Stéphane Huët


Dakar : visite du centre-ville pour 1 500 F CFA

Dakar et ses taxis jaunes et noirs. Aaaah… S’ils sont aussi emblématiques que leurs cousins new-yorkais, ils ne sont pas aussi efficaces.

Taxis jaunes et noirs de Dakar, Sénégal
Taxis jaunes et noirs de Dakar, Sénégal (Crédit : Stéphane Huët)


Florian a déjà parlé des conversations absurdes qu’on peut avoir avec les taxis de Yaoundé. Le même kongosseur a aussi déjà évoqué le symptôme du taxi dakarois dans l’émission de l’atelier des médias dédié aux Mondoblogueurs – il en parlera aussi sur son blog. Avant d’étaler mon étude poussée sur le sujet, je ne ferai qu’effleurer cette fameuse soirée où nous avons joué à « Où est Charly ? » dans Dakar.

La soirée avait pourtant bien commencé : à l’Institut français de Dakar, c’est enregistrement de l’émission L’Afrique Enchantée dans laquelle les Mondoblogueurs sont à l’honneur, les petits canapés circulent et la Flag est gratuite.

Une soirée s’improvise pour fêter le départ de la moitié de la délégation de Kremlin-Bicêtre, partenaire de la formation. Il paraît que le Charly est un bar sympa. « Ambiance locale », assure une Toubab. On vérifie l’adresse sur la nouvelle application Ndakaru, fraîchement lancée ce soir même.
C’est une dizaine de Mondoblogdakarois, fatigués qui se motivent pour sortir. Une voiture ne suffira pas. Un taxi s’arrête. Le chauffeur (appelons-le Abdou) ne connaît pas le Charly. La 3G en roaming indique que c’est route Ngor, vers l’aéroport. « Oui, je connais », dit Abdou. La moitié du groupe entre dans la voiture pour aller chercher un autre taxi à un carrefour où il y a du passage. On le trouve. Son chauffeur (appelons-le Gérard) ne sait pas où est Charly.
On demande à Abdou de suivre son collègue qui va chercher nos amis pour s’assurer que le groupe reste ensemble. Mais non. Il préfère aller seul.
C’est ainsi que nous nous élançons sur la route de l’aéroport pour tenter de rejoindre Charly. Sur notre route, pas de bar, ni autre lieu animé. Abdou ralentit. Il hésite. On lui montre le plan GoogleMaps pour l’aider, mais ça le perturbe.
De leur côté, nos amis galèrent aussi. Gérard se gratte la tête. « Lui-là, s’il se gratte la tête, c’est que les affaires ne sont pas bonnes même », s’exclame Khaofi.
Nous ne trouverons jamais Charly.

« Les taxis-là, ils savent où est Dakar. Mais c’est tout », nous dit l’ami Cyriac le lendemain. Je constate que plusieurs Mondoblogueurs ont eu affaire à des taxis dakarois non-aguerris. Ça ne peut pas être vrai : les taxis dakarois doivent connaître leur ville. Il faut creuser ça.

Jeudi 11 avril, je suis sur la Corniche de Dakar et j’arrête un taxi pour aller à l’Institut français. Il me propose 3000 F CFA. Faty, notre collègue dakaroise m’a déjà prévenu que la course coûte 1 500F CFA. Je fais le fier : « Je connais Dakar ». Dans quelques minutes, je vais regretter ce coup de bluff.
C’est Ibrahima qui me conduit. Il m’explique qu’il double le prix de la course pour les touristes, « parce que les Toubabs ont beaucoup d’argent » pour justifier le premier prix qu’il m’a proposé. Ibrahima me rappelle étrangement les taxis nosybéens.

Après quelques mètres, il arrive à un croisement avec une interdiction de tourner à gauche. On dirait qu’il ne s’y attendait pas. « Est-ce que vous connaissez Dakar même ? » Sourire et marmonnement qui sont supposés me rassurer. Il essaie une autre route et arrive à un croisement avec la même interdiction de tourner. Ibrahima insiste. Je comprends qu’il va prendre l’autoroute en sens interdit.

« Ce n’est pas dangereux ça ?
– Oui, mais si je dois faire tout le tour, on perd du temps. Et je sais éviter les voitures ».
Ouais.

Ibrahima raconte qu’il est chauffeur de taxi depuis sept mois. C’est l’heure du test.
« Ibrahim, savez-vous où se trouve Le Charly ?
– Non.
– Ben, il faudrait. Parce que les Toubabs voudront sûrement y aller », lui conseille-je.

Je relate à Ibrahima quelques aventures que les Mondoblogdakarois ont vécues avec ses collègues. Je lui demande pourquoi les taxis de Dakar disent qu’ils connaissent l’endroit où l’on veut aller, alors qu’en fait, ils ne le savent pas où ça se trouve ? « Mais si toi tu rentres dans la voiture, tu sais où tu vas ». OK.
Le même doute de Ngor surgit :
« Mais, vous savez où se trouve l’Institut français, n’est-ce pas ?
– Mais toi tu sais. Tu as dit que tu connais Dakar », répond Ibrahima poliment.

C’est parti pour un tour dans le centre-ville de Dakar. Il tourne et retourne dans la ville. Je profite pour découvrir. Ibrahima s’arrête deux fois pour demander à des piétons où se trouve l’Institut français et fait de grand mouvement de la tête de gauche à droite pour chercher les repères qu’on lui a donnés.

Ibrahima, taxi dakarois au Sénégal
Ibrahima, s’arrête pour la troisième fois (Crédit : Stéphane Huët)

Il s’arrête une troisième fois :
« Institut français ?
– Centre Culturel français ?
– Non, Institut français !
– Institut Centre Culturel français ?
– Oui ».

Je ne comprends pas l’explication en wolof, mais je ne suis pas convaincu. D’ailleurs, il s’arrête une quatrième fois pour interpeller un piéton. Je me permets de demander s’il a bien compris. « Oui oui, assure-t-il, c’est quelque part à droite ».
Finalement, c’est moi qui lui montre le panneau « Institut français ». En s’arrêtant, il voit mon magnétophone et me demande si je suis journaliste. Je réponds à l’affirmative pour couper court.

« Quelle radio ?
– RFI, toujours pour couper court (je rêve).
– RFI 92.0 ?
– Oui.
– À quelle heure ça passe ?
– Je ne sais pas encore. Merci au revoir ».

Quelques minutes plus tard, lorsque je sors des bureaux de la Délégation Wallonie-Bruxelles de Dakar, Diouf, un chauffeur de taxi m’interpelle.

« Je vais à l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Vous voyez où c’est ? » Il répond un « oui » hésitant. Cette fois je dois être à l’heure, je préfère prendre toutes mes précautions cette fois.

– C’est le campus numérique, vers la corniche.
– À côté de l’université ?
– Oui, l’université Cheick Anta Diop.
– À côté de l’ambassade du Brésil, non ?
– Oui ! C’est ça ».

Pendant le trajet, je sors de mon sac l’album Tintin – Le secret de la Licorne qui vient d’être traduit en wolof.
« Ah, mais c’est toi que j’ai vu à la télé pour présenter le Tintin-là !
– Non, ce n’est pas possible.
– Oui, oui, c’est toi.
– Non, franchement, je ne suis pas du tout impliqué dedans.
– Mais arrête, insiste-t-il ».
J’arrête.

On parle un peu. Diouf est taxi depuis 2004. Il connaît Dakar « très bien même ». Vraiment ?
« Est-ce que vous savez où se trouve le bar Charly ?
– Charliiiie ?
– Oui.
– Le bar ?
– Oui.
– Ça me dit quelque chose. Charly… Charly… C’est où encore ? J’ai vu quelque part je pense. Charly, Charly… J’ai vu, mais j’ai oublié où c’est.
– À Ngor. Vous connaissez ?
– Bien sûr ! Hmmm… Je connais bien, mais j’oublie parfois les noms ».

Diouf met peu de temps pour arriver à l’AUF, alors je ferme les yeux sur Charly. Il me donne sa carte de visite, me montre qu’il a un tampon et un carnet de reçus pour pouvoir faire des factures si besoin. Avant de descendre je demande si je peux le prendre en photo. Il pose devant sa voiture. J’ai ma photo, je le remercie. Il me demande si je suis journaliste. Je coupe court, une fois de plus. « Tu vois, je savais que c’était toi que j’avais vu à la télévision ! ».



Rambo Snack, comptoir du foot de l’ile Maurice

Cette Coupe du monde de foot 2018 réserve bien des surprises. Comme pour les matchs, les conversations les plus passionnantes sur le tournoi sont là où on les attend le moins. Après les poncifs entre collègues et blagues habituelles entre copains, j’ai eu l’occasion de m’aérer l’esprit footballistique avec Vinoola, la cuisinière potelée d’une gargote où je vais déjeuner en semaine.

Ce billet a été publié par fanuet.mondoblog.org

[Toutes les conversations relatées dans ce billet se sont tenues en créole mauricien. Mais pour éviter des interminables notes de bas de page, je les ai toutes traduites en français, en y ajoutant quelques-uns de nos mauricianismes pour garder la touche locale].

Comme souvent, ce mercredi 4 juillet, je vais à quelques pas de mon bureau pour déjeuner. Il n’y a pas grand-chose à Cassis, mais je connais deux endroits qui servent d’excellents caris mauriciens. Je m’arrête à ma première gargote favorite, Ménagerie Snack, mais Anita n’a pas de riz aujourd’hui et ses rotis froids ne me donnent pas envie. Alors je continue jusqu’à ma seconde gargote préférée, juste à côté : Rambo Snack.

Vinoola devant sa gargote, Rambo Snack

C’est ici que je mange les meilleurs halims. Tous les jours, Vinoola et son mari Roshan changent le menu. C’est toujours des « manze lakaz »[1] huilés, épicés et pimentés – exactement comme je les aime.

Aujourd’hui, quand je rentre dans ce minuscule couloir de 6 m2 qui sert de salle à manger, la cuisinière est en train de discuter sur la route. Un monsieur assis près de la porte lui marmonne « il y a un client ». Je m’assois sur un tabouret en formica rouge en faisant semblant d’hésiter entre les deux plats du jour mentionnés sur l’ardoise Coca-Cola à l’entrée. Vindaye ourite ou Gésier de poulet ?

À la radio branchée sur Radio Plus, après le flash info en créole, l’émission First Love First Word débute avec la chanson Koi Mil Gaya du film bollywoodien Kuch Kuch Hota Hai. Ces voix stridentes de chanteuses indiennes facilitent toujours le transit. Vinoola arrive enfin, navrée de m’avoir fait patienter. « Sorry, je faisais un brin de causette et je vous ai oublié ». Je souris et avant même que je lui passe ma commande, elle vérifie : « vindaye ourite ? » Mon sourire s’élargit en signe d’approbation. J’adore avoir mes habitudes dans ce genre d’endroits.

Les coudes posés sur la table de 50 cm de large, j’attends mon plat en regardant le vide par la fenêtre sans vitre. Mes pensées sont interrompues quand un homme, souillé de taches de peinture et muni d’un riflard, apparaît avec entrain. Il harangue l’homme assis près de la porte : « Alors, tu as regardé le foot hier ? » Vinoola tourne la tête et s’apprête à répondre avant de réaliser que la question ne lui était pas adressée. « Je suis allé dormir avant les prolongations, ta, répond l’autre. C’est emmerdant, les Anglais auraient pu gagner pendant les 90 minutes. » Les deux analysent ce Colombie-Angleterre avec des banalités qui feraient passer les gars de BFM Sport pour des experts. Par les regards que jette Vinoola par-dessus son épaule en direction des hommes, je sens qu’elle a envie d’intervenir.

Alors qu’elle fait les deux pas suffisants entre sa gazinière et la salle à manger pour me tendre mon assiette fumante qui sent bon la graine de moutarde, la maîtresse de maison s’impose dans la conversation avec sa voix de soprano qui traîne sur chaque mot. « J’avais dit à mon mari de parier sur les tirs au but. Mais non. Il était trop confiant que son équipe allait gagner 2-0 après 90 minutes. » Vinoola nous raconte que Roshan aussi s’est endormi avant la fin du match et ce matin, il était agacé d’avoir raté le direct. « Et là, personne ne l’a encore taquiné sur le fait que Henderson a manqué un tir au but ! », s’amuse-t-elle. Car tous les habitués de Rambo Snack ont déjà remarqué le blason de Liverpool FC sur un autre panneau affichant tous les plats servis à la gargote.

Tous les plats servis à Rambo Snack. Appétissant, non ?

J’écoute ces trois passionnés de foot qui énumèrent les fautes non sifflées pendant le match de la veille et, forcément, ça parle de la VAR, l’aide vidéo à l’arbitrage. Les hommes sont contre, mais Vinoola insiste qu’on aurait dû l’avoir instaurée depuis longtemps. « Hey, d’ailleurs, vous avez vu qu’il y a des drones maintenant ? », demande le peintre en dévoilant fièrement son sourire sans dent. « Mais quel drone ? Tu n’as pas vu que c’est tenu par des câbles !? », s’impatiente Vinoola. Elle tourne la tête vers moi avec air dépassé : « Je suis incollable au foot. J’ai toujours aimé ça. Je comprends mieux le foot que mon grand frère. Quand j’étais petite, je suivais le championnat local et mon papa m’emmenait voir les matchs au stade. »

Et puisqu’elle est lancée, Vinoola évoque le Japon-Belgique de lundi soir. « Le plus beau match de la Coupe du monde », m’assure-t-elle avant de livrer son analyse : Lukaku a eu une baisse de forme, Hazard raye[2] trop, Courtois s’est ressaisi dans les dernières minutes, Honda sera probablement à nouveau convoité par un club européen. « J’ai été mari[3] impressionnée par les deux équipes. La Belgique méritait, mais j’étais triste pour les Japonais ». Tout au long de son récit, Vinoola vérifie les statistiques sur un application foot de son iPhone 8. Elle enchaîne les mots avec la même lenteur. Mais je reste absorbé par sa démonstration. Elle utilise des mots simples et arrive parfois naïvement à des déductions qui démontrent une compréhension passionnée du football.

Délaissant les deux autres clients, elle m’énumère tous les matchs pour lesquels elle avait fait le bon pronostic. Elle aurait même conseillé Gilbert Bayaram, une ancienne gloire du foot mauricien et habitué de Rambo Snack. « Il est fan de l’équipe de France, mais pensait qu’elle allait être éliminée contre l’Argentine. Je lui avais pourtant assuré qu’elle allait passer. Lundi il est venu pour me dire que ma bouche est bénie[4]. Vous voyez ? » Je vois tellement que je me permets la question facile pour tester les prédictions de Vinoola : qui va gagner la Coupe du monde 2018 ? « Mais vous ne voyez pas la magouille de ce tournoi ? C’est la Russie qui va gagner. Comment ils peuvent battre l’Espagne ? C’est Poutine qui fait pression. » Elle me fait penser à Rajiv.

Bon, je laisse le pragmatisme complotiste sur la touche et demande à Vinoola quelle équipe elle soutient. « Moi… ? elle met quatre longues secondes de suspense avant de me répondre. Je suis pour Maurice ». Et bien, si on veut les voir gagner de notre vivant, il faudra de sacrées magouilles de notre Premier ministre, Pravind Jugnauth.

[1] Des plats comme à la maison.
[2] À Maurice, on dit « rayer » pour « dribbler ».
[3] On utilise le mot « mari » comme adverbe signifiant « extrêmement ».
[4] Traduction littérale de l’expression créole « labous beni ». À Maurice, quelqu’un a une bouche bénie quand ses prophéties se réalisent.


Rambo Snack : comptoir du foot

Cette Coupe du monde de foot 2018 réserve bien des surprises. Comme pour les matchs, les conversations les plus passionnantes sur le tournoi sont là où on les attend le moins. Après les poncifs entre collègues et blagues habituelles entre copains, j’ai eu l’occasion de m’aérer l’esprit footballistique avec Vinoola, la cuisinière potelée d’une gargote où je vais déjeuner en semaine.

[Toutes les conversations relatées dans ce billet se sont tenues en créole mauricien. Mais pour éviter des interminables notes de bas de page, je les ai toutes traduites en français, en y ajoutant quelques-uns de nos mauricianismes pour garder la touche locale].

Comme souvent, ce mercredi 4 juillet, je vais à quelques pas de mon bureau pour déjeuner. Il n’y a pas grand-chose à Cassis, mais je connais deux endroits qui servent d’excellents caris mauriciens. Je m’arrête à ma première gargote favorite, Ménagerie Snack, mais Anita n’a pas de riz aujourd’hui et ses rotis froids ne me donnent pas envie. Alors je continue jusqu’à ma seconde gargote préférée, juste à côté : Rambo Snack.

Vinoola devant sa gargote, Rambo Snack

C’est ici que je mange les meilleurs halims. Tous les jours, Vinoola et son mari Roshan changent le menu. C’est toujours des « manze lakaz »[1] huilés, épicés et pimentés – exactement comme je les aime.

Aujourd’hui, quand je rentre dans ce minuscule couloir de 6 m2 qui sert de salle à manger, la cuisinière est en train de discuter sur la route. Un monsieur assis près de la porte lui marmonne « il y a un client ». Je m’assois sur un tabouret en formica rouge en faisant semblant d’hésiter entre les deux plats du jour mentionnés sur l’ardoise Coca-Cola à l’entrée. Vindaye ourite ou Gésier de poulet ?

À la radio branchée sur Radio Plus, après le flash info en créole, l’émission First Love First Word débute avec la chanson Koi Mil Gaya du film bollywoodien Kuch Kuch Hota Hai. Ces voix stridentes de chanteuses indiennes facilitent toujours le transit. Vinoola arrive enfin, navrée de m’avoir fait patienter. « Sorry, je faisais un brin de causette et je vous ai oublié ». Je souris et avant même que je lui passe ma commande, elle vérifie : « vindaye ourite ? » Mon sourire s’élargit en signe d’approbation. J’adore avoir mes habitudes dans ce genre d’endroits.

Les coudes posés sur la table de 50 cm de large, j’attends mon plat en regardant le vide par la fenêtre sans vitre. Mes pensées sont interrompues quand un homme souillé de taches de peinture et muni d’un riflard apparaît avec entrain. Il harangue l’homme assis près de la porte : « Alors, tu as regardé le foot hier ? » Vinoola tourne la tête et s’apprête à répondre avant de réaliser que la question ne lui est pas adressée. « Je suis allé dormir avant les prolongations, ta, répond l’autre. C’est emmerdant, les Anglais auraient pu gagner pendant les 90 minutes. » Les deux analysent ce Colombie-Angleterre avec des banalités qui feraient passer les gars de BFM Sport pour des experts. Par les regards que jette Vinoola par-dessus son épaule en direction des hommes, je sens qu’elle a envie d’intervenir.

Alors qu’elle fait les deux pas suffisants entre sa gazinière et la salle à manger pour me tendre mon assiette fumante qui sent bon la graine de moutarde, la maîtresse de maison s’impose dans la conversation avec sa voix de soprano qui traîne sur chaque mot. « J’avais dit à mon mari de parier sur les tirs au but. Mais non. Il était trop confiant que son équipe allait gagner 2-0 après 90 minutes. » Vinoola nous raconte que Roshan aussi s’est endormi avant la fin du match et ce matin, il était agacé d’avoir raté le direct. « Et là, personne ne l’a encore taquiné sur le fait que Henderson a manqué un tir au but ! », s’amuse-t-elle. Car tous les habitués de Rambo Snack ont déjà remarqué le blason de Liverpool FC sur un autre panneau affichant tous les plats servis dans la gargote.

Tous les plats servis à Rambo Snack. Appétissant, non ?

J’écoute ces trois passionnés de foot qui énumèrent les fautes non sifflées pendant le match de la veille et, forcément, ça parle du VAR. Les hommes sont contre, mais Vinoola insiste qu’on aurait dû l’avoir instauré depuis longtemps. « Hey, d’ailleurs, vous avez vu qu’il y a des drones maintenant ? », demande fièrement le peintre en dévoilant son sourire sans dent. « Éta ! Mais de quel drone tu parles ? Tu n’as pas vu que c’est tenu par des câbles !? », s’impatiente Vinoola. Elle tourne la tête vers moi avec air dépassé : « Je suis incollable au foot. J’ai toujours aimé ça. Je comprends mieux le foot que mon grand frère. Quand j’étais petite, je suivais le championnat local et mon papa m’emmenait voir les matchs au stade. »

Et puisqu’elle est lancée, Vinoola évoque le Japon-Belgique de lundi soir. « Le plus beau match de la Coupe du monde », m’assure-t-elle avant de livrer son analyse. Lukaku a eu une baisse de forme, Hazard raye[2] trop, Courtois s’est ressaisi dans les dernières minutes, Honda sera probablement à nouveau convoité par un club européen. « J’ai été mari[3] impressionnée par les deux équipes. La Belgique méritait, mais j’étais triste pour les Japonais ». Tout au long de son récit, Vinoola vérifie les statistiques sur un application foot de son iPhone 8. Elle enchaîne les mots avec la même lenteur. Mais je reste absorbé par sa démonstration. Elle utilise des mots simples et arrive à des déductions parfois naïvement qui démontrent néanmoins une compréhension passionnée du football.

Délaissant les deux autres clients, elle m’énumère tous les matchs pour lesquels elle avait fait le bon pronostic. Elle aurait même conseillé Gilbert Bayaram, une ancienne gloire du foot mauricien et habitué de Rambo Snack. « Il est fan de l’équipe de France, mais pensait qu’elle allait être éliminée contre l’Argentine. Je lui avais pourtant assuré qu’elle allait passer. Lundi il est venu pour me dire que ma bouche est bénie[4]. Vous voyez ? » Je vois tellement que je me permets la question facile pour tester les prédictions de Vinoola : qui va gagner la Coupe du monde 2018 ? « Mais vous ne voyez pas la magouille de ce tournoi ? C’est la Russie qui va gagner. Comment ils peuvent battre l’Espagne ? C’est Poutine qui fait pression. » Elle me fait penser à Rajiv.

Bon, je laisse le pragmatisme complotiste sur la touche et demande à Vinoola quelle équipe elle soutient. « Moi… ? elle met quatre longues secondes de suspense avant de me répondre. Je suis pour Maurice ». Et bien, si on veut les voir gagner de notre vivant, il faudra de sacrées magouilles de notre Premier ministre, Pravind Jugnauth.

[1] Des plats comme à la maison.
[2] À Maurice, on dit « rayer » pour « dribbler ».
[3] On utilise le mot « mari » comme adverbe signifiant « extrêmement ».
[4] Traduction littérale de l’expression créole « labous beni ». À Maurice, quelqu’un a une bouche bénie quand ses prophéties se réalisent.


Coupe du monde : notre compil pour dire au revoir aux équipes africaines

Comme j’adore faire des compilations sur tout et n’importe quoi, et parce que je suis sincèrement triste de voir toutes les équipes africaines sorties dès la phase de poule de la coupe du monde 2018, j’ai rassemblé des musiques d’Afrique qui ont un rapport avec le foot. Mettez vos écouteurs, cliquez sur « Play ». Je vous parle de huit chansons aussi palpitantes que le ballon rond.

Ce billet a été publié par fanuet.mondoblog.org.

Peu de choses bouleversent autant que la musique et le football. Dans une fosse devant une scène, je vibre comme nulle part ailleurs. Dans un stade ou même devant une télé dans un bar, je passe par toutes les émotions. Je pleure devant les films, mais mes plus grosses larmes sont provoquées par un parfait enchaînement de mélodie et mes plus belles émotions ont été vécues devant des matchs de la Ligue des Champions.

Depuis que j’ai l’âge de comprendre le foot, j’ai toujours associé ce sport à la musique. Déjà avec Manchester United, le Glory Glory Man United chanté sur l’air de Glory, Glory, Hallelujah me faisait dodelinait dans ma poussette (oui, j’ai une excellente mémoire). À 10 ans, Three Lions chanté par Lightning Seeds pour l’Euro 96 en Angleterre m’avait donné d’incroyables frissons.

1. Pik so orite – Windblows

S’il ne devait y avoir qu’une chanson associée au foot, pour moi ce serait celle-ci. Pik so orite a été composé par Windblows en soutien au club de foot mauricien Fire Brigade SC. C’était dans les années 80, à une époque où le foot local avait une place importante dans le cœur des Mauriciens. Ce séga typique continue de raisonner dans toutes les occasions : mariage, anniversaire, pique-nique sur la plage et à chaque fois qu’on a envie d’encourager une équipe de foot, même si le Fire Brigade SC n’existe plus.

2. Gervinho – Kobla & Nouchi Gang

Oui, c’est bien en hommage à celui qui a été un superbe joueur entre 2009 et 2016, Gervais Lombe Yao Kouassi. C’est en 2017 que Kobla & Nouchi Gang sortent cette chanson qui fait référence aux talents de buteur ivoirien. Mais depuis qu’il parti jouer au Hebei China Fortuna en 2016, Gervinho fait un peu moins rêver.

3. Soccer Fan – The Real Sounds

The Real Sounds est un groupe composé de Congolais installés au Zimbabwe. Ces 11 musiciens, dignes représentants du soukous, sont de réels fans de foot. En 1987, à l’occasion du match de gala England Football League VS Rest of the World qui s’est joué à Wembley, ils composent le single Soccer Fan. Cette chanson avec des paroles ultrabasiques sur l’amour pour le foot est devenue le générique de l’émission footballistique sur BBC Radio 5, World Football Phone-in, animée par l’excellent Dotun Adebayo. The Real Sounds a aussi composé Dynamos Versus Caps qui parle du derby entre deux grandes équipes de football au Zimbabwe.

 

4. Hola Hola – Toofan

La Coupe d’Afrique des nations est une belle fête. Moins médiatisée que la Coupe d’Europe, c’est néanmoins le moment où les clubs européens vont découvrir les talents pour leur prochain mercato. À chaque édition, les Mauriciens se disent « et merde, on n’arrive même pas à y être ». Et ça dure depuis la dernière (et seule) participation de Maurice à la CAN en 1974. Pour la CAN 2015 en Guinée équatoriale, plusieurs artistes du continent s’étaient réunis pour chanter l’hymne officiel composé par le duo togolais Toofan, Hola Hola. Un titre qui donne envie de bouger la tête de gauche à droite en caressant le ciel comme des Bisounours pour dire « on est tous fous de foot ».

5. Tann dir goal! – Phoenix Supporters Club

La célèbre brasserie Phoenix de l’île Maurice a réuni quelques artistes pour montrer comment on célèbre le Mondial à la sauce mauricienne. On y retrouve le talentueux chanteur batteur mauricien Jason Heerah qui s’était fait remarquer au X Factor Australia en 2014. Au début du clip un peu niais qui suggère que le foot rassemble tous les Mauriciens, on entend des expressions footballistiques typiquement mauriciennes : un régal. Sur le rythme de notre séga national, Tann dir goal! met une sacrée ambiance. Reste à savoir si tout le monde sera d’aussi bonne humeur le 15 juillet.

6. Africa Soccer Fever – Rocky Dawuni

En 2010, Rocky Dawuni sortait l’album Hymns for the Rebel Soul. Cette même année se déroulait la première coupe du monde de foot sur le continent africain. Le reggae man ghanéen décroche un contrat avec EA Sports, éditeur du jeu vidéo 2010 FIFA World Cup South Africa, pour adapter sa chanson African Reggae Fever en African Soccer Fever. Même composition joyeuse, mais les paroles changent pour célébrer « le dynamisme culturel de la première Coupe du monde en Afrique ». Par exemple, « Jah Jah give us power to cross every border » devient « Soccer give us power to cross every border ». Tout est dit.

7. Baba – Ismaël Isaac

Parmi les films qui m’ont ému, il y a eu Le Ballon d’or de Cheik Doukouré, sorti en 1994. Même si c’est un peu loin dans mes souvenirs, je me rappelle avoir été touché par l’histoire de ce gamin de Guinée qui va réussir dans le foot. On en avait parlé pendant plusieurs jours à l’école primaire après la diffusion à la télévision nationale. Et dans ce film, j’aime particulièrement la chanson Baba du reggae man ivoirien, Ismaël Isaac.

8. Zangaléwa – Golden Sounds

Rien à voir avec le foot. Enfin, presque pas. Il fallait rendre justice au groupe camerounais Golden Sounds. Contrairement à ce qu’a pu dire Shakira, la mélodie de Waka Waka – hymne officiel de la coupe du monde 2010 en Afrique qu’elle chantait avec le groupe sud africain Freshlyground – ne lui est pas entrée dans la tête comme une révélation divine. Pas besoin d’être musicologue pour remarquer que Waka Waka s’inspire énormément de Zangaléwa. Sortie en 1986, cette chanson avait été écrite et composée par un groupe de gendarmes camerounais, Golden Sounds. N’empêche, grâce à aux trémolos plagieurs de la chanteuse colombienne, Zangaléwa a pu être connu du grand public.


Coupe du monde : notre compil pour dire au revoir aux équipes africaines

Peu de choses bouleversent autant que la musique et le football. Dans une fosse devant une scène, je vibre comme nulle part ailleurs. Dans un stade ou même devant une télé dans un bar, je passe par toutes les émotions. Je pleure devant les films, mais mes plus grosses larmes sont provoquées par un parfait enchaînement de mélodie et mes plus belles émotions ont été vécues devant des matchs de la Ligue des Champions.

Depuis que j’ai l’âge de comprendre le foot, j’ai toujours associé ce sport à la musique. Déjà avec Manchester United, le Glory Glory Man United chanté sur l’air de Glory, Glory, Hallelujah me faisait dodelinait dans ma poussette (oui, j’ai une excellente mémoire). À 10 ans, Three Lions chanté par Lightning Seeds pour l’Euro 96 en Angleterre m’avait donné d’incroyables frissons.

Comme j’adore faire des compilations sur tout et n’importe quoi, et parce que je suis sincèrement triste de voir toutes les équipes africaines sorties dès la phase de poule de la coupe du monde 2018, j’ai rassemblé des musiques d’Afrique qui ont un rapport avec le foot. Mettez vos écouteurs, cliquez sur « Play ». Je vous parle de huit chansons aussi palpitantes que le ballon rond.

1. Pik so orite – Windblows

S’il ne devait y avoir qu’une chanson associée au foot, pour moi ce serait celle-ci. Pik so orite a été composé par Windblows en soutien au club de foot mauricien Fire Brigade SC. C’était dans les années 80, à une époque où le foot local avait une place importante dans le cœur des Mauriciens. Ce séga typique continue de raisonner dans toutes les occasions : mariage, anniversaire, pique-nique sur la plage et à chaque fois qu’on a envie d’encourager une équipe de foot, même si le Fire Brigade SC n’existe plus.

2. Gervinho – Kobla & Nouchi Gang

Oui, c’est bien en hommage à celui qui a été un superbe joueur entre 2009 et 2016, Gervais Lombe Yao Kouassi. C’est en 2017 que Kobla & Nouchi Gang sortent cette chanson qui fait référence aux talents de buteur ivoirien. Mais depuis qu’il parti jouer au Hebei China Fortuna en 2016, Gervinho fait un peu moins rêver.

3. Soccer Fan – The Real Sounds

The Real Sounds est un groupe composé de Congolais installés au Zimbabwe. Ces 11 musiciens, dignes représentants du soukous, sont de réels fans de foot. En 1987, à l’occasion du match de gala England Football League VS Rest of the World qui s’est joué à Wembley, ils composent le single Soccer Fan. Cette chanson avec des paroles ultrabasiques sur l’amour pour le foot est devenue le générique de l’émission footballistique sur BBC Radio 5, World Football Phone-in, animée par l’excellent Dotun Adebayo. The Real Sounds a aussi composé Dynamos Versus Caps qui parle du derby entre deux grandes équipes de football au Zimbabwe.

4. Hola Hola – Toofan

La Coupe d’Afrique des nations est une belle fête. Moins médiatisée que la Coupe d’Europe, c’est néanmoins le moment où les clubs européens vont découvrir les talents pour leur prochain mercato. À chaque édition, les Mauriciens se disent « et merde, on n’arrive même pas à y être ». Et ça dure depuis la dernière (et seule) participation de Maurice à la CAN en 1974. Pour la CAN 2015 en Guinée équatoriale, plusieurs artistes du continent s’étaient réunis pour chanter l’hymne officiel composé par le duo togolais Toofan, Hola Hola. Un titre qui donne envie de bouger la tête de gauche à droite en caressant le ciel comme des Bisounours pour dire « on est tous fous de foot ».

5. Tann dir goal! – Phoenix Supporters Club

La célèbre brasserie Phoenix de l’île Maurice a réuni quelques artistes pour montrer comment on célèbre le Mondial à la sauce mauricienne. On y retrouve le talentueux chanteur batteur mauricien Jason Heerah qui s’était fait remarquer au X Factor Australia en 2014. Au début du clip un peu niais qui suggère que le foot rassemble tous les Mauriciens, on entend des expressions footballistiques typiquement mauriciennes : un régal. Sur le rythme de notre séga national, Tann dir goal! met une sacrée ambiance. Reste à savoir si tout le monde sera d’aussi bonne humeur le 15 juillet.

6. Africa Soccer Fever – Rocky Dawuni

En 2010, Rocky Dawuni sortait l’album Hymns for the Rebel Soul. Cette même année se déroulait la première coupe du monde de foot sur le continent africain. Le reggae man ghanéen décroche un contrat avec EA Sports, éditeur du jeu vidéo 2010 FIFA World Cup South Africa, pour adapter sa chanson African Reggae Fever en African Soccer Fever. Même composition joyeuse, mais les paroles changent pour célébrer « le dynamisme culturel de la première Coupe du monde en Afrique ». Par exemple, « Jah Jah give us power to cross every border » devient « Soccer give us power to cross every border ». Tout est dit.

7. Baba – Ismaël Isaac

Parmi les films qui m’ont ému, il y a eu Le Ballon d’or de Cheik Doukouré, sorti en 1994. Même si c’est un peu loin dans mes souvenirs, je me rappelle avoir été touché par l’histoire de ce gamin de Guinée qui va réussir dans le foot. On en avait parlé pendant plusieurs jours à l’école primaire après la diffusion à la télévision nationale. Et dans ce film, j’aime particulièrement la chanson Baba du reggae man ivoirien, Ismaël Isaac.

8. Zangaléwa – Golden Sounds

Rien à voir avec le foot. Enfin, presque pas. Il fallait rendre justice au groupe camerounais Golden Sounds. Contrairement à ce qu’a pu dire Shakira, la mélodie de Waka Waka – hymne officiel de la coupe du monde 2010 en Afrique qu’elle chantait avec le groupe sud africain Freshlyground – ne lui est pas entrée dans la tête comme une révélation divine. Pas besoin d’être musicologue pour remarquer que Waka Waka s’inspire énormément de Zangaléwa. Sortie en 1986, cette chanson avait été écrite et composée par un groupe de gendarmes camerounais, Golden Sounds. N’empêche, grâce à aux trémolos plagieurs de la chanteuse colombienne, Zangaléwa a pu être connu du grand public.


Le top 7 des collègues qui ont un avis sur le foot

Hashim déteste le foot, à la pause déjeuner, il pose des questions à côté de la plaque juste pour nous emmerder. Il nous demande notre avis sur l’équipe d’Italie qui n’est pas qualifiée et sur les choix tactiques de Roger Lemerre. Quand à Jean-Claude, je ne savais pas qu’il aimait le foot, il n’avait jamais donné son avis dans l’éternel débat « CR7 ou Messi ».

Cet article a initialement été publié sur fanuet.mondoblog.org.

En 2010, je regardais le bus français de Knysna depuis la Réunion. Coupe d’Europe 2012, je sirotais la THB tiède de Nosy Be quand l’Espagne humiliait l’Italie en finale. En 2014, le Hot Lemon/Honey with Ginger me permettait de tenir les énormes décalages horaires entre le Brésil et le Népal (et l’élimination lamentable des Anglais). C’est la première Coupe du monde que je regarde à l’île Maurice depuis 2002. J’avais oublié les perles des supporteurs, bien de chez nous, qui surviennent tous les quatre ans. Les meilleures s’entendent au bureau.

L’expert surprise

Je ne savais pas que Jean-Claude aimait le foot. Il n’avait jamais donné son avis dans l’éternel débat « CR7 ou Messi ». Il n’avait jamais réagi aux provocations entre fans de Manchester United et de Liverpool. Mais depuis que la Coupe du monde a commencé, il a une explication sur tous les détails de la compétition – comme ceux qui s’intéressent subitement au cyclisme pendant le Tour de France. Jean-Claude sait parfaitement quand Héctor Cúper va faire entrer Mo Salah contre la Russie ce soir. Il a une explication rationnelle au penalty manqué par Messi. Il connaît le coiffeur de Neymar. Depuis la défaite de l’Allemagne face aux Mexique, Jean-Claude se fait l’écho de Facebook : « La France en 2002. L’Italie en 2010. L’Espagne en 2014… Gete ki mo dir twa, Lalmagn pe gegn beze sa lane-la. »[1] Il fait des analyses bancales, typiques de ceux qui regardent le foot tous les quatre ans. Il agace parce qu’il répète les phrases toutes faites des « consultants » à la radio. Mais là où il est le plus énervant, c’est qu’il est le champion des pronostics.

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Le complotiste acharné

Tout est sujet à polémique. « Tu as remarqué que les pays arabes et musulmans sont rassemblés dans les mêmes groupes ? L’Égypte avec l’Arabie Saoudite et le Maroc avec l’Iran. » Bon, Rajiv, tu oublies la Tunisie qui est avec l’Angleterre, la Belgique et le Panama. « Oui, non, mais… » Pour lui, la FIFA est la pire institution du monde. Il sait qu’elle a le pouvoir de truquer les tirages au sort – et elle le fait. Il cite les récentes déclarations de Platini pour preuve. Rajiv regarde tous les matchs pour mieux déceler la corruption et les complots qui s’y cachent. Il pense très sérieusement que si la Russie a mis cinq pions au match d’ouverture, « c’est parce que Poutine fait pression sur le prince Mohammed Ben Salmane. » Sa plus belle découverte a été lors du match Portugal-Espagne. « Les trois premiers buts aux 4e, 24e et 44e minutes. Et les deux derniers, 58e et 88e. Quatre… et huit ! Tu ne vois rien de bizarre ? » Je ne lui ai pas demandé comment il expliquait le but de Costa à la 55e. Il aurait découvert que je fais partie du complot.

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Le fan de tout

L’île Maurice n’a encore jamais eu l’occasion de prouver son talent footballistique dans la compétition suprême. Alors nous avons eu l’habitude de choisir une nation à soutenir pendant les compétitions internationales. L’Angleterre parce que nous sommes des mordus de la Premier League – plus que notre Barclays Mauritius Premier League. La France par affinité culturelle. Mais à Maurice, on retrouve surtout des fans du Brésil, de l’Argentine, de l’Allemagne ou de l’Italie parce que ce sont des grandes nations du foot qui ont déjà fait rêver. Devant ce choix de 32 équipes, les Mauriciens peuvent être indécis. Certains ne se mouillent pas trop jusqu’au résultat. Comme Ritesh qui a été fan de l’Allemagne après la demi-finale mémorable de 2014. Vendredi 15 juin, il assure : « je savais que la Russie allait gagner. » Depuis ce dimanche, il cherche un maillot du Mexique comme un fou. Et depuis ce mardi 19 juin, il est plus Belge que Brel. Ce n’est que quand je lui demande franchement quel pays il soutient qu’il avoue en marmonnant : « je suis pour l’équipe qui gagne. »

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Le troll magnifique

Hashim déteste le foot. Depuis le début de la Coupe du monde 2018, il traîne entre les bureaux du plateau pour commenter les conversations sur le foot. J’adore quand il dit « C’est con, hein. Vous stressez pour un pays qui n’est pas le vôtre et pour des joueurs qui ne sauraient même pas situer Maurice sur la mappemonde. » À la pause déjeuner, il pose des questions à côté de la plaque juste pour nous emmerder. Il nous demande notre avis sur l’équipe d’Italie qui n’est pas qualifiée et sur les choix tactiques de Roger Lemerre. Parfois je me dis que si Hashim est capable de détourner si bien les conversations sur le foot, c’est qu’il doit s’y connaître quand même un peu.

Le mauvais perdant

« Ne me parle », m’a dit Olivier le lendemain de la défaite de l’Allemagne contre le Mexique. J’ai vu qu’il contenait sa colère et sa frustration. Mais quand Hashim a commencé à le brancher, il a explosé. Quoiqu’on dise, il trouve toutes les bonnes excuses pour justifier la défaite non méritée de son équipe. Ce dimanche 17 juin, c’était l’arbitrage, évidemment. Et de toute façon, il « déteste l’équipe de France ! Et les Anglais sont des gogots ! » Argument imparable. Le débat est clos.

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Le militant tiraillé

Difficile d’aimer le foot quand on est un altermondialiste. En 2010 déjà, Fayaz avait suivi la Coupe du monde en Afrique du Sud à contrecœur parce que « les townships avaient été nettoyées ». Il avait rejeté le Mondial 2014 au Brésil car, là aussi, les organisateurs avaient viré les pauvres des favelas. Mais son boycott avait duré deux jours. Cette année, cet ami des bêtes est outré que certaines municipalités russes éradiquent les chiens errants autour des stades. Alors il regarde la Coupe du monde de Russie d’un œil. À chaque fois qu’on commence à parler du match de la veille, son visage s’éclaire deux secondes avant de fustiger le capitalisme. Mais en 2022, c’est sûr, Fayaz ne cautionnera pas la mort de centaines d’ouvriers d’Asie du sud sur les chantiers des stades au Qatar.

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Le tacticien philosophe

Simon ne s’exprime pas que pour la Coupe du monde. Il est plutôt volubile sur tous les sujets du monde. Du genre à regarder mon écran par-dessus l’épaule pour commencer une conversation, quand il voit que je lis les notes de joueurs sur sofoot.com, il s’arrête pour me parler des matchs de la veille. Quand il pousse sa mèche avant de poser les mains sur ses hanches, je sais que j’en ai pour un grand oral d’au moins 10 minutes. Statistiques, thèse, antithèse, synthèse, anecdotes des années 80, il est incollable. Il s’impatiente en parlant des mauvais choix tactiques d’un sélectionneur. J’en arrive à me demander pourquoi Le Graët ne l’a pas embauché pour encadrer des Bleus. Simon plisse les yeux quand il raconte un geste, fait de grands gestes avec les bras pour signifier toute la grâce du foot et il sait mettre le bon rythme pour capter son audience (moi). Le plus beau, c’est quand il décrypte un dribble d’Eden Hazard par une analyse géopolitique. On dirait Pascal Boniface.

[1] Ecoute bien ce que je te dis : l’Allemagne se fera sortir cette année.


Russie 2018 : parler foot avec ses collègues

En 2010, je regardais le bus français de Knysna depuis la Réunion. Coupe d’Europe 2012, je sirotais la THB tiède de Nosy Be quand l’Espagne humiliait l’Italie en finale. En 2014, le Hot Lemon/Honey with Ginger me permettait de tenir les énormes décalages horaires entre le Brésil et le Népal (et l’élimination lamentable des Anglais). C’est la première Coupe du monde que je regarde à l’île Maurice depuis 2002. J’avais oublié les perles des supporteurs, bien de chez nous, qui surviennent tous les quatre ans. Les meilleures s’entendent au bureau.

 

L’expert surprise

Je ne savais pas que Jean-Claude aimait le foot. Il n’avait jamais donné son avis dans l’éternel débat « CR7 ou Messi ». Il n’avait jamais réagi aux provocations entre fans de Manchester United et Liverpool. Mais depuis que la Coupe du monde a commencé, il a une explication sur tous les détails de la compétition – comme ceux qui s’intéressent subitement au cyclisme pendant le Tour de France. Jean-Claude sait parfaitement quand Héctor Cúper va faire entrer Mo Salah contre la Russie ce soir. Il a une explication rationnelle au penalty manqué par Messi. Il connaît le coiffeur de Neymar. Depuis la défaite de l’Allemagne face aux Mexique, Jean-Claude se fait l’écho de Facebook : « La France en 2002. L’Italie en 2010. L’Espagne en 2014… Gete ki mo dir twa, Lalmagn pe gegn beze sa lane-la. »[1] Il fait des analyses bancales, typiques de ceux qui regardent le foot tous les quatre ans. Il agace parce qu’il répète les phrases toutes faites des « consultants » à la radio. Mais là où il est le plus énervant, c’est qu’il est le champion des pronostics.

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Le complotiste acharné

Tout est sujet à polémique. « Tu as remarqué que les pays arabes et musulmans sont rassemblés dans les mêmes groupes ? L’Égypte avec l’Arabie Saoudite et le Maroc avec l’Iran. » Bon, Rajiv, tu oublies la Tunisie qui est avec l’Angleterre, la Belgique et le Panama. « Oui, non, mais… » Pour lui, la FIFA est la pire institution du monde. Il sait qu’elle a le pouvoir de truquer les tirages au sort – et elle le fait. Il cite les récentes déclarations de Platini pour preuve. Rajiv regarde tous les matchs pour mieux déceler la corruption et les complots qui s’y cachent. Il pense très sérieusement que si la Russie a mis cinq pions au match d’ouverture, « c’est parce que Poutine fait pression sur le prince Mohammed Ben Salmane. » Sa plus belle découverte a été lors du match Portugal-Espagne. « Les trois premiers buts aux 4e, 24e et 44e minutes. Et les deux derniers, 58e et 88e. Quatre… et huit ! Tu ne vois rien de bizarre ? » Je ne lui ai pas demandé comment il expliquait le but de Costa à la 55e. Il aurait découvert que je fais partie du complot.

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Le fan de tout

L’île Maurice n’a encore jamais eu l’occasion de prouver son talent footballistique dans la compétition suprême. Alors nous avons eu l’habitude de choisir une nation à soutenir pendant les compétitions internationales. L’Angleterre parce que nous sommes des mordus de la Premier League – plus que notre Barclays Mauritius Premier League. La France par affinité culturelle. Mais à Maurice, on retrouve surtout des fans du Brésil, de l’Argentine, de l’Allemagne ou de l’Italie parce que ce sont des grandes nations du foot qui ont déjà fait rêver. Devant ce choix de 32 équipes, les Mauriciens peuvent être indécis. Certains ne se mouillent pas trop jusqu’au résultat. Comme Ritesh qui a été fan de l’Allemagne après la demi-finale mémorable de 2014. Vendredi 15 juin, il assure : « je savais que la Russie allait gagner. » Depuis ce dimanche, il cherche un maillot du Mexique comme un fou. Et depuis ce mardi 19 juin, il est plus Belge que Brel. Ce n’est que quand je lui demande franchement quel pays il soutient qu’il avoue en marmonnant : « je suis pour l’équipe qui gagne. »

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Le troll magnifique

Hashim déteste le foot. Depuis le début de la Coupe du monde 2018, il traîne entre les bureaux du plateau pour commenter les conversations sur le foot. J’adore quand il dit « C’est con, hein. Vous stressez pour un pays qui n’est pas le vôtre et pour des joueurs qui ne sauraient même pas situer Maurice sur la mappemonde. » À la pause déjeuner, il pose des questions à côté de la plaque juste pour nous emmerder. Il nous demande notre avis sur l’équipe d’Italie qui n’est pas qualifiée et sur les choix tactiques de Roger Lemerre. Parfois je me dis que si Hashim est capable de détourner si bien les conversations sur le foot, c’est qu’il doit s’y connaître quand même un peu.

Le mauvais perdant

« Ne me parle », m’a dit Olivier le lendemain de la défaite de l’Allemagne contre le Mexique. J’ai vu qu’il contenait sa colère et sa frustration. Mais quand Hashim a commencé à le brancher, il a explosé. Quoiqu’on dise, il trouve toutes les bonnes excuses pour justifier la défaite non méritée de son équipe. Ce dimanche 17 juin, c’était l’arbitrage, évidemment. Et de toute façon, il « déteste l’équipe de France ! Et les Anglais sont des gogots ! » Argument imparable. Le débat est clos.

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Le militant tiraillé

Difficile d’aimer le foot quand on est un altermondialiste. En 2010 déjà, Fayaz avait suivi la Coupe du monde en Afrique du Sud à contrecœur parce que « les townships avaient été nettoyées ». Il avait rejeté le Mondial 2014 au Brésil car, là aussi, les organisateurs avaient viré les pauvres des favelas. Mais son boycott avait duré deux jours. Cette année, cet ami des bêtes est outré que certaines municipalités russes éradiquent les chiens errants autour des stades. Alors il regarde la Coupe du monde de Russie d’un œil. À chaque fois qu’on commence à parler du match de la veille, son visage s’éclaire deux secondes avant de fustiger le capitalisme. Mais en 2022, c’est sûr, Fayaz ne cautionnera pas la mort de centaines d’ouvriers d’Asie du sud sur les chantiers des stades au Qatar.

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Le tacticien philosophe

Simon ne s’exprime pas que pour la Coupe du monde. Il est plutôt volubile sur tous les sujets du monde. Du genre à regarder mon écran par-dessus l’épaule pour commencer une conversation, quand il voit que je lis les notes de joueurs sur sofoot.com, il s’arrête pour me parler des matchs de la veille. Quand il pousse sa mèche avant de poser les mains sur ses hanches, je sais que j’en ai pour un grand oral d’au moins 10 minutes. Statistiques, thèse, antithèse, synthèse, anecdotes des années 80, il est incollable. Il s’impatiente en parlant des mauvais choix tactiques d’un sélectionneur. J’en arrive à me demander pourquoi Le Graët ne l’a pas embauché pour encadrer des Bleus. Simon plisse les yeux quand il raconte un geste, fait de grands gestes avec les bras pour signifier toute la grâce du foot et il sait mettre le bon rythme pour capter son audience (moi). Le plus beau, c’est quand il décrypte un dribble d’Eden Hazard par une analyse géopolitique. On dirait Pascal Boniface.

[1] Ecoute bien ce que je te dis : l’Allemagne se fera sortir cette année.


Chez moi à Dhobighat

25 avril 2018. En ce jour de triste troisième anniversaire du séisme de Gorkha, j’ai envie de partager un de mes meilleurs souvenirs du Népal. En espérant que ça n’ait pas trop changé depuis mon départ, j’écris au présent et je ressors une ambiance sonore captée il y a quatre ans. Branchez vos écouteurs, je vous emmène à l’ouest de Patan, chez moi à Dhobighat.

Ni huppée, ni très populaire, ma rue est une belle mosaïque du Népal urbain. Parfaitement située, elle présente beaucoup d’avantages et très peu d’inconvénients. Proche de Kirtipur que l’on peut rejoindre à pied en traversant un pont suspendu au-dessus de la Bagmati, elle est à l’abri de la circulation chaotique de Katmandou, tout en étant rapidement accessible. En plus, même pas besoin d’aller jusqu’à Bhat Bhateni ou Big Mart pour faire ses courses : il y a tout dans ma rue.

On y croise des voitures avec plaques diplomatiques qui zigzaguent pour éviter les vaches sacrées affalées sur la route, des vélos Atlas, des piétons qui se raclent la gorge, des marchands ambulants, des artisans et des chiens qui aboient.

En bas de chez moi, il y a l’épicerie de Krishna qui est à l’image de la rue. Quand je lui demande quelque chose d’inhabituel, il plisse les yeux en réfléchissant longuement. Sans prévenir, il disparaît au fond de sa boutique et revient en demandant « Ça ? »

À côté, Laxma a tous les alcools locaux qu’il faut : le rhum Khukri, le whisky Royal Stag, le gin Ultimate, la vodka Ruslan et le vin Hinwa. Laxma a pour voisin Mankazi et son fils Suresh qui sont mécanos. Pratique pour mettre un peu de pression aux pneus de mon vélo. Le bar juste à côté est toujours animé par quelques hommes plantés autour d’un jeu de ludo.

Les joueurs de ludo © S.H
Les joueurs de ludo © S.H

Baghat, le tailleur, m’a remonté les ourlets de deux pantalons, recousu un short et un sac déchirés. Il utilise une machine à pédale qui fait un bruit que j’aime entendre. Quand il a beaucoup de travail, Baghat se fait aider par Amika. Quand il n’en a pas du tout, il s’assoit dehors et salue tous les passants.

Baghat, mon tailleur, et Amika © S.H
Baghat, mon tailleur, et Amika © S.H

De l’autre côté de la rue, il y a Gandi, mon coiffeur et son chien, Lucky. À voir la grosseur de ses ciseaux qui font un bruit intrigant, je le soupçonne de les avoir récupérés à Baghat. Sur ses murs, au milieu de plusieurs affiches kitschissimes – des fruits dans un panier en plastique ou une Ferrari rouge dans la neige – il y a une photo de l’actrice indienne Priyanka Chopra. Son certificat du « All Nepal National Barber Workers Union » est bien mis en évidence, en haut de toutes les autres affiches – même plus haut que celle de Shiva. Quand Gandi a fini de me couper les cheveux, il crie « OK !? » Je fais alors semblant d’examiner la coupe sous tous les angles et je réponds toujours « thik chha ».

Gandi me coupe les cheveux pour NRs100 (0,74€) © S.H
Une coupe chez Gandi vaut Rs100 népalaises (0,74€) © S.H

Juste après, ça sent le cumin, la coriandre et le curcuma chez Mira, la vendeuse de légumes au sourire radieux. Une fois, pour m’assurer que ce que j’allais bien acheter de la coriandre, j’avais vérifié la traduction népalaise dans un dictionnaire et pointé du doigt la botte en demandant : « dhaniyan ? » Depuis, quand je lui demande un légume en anglais, elle me traduit le nom en népali sur un ton interrogatif. Je réponds toujours oui. Son mari est un prof plus exigeant. Il ne me rend ma monnaie que quand j’arrive à dire le montant en népali avec l’accent impeccable.

La petite gargote sans nom d’à côté fait le meilleur buff choyala du monde. En face, Ram est l’un des nombreux bouchers du coin qui a d’excellentes pièces de buffle.

Ram, un des nombreux bouchers de ma rue © S.H
Ram, un des nombreux bouchers de ma rue © S.H

Quelques pas de plus vers la Ring Road (la route qui fait le tour de Katmandou et Patan) et on trouve une papeterie où j’achète rarement le Kathmandu Post et la pharmacie de Dhobighat qui vend le miraculeux Sancho.

Dans ma rue, il y a la version quincaillerie de la boutique de Krishna. Prem et Hira ont un emplacement minuscule où je peux trouver tout ce que je cherche pour la maison – sauf les lampes éco qui éclairent jaune.

Ram et Hika Karki dans leur petite quincaillerie de Dhobighat, Lalitpur © S.H
Prem et Hika Karki dans leur minuscule quincaillerie de Dhobighat, Patan © S.H

Près du temple Astha Matrika, le tintement des cloches et les chants des dévots préviennent que l’on atteint le dernier endroit calme de Dhobighat avant la bruyante Ring Road.

Au bout de la rue, plusieurs taxis sont stationnés en attendant une course. Certains, comme Rajas qui parle anglais « little, little », dorment ici tous les soirs dans leur voiture pour pouvoir prendre des courses aux aurores.

En contrebas de ce parking improvisé, quelques sportifs jouent au ping-pong sur une table en béton et utilisent des briques comme filet. Le bruit de la balle orange sur les raquettes en bois est camouflé par la circulation bordélique.

Les joueurs de tennis de table près de la Ring Road © S.H
Les joueurs de tennis de table près de la Ring Road © S.H

Ici on est abruti par les klaxons et asphyxié par les fumées noires qui sortent des pots d’échappement. On se fait héler par les receveurs des microbus qui énumèrent machinalement les noms des prochains arrêts avant de taper sur la carrosserie pour signaler au chauffeur – qui ne s’est pas vraiment arrêté – qu’il peut repartir.

Vers 17h30, ma petite rue se réveille. Les marchands ambulants s’installent, les enfants sortent pour jouer et les parents rentrent du travail. Et aux alentours de 19h, le quartier se rendort.


Comment être innovant à Maurice ?

La première Journée mondiale de la créativité et de l’innovation (#WCID) était célébrée le samedi 21 avril 2018. Deux jours plus tôt, j’étais invité au premier Innovators Meetup de Maurice, organisé par Red Dot (aucun rapport avec la journée mondiale). En arrivant à cette rencontre, je me suis demandé, « mais c’est quoi être innovant ? »

Le mot pullule depuis longtemps. « Innovation. » Souvent évoqué dans les médias, il était toujours associé à la technologie. Forcément, quand je l’entendais, j’imaginais des matrices complexes, des robots autonomes et des lignes de codes interminables. Petit à petit, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas (uniquement) d’utilisation des outils numériques. La définition du dictionnaire Larousse pour « innover » est « Introduire quelque chose de nouveau pour remplacer quelque chose d’ancien dans un domaine quelconque ». L’exemple est évocateur : « Innover en art. » Être innovant, c’est être créatif.

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Pourtant, je me suis fait avoir récemment. Quand une amie m’a parlé de son entreprise, Red Dot, qui contribue à la promotion d’une culture d’innovation au sein des entreprises mauriciennes, là encore, j’ai pensé à de grands projets technologiques, des outils numériques pour systématiser les procédures au bureau. Mais Natacha (l’amie, donc) m’a expliqué qu’avec ses deux partenaires, Min et Amal, ils veulent « placer l’humain au centre de l’innovation ». OK, ça a l’air très gentil, mais complètement abstrait. Donc, il n’y a pas de robot ?

Aussi passionnée que passionnante, Natacha a lancé sa petite entreprise pour encourager un « changement positif » à Maurice. Ma plus grande contradiction est de croire en ce genre d’initiatives tout en me disant que le monde est foutu. Alors quand nous en avons parlé, j’étais très enthousiaste. Mais quand je suis retourné à mon quotidien, que j’ai parcouru la presse, je me suis dit : « À quoi bon ? Tout part en couille. »

Il y a quelques semaines, Natacha m’a proposé d’assister au premier Innovators Meetup organisé par Red Dot. Son invitation précisait que ce rendez-vous, dans le format d’une non-conférence, devait réunir un réseau d’innovateurs et des initiateurs de changement (« changemakers« ). J’ai été touché par l’invitation, mais je me suis demandé quelle serait ma valeur dans ce type de rencontre. J’ai accepté. Même si j’étais à deux doigts de décommander le jour J. En grand curieux, je me suis dit qu’il fallait bien voir au moins une fois.

Le jeudi 19 avril, au centre de formation TALENTS à Pierrefonds, le public du Innovators Meetup est très varié : différents âges, différentes ethnies, des expats, autant d’hommes que de femmes. Je reconnais une professeure d’université et des entrepreneurs à succès. C’est Min, la collègue de Natacha, qui ouvre le bal en expliquant le déroulement de la soirée. Assis en rang dans une salle, on se présente en précisant de quoi on « deeply care about » (les échanges se font en anglais). N’ayant rien de très profond à partager, je me sens assez pathétique de « deeply care about Radiohead ». Mais ce n’est pas grave. Une des rares règles ici est « Don’t judge ». Ouf !

Dans une non-conférence, il n’y a ni thème préétabli, ni expert qui déblatère devant un public dissipé. Chacun peut proposer une thématique qui sera discutée si au moins deux autres personnes votent pour elle. Des groupes se forment ensuite pour aborder ces thématiques.

Au Innovators Meetup de ce 19 avril, il y a 10 thématiques : cinq pour une première session de 45 minutes et cinq pour une autre session de la même durée. Parmi les cinq premiers sujets, j’hésite entre “What can Mauritius be the BEST at?” et “How to reduce road accidents?”. J’ai beau être cynique, je n’aime pas la négativité. Depuis presque trois ans que je suis à Maurice, j’y vois tous les jours trop de personnes intelligentes et talentueuses pour rester bloqué sur la rengaine « mon pays va mal ». Va pour essayer de trouver dans quoi Maurice excelle.

Grafitti à Tamarin, île Maurice © S.H

Nous sommes sept autour de la table. Le premier point avancé est le progrès technologique. Mais très vite, on parle de ce qui est réellement la force ce pays : l’humain et la diversité (comme ce soir). De là, découle une autre idée. Comme Maurice est un petit pays, c’est un territoire idéal pour le prototypage de toute sorte de produits ou pour être un laboratoire de nouveaux concepts, à l’instar de l’Estonie. Bien vite, nous arrivons à deux observations évidentes. 1/ Chaque contrainte (comme la petitesse du pays) crée une opportunité. Il nous suffit d’être positivement innovants pour voir notre potentiel. 2/ Les gens, notre diversité, tout ça est bien beau, mais tellement fragile.

Mais ce n’est pas tout d’avoir des idées. Ce soir il faut prendre des engagements. Tous les sept, nous nous engageons à 1/ mettre en avant les aspects positifs de Maurice ; 2/ comprendre ce qui constitue le concept de « lakorite » à Maurice pour le transmettre ; 3/ capitaliser sur nos différentes origines ; 4/ voir les opportunités dans chaque problème ; 5/ organiser des événements qui favorisent des rencontres qui n’auraient autrement pas eu lieu.

Dans la seconde discussion à laquelle je participe, on se demande “How to combat fake news?” Tout un programme. La conversation est intéressante et va au-delà de notre sujet principal, mais on en sort sans réelle idée, si ce n’est qu’il faudrait encourager les débats et dynamiter le système éducatif mauricien.

« J’fais quoi maintenant ? »

J’ai horreur des « inspirational » machin-chose comme les TED Talks. Mais ce soir, même s’il y a quelque chose de très naïf dans les idées et engagements de la première discussion, je me laisse prendre au jeu. Parce que les personnes autour de moi sont aussi cool qu’intelligentes. Parce que je me sens à l’aise. Parce que dans ma situation et avec mon parcours, ce serait stupide de ne pas positiver. Et parce qu’au lieu de se lamenter en énumérant les aberrations des politiciens mauriciens, il faut profiter de ces moments où l’on plante une minuscule graine pour participer à quelque chose de plus grand.

Comme pour les idées, il ne suffit pas d’énoncer des engagements. Il faut les tenir. Et la méthode est trouvée : nous resterons en contact et à chaque fois que l’un de nous met en œuvre un engagement, il le fera savoir aux autres. De quoi se motiver mutuellement. Depuis, un wiki a été créé avec tous les participants de cette première rencontre avec les comptes-rendus des discussions. Et rendez-vous est pris pour la seconde édition.

D’habitude, je fuis les doux rêves de Bisounours. Mais on dirait que l’Innovators Meetup tue mon insolence. Être innovant, ne serait-ce pas aussi accepter de changer ses habitudes ?


Villains : mon premier album téléchargé légalement

En découvrant Era Vulgaris en 2007, je n’avais pas aimé Queens of the Stone Age – trop brut, trop fort, pas assez propre. Un jour de juin 2012, j’ai apprécié le groupe de Josh Homme à sa juste valeur en tombant sur Song for the Deaf sorti en 2002 – pourtant plus brut, plus fort et moins propre. Depuis je vénère QOTSA. En 2017, l’attente de Villains a été une souffrance. Sa découverte, une jouissance.

Les journalistes n’aiment pas le temps qui avance. Quand on s’approche de l’échéance et qu’on n’a encore rien écrit. Pour des raisons professionnelles, je ne voulais pas voir le mois d’août. En tant que mélomane, j’avais hâte d’être à la fin de ce foutu mois. Le 25 août, précisément, pour écouter Villains.

La sortie du septième album de Queens of the Stone Age avait était annoncée dans une vidéo mystérieuse postée sur YouTube. J’étais tombé dessus le jour même de sa publication, grâce aux bons algorithmes de la plateforme vidéo. Le lendemain, QOTSA « affrontait la vérité » dans une deuxième vidéo plutôt drôle pour promouvoir la sortie de Villains. On y apprenait qu’il était produit par Mark Ronson (celui derrière Lily Allen, Amy Winehouse et Uptown Funk) et que Josh Homme aime danser. La vidéo laissait entendre quelques notes de Feet don’t fail me – un avant-goût délicieux, mais insupportable car on ne pouvait le déguster dans son intégralité. J’ai regardé (écouté, en fait) cette vidéo des dizaines de fois, rien que pour entendre les premières notes du titre.

Quelques heures plus tard, The way you used to do était posté. La première écoute m’a déçu – un son trop léché, pas assez brut. Mais après quelques écoutes, je me suis laissé prendre par son swing et la batterie qui s’emballe à la fin. Durant les six semaines suivantes, QOTSA a posté cinq autres teasers où l’on apercevait des sessions d’enregistrement.

Le diable est dans les détails

Alors que je commençais à gigoter comme un enfant attendant noël, The evil has landed a été posté le 10 août. Le morceau est excellent jusqu’au pont qui marque une rupture inattendue avec le refrain et les couplets. L’ombre de Them Crooked Vultures – supergroupe de Josh Homme avec Dave Grohl et John Paul Jones – plane sur ce deuxième titre. Et ça a donné un sacré avant-goût pour le reste de l’album.

Le vendredi 25 août est enfin arrivé. Depuis minuit, j’avais fait de la place dans mon esprit pour accueillir pleinement Villains. D’ordinaire frileux pour les achats en ligne, j’ai fait chauffer ma pauvre carte de crédit pour l’occasion. C’est la première fois que j’achète la version numérique d’un album. Avant ça, je n’avais acheté qu’une musique en ligne : Lady in red qui allait figurer sur une compilation destinée à une fille – la même qui continue de recevoir mes compilations aujourd’hui.

Villains s’ouvre avec le tant attendu Feet don’t fail me. Son intro est comme une incantation chamanique appelant à s’abandonner pleinement dans la chanson. Même si, là aussi, le son manque d’épaisseur, le riff de guitare est d’une grande efficacité. Les chœurs, le solo de guitare et les mélodies du synthétiseur rappellent le Post Pop Depression d’Iggy Pop – produit par Josh Homme, d’ailleurs. Cette ouverture est une déclaration d’amour à la bonne musique qui fait bouger. L’autre intro hypnotisante de l’album est sur Domesticated Animals. Elle est comme un tourbillon qui nous happe dans ce titre à la mélodie répétitive, avec des incursions subtiles de gimmicks habiles. Cette fois, le pont procure une jouissance extrême avec cette envolée dans laquelle Josh Homme divulgue où l’or est caché. C’est incontestablement le morceau le plus réussi de l’album.

Sexy Homme

The way you used to do et The evil has landed, dévoilés avant la sortie de l’album, laissaient présager que Villains serait rock & roll. Head like a haunted house confirme cette tendance. Josh Homme y apparaît comme un fabuleux crooneur avec un texte sensuel : « Circumstances in my pants / Is calling for action ». La classe.

Après avoir aperçu un violoncelle dans un teaser de Villains, j’ai été assez déçu par la rareté des cordes sur l’album. Elles n’apparaissent qu’à la fin de Domesticated Animals et d’Un-reborn again où l’on retrouve même quelques notes de saxophone – 105 savoureuses secondes. Autre regret : le son agréablement lourd de Michael Shuman, révélé sur… Like Clockwork, est remplacé par des lignes de basse plus aseptisées. Sur leur septième album, QOTSA expose leur potentiel pop avec des titres sur lesquels on aurait envie de se déhancher lascivement lors d’une soirée intime. Hideaway a des airs de synthpop. Fortress, dont le riff de fin rappelle My My, Hey Hey de Neil Young est une plaisante ballade avec des paroles gentillettes.

Dans mes rêves, Villains se terminait en apothéose avec quelque chose d’animal qui me ferait sauter (de joie) dans tous les sens. Villains of circumstance n’a rien de dansant. Même si son évolution crescendo peut faire penser à la fin de… Like Clockwork, il est étonnant de retrouver ce titre qui a des influences synthpop encore plus marquées à cet endroit précis. Pourtant la dernière chanson de Villains m’a profondément bouleversé. La musique a ce pouvoir de procurer toutes sortes d’émotions inexplicables.

Villains flirte avec le mainstream

On est très loin de Song for the deaf. Venant de Queens of the Stone Ages, Villains est assez surprenant – il est moins rock et plus poli. C’est, néanmoins un album résolument rock & roll avec quelques touches eighties qui font penser autant à David Bowie qu’à Duran Duran. Ce septième album est, en fait, la continuité pop de… Like Clockwork qui avait déjà introduit les synthétiseurs, les claps et la douze-cordes électrique de Troy Van Leeuwen. Avec tout ça, Villains sera probablement à QOTSA ce que Californication a été aux Red Hot Chili Peppers – un bon album que les puristes pédants dédaigneront, mais qui permettra au groupe d’étendre son aura.

Et maintenant que le 25 août est passé, je vais reprendre le travail en espérant que septembre n’arrive jamais.

Photo à la Une : © b0neface



La musique en 2016 : deuil et renaissance

En 2016, beaucoup ont découvert qu’il y avait une fin à la vie. Nous avons eu du mal à accepter la mort de nos musiciens préférés. La bonne nouvelle c’est que la musique a survécu en 2016. 

Le 10 janvier 2016, j’étais triste. Mes collègues d’alors s’étaient presque inquiétées de mon état. Ça n’allait vraiment pas. Je venais d’apprendre la mort de David Bowie. Je m’étais senti vraiment con d’avoir cette attitude, mais c’était plus fort que moi. Pourtant, je ne suis pas un fin connaisseur de David Bowie – je me demande dans quel état je serai à la mort de Thom Yorke. Mais Bowie, c’est une attitude, ce regard vairon, une voix extraordinaire, une élégance intersidérale, cette période androgyne qui me fascine, des rôles captivants au cinéma (même dans Zoolander). Pour tout ça, j’admirais l’artiste au point d’être sincèrement effondré en apprenant sa disparition.

David Bowie, 8 janvier 1947 – 10 janvier 2016

D’autres chanteurs ou musiciens appréciés ont suivi Bowie – où qu’ils aillent après la mort : Prince, Leonard Cohen, George Michael, Papa Wemba et Billy Paul. Le monde a alors découvert qu’on meurt. 2016 nous a paru encore plus injuste lorsque des acteurs sont aussi partis : Michel Galabru, l’élégant Alan Rickman, Michèle Morgan, Carrie Fischer. Il y a eu tant de « nooooon », « pourquoi ? » ou « RIP » postés sur Facebook comme pour manifester notre désaccord face à la disparition de ces artistes. Ces personnalités adorées nous ont rappelé qu’il y a cette fin inéluctable au bout de la route.

Malgré ces décès, la musique a continué de vivre en 2016.

Cette année nous a offert de beaux cadeaux. Il y a David Bowie lui-même qui a sorti Blackstar, un étonnant album de sept titres. Je me souviens avoir été perturbé lorsque le clip de la chanson-titre avait été dévoilé sur YouTube fin 2015. Quelques sonorités m’avaient beaucoup fait penser à Radiohead, d’ailleurs. La sortie du single Sue (Or in a Season of Crime) deux ans auparavant m’avait préparé à quelque chose d’exigeant et différent. Les airs qui s’aventurent dans le jazz sont un délice. Bowie brouille tous ses codes, mais garde sa singularité cosmique.

Son ami, Iggy Pop, a lui sorti son dix-septième album en 2016. C’est l’infatigable Josh Homme qui est aux manettes. Ayant embarqué Matt Helders (batteur d’Arctic Monkeys) avec lui, Homme confirme son incroyable talent. Post Pop Depression est un fabuleux album rock qui semble être un hommage à Bowie – il a produit le premier album solo d’Iggy Pop, The Idiot, en 1977.

La bonne nouvelle de 2016 est venue de Radiohead – toujours eux. Depuis deux ans, l’annonce de ce neuvième album tournait au comique de répétition. Et puis un jour, A Moon Shaped Pool est apparu. J’ai été conquis par Burn the witch dès les premières millisecondes. Mais mon avis n’est pas très valable car je suis un adepte de Thom Yorke. J’ai essayé d’avoir un esprit neutre et me faire une opinion objective. Au bout de 10 écoutes, le résultat était le même. Le clip m’a d’ailleurs poussé à regarder le bon film The Wicker Man. À part le répétitif Daydreaming et les airs de bossa-nova saccadés de Present Tense, A Moon Shaped Pool est, sans surprise un album qui frise la perfection. Ces envolées de violons quasi-omniprésentes donnent à une ambiance majestueuse. À part Faust Arp sur In Rainbows, Radiohead ne nous avait pas encore habitués aux cordes. Le titre le plus prodigieux est The Numbers avec son air de guitare rythmique qui rappelle subtilement Stairway to Heaven.

Sachant que Nigel Godrich, producteur de Radiohead (encore !), a mis la main à la pâte sur The Getaway des Red Hot Chili Peppers, je m’étais attendu à quelque chose de plus expérimental. Mais non. Leur onzième album n’est qu’une suite logique – et néanmoins agréable – de I’m with you. Sick Love est particulièrement réussi avec le piano d’Elton John qui donne un son funky et feutré. Après Fairweather Friends sur le …Like Clockwork de Queens of the Stone Age en 2013, on peut espérer que Sir Elton s’aventurera davantage sur des terrains plus rock.

Il y a eu d’autres habitués des bacs qui sont revenus : De La Soul, A Tribe Called Quest, M.I.A et PJ Harvey. Les deux premiers prouvent qu’on peut faire des retours réussis, dans l’air du temps tout en restant fidèle à sa signature musicale. Avec AIM, M.I.A est toujours aussi efficace musicalement, toujours aussi percutante dans ses messages politiques. Toute cette colère envoyée avec une énergie langoureuse rend ce cinquième album hypnotique. Autrement politique, The Hope Six Demolition Project de PJ Harvey pose un décor plus sombre que ses précédents albums. Le saxo ténor retentit, la caisse claire déroule comme une marche militaire et la sublime voix de l’Anglaise monte dans les aigus : le neuvième album de PJ Harvey est bouleversant.

Les belles découvertes de 2016 sont le Dreaming Room de Laura Mvula, Les Conquêtes de Radio Elvis et My Woman d’Angel Olsen. Laura Mvula c’est une énergie ensorcelante qui aurait pu naître d’un duo entre Annie Lenox et Meshell Ndegeocello, avec des arrangements de Metronomy. Les Français de Radio Elvis donne des mélodies accrocheuses avec des textes incompréhensiblement poétiques. Angel Olsen est ma révélation de 2016. Entre mélancolie et détermination, il y a ce son très rock féminin de la fin des années 80, un peu de soul avec quelques accents de Cindy Lauper et Kate Bush : le genre d’album qu’il faut écouter pour se mettre de bonne humeur le matin.

Nous avons aussi eu quelques bonnes découvertes sur notre caillou en 2016. Très récemment, Nicholas Larché a sorti son album, Genesis. J’avais découvert l’artiste en octobre pendant le concert One Live au Jamm In. Ses paroles sont parfois un peu candides, mais il y a une sincérité attachante chez Nicholas Larché. Les arrangements sont précis, les mélodies ont une saveur tropicale qui accompagnent agréablement la voix chaleureuse du chanteur. Genesis est un travail d’autant plus remarquable quand on sait que l’album a été réalisé de manière bénévole.

Autre perle mauricienne : Music for the soul de Hans Nayna. Si j’avais grimacé en entendant Mo lam, j’ai adoré le reste de son album. C’est aussi frais que vibrant. Les notes du violon, les cuivres, la batterie de l’excellent Christophe Bertin et la superbe voix du chanteur font un tout enchanteur. Chaque écoute de la chanson-titre me donne envie de courir en haut des marches du Philadelphia Museum of Art. Music for the soul me plaît car j’ai le sentiment que Hans Nayna fait la musique qu’il aime sans trop se poser de question.

Le 10 janvier, le jour de la mort de David Bowie, The Last Shadow Puppets publiait sur YouTube le clip de Bad Habits à paraître sur leur second album. Je suis sorti de ma détresse grâce à la virilité effrénée de ce nouveau titre du duo endiablé. J’ai été moins enthousiaste à la première écoute du reste d’Everything that you’ve come to expect – il me semblait difficile de faire mieux que The Age of Understatement. Ensuite l’album s’est lentement, mais sûrement fait sa place dans mon cœur. J’ai finalement été conquis par ces ambiances romantico-baroques. C’est simple : Everything that you’ve come to expect est mon album préféré de 2016.

La chanson-titre est un bijou. Used to be my girl est un savant mélange de disco et de rock & roll. Et The Dream Synopsis, cette chanson de crooner tellement glamour clôture l’album avec romantisme. Déjà fan d’Alex Turner – je considère Arctic Monkeys comme l’un des meilleurs groupes de rock du moment – Everything that you’ve come to expect l’a définitivement placé au premier rang de mon panthéon musical. Sur leur EP The Dream Synopsis sorti plus tard dans l’année, The Last Shadow Puppets a repris (avec une classe inégalable) Is this that you wanted de Leonard Cohen ; pendant quelques-uns de ses concerts, le groupe a adapté Moonage Daydream de David Bowie. La boucle est bouclée.


A priori au pilori

« Il n’y a rien à faire à Maurice ». Éternelle rengaine de quelques snobs, tellement gourmands d’art que les quelques activités culturelles de la petite île Maurice ne peuvent abreuver. Pourtant il y a, ici et là, des initiatives modestes mais surprenantes de qualité qui méritent d’être saluées.

La semaine dernière, par exemple, nous avons eu droit un petit îlot de créativités intéressant.

Il y a d’abord eu cette rencontre étonnante avec la poésie. Je ne suis pourtant pas un amateur du genre. J’ai toujours cru que je n’y comprenais rien. J’ai essayé Raymond Chasle, Tishani Doshi ou Rimbaud. Ça ne m’a jamais rien fait.

Poésie graphique, projet d'une poète et cinq graphistes mauriciens
Poésie graphique, projet d’une poète et cinq graphistes mauriciens (source)

Et quand la poésie est associée graphisme, ça donne quoi ? Les graphistes Nicolas Bastien-Silva, Gabrielle Thévenau, Emilien Jubeau, David Rogers et Jonathan Nanine ont mis en image des textes de Claire Thévenau. Le projet, sobrement intitulée Poésie graphique, était visible au Pavillon du Caudan Watefront du 17 au 24 septembre. Une petite semaine, donc, pour apprécier ce travail original.

Intrigué par le concept, je me suis empressé d’aller découvrir ce projet dès son deuxième jour. Le Caudan Waterfront était relativement désert l’après-midi du dimanche 18 septembre. Ça m’a permis de déambuler tranquillement entre les images poétisées.

Poésie graphique c’était cinq poteaux à quatre faces, disposés dans le large passage entre le Sunset Café et le port de plaisance du Caudan Waterfront. Montages, collages, illustrations, déformations et géométries, chaque graphiste a créé un univers pour accompagner les très beaux textes de Claire Thévenau. Chose intéressante : un même graphiste a suscité quatre différentes émotions sur son poteau. Ou était-ce les textes qui provoquaient cela ?

Je m’attendais à ce que les visuels fassent écho aux textes, mais ce n’était pas le cas. C’est pourquoi Poésie Graphique est agréablement déroutant. On n’est pas sûr de savoir si ce qui nous touche. Les images, les mots ou les deux en même temps ?

En repensant à l’exposition plus de deux semaines après ma visite, ça semble plus évident. Les images passent après les textes remarquables. « Tout ce qui te touche, me transperce » ou « Puisque rien n’est fait pour durer / Ni ton amour, ni ma beauté / Pas même la machine à laver / Séparons-nous de tout, de nous / Des objets, des habits trop lourds / Des faux amis qui nous entourent ». Je me souviens avec plaisir de ces petites phrases suspendues.

Poésie graphique au Pavillon du Caudan Waterfront, du 17 au 24 septembre 2016 © S.H
Poésie graphique au Pavillon du Caudan Waterfront, du 17 au 24 septembre 2016 © S.H

Ce n’est qu’en visitant Poésie graphique que j’ai appris que mon amie Émilie Pascal avait illustré les poèmes de Claire Thévenau dans le livre La poursuite du meilleur. Je n’aurais pas fait le déplacement pour rien.

Autre surprise de la semaine dernière : le concert de la chanteuse israélienne, Ester Rada au Jam Inn (ex Phare Kiltir Loft) organisé par Culture Events Production. J’aurais pourtant pu passer à côté. La communication sur l’événement était quasi inexistante. Et ma connaissance des musiciens israéliens va de l’énervant Asaf Avidan à l’émouvant Avishai Cohen. Après un petit tour sur YouTube, j’ai placé le curseur d’Ester Rada juste entre ces deux-là. C’est une musique gentillette, agréable à écouter en prenant un verre.

C’est exactement ce que j’ai fait en arrivant au Jam Inn le 22 jeudi septembre. Je me suis dirigé vers le bar en attendant le début du concert.

C’est avec 1h40 de retard et avec un rythme irrésistible que le batteur Dan Mayo a signalé le début de la fête. Ester Rada est apparue dans une longue robe à rayures dorées qui m’a fait penser à des habits d’Egyptiennes dans les films.

Elle était parfaite sur scène. Son gracieux mouvement d’épaules en rythme avec la musique faisait onduler ses rayures dorées pour ajouter au magnétisme naturel. En plus, elle était bien entourée. Un claviériste funky qui ressemble à Mathieu Kassovitz, un saxophoniste-flûtiste captivant qui mêle klezmer et ethio-jazz, un bassiste nonchalamment groovy. Et ce batteur qui m’hypnotise avec ses rythmes qui ne tombent jamais dans la facilité. On avait l’impression qu’il caressait les peaux des toms avec ses baguettes, mais le son disait tout à fait autre chose.

Ce jeudi 22 septembre au Jam Inn, Ester Rada était électrique, jamais gentillette. Elle était particulièrement merveilleuse quand elle s’est appropriée le Feeling Good de Nina Simone. Je n’ai perdu aucune goutte de cette belle surprise qui confirme une fois de plus que la musique se ressent en live.

Petit bémol, néanmoins, pour la sonorisation qui n’était pas toujours agréable à cause d’un mauvais réglage de la basse. C’était aussi dommage de voir le peu de spectateurs ce soir-là. On se demande d’ailleurs comment Culture Events Production s’y retrouve.

Ester Rada à Jam Inn, le 18 septembre 2016 © S.H
Ester Rada à Jam Inn, le 18 septembre 2016 © S.H

Après le concert qui a duré 80 minutes, j’ai parlé quelques secondes avec Dan Mayo qui m’a appris qu’il joue dans un autre groupe qui s’appelle Tatran. Une autre belle découverte.

Lorsque j’ai parlé de Poésie graphique et d’Ester Rada autour de moi, on m’a répondu « ah, mais si je savais que ça allait être bien… » Évidemment, si on ne sort que pour aller voir les artistes qu’on connaît déjà, c’est sûr qu’on ne découvrira jamais ce qui peut être bien. Moi-même, replié sur mes convictions culturelles, j’ai failli dédaigner ces deux bouffées d’air frais. Comme quoi, on gagnerait à être un peu plus curieux et encourageant pour ces discrètes propositions culturelles.


À travers nos lunettes de soleil

Est-il vraiment nécessaire de savoir d’où on vient pour savoir où on va ?

Jusqu’à mes 18 ans, je ne me suis jamais posé de questions sur mon identité. J’étais Stéphane. Quand je suis arrivé à Avignon pour mes études universitaires en 2004, j’ai commencé à me présenter comme un garçon venant de l’île Maurice.

J’ai très vite commencé à correspondre à l’image qu’on me renvoyait de moi-même. Je me complaisais dans le rôle de l’insulaire qui veut désespérément s’asseoir sur une plage pour admirer le coucher de son soleil tropical en sirotant un rhum. En réalité, je m’étais adapté au mistral et j’adore le pastis. J’avais accroché le drapeau mauricien à un mur de mon appartement pour jouer la caricature à fond. Tout ça était tellement superficiel.

Un coucher de soleil sur la plage du Morne : tellement cliché © S.H
Parfaitement cliché : un coucher de soleil sur la plage du Morne © S.H

Lentement mais sûrement, mon pays a cessé d’être une carte de visite. À peu près au même moment, mes compatriotes m’ont fait penser que j’étais en train de jouer une autre caricature. Celle qui se détache (inconsciemment peut-être ?) de son identité.

Je me souviens d’un séjour à Perpignan en 2007 avec deux amis mauriciens. La caissière d’un site touristique nous avait demandé d’où on venait. « Je viens d’Avignon, mais à la base je suis de l’île Maurice », avais-je répondu. Une des amis m’avait dit que c’était drôle que je mentionne Avignon avant l’île Maurice, qu’elle aurait placé l’île Maurice avant. Elle avait ce que j’avais alors pris pour un ton narquois et l’autre ami a eu un sourire entendu. Je n’ai pas voulu interpréter le sens (s’il y en avait un ?) de cette remarque, mais cette situation m’avait agacé.

Un an plus tard, lors d’une soirée à Lyon, un ancien ami du collège m’avait annoncé : « je suis plus métis que toi ». Je n’avais absolument aucune idée de ce qu’il essayait de démontrer. Mais je me suis demandé comment on peut être plus ou moins métis que quelqu’un ? Je poserai la question à Yannick Noah.

Après mes études fin 2010, j’ai fait un bref passage à l’île Maurice où j’ai travaillé pour une radio privée. Mes confrères s’étonnaient souvent en apprenant que j’étais Mauricien. « Pa ti pou dir ! »[1] Au bout de quelques jours, j’ai préféré prétendre être Belge. Et la conversation s’arrêtait là. Après l’étonnement, je suscitais une curiosité pudique.

Quand j’habitais à Madagascar, j’étais un Vazaha comme tous les Occidentaux. J’avais beau expliquer que j’étais un voisin-cousin de l’océan Indien, ça ne servait à rien. La couleur de ma peau leur disait l’inverse.

Étonnamment, pendant mes deux fantastiques années au Népal, on m’a souvent pris pour un Népalais. Dans la rue, on s’adressait à moi en népali. Ça me touchait, mais ça m’embêtait de ne pas pouvoir répondre. Lorsque je parlais l’anglais, on pensait que j’étais Français – de quoi alimenter ma crise identitaire. J’avais alors l’impression d’être Hercule Poirot : « I’m not French! ». Dans une soirée mondaine de Katmandou, un européen m’avait dit : « tu n’as pas la tête d’un Mauricien ». Alors, je lui ai posé des questions sur ses voyages à l’île Maurice. Mais il n’y était jamais allé.

À Avignon, on m’a pris pour un Italien, un Brésilien, un Mexicain, un Français, un Québécois ou encore un Israélien. Ma diction était plus évocatrice pour les Français que pour les Népalais : « il est trop rigolo ton accent créole ».

Depuis que je suis rentré au pays il y a presqu’un an, j’entends encore ces petites remarques qui m’étonnent. On excuse mon ignorance sur un aspect de notre pays en rappelant que j’ai été absent pendant longtemps ; on m’a dit que j’étais « un bon Français » parce que j’utilise une fourchette au lieu d’une cuillère pour manger du riz. Le pire c’est quand un ami d’école m’a dit « si je t’avais vu dans la rue sans te connaître, je t’aurais pris pour un étranger ». Bizarre.

C’est aussi intrigant qu’agaçant d’être confronté à ces questionnements seulement depuis que je suis parti pour mes études car j’ai toujours mangé le riz avec une fourchette. J’ai néanmoins été rassuré quand une collègue m’a dit que je suis « un vrai Mauricien » parce que je connais le langage Madam Séré[2]. Si seulement je l’avais su plus tôt, j’aurais sorti cet atout imparable à tous les sceptiques.

Toutes ces situations m’ont sincèrement remué. Je me suis demandé : qu’est-ce qui fait de moi un Mauricien ? Je n’étais plus à l’aise avec mon identité. J’ai joué le même rôle qu’au début de mes études, mais avec le but opposé : c’était pour me fondre dans la masse. J’essayais à tout prix de prouver ma mauricianité dans ma façon de parler et dans mes goûts. C’est comme certains musiciens qui se sentent obligés de placer « ti le le, o lo o la i le » dans leurs chansons pour que « ça sonne mauricien ». C’était ridicule.

C’est probablement à cause de ces doutes que j’ai eu des réticences à bloguer depuis mon retour en octobre dernier. Je ne voulais pas qu’on me renvoie mes 11 années d’expatriation à la face en me disant que je n’avais pas la vision d’un « vrai Mauricien ». Il est plus politiquement correct de raconter mon décalage avec un Népalais que si je devais relater ma conversation surréaliste avec un paysan mauricien dans un bar miteux de Poste de Flacq.

« Voyager, c’est faire une expérience identitaire : soit se retrouver soi-même, soit avoir le sentiment de devenir un autre » – Jean-Didier Urbain.

Après un bout de temps, j’ai réalisé que les questions sur ma citoyenneté et l’étonnement qui pouvait en découler étaient souvent naïfs et rarement méchants, au pire un peu taquins. Je reconnais que je suis particulièrement sensible sur la question. J’ai surtout compris qu’il ne fallait pas se prendre au sérieux et j’ai recommencé à bloguer. En réalité, je continue à écrire sur le Népal et je relate mes expériences de spectateurs.

Alors quand j’ai su que le lundi 5 septembre, le court-métrage Ile de France de Shiraz Bayjoo serait projeté à la maison de l’Étoile à Moka (avec le soutien du British Council, en partenariat avec l’association Porteurs d’Images), j’y ai accouru en espérant avoir de la matière pour un billet.

Avant la projection, alors que j’étais dans un groupe qui parlait de figurants étrangers pour les besoins d’un film, une personne m’a dit « ah non, mais tu ne ressembles pas à un Mauricien typique ! » Elle avait un ton catégorique d’un air de dire que ce n’était même pas discutable. Ça doit être le fait de se trouver dans une maison coloniale qui faisait ressortir mon teint pâle que je dois à mes ancêtres (en fait, ils auraient été des marins bretons alcooliques). J’ai froncé les sourcils et lui ai demandé « qu’est-ce qu’un Mauricien typique, alors ? » J’ai insisté sur le « typique » parce que nous avions cette conversation dans un groupe de quatre Mauriciens qui ne se ressemblaient pas. Sa réponse a été un bafouillage embarrassé. Pourtant, je voulais vraiment connaître sa définition. Car je doute que parler le Madam Séré suffise.

Je n’ai pas eu d’explication ce soir-là. Je suis allé me servir un verre de vin en attendant la projection.

Ile de France est un film contemplatif où l’on se balade de travelings en panoramiques. On voit d’abord la nature avec l’océan et des arbres. Ensuite la main de l’homme : les ruines en pierres des Néerlandais, les maisons coloniales, des objets religieux, des photos.

Il n’y a pas de visage. Aucune voix off commente les images. Seulement la lecture d’un texte de Bernardin de Saint-Pierre, quelques archives sonores en hindi (ou peut-être est-ce du bhojpuri ?), en français et anglais. Un séga s’immisce divinement. Heureusement pour moi, la chanteuse d’un groupe à la mode était assise devant moi pour confirmer que c’était Roseda de Ti Frere. Si j’étais un Mauricien typique, je l’aurais su tout seul.

Les images et la bande son d’Ile de France sont méticuleusement ficelées pour donner quelque chose d’assez hypnotisant. Les maisons, les objets et la nature racontent l’histoire de notre île. Ça me fait penser à Kétala de Fatou Diome dans lequel des meubles retracent la vie de leur défunte propriétaire. Je comprends alors que le film parle de notre patrimoine naturel, matériel et immatériel. Mais je me trompe.

Après la projection de son film, Shiraz Bayjoo a entamé une discussion avec le public. Un spectateur a fait une intervention très intéressante, parlant de son identité en tant que Mauricien, qu’il était un peu perdu après avoir voyagé, qu’il pouvait se sentir autant Européen que Mauricien. Le réalisateur a répondu qu’il cherchait justement à soulever ce genre de questions.

C’est là que j’ai compris que j’avais eu une lecture complètement erronée de ce court-métrage. Avec Ile de France, Shiraz Bayjoo aborde la question des diverses cultures qui ont construit l’île Maurice.

Une autre intervenante a fait remarquer à Shiraz Bayjoo que son film est sur son identité, pas celle de tous les Mauriciens. L’artiste (un Mauricien qui a grandi en Angleterre) a approuvé en indiquant néanmoins qu’avec cette discussion, son identité devenait collective. Il a également précisé que son court-métrage n’a aucune vocation historique avant de rappeler que l’île Maurice était vierge avant l’arrivée des navigateurs : « en tant que Mauricien, nous venons tous de quelque part ». À ce moment-là, je me suis demandé ce que pouvait penser la personne qui, juste avant la projection, trouvait que je ne ressemble pas à un Mauricien typique.

Je déteste les banalités mielleuses comme « je suis un citoyen du monde » et je sais bien qu’il existe des différences entre Mauriciens. Mais c’est précisément à cause et grâce à ces différences qu’il est absurde de chercher la race pure de l’île Maurice – encore plus quand on est un Européen qui n’y a jamais mis les pieds.

Ce texte donne peut-être l’impression que j’extériorise ma frustration en ressortant de vieilles réflexions qui sont mal passées. Il y a un peu de ça. J’essaie surtout de résoudre ma propre crise identitaire.

Après la projection d’Ile de France, j’ai eu le sentiment d’être plus serein sur la question. Comme j’ai une grande foi dans l’art, j’ai cru que Shiraz Bayjoo m’avait sorti de la confusion. Mais c’était une illusion. La question reste toujours complexe, pour moi comme pour d’autres – à voir ce qui se passe en Europe, on constate que ce n’est pas réservé qu’aux jeunes états insulaires. Pourtant, je ne suis pas sûr qu’il faille forcément y répondre. Comme Dany Laferrière, je pense qu’on nous emmerde avec l’identité. Typique, Belge ou Népalais, je ne sais pas très bien d’où je viens, mais je suis sûr de savoir où je veux aller.

Durant ces dix dernières années, j’ai essayé de me définir. Mais se définir, n’est-ce pas un peu se finir ?

—-
Ile de France de Shiraz Bayjoo sera projeté dans le Jardin de Telfair à Souillac le mercredi 12 octobre dans le cadre du Festival Ile Courts.

[1]
« On aurait pas dit », en créole mauricien.
[2] Dialecte codé où on rajoute la lettre ‘g’ après chaque syllabe. Pour dire bonjour : bongonjourgour


‘The Invisible Man’ : ultra moderne solitude

Il m’est arrivé de me demander comment on devient SDF. Quel est le début de la dégringolade ? La personne se rend-elle compte qu’elle atteint le point de non-retour ? Peut-on être aussi seul au point de n’avoir aucune autre issue ? Je me suis souvent posé ces questions sans essayer d’imaginer les étapes qui mènent à la rue. Elles ont effleuré mon esprit et je suis vite retourné à ma petite vie confortable sans culpabiliser.

Avec The Invisible Man, Sedley Assonne propose un cheminement possible d’un homme vers sa perte.

Pourtant en voyant dans le journal un petit encadré qui annonçait la représentation de cette pièce jouée en anglais, je m’attendais à du théâtre de science-fiction en pensant au film de Paul Verhoeven avec Kevin Bacon. Ce titre énigmatique et le fait de savoir que Gaston Valayden interprétait l’unique rôle, ont suffi pour m’attirer à la salle Trup Sapsiway le samedi 27 août.

The Invisible Man raconte l’histoire de Jack qui se réveille dans une rue de Port-Louis. Il se dit invisible car personne ne le voit. Personne ne voit un SDF – je pense tout de suite à Ti Biskwi, une performance filmée par Oxedio. Jack interpelle alors ces passants qu’il juge trop occupés pour faire attention à lui avant de nous raconter comment il est arrivé dans la rue.

Marketing Manager dans un centre d’appels, Jack a pour mission d’attirer les investisseurs à placer des sous dans la communication. Alors qu’il a une situation confortable, il invite au restaurant une dame rencontrée dans le bus. Face à elle, Jack semble sûr de lui. Il explique qu’il ne voulait pas ressembler à son papa, pêcheur du nord de l’île et risquer de se marier à une fille de la plage. Lui, il admire Baudelaire et encense le village planétaire interconnecté. Un paradoxe, alors qu’il va se retrouver seul dans la rue.

S’ensuivent une série de mésaventures qui vont mener Jack à sa déroute. Sa femme le quitte car il ne sait pas aimer. Son patron intransigeant le vire à cause de ses absences fréquentes, forcées par des migraines à répétition. Son propriétaire lui demande de quitter son appartement car il a plusieurs loyers impayés.

Jack ne veut pas aller chez ses frères ou sa sœur par orgueil. Il ne veut pas aller au shelter car on lui posera trop de questions. Au départ, il semble se satisfaire de sa natte en rafia en guise de matelas, des miettes qu’il récupère de la cuisine de l’hôtel cinq étoiles d’à côté, de sa radio sur laquelle il écoute des musiques des années 50.

Gaston Valayden dans le rôle de Jack dans ‘The Invisble Man’ © Trup Sapsiway
Gaston Valayden dans le rôle de Jack dans ‘The Invisble Man’ © Trup Sapsiway

Mais la colère de Jack grandit au fur et à mesure. Il s’énerve contre les citadins qui lui demandent de baisser sa musique. Il se révolte contre les autorités qui lui ordonnent de bouger de cette rue. Il menace la caméra de surveillance qui, elle, le voit. Il pense alors à sa maman morte. « Tu es mieux là où tu es », soupire Jack en regardant le ciel. Il en a contre notre société et clame qu’il n’a toujours été qu’un homme invisible.

Au début de la pièce, je craignais une énième et barbante critique de la société pressée et individualiste. Mais The Invisible Man sonne comme une mise en garde. Nous sommes quasiment tous happés par notre travail. Nous nous sentons au-dessus de tout, nous prenons les choses pour acquis et nous remontons rarement en question. Car Jack n’est pas qu’une victime de la société. Il a sa part de responsabilité. Nous faisons tous parties de cet engrenage.

La mise en scène très minimaliste de The Invisible Man convient à l’histoire et au sujet. À l’image de la longue salle Trup Sapsiway (quasiment remplie ce samedi 27 août) où sont disposées des chaises en plastique. Pour changer de scènes, les jeux de lumières sont orchestrés par des interrupteurs à l’arrière de la salle dont les « tacs » retentissent jusqu’à la scène – plutôt perturbant. La musique qui sert de générique ou de transition entre les scènes est assez médiocre aussi.

Si le texte nous fait entrer dans la tête de Jack, on a l’impression que la pièce omet des étapes de sa vie qui le mènent à sa perte. Au contraire, tous les événements s’enchainent brusquement comme si la nature s’était acharnée sur le personnage en un jour.

J’avais eu l’occasion de voir Gaston Valayden dans une adaptation créole de Tartuffe et dans l’excellent Baraz qu’il a lui-même écrit – il en a ensuite réalisé un court-métrage moins réussi. Formidable dans ces deux pièces, il est encore impeccable dans The Invisible Man. Si l’anglais semble être une difficulté au début de la pièce, il se détend au fur et à mesure de la pièce. Le bémol c’est quand il joue un Jack ivre. Mais on sait bien qu’au cinéma et au théâtre, les saouls sont toujours surjoués. (Le meilleur ivre reste Vivian François joué par Wesley Duval dans Fami pa kontan).

Plus que de l’invisibilité, la pièce évoque la solitude, notre importance relative, fragile et éphémère.

* La Trup Sapsiway prévoit une représentation supplémentaire pour le vendredi 2 septembre. Prix libre à la porte.

 


Tritonik joue de sa Berlinfluence

Après Project One en 2012, Tritonik revient avec Berlinfluence. Ce deuxième album a été dévoilé lors d’un concert à l’Institut français de Maurice le vendredi 8 juillet.

Les Mauriciens adeptes des réservations de dernière minute se sont rendus compte qu’on ne plaisante pas avec Tritonik. Il fallait être prévoyant pour avoir une place au concert de lancement de Berlinfluence ce vendredi 8 juillet à l’Institut français de Maurice (IFM). Normal : on entend dire que le bluesman mauricien Eric Triton et sa bande se seraient imprégnés de leur séjour berlinois pour créer ce deuxième opus.

Ce soir, je m’attends donc à un mélange de blues et de séga, épicé à l’électro. Comme un bretzel au cari de crevette. Ça me met forcément l’eau à la bouche.

Le concert commence avec une reprise de Kot linn ale qui figurait sur l’album Nation d’Eric Triton en 2004. Ça a plutôt un air de sagaï. Donc, rien qui pourrait évoquer l’underground berlinois. Ce nouveau rythme est si captivant que j’en oublie la naïveté des paroles.

Tritonik en concert à l'IFM le vendredi 8 juillet 2016 © S.H
Tritonik en concert dans un IFM plein à craquer le vendredi 8 juillet 2016 © S.H

Morisien, le deuxième titre interprété est superbement bien arrangé. Entre deux couplets, Triton joue le début des notes de l’hymne national mauricien. C’est aussi inattendu que puissant. Comme toujours, les paroles sont sommaires, mais touchantes.

À part une fois au bar Laribluz de Curepipe, j’ai toujours vu Triton en solo. Ce soir, il mène parfaitement sa bande de musiciens. Derrière lui, le « trompettiste tchèque » Vit Polak dompte un trombone à pistons. Je me dis qu’il faut vraiment être un bohémien pour bricoler un instrument pareil. Mais Google m’apprendra plus tard que ce n’est pas une excentricité. Quand il ne joue pas de son engin, Polak mime avec approximation les paroles des chansons. J’adorerais entendre un Tchèque faire du yaourt en créole. À côté de lui, Samuel Laval suit scolairement ses partitions – j’aurais souhaité plus de groove dans son jeu, mais la précision l’emporte. L’indétrônable Philippe Thomas assure discrètement. La section de cuivres est impeccable.

L’excellent percussionniste Norbert Planel que j’avais découvert au sein du groupe Sept est minutieusement sonorisé. On entend les moindres détails de tous les petits instruments qu’il agite. Ses amis Kurwin Castel assis sur son doumdoum, Samuel Dubois à la ravane et Jeff Armand au djembé donnent un souffle envoûtant aux tempos. Harmoniques et rythmiques résonnent à merveille.

Suivent Non ladrog et L’art vaincra que j’avais déjà entendues en concert il y a plus de 10 ans. Ce soir, ils sont plus chiadés. Ena tou lede, une mise en musique de la phrase « y’a des cons partout », est le titre qui sonne le plus Triton du temps de Nation.

Quand Tritonik interprète Lafami, on est vraiment loin des influences berlinoises. Ça sonne Yuri Buenaventura et je décroche. Mon compagnon de concert sort enfin la tête de son assiette de frites et me dit « c’est bon ça ». Je lui jette un regard interrogateur avant de me rappeler que c’est un danseur de salsa.

Au moment où le groupe décide de nous dire au revoir, le public de l’IFM demande Blues dan mwa. Eric Triton décline l’invitation car il la chante habituellement seul. Il annonce « anou pass enn lot mesaz plito » avant de jouer Aret asize bwar (qui ne figure sur aucun album) avec tout son groupe.

À l'intérieur de Berlinfluence © S.H
À l’intérieur de Berlinfluence © S.H

C’est ça Berlinfluence : des paroles sans grande poésie, mais qui vont droit au but pour faire réfléchir. On reconnaît la patte de Triton, mais oubliez aussi les accents asiatiques de Project One. Ne cherchez pas non plus des références à la capitale allemande. C’est plus un état d’esprit qu’une réelle influence musicale. On retrouve cette touche dans la pochette de l’album, très bien conçue avec des textes qui racontent le projet et de belles photos des sessions d’enregistrement. Achetez-le.