Jake

Moi, Jake, francophone américain

francophonie

Quand on pense à la francophonie à l’américaine, qu’en pense-t-on ? Les Cajuns de la Louisiane ? Les hommes et femmes d’affaires français à Wall Street ou Silicon Valley ? Les demandeurs d’asile haïtiens ? Les francophiles qui ne mangent que du caviar et ne boivent que de vin de Champagne?

Tout au long de mes 25 ans, on m’a posé la question : « Pourquoi étudies-tu la langue française ? Toi qui n’es pas issu de l’immigration française. Toi qui viens d’une famille à col bleu. Toi qui n’as aucune bonne raison d’apprendre par cœur les conjugaisons irrégulières de cette langue privilégiée de l’Histoire et de la culture ? »

A ceux qui me doutent, je réponds avec un certain flux de conscience, une série de souvenirs profondément émouvants : ce premier poème en prose baudelairien, ce premier film d’Ousmane Sembene, ce premier discours d’Aimé Césaire, cette première polémique de Frantz Fanon, ce premier roman d’Albert Camus

Mes rites de passage étaient des livres aux pages écornées.

Les destinations de mes rêveries étaient Alger, Dakar, Fort-de-France, Nouméa.

Mon éveil intellectuel s’est produit mot français par mot français.

Et cette connaissance littéraire de la francophonie m’a mené aux questions brûlantes de la sphère socio-politique actuelle—des burqas aux hamburgers halals, des DOM/TOM aux plébiscites de départementalisation, de l’élection de Bouteflika à l’Opération SANGARIS. Ces questions, je les ai problématisées en faisant mes études de troisième cycle, et je les ai encore travaillées en commençant ma carrière diplomatique au Département d’État.

Quand je discute du racisme avec mes amis français, je pense toujours au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Quand j’entends dire de la profanation des temples sufis au Mali, je pense toujours au Devoir de violence de Yambo Ouologuem. Quand je vois les gros titres du Monde, du New York Times, ou d’el Watan qui racontent les attentats terroristes, je pense à la Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.

C’est-à-dire, ce monde littéraire et ce monde des relations internationales, comme ce monde anglophone dans lequel je suis né et ce monde francophone dans lequel je suis entré de bon gré, sont inséparables. Ma francophonie—indélébilement marquée par ma formation à l’américaine au moment d’une vague intense de sentiments anti-français—se trouve au nœud de tous ces mondes.

Je m’adhère donc à une francophonie fortement créolisée et chaotique (d’après Edouard Glissant), une francophonie à laquelle je dois revendiquer mon droit d’appartenance. La seule façon de le faire est par l’écrit, par l’orale, par la pensée—tous en français et avec du soin apporté aux réalités d’un monde francophone qui devient de plus en plus pluri-chromatique.

Ce blog serait un canal pour que cette voix soit entendue, pour que cette francophonie soit reconnue.

Jake NELSON


De Fanon à Ferguson : une perspective américaine

Après une année telle que 2014, il est presque impossible de nier l’existence omniprésente et nauséabonde du racisme dans le paysage sociopolitique américain – et plusieurs de mes camarades sur Mondoblog ont d’ailleurs pu écrire sur Ferguson et Staten Island, parmi d’autres cas.

Dès la décision du grand jury n’inculpant pas le policier Darren Wilson ayant causé la mort d’un jeune Noir de 18 ans rendue au mois de novembre, je me suis réfugié dans les textes qui donnaient un sens à ma vie quand j’avais moi-même 18 ans.

Moi, à 18 ans, j’étais beaucoup plus optimiste qu’aujourd’hui. Moi, qui n’avais jamais quitté mon pays natal. Moi, qui tendais tendrement le bras à la langue française en même temps que j’apprenais à mieux me connaître. C’est à 18 ans que j’ai lu pour la première fois Les damnés de la terre. Ce livre de Frantz Fanon, publié en 1961 alors que l’Algérie était encore colonisée par la France, a profondément changé ma vie.

Le journaliste américain Ta Nehisi Coates vient de sortir une série de Tweets qui font écho à mes sentiments lorsque j’avais 18 ans et, plus particulièrement, comment les mots de Fanon – il s’agissait pour Ta Nehisi Coates de ses premiers cours d’histoire à Howard University – avaient remanié mes perspectives sur le racisme et remis en question mes idées préconçues.

Il a fallu que ma compréhension soit déconstruite et restructurée, et, bien que ma lecture fût lente et ardue à cause de ma connaissance imparfaite du français, j’étais littéralement ému. Les mots de Fanon dénonçaient non seulement le colonialisme des années 50 et 60 en Algérie, mais aussi le racisme que je pouvais voir autour de moi dans le sud des États-Unis. Ses portraits de la ville coloniale pleuraient non seulement la pauvreté algéroise, mais aussi la précarité urbaine dans laquelle vit un nombre trop grand de mes compatriotes, plus particulièrement mes compatriotes noirs. Grâce à ce Martiniquais, je commençais à comprendre, d’une façon lente et fragmentée, la perpétuation de l’inégalité et le pouvoir du témoignage des résistants partageant leurs histoires vécues.

C’est ça, la valeur d’une éducation francophone.

Et, aujourd’hui, dans un contexte qui exige toujours que je remette en cause mes propres idées sur le racisme, j’en reviens encore à Fanon. Ce Fanon qui s’exprime au sujet de la police : 

Les symboles sociaux – gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut – servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants. Ils ne signifient point : « Ne bouge pas », mais : « Prépare bien ton coup. »

Ce Fanon qui aborde la surdité et l’absurdité du système colonial : 

Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas.

Et ce Fanon qui met en lumière un réseau bourgeonnant des peuples soumis au colonialisme et à d’autres systèmes d’oppression :  

Le peuple colonisé n’est pas seul. En dépit des efforts du colonialisme, ses frontières demeurent perméables aux nouvelles, aux échos.

C’est ce dernier Fanon, celui qui a inspiré plusieurs générations de militants et d’intellectuels à combattre les effets destructeurs du colonialisme par la solidarité, que je revendique comme influence suite aux évènements tragiques du Ferguson, du Staten Island, et de plusieurs autres villes aux États-Unis.

Si seulement les mots de Fanon n’étaient pas autant d’actualité aujourd’hui – mais aussi longtemps que nous habitons un monde où le racisme et la déshumanisation continuent d’être les armes préférées de ceux qui cherchent à perpétuer l’inégalité, je me tournerai toujours vers Fanon.