lui apprendre la vérité, pour tenter le tout pour le tout.
Lui apprendre qu’il existe un autre monde au-delà de la chambre et derrière les murs, lui faire comprendre l’existence des arbres, des feuilles, lui expliquer qu’elles ne sont pas seulement vertes, mais qu’elles se détachent des branches, pourrissent, comme les pommes. Lui apprendre que lorsque son souffle se transforme en buée, ce n’est pas que l’on est devenu dragon, mais seulement que la température a baissé.

«Room» est l’histoire d’une mère et de son fils, de leur amour, et d’un apprentissage au monde. Porté par un scénario, une réalisation, et une interprétation d’une remarquable intelligence, le film parvient à traiter d’un sujet extrêmement difficile, en soulevant des questions cruciales avec délicatesse, dans un grand respect de ses personnages. Nous sommes avec eux, avec Jack surtout, à chaque scène, éprouvons tour à tour mille et une émotions, et sortons de la salle marqués par la poésie et la beauté qui se dégagent du tout, avec l’envie de porter un nouveau regard sur le monde.
Un film rare.

 

Room de Lenny Abrahamson avec Brie Larson et Jacob Tremblay
Room de Lenny Abrahamson avec Brie Larson et Jacob Tremblay


« Berlin im Rausch » – Oscar Coop-Phane et Amélie Vrla

"BERLIN IM RAUSCH" -  Rencontre, lecture et discussion avec Oscar Coop-Phane et Amélie Vrla
« BERLIN IM RAUSCH » –
Rencontre, lecture et discussion avec Oscar Coop-Phane et Amélie Vrla
Chers amis,

Si vous êtes à Berlin à la mi-mars, venez donc me rencontrer ici:
« BERLIN IM RAUSCH »

Rencontre, lecture et discussion avec Oscar Coop-Phane (Demain Berlin) et Amélie Vrla (Elle répondit: « Berlin, baby! ») le 17 mars 2016 à 20h

aux Galeries Lafayette de Berlin

Berlin, l’espace, l’hiver, les rencontres, l’abandon. Une jeunesse assoiffée d’autre chose se retrouve – au pied des altbau et des clubs technos pour oublier, se perdre, s’envoler quelques heures, le corps martelé par les basses techno aussi abrutissantes et stupéfiantes que les drogues avalées.
Berlin où une jeunesse cosmopolite s’essaie à construire de nouveaux ponts vers une vie meilleure et s’égare dans ses nouveaux paradis artificiels qui prennent des tons de plus en plus glauques.
Oscar Coop-Phane et Amélie Vrla, chacun à sa manière, nous proposent une virée dans cette mégalopole spacieuse où rien ne se refuse et tout se consomme jusqu’à l’oubli. Vision ultra-réaliste ou romantique, à nous d’en discuter l
e jeudi 17 mars à partir de 20h aux Galeries Lafayette Berlin.

La rencontre sera présentée et animée par Julia Korbik.

Oscar Coop-Phane est actuellement en résidence à la Villa Médicis. Demain Berlin est le 2me livre d’une trilogie sur les errances urbaines. Zénith- Hôtel et Octobre en sont les deux autres volets.

Amélie Vrla vit à Berlin et Elle répondit « Berlin, Baby ! » est son second livre après un essai remarqué sur Romain Gary, Romain Gary, Emile Ajar: regards croisés.

Julia Korbik vit à Berlin. Journaliste freelance et auteure, elle écrit surtout sur le féminisme, la politique et la pop culture. Stand up – Feminismus für Anfänger und Fortgeschrittene est son premier livre.

Demain Berlin,
La petite vermillon, 163 pages, 9,65€.
Elle répondit „Berlin, Baby!“, Harmattan, 123 pages, 17,40€.
Stand up – Feminismus für Anfänger und Fortgeschrittene, Rogner & Bernhard,
416 pages, 18,99€ dans toutes les bonnes librairies allemandes.

Galeries Lafayette de Berlin –
Friedrichstraße 76, 10117 Berlin


Elle a vu le loup – « Wild » de Nicolette Krebitz

Présenté en compétition internationale à Sundance en janvier 2016, « Wild » de l’actrice et réalisatrice allemande Nicolette Krebitz, traite de l’attirance inexorable d’une jeune femme pour sa part animale, dans une réalisation surprenante, pour l’un des films les plus originaux de l’année. Nous l’avons vu lors du Luxembourg City Film Festival, en compétition internationale. 

On se souvient du personnage de Cousin, dans le roman d’Emile Ajar/Romain Gary: cet employé de bureau modeste, esseulé, perdu dans la grande agglomération de Paris à la recherche du grand (Fleuve) Amour qui, pour combler à un manque terrible d’affection, prenait chez lui un python de deux mètres, Gros-Câlin, qui se nourrissait de souris blanches et enlaçait Cousin des anneaux de son grand corps souple et invertébré, pour lui procurer chaleur et consolation.

Nicolette Krebitz, jeune réalisatrice et actrice allemande, s’est intéressée à une relation similaire. Ania, interprétée par la révélation Lilith Stangenberg, est une jeune femme qui avance dans son existence à Halle, petite ville morne d’Allemagne de l’Est, sans véritablement sembler avoir de but ou d’attache. Ses parents sont absents, elle n’a vraisemblablement jamais connu son père, sa soeur est en couple et bien heureuse de ne pas avoir à se soucier d’elle, et son grand-père, le seul être pour lequel elle semble compter, est hospitalisé.

Dans le bureau sans intérêt où elle travaille, c’est sa faculté de presser les boutons de la machine à café sans poser de questions, ou sa docilité à répondre aux appels de son chef  – comprendre, ce moment où il lance une balle contre la mince paroi qui le sépare d’Ania, qui sont préférées à ses capacités d’ingénieur IT.

Un jour, aux abords d’un petit bois au milieu de l’agglomération, Ania aperçoit un loup. Ils se regardent un temps, avant que la bête ne reparte, pour disparaître parmi les arbres dénudés par l’hiver.

Cette rencontre éveille en Ania un besoin, une fascination, un désir irrépressible et nouveau: celui de renouer avec sa part animale, avec son instinct primaire. 

Une idée qui, sur le papier, peut sembler incongrue, compliquée, factice. Mais qui dans la réalisation de Krebitz et grâce au jeu de Stangenberg, nous plonge dans une fantasmagorie assumée, qui nous convainc, et nous emporte.
Nous qui étions réticents, qui nous méfions déjà de la manière dont le sujet serait développé, nous voilà sous le charme, séduits par le traitement de cette idée, par la façon avec laquelle Krebitz l’explore, l’exploite, avec sensualité, avec humour, souvent, en parvenant à nous surprendre, et à aller au bout de cette réflexion poétique et fantasmatique.

Il y a cette scène incroyablement visuelle, une définition cinématographique de la volupté féminine, lorsque Ania enroule son corps de liane, svelte et souple, sur la rampe de l’escalier de son immeuble, et se laisse glisser, panthère dont le désir et le plaisir émanent de chaque pore de sa peau, contre le colimaçon de métal. 

 

Il y a cette séquence de traque selon le rite lapon, où elle avance, armée d’une torche brûlant dans la nuit noire, dans ce bois qu’elle a délimité à l’aide d’un cordon de lambeaux de tissus colorés, comme ces amulettes que l’on accroche aux arbres en Inde ou en Asie, pour célébrer la nature, les dieux, ou s’en remettre au destin pour qu’il exauce nos voeux.

Wild est une fable, une fantasmagorie porteuse de multiples significations, dans laquelle il ne faut pas chercher à trouver un sens précis ou une symbolique figée, mais par laquelle on se laisse emporter tout d’abord avec surprise, jusqu’à tomber sous le charme de l’univers de la réalisatrice, et de ce personnage étrange, entre introvertie dérangée et femme libre, autisme et sensualité.

Il faut louer le choix de Lilith Stangenberg dans le rôle d’Ania, qui incarne parfaitement et tour à tour cette fille de Halle au parler enfantin, cette IT négligée qui arpente le supermarché local vêtue seulement du pardessus élimé de son grand-père, cette fille solitaire au regard trop profond, pour devenir à la seconde d’après un être lumineux, à la chevelure d’or, à l’expression féline, au désir animal.

Le film charme et trouble à la fois, et laisse, à ceux qui auront pénétré cet univers particulier, une impression marquante, qui continue de grandir et de se révéler à nous dans toute sa force, longtemps après avoir quitté la salle obscure.

Une découverte. 

 

Wild de Nicolette Krebitz avec Lilith-Stangenberg_c_Heimatfilm
Wild de Nicolette Krebitz avec Lilith-Stangenberg_c_Heimatfilm


Berlinale 2016 : « Le droit au bonheur »

Lors de la conférence de presse qui annonçait le programme de la 66ème édition de la Berlinale, son directeur, Dieter Kosslick avait souligné l’importance de la devise du festival cette année : « Das Recht auf Glück », ou le « droit au bonheur et à la chance. » L’occasion pour nous de revenir sur les films en compétition qui illustrent cette devise et cette thématique.

Dans Hedi de Mohamed Ben Attia, premier film arabe en compétition depuis 20 ans, un jeune homme apprend à échapper au carcan familial et au poids des conventions, pour parvenir à vivre libre, en accord avec celui qu’il est véritablement.
On pourra regretter un certain manque d’originalité dans la réalisation de ce premier long-métrage, pourtant accompagné depuis l’écriture par les frères Dardennes, qui en ont assuré la production exécutive. Mais le talent des acteurs, et certaines scènes poignantes permettent au film de trouver sa voix, et de nous faire découvrir la pétillante Rym Ben Messaoud, incarnation de la liberté.

De son côté, André Téchiné choisit dans Quand on a 17 ans de traiter du droit à être heureux lorsque l’on découvre son homosexualité, à travers le personnage de Damien, incarné par l’excellent Kacey Mottet Klein;, European Shooting Star 2016. Fils d’un militaire et d’une docteur de province (la rayonnante Sandrine Kiberlain), Damien vit relativement isolé dans le milieu rural d’un petit village des Pyrénées, lorsqu’il ressent ses premiers émois amoureux et sexuels face à son ennemi de classe, Tom (Corentin Fila). Ce dernier, perturbé par la maladie de sa mère adoptive, a du mal à trouver sa place ailleurs que dans la nature sauvage et les majestueuses montagnes contre lesquelles se découpe sa silhouette longiligne d’homme en devenir.
Sans jamais tomber dans le pathos, dans une réalisation et une écriture très réalistes, Téchiné explore de manière simple et touchante cette quête du bonheur et de l’affirmation de soi, dans un souci de légèreté, de lumière, et de vérité.

La jeune Mia Hanse-Løve continue de nous surprendre par la finesse de son propos et de son analyse cinématographique, en nous livrant son film le plus autobiographique, qui dépeint le portrait, rare au cinéma, d’une femme intellectuelle, Nathalie, professeur de philosophie interprétée par Isabelle Huppert, toujours aussi admirable. C’est L’Avenir, celui qui fait peur, qui pourrait « semble[r] compromis », comme le lui laisse entendre certains. Face à une série d’épreuves, cette femme en milieu de vie doit apprendre à ré-apprivoiser la nouvelle liberté qu’elle se voit offerte, et à trouver son équilibre, seule, ainsi qu’une nouvelle forme de bonheur.
Un scénario juste et profond, dans lequel il n’est pas fait étalage des émotions mais où l’on retient le drame, pour mieux explorer la fragilité, l’équilibre, et révéler la beauté de la vie, même lorsqu’elle se montre cruelle.

L’excellente Trine Dyrholm offre également un personnage de femme dont la fragilité finit par dévoiler la force dans Kollektivet – The Commune du danois Thomas Vinterberg, et l’on se demande qui d’elle ou d’Huppert remportera l’Ours d’Argent de la Meilleure Actrice. Revenant lui aussi vers ses origines et son enfance, Vinterberg choisit de dépeindre la collectivité où il a grandi dans le Copenhague des années 70, et d’explorer un triangle amoureux entre Anna, une présentatrice de télévision déjà mûre, son mari Erik, architecte ambitieux et relativement conservateur (Ulrich Thomsen, le Christian de Festen) et une jeunesse blonde dévouée à son nouvel amour (Helene Reingard Neuman).
Mûe par sa fille qui ne supporte plus de la voir si malheureuse, Anna devra faire face à la difficulté de voir son rêve s’effondrer, et de payer les conséquences de ses propres désirs, pour retrouver le goût de l’existence.

Enfin, 24 Wochen de Anne Zohra Berrached, seul film allemand en compétition, aborde la thématique du bonheur de manière particulièrement poignante, en confrontant un couple à la décision d’avorter ou non à un stade avancé de grossesse. Malgré que le film divise la critique, Julia Jentsch est terriblement émouvante dans l’interprétation de cette mère devant décider de vie ou de mort pour son enfant, et l’on ne comptait plus le nombre de spectateurs en larmes au sortir de la projection.

Des personnages d’une grande force et d’une belle complexité, dans des films profonds, touchants, porteurs de sens et de vérité, qui s’attachent à questionner cette thématique universelle qu’est l’aspiration de l’homme au bonheur et à la liberté.


María Valverde: une étoile confirmée

Cet entretien a été réalisé dans le cadre des European Shooting Stars de la Berlinale 2016, pour CafeBabel.

La madrilène María Valverde n’a pas encore trente ans, mais déjà plus de trente rôles à son actif, au cinéma, dans des courts et long-métrages ou dans des séries télévisées, chez elle, en Espagne et à l’international.  

A seize ans, en 2003, María Valverde obtient le Goya de la meilleure actrice débutante pour son rôle dans le film Sortie de route (La Flaqueza del bolchevique). En 2009, elle interprète Flamma dans Cracks aux côté d’Eva Green, ou récemment Séphorah dans la superproduction américaine Exodus : Gods and Kings de Ridley Scott avec Christian Bale. Début 2016, Ali and Nino d’Asif Kapadia (le réalisateur du documentaire Amy), une histoire d’amour entre un jeune noble et une princesse géorgienne tournée en majorité en Azerbaïdjan et en Turquie, a été présenté à Sundance.

CaféBabel: Peux-tu nous parler un peu de ton expérience en tant que shooting star jusqu’à présent ?

María Valverde : C’est très agréable, je suis vraiment très heureuse d’avoir pu venir ici pour rencontrer les autres actrices et acteurs des Shooting Stars, parce que je suis fan de certains ! (Rire) C’est vraiment intéressant de passer ce moment avec eux, de pouvoir partager nos expériences.

CaféBabel: Je sais que tu as une admiration particulière pour Meryl Streep. Est-ce que tu as déjà pu la voir ou lui parler ?

María Valverde : Non, pas encore ! Mais je l’admire tellement que si je la rencontre, je ne sais pas si j’arriverai à lui parler ! Je resterai probablement là, à la regarder, sans rien oser dire !

CaféBabel: Peut-être vas-tu la rencontrer ce soir, à la projection d’Alone in Berlin

María Valverde : Peut-être, je ne sais pas. Rien que d’y penser, cela me rend nerveuse ! (Rire) Je l’aime vraiment beaucoup.

CaféBabel: Est-ce important pour toi, de la voir présider le jury international du festival ?

María Valverde : Oui. Il me semble que l’on voit de plus en plus de femmes dans des positions de leader, et je suis très heureuse que cela arrive de plus en plus souvent. Et surtout avec une femme comme elle, qui est une icône. Je crois que c’est parfait pour le festival de l’avoir comme présidente.

CaféBabel: Est-ce une cause qui t’importe, le rôle des femmes dans le cinéma ?

María Valverde : Oui. (Elle réfléchit). J’espère pouvoir devenir une femme qui en inspire d’autres… Je suis vraiment heureuse de voir des femmes comme Jennifer Lawrence, Emma Thompson ou Meryl Streep, se battre pour nos droits et inspirer tant d’autres personnes. Oui, c’est un but dans la vie de devenir une telle femme.

CaféBabel: Est-ce quelque chose qui compte aussi dans le choix de tes rôles ?

María Valverde : Je ne sais pas… Mais oui, j’aimerais qu’il y ait davantage de rôles de femmes plus intéressants, de rôles de femmes fortes, puissantes. Parce qu’il arrive souvent qu’on lise des scénarios dans lesquels les rôles les plus intéressants sont masculins. Et c’est parfois injuste. Mais je crois qu’aujourd’hui, les choses changent… Doucement, mais elle changent, notamment grâce à ces femmes, et nous devons leur en être très reconnaissantes.

CaféBabel: Peux-tu me parler de ta carrière passée, de ce qui te rend fière dans les défis déjà relevés ?

María Valverde : Je suis fière de toute ma carrière. Cela fait déjà 13 ans que je suis actrice, et dès que je peux choisir un rôle, je choisis le plus difficile, celui dans lequel je vais devoir prendre des risques. C’est ce qui fait sens pour moi. Ne pas choisir la facilité. Aller dans des pays étrangers, lointains, jouer au milieu de la jungle… ce qui est le plus dur pour moi est ce dont je suis le plus fière, cela participe à me changer, à me faire évoluer en tant que personne. Je ne sais pas combien de temps elle va durer, cette carrière, mais j’ai vraiment envie d’en profiter le plus possible.

CaféBabel: Il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête ! (Sourire) Quels sont tes défis ou projets futurs?

María Valverde : J’ai un projet avec Mélanie Laurent, en France. Je vais devoir apprendre le français! J’espère que je vais y arriver ! Et j’ai trois films qui vont sortir bientôt. Enfin, voilà ce que j’ai envie de faire : continuer à travailler à travers le monde, voyager, apprendre…

CaféBabel: Et y a-t-il des réalisateurs avec lesquels tu aimerais travailler en particulier?

María Valverde : Oh oui ! J’adorerais travailler avec Iñárritu ! (Rires).


« Fuocoammare » de Gianfranco Rosi

Parmi les films visionnés jusqu’à présent au sein de la compétition officielle, l’un sort déjà du lot, et par son genre, et par la thématique qu’il choisit d’aborder : dans son documentaire Fuocoammare, Gianfranco Rosi traite de la question des migrants qui  tentent de traverser la Méditerranée.

Un jeune garçon s’affaire avec un couteau de cuisine à couper un morceau d’une branche de pin, le plus résistant des arbres pour se fabriquer un lance-pierre. Autour de lui, la côte sauvage, les cactus, les roches de granit, et le proche rugissement des vagues. Lampedusa. La Méditerranée.

Au loin, dans l’obscurité bleue de la nuit sur laquelle se lève un nouveau jour, des antennes radar tournent sur elles-mêmes et captent une voix désespérée, perdue: « We are 250 people. In the name of God. Please, help us. »

Croiser des destins et des instants de vie, les placer en parallèle, pour en tirer un sens nouveau, profond, une nouvelle symbolique, une nouvelle dimension.

Samuele Puccilo dans "Fuocoammare" de Gianfranco Rosi
Samuele Puccilo dans « Fuocoammare » de Gianfranco Rosi

 

C’est ce que fait admirablement le réalisateur Gianfranco Rosi dans son documentaire Fuocoammare, dans lequel il nous donne à voir et à suivre plusieurs destinées.

Il y a le jeune Samuele Pucillo tout d’abord, fils de pêcheur, qui connaît son île par coeur, y chasse les oiseaux la nuit, et joue sans cesse à la guerre : contre le ciel, avec une arme imaginaire, ou contre les cactus, sur lesquels il sculpte au préalable et avec application, des visages humains, pour plus de réalisme.

Il y a l’animateur de radio locale, qui annonce les nouvelles quotidiennes, dresse le bilan des naufrages, et reçoit les requêtes des femmes restées au foyer qui désirent, par leur programmation musicale, réchauffer le coeur de leurs pêcheurs, qu’ils soient partis en mer ou non.

« Fuocoammare », qui donne son titre au film, est l’une de ces chansons, qui désigne ce moment où, les jours d’orage, la mer prend la couleur du sang, comme si elle était devenue de feu, et que les hommes sont alors condamnés à rester au port.

Il y a le médecin, Pietro Bartolo, rencontré par le réalisateur lors de son arrivée sur l’île, alors qu’il souffrait d’une mauvaise bronchite, qui partage avec nous ses souvenirs, son expérience. Sur son ordinateur, des photos, emmagasinées depuis 1991, année où les migrants ont commencé à arriver.

D’un côté les habitants de l’île, et de l’autre, les demandeurs d’asile. Des hommes et femmes entassés sur des navigations de fortune, en plein soleil du sud, aux large des côtes ; des corps déshydratés, à l’article de la mort, gisant aux pieds des secouristes en masques et combinaisons blanches ; des femmes que l’on vient de sauver de la noyade, pour leur apprendre la mort des leurs.

Plus tard, dans l’un des camps de réfugiés, on improvisera un match de foot, entre nations décimées par la guerre. Plus tard, Samuele, qui doit remédier à son amblyiopie, trouvera refuge auprès d’un grand arbre, pour venir essayer pour la première fois et loin des regards, ce nouveau cache-oeil qui le fait ressembler à un pirate.

Plus tard, la famille réunie se régalera d’un plat de spaghetti ai fruti di mare, concocté par la grand-mère. Plus tard, les Nigerians entameront un chant, pour clamer leur histoire, tandis que l’or des couvertures de survie brillera dans la nuit.

Dans une réalisation très sobre, avec de longs plans fixes, un montage intelligent qui fait alterner respirations et scènes poignantes, humour, légèreté, et terrible réalité, Rosi traite de ce sujet nécessaire et délicat avec profondeur et justesse. Dans chaque scène, différentes strates de sens et d’interprétation, de symboles et de signification.

Le film, qui fut longuement applaudi par la critique lors de la séance presse, illustre parfaitement la devise de l’édition 2016 du festival, comme annoncée par son directeur Dieter Kosslick : « Le droit au bonheur et à la chance ».

Fuocoammare, notre premier coup de coeur de cette Berlinale 2016, devrait aisément trouver sa place dans le palmarès à venir, et permettre, comme le souhaite son réalisateur et ses protagonistes, de sensibiliser ceux pour lesquels il serait possible de faire davantage qu’un film, afin de remédier à la tragédie qui se déroule sous nos yeux.


« Hail, Caesar », des frères Coen

C’est par le film des frères Coen – présenté hors compétition – qu’a démarré hier le programme des réjouissances de cette 66ème édition de la Berlinale. Une comédie rythmée, pleine d’humour et de clins d’oeil, avec, comme d’habitude, une écriture très fine, une réalisation parfaitement huilée, et une savoureuse brochette de grands acteurs.

Les lumières baissent, avant de s’éteindre complètement. Devant nous apparaît le logo animé et ses multiples ours d’or, tandis que se fait entendre la petite mélodie qui, on s’en rend compte à présent, nous avait bien manqué depuis l’an dernier.

Nous voilà à présent de nouveau installés dans les confortables sièges rouges des salles de la Potsdamer Platz. Plongés dans l’obscurité, une masse de journalistes avides de découvrir en avant-première internationale le film qui ouvrira le bal de la 66ème Berlinale : Avé, César !, des frères Coen.

Quelle entrée en matière !

 

Scarlett Johansson | Universal Pictures
Scarlett Johansson | Universal Pictures

Un film enlevé, coloré, d’une gaieté folle, qui nous plonge au cœur des coulisses de l’Hollywood du début des années cinquante, sur les pas d’Eddie Mannix (Josh Brolin), ce fixer chargé de régler chacun des problèmes relatifs à la multitude de films en tournage dans l’un des célébrissimes studios de Los Angeles.

Il y a l’enfant illégitime à naître de la star du ballet nautique Anna DeeMoran (Scarlett Johansson, nouvelle Jessica Rabbit), l’exigence de Laurence Laurentz (Ralph Fiennes, tout en retenue britannique) face aux manières bovines du jeune premier Hobie Doyle (délicieux Alden Ehenreich), que l’on a fraîchement arraché aux westerns pour lui forger une nouvelle image d’intellectuel raffiné, ou encore Burt Gurney (incroyable Channing Tatum en marin danseur de claquettes) secrètement gagné par la cause communiste…

Channing Tatum | © Universal Pictures

Mais le pire est bien la disparition soudaine de la plus grande des stars, Baird Whitlock (Clooney, toujours excellent sous la direction des frères), alors qu’il tourne le péplum de l’année, celui sur lequel les studios ont misé des sommes colossales.

En tentant de le retrouver, Mannix (personnage inspiré du véritable chef de production des studios MGM) arpente les différents décors, passant de l’adaptation d’une pièce de Broadway à la comédie musicale, nous donnant ainsi à voir à la fois la magie et les inavouables secrets des films que la machine à rêves produisait durant son âge d’or.

Homme à tout faire, sa fidèle secrétaire à ses côtés, Mannix vérifie également les dailies dans la salle de projection pour une mise en abîme amusante, ou directement dans l’obscure salle de montage, où Frances McDormand, clope au bec et pied à la pédale, manie la pellicule et le ciseau.

Le plaisir qu’ont pris les acteurs et les réalisateurs à tourner leur film est contagieux, et, en bon public, on passe une heure et demie à rire, ravis de se promener ainsi d’un décor à l’autre, d’intrigue en problème, de clins d’oeil en allusions.

Depuis le figurant aux intentions douteuses, jusqu’à la journaliste avide de scoop (Tilda Swinton), en passant par la diva et le scénariste en quête de reconnaissance, nous nous laissons embarquer avec bonheur pour faire le tour de la question, guidés par la grande maîtrise des frères Coen et par leur tendre moquerie à l’égard de cet univers si particulier, à la fois caricatural et savoureux, sur fond d’intrigue prenante et rythmée, qui laisse s’exprimer tout le piquant de leur humour, et leur amour du septième art.


« The Revenant », d’Alejandro González Iñárritu

Après le succès de « Birdman », le réalisateur mexicain Iñárritu revient en force dans la course aux statuettes avec douze nominations, dont celle de meilleur acteur pour Leonardo DiCaprio, qui n’a peut-être jamais autant mérité de recevoir l’Oscar.

Dans un jeu extrêmement physique de près de deux heures, Leonardo DiCaprio nous livre l’une de ses plus remarquables prestations, et parvient encore à nous surprendre. Acteur à la ressource aussi incroyable qu’inépuisable, il confirme sa capacité à incarner toutes les facettes de l’être humain.

Hugh Glass est un trappeur américain en expédition dans le Grand Nord, dont la connaissance du Montana et du Dakota du Sud est inégalée. Quand la troupe qu’il guide se fait attaquer par une horde d’Indiens, il bat en retraite, non sans avoir perdu plusieurs hommes.
Mais lorsque le danger ne vient pas de guerriers résolus à défendre les terres qu’on leur a dérobées, il se présente sous les traits d’un ours majestueux.
La gorge en lambeaux, le dos déchiqueté par ses puissantes griffes, Glass est à l’article de la mort lorsque ses compagnons le découvrent gisant sous la masse de fourrure, au fond d’un ravin.
Parvenir à rejoindre le Fort Kiowa avec ce blessé agonisant sur un brancard de fortune s’avère mission impossible, et les hommes doivent se décider à se séparer : un petit groupe se mettra en route, tandis que trois hommes demeureront auprès de Glass. Comme une prime importante est en jeu, Fitzgerald (Tom Hardy) se résout à rester, malgré son aversion pour Glass et pour son fils, né d’une mère Indienne Pawnee. Mais combien de temps tiendra-t-il ?

« The Revenant » est une histoire de vengeance : celle d’un homme laissé pour mort et désormais prêt à tout pour atteindre son but.
Tour à tour mourant ou tuant, rampant dans la neige ou emporté par les rapides d’une eau glacée, rendu aphone par la maladie ou hurlant tel le guerrier qu’il est, DiCaprio nous donne à vivre ce terrible périple dans le Grand Nord, à la recherche de celui dont il veut se venger.
Face à lui, Tom Hardy (nominé pour l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle), est parfait en Texan aguerri aux difficultés de la vie, prêt à sortir son épingle de tout jeu : il en a la gueule, l’accent, la détermination.
Si le film déçoit, ce n’est que sur un point : le choix de placer Glass dès les premières minutes dans une position de surhomme, capable de résister aux coups les plus durs et aux attaques les plus barbares. Cela a pour effet de rendre presque impossible toute tension dramatique. Si nous sommes frappés par le talent avec lequel Iñárritu met en scène son histoire, pousse son acteur aux limites, et saisit par l’image et le son la magnificence du décor qui l’entoure, nous regrettons le fait que l’histoire soit parfaitement prévisible.

 

The Revenant - Leonardo DiCaprio
Nous le lui pardonnerons tout de même, tant le reste est admirablement orchestré, et tant nous sommes saisis par le froid, l’horreur, et la beauté.
Autour des personnages, en clef de voûte, une nature majestueuse, tour à tour effrayante et sublime, dont Iñárritu capte l’essence et l’intimité : l’atmosphère sonore si particulière d’une forêt sur laquelle se met à tomber la neige, le rayonnement de cendres chaudes montant d’un feu contre la masse obscure des grands pins dans la nuit, le chant d’une rivière coulant entre deux blocs de glaces… Le Grand Nord est là, dans toute sa grandeur et sa souveraineté, et il vient à la fois compléter le duo des acteurs et apporter un nouveau sens au tout.
Dans cette splendeur magistrale et glacée, au milieu des plaines qui étendent leur blancheur majestueuse jusque dans les montagnes, dans les branches humides de mousse dont l’ombre chinoise se multiplie à l’infini, c’est bien l’homme, et l’homme seul, qui vient tacher la neige de rouge. C’est l’homme qui envahit le silence de ses cris, l’homme qui tue, qui brûle, et détruit.
Un film d’une beauté à couper le souffle pour traiter de vengeance, de folie humaine, de cruauté, de barbarie.

 

THE-REVENANT


« The Danish Girl » de Tom Hooper

Après l’indigeste “ Les Misérables”, Tom Hooper revient à Hollywood et dans la course aux Oscars avec “The Danish Girl”, adaptation à l’écran du combat véritable du premier transgenre de l’Histoire, l’artiste danois Einar Wegener.

Einar Wegener est un peintre danois qui vit à Copenhague avec son épouse, Gerda Gottlieb, artiste également.

Un jour, en retard dans ses commandes, Gerda demande à son mari d’enfiler une robe, des collants, et une paire de ballerines, et de prendre la pose, pour lui permettre de terminer une toile.

C’est la révélation: la douceur de l’étoffe, la manière qu’elle a de reposer sur la peau, de laisser paraître la blancheur crémeuse des bas et la finesse de la cheville… Einar comprend ce qui l’habite depuis toujours – il n’est pas homme, mais femme. Non plus Einar, mais Lili, Lili Elbe, cette mystérieuse créature qui va servir de modèle à Gerda, et l’inspirer pour quantité de portraits à venir.

De cette histoire véritable et hors du commun, David Ebershoff, auteur américain, tire un livre en 2001, intitulé “The Danish Girl”, que le britannique Tom Hoopper (“Le Discours d’un roi”) choisit d’adapter à l’écran, en confiant l’interprétation d’Einar-Lily à Eddie Redmayne (Stephen Hawking dans “The Theory of Everything”) et celle de Gerda à la star suédoise Alicia Vikander (“Ex Machina”, “Codename U.N.C.L.E.”).
Que se passe-t-il, au sein d’un couple, lorsqu’une telle révélation se produit? A quoi tient l’amour et quel est le ciment de l’union?

Ce que Gerda décide au départ de prendre comme un jeu – elle aide Lily à se travestir, vante la perfection de son trait d’eye-liner et va même jusqu’à l’accompagner dans les réceptions de la capitale en la présentant comme la cousine d’Einar – devient progressivement sa tragédie intime.

Doit-elle accepter, comprendre, se montrer altruiste et généreuse, et soutenir Lily coûte que coûte dans sa quête et dans son besoin? Mais qu’en est-il d’elle-même, Gerda, et quelle est sa place, face à cette autre femme qui habite la maison?

Un soir, en larmes, faible, épuisée, Gerda demande à Lily d’aller lui chercher son mari: elle a besoin de lui, elle veut le voir, a besoin de lui parler.
Mais Lily ne le peut pas. Le jeu n’en est plus un, une limite a été franchie. Einar est mort.

En choisissant de traiter du parcours de celle qui fut la première personne à subir une chirurgie de réattribution sexuelle, Tom Hooper se frotte à une thématique passionnante, mais très complexe, profonde, et tout sauf conventionnelle.

Or, la manière qu’il a d’évoquer cette tempête au sein du couple et dans la vie d’Einar-Lily ne touche pas vraiment au cœur, mais décrit des circonvolutions: on distrait en filmant les étoffes, en effleurant le drame sans vraiment le révéler dans toute sa violence. Hooper ne traite ni du scandale que la décision de Lily va provoquer dans cette société du début du siècle, ni de toute la cruauté des émotions éprouvées par Lily face à son épiphanie et aux terribles conséquences qu’elle entraîne, non plus que du bouleversement de la vie de Gerda, dans son amour et dans son rôle d’épouse et de femme.

Tom Hooper préfère se consacrer à travailler des plans d’une grande beauté, des mouvements de caméra fluides, et à révéler la magnificence des traits de ses acteurs: Alicia Vikander, lumineuse, ravissante, parfaitement juste, parvient à nous émouvoir malgré la fadeur des choix du réalisateur. Eddie Redmayne impressionne par l’androgynie de son visage et par son jeu, mais Hooper, qui semble avoir trouvé dans l’un de ses sourires – à la fois éclatant et réservé, solaire et timide – l’expression même de la Lily des portraits de Gerda, choisit de le faire minauder jusqu’à épuisement, jusqu’à nous agacer, et finir par nous éloigner du personnage de Lily.

La jolie mise en scène du réalisateur et ses parti pris tièdes auront donc permis à “The Danish Girl” de bien se placer dans la course aux Oscars (nominations pour le meilleur premier rôle masculin et le meilleur second rôle féminin, entre autres), et de confirmer l’académisme convenu de Hooper. Dommage!

 

The Danish Girl


Battambang ou Fitzcarraldo

Il était tôt.
Nous étions seuls.

Et pensions naïvement le rester.

Baignés dans la lumière du jour levant, dans une chaleur encore supportable, nous regardions les employés de la compagnie fluviale vaquer à leurs occupations, les vendeuses déballer leurs marchandises. Bientôt il y aurait du monde, des voyageurs, des touristes, bientôt il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, pour vanter les mérites d’un bracelet en plastique ou d’un Mickey en peluche défraichi.

Bientôt? Déjà! Car voilà que se faisait entendre l’affreux roulis de valises encombrantes, dont la coque métallisée scintillait sous le soleil ardent: ils arrivaient, en grappes, en essaim, venaient nous envahir, nous, lui et moi, qui avions pris nos aises sur les durs bancs de bois, trouvé la manière de caler sous notre tête le petit sac comportant nos guides et nos coussins, et sous nos pieds, en équilibre, les bouteilles d’eau, en prenant bien soin de ne les faire rouler sur le régime de banane acheté rapidement à un croisement de la ville.

Nous ne serions donc pas seuls.

Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge
Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge

 

Il nous fallait nous redresser, nous relever, nous rasseoir correctement, faire bonne figure, répondre à un « Hi » engageant, voire même à un « Where are you from? ».
Horreur du savoir-vivre, politesse abhorrée du voyageur contraint à l’entente forcée.

Nous nous forçâmes donc à arborer une expression neutre, à masquer la sourde envie de crier qui venait nous étreindre le cœur, et laissâmes à la vague incessante de touristes qui venait à présent emplir le bateau les places sur lesquelles nous nous prélassions quelques instants plus tôt.

« Qu’à cela ne tienne, me dis-je. Le voyage ne dure que sept heures, nous avons nos boules quiès, nos bouquins, nos bananes, personne ne viendra nous emmerder. »

Le petit bateau était à présent plein: des Italiens, des Allemands, un grand groupe de Belges arborant fièrement des T-shirts « ThefightoftheArdennes.be », tant et tant que les derniers arrivants qui soufflaient, déjà rouges, en grimpant sur le pont, étaient obligés de se poster sur le toit, à côté des bagages, sans protection aucune, en plein cagnard.

Il était à présent neuf heures et le soleil cambodgien tapait sec.

Bateau Siem Reap - Battambang
En route pour Battambang

 

J’avais résolu de ne croiser aucun regard, de n’offrir aucun sourire.
Nous n’étions là que dans un but précis: celui de se rendre de Siem Reap à Battambang, et de découvrir la vie sur l’eau, les habitations et marchés flottants qui peuplaient la rivière de Sangker.

Elle avait la réputation d’offrir un beau panorama sur la campagne alentour, ainsi qu’une manière économique d’observer de près la vie des autochtones dont l’existence s’organisait au fil de l’eau.

Boules quiès dans les oreilles, pour nous protéger du bruit pétaradant du vieux moteur qui devait propulser ce bateau surchargé, nous quittâmes Siem Reap, pour nous engager sur le lac de Tonlé Sap, à partir duquel nous rejoindrions la rivière.
Fatiguée par la soirée de la veille, j’avais des élans de panique, en sentant combien le bateau s’enfonçait dans l’eau, qui était là, tout près, léchant le bois et éclaboussant ma peau.

Nous étions à présent au beau milieu du large lac, et, prise par le sommeil, je peinais à ne pas m’assoupir, pour sursauter à la seconde suivante, ayant eu le temps de rêver que nous coulions, que la coque du bateau cédait, et que nous nous retrouvions happé par les remous, entraînés vers le fond du lac par le poids des bagages et la masse de corps enchevêtrés et hurlants.

A mon grand soulagement, nous rejoignîmes bientôt le cours étroit et sinueux de la rivière, et pûmes commencer à observer les habitations colorées et flottantes.

C’était à la fois beau, distrayant, et désagréable: on voyait bien que les habitants de ces petits villages sur l’eau étaient habitués aux touristes, lassés de voir ainsi défiler tous les jours ces drôles de Blancs vêtus de chapeaux de cowboy aux couleurs du drapeau du pays, prêts à dégainer Nikon D3200 et autres Iphone 6.

Les villages étaient bien organisés, réunissant église ou temple, salle polyvalente, école, marché, épicerie, tous accessibles par les petites barques motorisées que chacune des familles semblaient posséder.

 

Village flottant Sangker River Cambodge
Village flottant sur la Sangker River, Cambodge

 

Mais j’avais l’impression de venir violer l’intimité de ces gens, en passant ainsi au milieu de leurs demeures, devant leur marché, en regardant à travers les portes ouvertes à quoi ressemblait l’unique pièce dans laquelle ils vivaient, en saisissant d’un regard le contenu de leurs courses étalées dans la barque que nous venions de croiser.

Je ne prenais plus de photos depuis longtemps, me sentant gênée, dans un rapport irrespectueux et intrusif, mais continuais d’entendre derrière moi le cliquetis effréné des lourdes machines brandies par mes compagnons de voyage, et de sentir dans ma nuque leurs objectifs menaçants.

 

Pêcheurs - village flottant Cambodge
Pêcheurs – village flottant, Sangker River, Cambodge

 

Je m’imaginais déjà les séances diapo de retour à la maison, avec chips et cacahuètes, pour faire saliver les voisins restés bloqués en famille et à la maison durant la triste Noël.
En réalité, ils ne les regarderaient vraisemblablement jamais, ces photos.
Que fait-on, finalement, des heures de films accumulées, caméra tremblante brandie au bout d’un selfie stick, venus capturer une réalité dont on n’aura que faire, une fois repris par le tourbillon d’une vie faite de relike, retweet, et de marques d’intérêts pour des événements Facebook?

Les villages flottants laissèrent bientôt place à une misère qu’il était de plus en plus difficile de regarder: des familles à moitié vêtues, vivant dans des campements de fortune faits de bouts de bois et de bâches de plastique trouées, sur les berges boueuses, depuis lesquelles nous les voyions tour à tour pêcher le poisson à l’aide de morceaux de cordes et de clous, faire cuire leur repas sur de petits réchauds à gaz, déféquer dans la rivière, se laver la figure dans la rivière, boire l’eau de la rivière, laver les rares vêtements des enfants dans la rivière…
Ils semblaient manger, vivre, baiser et chier sur quelques mètres carrés.

Je sentais mes compagnons de route se faire peu à peu envahir par le même sentiment de gêne profonde que celui qui m’avait étreinte quelques minutes plus tôt, et baisser les uns après les autres leurs appareils à zoom surpuissants, pour les ranger, les cacher dans leurs sacs de marque.

Sur les rives, les enfants nous faisaient des signes, nous couraient après, venaient se jeter dans l’eau et danser, nus, en hurlant de rire. Pas encore irrités de voir ainsi chaque jour défiler des êtres venus de pays dans lesquels ils ne mettraient sans doute jamais les pieds.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Je n’avais plus peur de la noyade: le lit de la rivière nous apparaissait maintenant clairement comme très peu profond. En pleine saison sèche, on avait l’impression que les enfants les plus petits auraient pu la traverser sans se mouiller le torse.

Face à face de deux civilisations, de deux mondes.

Jusqu’à ce que notre bateau s’enlise.
Une fois. Deux fois. Trente fois.

Malgré les efforts des deux employés Khmers à bord, qui tentaient tant bien que mal de pousser le bateau à l’aide de leur maigre pagaie, de retaper au marteau l’hélice du moteur, déformée par les multiples heurts, il n’y avait rien à faire: le bateau peinait à parcourir trois mètres, et se retrouvait à nouveau coincé, au beau milieu de la rivière.

Mais nous avions le temps.
Il faisait beau, les enfants nous faisaient de grands signes de mains, les livres étaient prenants, le régime de bananes pas encore épuisé, et puis nous arriverions bien avant la nuit tombée. Non?

Passagère bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Passagère – bateau Siem Reap- Battambang, Cambodge

Pas forcément…
Car lorsque l’un des hommes présents vérifia sur son smartphone la distance couverte, nous nous aperçûmes que durant les cinq dernières heures, seuls quatre kilomètres avaient été parcourus, et qu’il nous en restait plus de vingt-cinq à faire avant d’arriver à bon port.

Or, nous étions sur le bateau depuis déjà huit heures au lieu des six/sept annoncées, la nuit allait bientôt tomber, et avec elle viendrait la soif, les moustiques, et l’insécurité de ne pas savoir où nous nous trouvions.

Doucement mais sûrement, la panique gagnait le bateau.

Les hommes tentèrent d’aller parler à l’employé khmer qui maniait la pagaie avec acharnement, le short et le T-shirt trempés d’avoir déjà dû tant de fois sauter dans la rivière pour tenter de réparer le moteur crachotant.
Mais celui-ci semblait avoir perdu toutes ses notions d’anglais, avec l’avancée du jour. Ses seules réponses se résumaient à un large sourire qui ne parvenait pas complètement à cacher une envie ferme de se tenir à l’écart de cette masse d’hommes et femmes rougis par le soleil, qui venaient de comprendre qu’ils auraient peut-être à passer la nuit sur ce radeau de malheur, au beau milieu de cette rivière et de son peuple inconnu.

Bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Employé khmer tentant tant bien que mal de sortir le bateau du bourbier.

Mûs par l’électricité ambiante, un petit groupe de voyageurs se sentit soudain pousser les ailes de superhéros: on vivait là une grande aventure, de celles que l’on peut raconter chez soi en revenant, pour laquelle on crée un groupe Facebook histoire de réunir toutes les photos et vidéos de l’événement, dont on pourra témoigner auprès des uns et des autres pour enfin mériter le surnom de vrai routard et de grand boucanier.

« Allez les gars, tous ensemble, il faut s’y mettre! » « Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
Effarée, je voyais sous mes yeux cette masse touristique s’agglutiner, se réunir, s’aligner au centre du bateau, et entreprendre de le faire tanguer, sous l’impulsion de leurs corps en frénésie, oscillant de gauche et de droite, en rythme et en mesure, pour tenter de le faire sortir de la vase dans laquelle il finissait toujours par s’enliser de nouveau.

« Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
La francophonie avait pris le dessus, emmenée par le large groupe d’hommes belges, par les quelques Québecois et ceux que l’on trouve partout, en tous temps, et en tous pays: les Français.

Après avoir un temps endossé le rôle de Héros de l’Humanitaire, en ayant envoyé depuis le toit du bateau aux enfants des berges la moitié du contenu de leurs sacs à dos (en vrac: T-shirts XXL ou leggings), voilà qu’ils subissaient sous nos yeux mi-amusés mi-effarés une nouvelle transformation: nous étions en plein Hollywood, il nous fallait sauver le monde de l’attaque de la nuit tombée, parvenir à redresser la barre pour s’assurer de faire rentrer à temps les femmes et les enfants d’abord. Gauche! Droite! Tous ensemble face à l’adversité!

Et tous les deux mètres, cela recommençait.
Enlisement, excitation, réunion, entreprise musclée de faire tanguer la surcharge, à grand renfort de cris gutturaux et de chansons gaillardes, jusqu’à parvenir à parcourir un demi-mètre, pour revenir s’embourber au suivant.

Autour de cette décharge d’énergie, les reporters dans l’âme s’agglutinaient déjà, ayant repris du maniement de l’Iphone, et déjà empressés de poster sur tout ce qui bouge le résumé de leur torride journée.
« We did it! #crazyboatride #extreme #adventure #MadeItSafe #alive #heroes #Cambodia »

Enfin, sur le pont du bateau s’étaient réunis ceux pour lesquels cet épisode fitzcarraldoïsant commençait à paraître plus angoissant que drôle, et qui commençaient à sérieusement redouter la pénurie d’eau à venir – j’étais des leurs.

Nous étions en effet plus de soixante-dix sur l’embarcation, et il devait nous rester en tout et pour tout l’équivalent de cinq litres d’eau.
Sachant qu’une bonne majorité de voyageurs avaient opté lors de l’après-midi pour une séance de bronzage intensif sur le toit plat du bateau, on pouvait se laisser à penser qu’une déshydratation pour le moins corsée se ferait tôt ou tard une joie de s’inviter à bord.

L’un des grands gaillards semblait trouver cette angoisse risible, et, du haut de son mépris pour les petits bourgeois que nous semblions former à ses yeux, me gratifia d’un: « Si tu voulais pas vivre d’aventures, fallait rester chez toi! »

Je me retournais, piquée – Môa? Pas aventurière?! – et voulus lui répondre, sèche et implacable, de façon à souligner avec adresse et sous-entendu limpide sa bêtise, tout en lui faisant comprendre, par mon seul ton à la fois ferme et assuré, que le voyage cela me connaissait et que mes préoccupations étaient parfaitement fondées. Cela lui ferait saisir alors, et sans que je doive m’abaisser à le lui expliquer clairement, que son avis sur notre petit groupe prouvait à quel point c’était bien lui, et lui seul, qui ne connaissait rien au voyage et à la vérité de l’aventure. (Tout cela, donc, il le saisirait grâce à la simple et divine fermeté de mon ton).

Mais au lieu du discours maîtrisé et articulé que j’avais prévu de lui servir, ce fut une vocifération des plus gutturales et sommaires qui se fit entendre des profondeurs de mon être:

« Je sais pas dans quelle langue il faut que je te le dise… ON N’A PAS D’EAU, PUTAIIIIINNNN!!! »

Sur ce, je tournais des talons pour rejoindre les seules personnes qui me paraissaient un tant soit peu censées à bord, bien contente de pouvoir cacher la surprise et le début de honte que je ressentais à m’être vue ainsi perdre totalement mon sang-froid.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Armés du Routard et du Lonely Planet, notre petite bande d’excités entreprîmes de téléphoner à l’Office du Tourisme de la ville de tous les espoirs – Battambang, le pays où l’on n’arrive jamais!, aux hôtels, et même aux différentes ambassades, pour tenter de trouver une solution.

Mais c’était un dimanche, les ambassades étaient fermées et sur répondeur, l’employé de l’Office du Tourisme n’avait plus de crédit à son portable et ne pouvait donc pas passer d’appel pour nous, les numéros d’urgence qu’il nous conseillait ne fonctionnaient pas, et les hôtels ne savaient pas quoi répondre à nos voix angoissées qui leur dépeignaient une situation catastrophique:
Esseulés au milieu d’une rivière inconnue, sans eau, sans vivres, entourés de champs sans doute criblés de mines, après des heures passées en plein soleil, avec des femmes, des enfants, des personnes âgées et des malades à bord, la nuit tombait, et personne ne voulait rien entendre. Il fallait nous aider, nous envoyer des secours, vite, vite, avant que l’obscurité ne vienne s’emparer de nous pauvres petits enfants riches!

Devant l’ostensible inefficacité de nos interlocuteurs, et face à l’échec répété des tentatives de nos héros musclés qui continuaient de s’acharner à babord et tribord, nous parvînmes finalement, aidés par l’obscurité qui devenait chaque minute plus menaçante, à trouver un terrain d’entente et à nous mettre tous d’accords sur la seule solution restante.

Le Seul, l’Unique qui pouvait à présent nous sortir de ce bourbier, c’était: le Dieu Dollar.

Brandissant nos billets de banque, nous entreprîmes alors d’arrêter les petites barques de pêcheurs qui filaient prestement le long de la rivière, légers qu’ils étaient, pour s’assurer de sauver les plus faibles de nos congénères d’abord: les femmes et les enfants, les malades, les seniors.

Criant, nous égosillant, agitant les liasses de billets de banque comme autant de promesses d’entente, nous parvînmes à arrêter ainsi plusieurs barques et à leur faire comprendre notre dessein.

« Battambang? »
« Battambang! »
« Battambaaaaang!! »

 

Battambang - Cambodge
Sauvés par les pêcheurs. Battambang, Cambodge.

 

Et c’est ainsi que nous fûmes repêchés par ce peuple de la rivière qui nous avait vu tour à tour:
– les mitrailler de nos appareils dernier cris comme s’ils étaient des attractions de foire,
– jouer les héros prêts à se décharger de la moitié de leurs effets en les lançant du haut du bateau dans un élan de générosité orgasmique;
– nous hurler dessus les uns les autres dans la tentative désespérée de trouver une entente pour nous sortir enfin du bourbier et pouvoir rejoindre nos confortables hôtels préalablement bookés;
– enfin gesticuler comme des acharnés armés de nos liasses de billets, nous qui un instant plus tôt les cachions au fond de nos porte-monnaies pour ne pas risquer de provoquer l’envie.

Plus tard, dans les rues de Battambang-La-Merveilleuse, nous croisâmes certains de nos compagnons d’infortune qui étaient restés sur le bateau d’origine.
Libérés du poids des passagers rescapés par les pêcheurs et de leurs bagages, ils étaient parvenus à avancer plus rapidement sans s’ensabler de nouveau, et avaient fini par arriver à Battambang à 21h30, soit douze heures trente après notre départ de Siem Reap, et une demi-heure après nous, les rescapés des bateaux à moteur.

 

De la même manière que je me demande si tous les Indiens de Gokarna pensent que les Blancs se vêtent uniquement de pantalons aux motifs éléphants, sont tenus de se ruer sur la plage pour faire le salut au soleil dès lors que l’astre se lève ou de dire « Namaste » à tout bout de champ, je m’interroge aujourd’hui sur l’impression que ces Cambodgiens de la rivière garderont de nous, de nos accès de furie, et de nos yeux emplis d’espoir.

 

« Battambang? »
« Battambang! »

 

Choum reab lea heuy.
Et
Or Kouhn.

 

Battambang Cambodia
Coucher de soleil sur la Sangker River, Cambodge.


«Me and Earl and the Dying Girl» de Alfonso Gomez-Rejon

Dans la veine des comédies dramatiques que revendique le cinéma indépendant américain, «Me and Earl and The Dying Girl» offre un film coloré, qui n’arrive pas à émouvoir en profondeur.

Un jeune garçon, Greg, est devant son ordinateur, dans sa chambre d’ado. Sa voix-off, prenante, dynamique, entraînante, nous raconte : « It was the best and worst of times. » Pour nous donner à partager sa vision de la vie, le réalisateur nous fait alors basculer dans un petit court-métrage en stop motion, un film dans le film, avec des personnages constitués de pâte à modeler et de fils de laine.
Il y a du rythme, de la couleur, de la poésie, et cette voix-off qui fonctionne, et rappelle que le scénario a été écrit et adapté par l’auteur du livre dont l’histoire est tirée.
Un ton, une vision, un univers.

On nous parle de l’adolescence, et de sa complexité, entre rejet de soi, admiration des autres, mal être, tentative d’être aimé de tous et de chacun, quête de soi et de son identité à travers l’identification ou non à tous ces groupes qui peuplent la cour du lycée : des gothiques aux «promqueens» en passant par le rappeur-slammeur fumeur de joint.
Greg (Thomas Mann) est un cinéphile aguerri. Avec son meilleur ami, Earl (l’excellent RJ Cyler), qu’il s’obstine à appeler son « coworker » tant les liens d’amitié lui font peur, il a tourné quantité de films inspirés des plus grands classiques du cinéma. Un processus qui rappelle Jack Black et Mos Def dans «Be Kind, rewind», et qui, s’il fait sourire, n’a tout de même pas le charme et des mini-films du Gondry.

Un jour, la mère de Greg le convoque: Rachel (Olivia Cooke), une jeune fille de son lycée, a une leucémie, et sa mère, l’étrange Denise (Molly Shannon), pense qu’il est l’un des seuls à pouvoir la dérider.
Ce n’est donc pas par sympathie que Greg se rend au chevet de la jolie Rachel, mais bien par obligation, pour ne pas vivre l’enfer chez lui, à la maison. Et voilà le ton avec lequel ce drame est traité: pas d’apitoiement, pas de mélodrame. On contourne la tragédie pour en extraire la légèreté, la beauté, les couleurs.

Le film parvient à traiter de la fragilité de cette période de l’existence. A travers les séquences en stop motion, nous sommes invités à vivre à nouveau les émois amoureux adolescents, et certaines scènes offrent une métaphore visuelle précise et juste de l’étrangeté de l’être à cet âge.
Le choix des cadres est intéressant, maîtrisé: beaucoup de plongées, de contre-plongées, entre regard condescendant et admiration, univers adulte et monde d’enfants. Les escaliers sont un thème visuel récurrent qui permettent de renforcer ces plongées et de souligner ce sens et ces effets, comme lorsqu’un escalier de secours se transforme en cabane au milieu du feuillage et des arbres.

On pense à Juno et à Garden State qui furent également acclamés à Sundance.
Mais à force de vouloir éviter les bons sentiments, en les pointant du doigt, on finit par entrer dans quelque chose de doucereux, qui n’est ni assez fort pour véritablement nous émouvoir, ni vraiment assez décalé pour nous faire rire. Un entre deux qui se veut profond et différent, mais qui reste malheureusement tiède et parfois attendu.
Comme ce professeur d’histoire couvert de tatouages qui se frappe le biceps en hurlant « Respect the research », et qui finit par en faire trop pour rester attachant. La fin pose également problème, lorsqu’on préfère un gros plan interminable sur les visages de Rachel et Greg empreints d’émotion, plutôt que de nous laisser découvrir ce qui les émeut – un hommage dont il a été dès les premières minutes question.

C’est dommage, car les acteurs sont justes, et étonnants, pour leur âge. Et même lorsque les dialogues ne conviennent pas exactement, l’émotion des adolescents, elle, est présente.
Un film doté de qualités, d’une certaine vision, d’un ton assumé, mais qui finit par laisser en bouche un goût de trop peu, au lieu de ce « doux-amer » auquel il aspirait.

Olivia Cooke as "Rachel" and Thomas Mann as "Greg" in ME AND EARL AND THE DYING GIRL. Photo by Anne Marie Fox. © 2015 Twentieth Century Fox Film Corporation
Olivia Cooke as « Rachel » and Thomas Mann as « Greg » in ME AND EARL AND THE DYING GIRL. Photo by Anne Marie Fox. © 2015 Twentieth Century Fox Film Corporation