Jule

Ma planète

À l’Ouest elle a l’odeur de l’été, saveur sorbet, ça pique un peu le nez, ça creuse de grandes tranchées d’air pur, oxygène à fond les ballons, une odeur menthe glacée.




Ici

Ici les papillons vont par deux. Spiralent ensemble. Deux blancs, deux orangés aux ronds noirs. Sauf le soir.


De l’émeraude au citron

Dans la Choriner Straße tout en haut un tapis vert sur le trottoir. Matelas de feuilles. La vigne vierge s’est effondrée.


Sortir de l’eau

Ce n’était pas le confinement. Ce n’était pas le virus. Ce n’était pas la peur, la crainte, l’envie de m’épargner les litanies anxiogènes.


Quinze ans

Avec toi j’ai quinze ans. L’obsession des quinze ans. L’envie de te rejoindre au bout du monde. Prendre l’avion pour un déjeuner et revenir. Porter du rouge.


Sept ampoules (trente ans)

Dimanche. Je compte sept ampoules au plafond du restaurant d’en face. Le banc sur lequel je suis assise est composé de trois planches, deux pour le dossier.


Vue

Mais est-ce que tu t’es réconciliée avec ton corps ?

Le niveau de naïveté de cette question m’a fait sourire. Rire même, le soir où je la rapportai à table. Mais rira bien qui.

Cinq jours que cette question résonne dans ma tête. Revient à chaque moment sans Netflix, à chaque déshabillage, à chaque douche, à chaque passage devant le miroir.

Est-ce que je me suis réconciliée avec mon corps ?

Un corps qui me cloue au sol depuis deux semaines. M’a mise par terre. Littéralement. Le front brûlant contre le carreau froid.

Mon corps, je te regarde dans le miroir et je sais que je devrais compatir, je devrais caresser ton ventre, t’écouter. Parce que tu hurles, clairement tu hurles. Scanner et IRM n’ont que des yeux et s’ils ne voient rien c’est normal, il ne faut pas leur en vouloir. Mais moi, j’entends, et mes oreilles saignent. Pourtant.

Pourtant dans ce miroir je ne regarde ni mon ventre douloureux, ni mon visage étrangement pâle. Je compte les côtes. Je vérifie l’espace entre mes cuisses. Sous chaque meuble de cet appartement où je suis venue me réfugier quelques jours, je cherche une balance. Je voudrais vérifier que ce nouveau kilo perdu ne compte pas revenir.

Parfois, après la douche, je me regarde en entier. Je prends un peu de recul et je t’entends. J’entends ta haine envers cette voix qui dit vivement le retour, le vélo, la danse et le yoga pour remuscler tout ça, que 54 kilos soit, mais si c’est mou quel intérêt.

J’ai retrouvé un corps d’enfant. Ce ne sont plus deux côtes mais cinq entre mon cou et mes seins rétrécis. Je rêverais qu’on me touche pour me féliciter – tu es bonne à crever – mais qui aura l’indécence d’admirer un corps si maigre, malsain. Je vomirai sur celui qui m’approche.

J’admire le nombre de côtes apparentes comme j’admire ces taches blanches qui sont apparues sur mes doigts. Comme je chéris ce bleu énorme sur ma cuisse. Vingt centimètres du noir au vert en passant par un parme tacheté. Il y a dix jours je m’évanouissais dans la douche – la douleur. J’ai espéré qu’il sorte ce bleu. Il est sorti et depuis dix jours, je le contemple. Je l’ai pris en photo, dix fois, quinze fois peut-être.

Quand j’étais plus jeune, ma soeur m’a dit « en maigrissant, tu cherches à disparaître ». Je ne crois pas qu’en arrêtant de manger, je cherchais à disparaître. On m’a dit aussi, un jour, « tu cherches à être la plus belle ». Je ne le pense pas non plus. Je ne cherche pas à être belle, je cherche à être vue. « Parfaite » on me verra. « Trop maigre » on me jugera. Dans les deux cas – vous avez saisi.

Ce bleu de vingt centimètres, immonde, est magnifique à mes yeux. Il dit j’ai souffert. Regardez-moi, j’ai souffert. Et il me rend spéciale. Comme ces taches blanches sur mes doigts. Quoi d’autre sinon.

Ce bleu, ces taches, ces côtes sont autant de panneaux qui clignotent. Et des symptômes inexplicables dignes d’un épisode de Dr House quand les piles sont mortes.

Un jour, sans doute, ça passera. J’aurais laissé mon corps dire tout ce qu’il avait à dire. On l’aura vu. On m’aura vue. Et on se réconciliera.


Avec quelqu’un qu’on a aimé

Seule. Il est vingt heures trente et depuis quelques heures que tu me manques, je comprends. Je comprends pourquoi j’aime passer ces soirées d’ici avec toi. Parce que la sensation de la pierre chaude sous les cuisses, la mousse carbonisée qui pique, la lumière orangée qui embrasse le Palais, le lèche et le consume, c’est beaucoup trop beau, c’est beaucoup trop bon pour n’être partagé.

Cette lumière, cette violence de bonheur, je la crois magnifique avec quelqu’un qu’on aime, je la sais merveilleuse avec quelqu’un qu’on a aimé.


Mauvais pressentiment

J’ai un mauvais pressentiment.

Je vois des chaises qui s’écrasent contre le mur, des assiettes qui se brisent, des verres balancés, je vois une course effrénée, un portillon qui grince et se fracasse, la chaleur moite des débuts de soirée, le gravier qui fait mal et des pieds qui volent au-dessus, des larmes salées, les cris d’un coeur trop lourd trop abîmé, je vois la chute dans le petit champ à droite du chemin, celui entouré d’oliviers, j’entends la respiration trop rapide, la poitrine qui se remplit de l’eau des souvenirs, la fuite, celle de tous les rêves depuis quinze ans, la fuite entravée par la seule présence d’une robe, un legging et un tee-shirt tout au plus. A une heure plus ou moins tardive, il me faudra rentrer. Les affronter encore. À ma droite un regard coupable, un visage inondé de larmes, et à ma gauche l’indifférence, toujours l’indifférence. Un jour elle te crèvera les yeux. Tes putain d’yeux trop bleus. Peut-être, tu (me) verras.


Il fait chaud et sans toi

Il fait chaud et la sueur sur ma nuque sans toi ne sait plus où glisser.
Marcher dans un rayon de soleil n’a pas la même saveur.
Les frissons de bonheur qui naissent sur mes bras s’échouent à l’orée de mes seins sans comprendre.
Il fait chaud et le collier qui s’accroche à mon haut ne rêve que de ta peau.
Je ne sais plus dormir tôt.
Je reste assise dans le noir sous le ciel sur le trottoir de la rue je t’attends.
Il fait chaud et pourquoi. Sans toi ça ne fait aucun sens.


Vague

Elle est terrible cette vague. Tout est beau sur la plage, calme serein, parfois un coup de vent, une pluie un orage qui nous fait rester à l’abri, sur un lit de draps blancs, l’odeur de l’orage, ralentir, demain il fera beau. Tout est beau et puis soudain cette menace. La journée un peu trop chaude, un peu trop belle, un peu trop d’énergie dans mon corps maigre qui fait mal de la veille, un peu trop d’énergie un peu trop de lumière de soleil de chaleur et puis je me retourne la mer a disparu, recul, alors je sais, tétanisée je sais, je sais ce qui arrive alors je cours mais comme dans un rêve un cauchemar je cours au ralenti une force me maintient sur la plage alors j’attrape tout ce qui est là pour me traîner, pour me traîner vers la jungle, m’abriter de la vague qui approche, le ciel est vide, plus un son plus un bruit, un tronc, une branche, je tire et je me traîne, le sable s’accroche à mes pieds tout est lourd mon corps est lourd je tourne la tête et la vague, la vague est là, trente mètres, menace, bientôt va s’écraser ; sous un palmier malade j’attends. Peut-être pas demain mais dans quelques jours, il fera beau. Alors j’attends. Accroupie et tremblante, j’attends.


Frapper dans la balle, frapper de toutes ses forces, coup droit, revers, frapper encore, prends l’autre balle, celle qui est plus dur, rebondis moins, oui, pour frapper plus fort, encore plus fort, courir, les tenter toutes, toutes les balles, se plier, tendre le bras, du bout de la raquette, revenir au centre, pointe des pieds toujours, prête à repartir, droite, gauche, reprise de volée, la raquette racle le mur, mon épaule s’écrase ma tête manque de frapper mais je repars, toujours, même les premiers services ratés je les rattrape pour le plaisir de frapper, frapper la petite balle dure, frapper encore pour ne pas frapper ailleurs, raquette et balle à défaut de mur et poing, doigts fragiles, courbatures demain mais encore, encore frapper, tout mettre dans le mouvement de bras, sauter, courir, se plier, se tendre, se déplier, s’allonger et frapper.


Se réveiller en dansant. Déjeuner en rampant. S’endormir en frappant. Foutue vague.



22, Catherine Street

Au 22, Catherine Street, New York, une femme a été remarquée en train de danser dans la rue. Cette femme, c’était moi.

Je n’avais jamais dansé dans la rue de toute ma vie. J’ai dix-huit ans. J’avais déjà dix-huit ans quand j’ai dansé au 22, Catherine Street. Je n’ai pas dansé dans la rue parce que c’était mon anniversaire. Je n’étais pas saoule d’ailleurs. À mon anniversaire j’étais saoule. J’étais sobre ce jour-là. J’étais bien, je me sentais bien, je dansais dans la rue quoi ! Pour être honnête ? Je ne sais plus pourquoi je dansais. C’était l’été. Je portais cette robe verte, un vert d’eau que certains voient bleu, il n’y avait pas de vent, c’était un jour d’été new-yorkais, c’était un jour couleur juillet.

En fait si, je ne veux pas vous mentir, je sais très bien pourquoi je dansais là, dans la rue, en cette chaude journée de mois de juillet, au 22, Catherine Street, pas au 20 ou au 24, pas au 22 de la Third Avenue ou au milieu de Central Park, je vous ai dit qu’il pleuvait ? Vous le savez sans doute. Les journaux l’ont dit il me semble. En cette chaude journée pluvieuse – orageuse on trouve dans certains papiers – une jeune femme a été remarquée en train de danser dans la rue. Elle pleurait.

Je ne pleurais pas. C’était le ciel qui pleurait et moi j’étais en-dessous, mes yeux jouaient les sceaux, ça débordait c’est sûr.

Personne n’a dit ce que je dansais. Personne n’a écrit : au 22, Catherine Street, sous les torrents de ce mois de juillet – il a tellement plu, vous vous souvenez ? – une jeune femme dansait le swing dans la rue, ou le blues, la salsa, un mambo. Personne n’a regardé si mes pieds se frôlaient en sixième ou balbutiaient un Shorty George. Personne n’a vraiment regardé en fait. Personne ne m’a vraiment regardée en fait.

Même si, aux fenêtres, des téléphones portables, des likes à des stories Instagram, et puis un sourire. Et parce qu’il pleuvait et que je dansais toujours, parce qu’il faisait chaud et moite et que je ne me déshabillais pas, que je ne sortais pas de flyers de mes poches, que personne n’est venu me rejoindre pour un flash mob – ça se fait encore ça, des flash mobs ? – on a arrêté de filmer, on a arrêté de prétendre me regarder à travers l’écran, on, sauf lui. Lui, il m’a vue. Il était de l’autre côté de la rue, au 19, il avait du descendre de chez lui, il a sifflé, très fort, deux doigts dans la bouche, alors j’ai arrêté de danser et sous la pluie, Adam – il s’appelle Adam, il habite au 19, Catherine Street – Adam a pris le relai.


Obsession du choc

Je ne sais pas ce qui m’obsède tant dans ces retrouvailles, dans l’idée de ces retrouvailles.

M. : C’est toujours quand il y a eu beaucoup de T. ces derniers temps. 

P. : C’est toujours quand vous avez passé beaucoup de temps avec d’autres. Il est le symbole du monde intérieur. Lui, c’est vous.

Lui c’est moi. Nos retrouvailles c’est à la première personne. Et quand sept jours passés avec un autre, avec des autres, alors l’obsession. L’obsession des retrouvailles. Avec moi et donc, avec lui.

C’est court, très court, ce qui m’obsède c’est le choc. Ce n’est pas l’avant, ce n’est pas l’après, c’est l’instant précis du choc.

Le mouvement du corps vers le haut, cette inspiration, cette dernière inspiration avant le choc, ce battement de cœur un peu trop fort, un peu raté qui trébuche, qui trébuche comme mes pieds trébuchent et tu es là.

Ce très court instant avant de te voir et puis tu es là, tu es là, tu portes ce même tee-shirt trop grand, sans manche, blanc, un affreux bout de tissu qui me laisse frôler tout ce que je peux de ta peau sans frôler l’indécence.

Le choc. Le choc de mon corps contre le tien. Que je dorme que je rêve ou que je l’imagine les yeux fermés les yeux ouverts, toujours ce choc, ce même choc.

Aimantés.
Assemblés.
Emboîtés.
D’un coup sec.
Sans une once de doute.
Parfaitement.
Immédiatement.
Et puis le soulagement.
Le cœur qui ralentit.
La poitrine qui monte et redescend, s’appuie plus fort contre toi quand elle monte, et le ventre qui se colle au tien à l’expiration.
Ton rire et le mien.
Ton nez dans mon cou.
Et tes bras qui m’enserrent.
Et mes bras qui t’enserrent.
Et le monde qui tourne.
Et nos pieds qui s’ancrent.
Et nos crânes qui s’ouvrent vers le ciel.

Attente, excitation, choc, emboîtement, soulagement. Et cette scène encore et encore, jours après mois après semaines toujours cette scène. Dans des aéroports berlinois des rues luxembourgeoises des gares françaises des théâtres belges cette scène et ton corps et le mien sous un soleil de plomb des cordes de pluies des vents violents des cris d’oiseaux des chants d’enfant.

Je me fous de l’après, ne veux rien savoir de l’avant non, seul ce moment, court et obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant. Obsédant.


Pendule

Loin

Ne plus rien ressentir

Couper son téléphone

Pleurer

Sombrer dans le vide

Obéir à la voix de droite

Il est l’ennemi

Danser nue

Tirer sur la corde

Es geht nicht um dich

Se cacher sous la table

Écrire à d’autres

Parler à d’autres

Sourire à d’autres

S’oublier dans l’autre monde

Embrasser d’autres

Obsession de l’autre

Trop de lui

Obsession

S’immerger dans l’autre monde

Proche

Se fondre en lui

Lui écrire

Sourire

Câliner

Écouter la voix de gauche

Le vouloir tout près

Faire l’amour

I love you

S’imaginer mariée

Se serrer sous la couette

L’appeler

Partir en voyage

Dîner

Penser à l’avenir

Emménager ensemble

Qui ça ?

Pas assez de lui

Prénoms des futurs enfants

Les pieds sur terre


Il y aura sept nuits. Celle-ci est la première

Ce texte inédit a été traduit en allemand et italien dans le cadre des Rencontres de Bienne 2019 qui se dérouleront les 16 et 17 février prochain. 


Il y aura sept nuits. Celle-ci est la première.

Le spectacle commence dans cinq minutes. Elle cherche la billetterie. Traverse le jardin, demande au bar, retourne vers l’entrée, remonte la pente, redescend, se retourne, il apparaît. Huit ans après il est. Et il est là.

Elle détourne les yeux. S’avance vers lui à contre-pied. Panique. Dans son pays à lui c’est une bise, dans le sien (natal) deux, dans l’autre (de cœur) zéro, et dans cette ville (Avignon) trois. Arrivée à sa hauteur elle pile. Il l’enlace rapidement. Combien de bises finalement elle ne sent pas. Tout ce qu’elle sait c’est son bras les muscles de son bras les bosses les creux et puis ses cheveux blonds. Elle tremble.

LUI : Comment vas-tu ?
ELLE : La billetterie.

Une femme passe et dit que le spectacle est annulé. Problème technique. Il est vingt-deux heures trente trois.

LUI : Tu avais autre chose à voir ?
ELLE : Oui, à la Fabrik je crois.

Regard sur la montre. Ils s’élancent dans la rue. Ils marchent vite trop vite pour parler et c’est très bien comme ça. Elle cherche le numéro du théâtre. Appeler, demander s’il reste deux places deux invitations presse, elle feuillette le catalogue en marchant, Espace Roseau Essaïon Étincelles FABRIK LÀ elle compose le numéro et en même temps qu’elle compose elle lit RELÂCHE. Raccroche.

Elle tend le bras dans la nuit, sa main saisit la peau lisse, elle se fige.

ELLE : Attends, c’est relâche.

Il s’immobilise. Elle plonge à nouveau dans le catalogue, ne se rend pas compte que son bras que sa main que ses doigts et la peau puis elle sent. Elle sent dans sa main le muscle qui se contracte, qui s’appuie contre sa paume comme un chat comme la tête d’un chat qui cherche la caresse elle le lâche brutalement.

ELLE : Vingt-trois heures. Il y a une lecture musicale à vingt-trois heures.

Ils remontent la rue de la Peyrolerie, évitent le Palais des Papes (ils s’y rendront la deuxième nuit, ce soir c’est trop tôt) s’engagent tout droit jusqu’à la Factory c’est Place Crillon. L’attachée de presse n’est pas encore là. Ils s’assoient en terrasse, Croatie-Angleterre, par chance. Ils ne savent pas quoi dire ils se taisent fixent l’écran et prolongent ainsi un silence de huit ans. Tirs au but. La dernière fois qu’ils se sont vus ils étaient nus. C’était il y a

Vingt-trois heures. Ils se rangent dans la file. S’assoient.
Il est à sa droite.
Elle penche vers la droite.
Il penche vers la gauche.
Légèrement.
Comme si de rien était (c’est ce qu’ils croient).
Elle savoure le silence imposé. Enfin. Plus aucun risque. Plus aucun risque qu’il parle de sa femme
de son fils
de sa vie avec eux
de son bonheur avec eux
de ses problèmes avec eux
de sa rupture (?)
qu’il lui lance un regard désolé
arrogant
pédant
énervé
méchant

Elle espère qu’il aimera la pièce.
La lumière baisse.
Ils diront plus tard c’était n’importe quoi les lumières et ils riront.
                Il faut dire que c’était vraiment n’importe quoi les lumières.
La lumière baisse la guitare monte la chanteuse s’avance.

Elle pense c’est romantique et son cœur accélère. Elle a sa peau au bout des doigts. Ils frémissent d’obsession. Sa peau lisse douce le désir l’envie de le toucher à nouveau s’éveille et grandit grossit rugit sa peau sa peau elle doit faire quelque chose elle ose.
Sa main (à elle) repose sur sa hanche (à elle). Doucement elle se glisse jusqu’à son autre main, remonte sur son poignet, son avant-bras, son épaule, caresse, s’arrête. Entre leurs épaules couleur juillet maintenant il y a cette main et juste quelques millimètres de rien. Un gouffre. Elle caresse, imperceptiblement, sa propre peau. Et là, en écho, ses doigts à lui frémissent, s’agitent, caressent son bras à lui.

SES DOIGTS : Voilà ce que j’aimerais te faire.
SES DOIGTS : Et moi, voilà.

Triomphe. Son cœur bat vite, très vite, trop vite, explose. Les morceaux ricochent dans ses yeux. Points noirs, tout est flou. Elle ne voit plus ni la guitare ni la chanteuse ni les sièges mais elle entend, elle sent qu’à sa droite on respire vite. Très vite. Trop vite ?
Ils respirent trop vite.
La vague monte, les frissons avalent ses jambes, elle y plonge s’y jette avec force avec rage c’est quoi le mot pour le désir quand il est si fort ?

LE PSY : Vous voulez dire lorsque vous êtes en phase maniaque ?

[Intensir, maniaco-désirant, plésir, désivaguer]

La vague emporte ses poumons s’écrase sur ses muscles ses os si fort qu’elle l’éclabousse (lui). Elle l’éclabousse de désir. La chanteuse se tait, la guitare ne vibre plus, la lumière frémit, menace, leurs doigts s’immobilisent. Trop tard ? Non. On applaudit. Rappel. Il faut faire vite.
Au fond, il suffit d’une respiration. Leurs peaux sont si proches qu’il suffit d’une respiration. Oui, si elle inspire profondément, qu’elle laisse sa poitrine se soulever, son épaule se soulèvera entraînera sa main et ses ongles toucheront sa peau (à lui). Ils se toucheront.
Le sait-il ?
Il ne peut l’ignorer.
                Je le savais. Je ne pensais qu’à ça.
Alors sa poitrine se soulève, elle compte, elle compte en inspirant, gonfle ses poumons, compte et décompte en même temps 1, 2, 3 c’est comme 3, 2, 1 soudain il bouge. Vers la gauche. SCLFZIOU.
C’est quoi le bruit des frissons qui s’enflamment ?
                Au début c’est un frôlement.
Un frôlement, un minuscule frôlement, le duvet invisible de ses doigts (à elle) contre le duvet invisible de son épaule (à lui). Les pores de leurs peaux ne se touchent même pas. Et parce que ni lui, ni elle n’amorce un mouvement de recul, parce que ni lui, ni elle ne prétend que tout ceci est une erreur, son corps (à elle)

                Attends c’est chiant ce truc, comment on dit dans ton autre langue ?
On dit « ihr » et « sein ». « Ihr » pour le féminin.
                Tu ne veux pas utiliser ça plutôt ?
D’ici deux nuits il n’y aura plus qu’un corps, alors…
                Tu as raison.

Ça y est. Ils se touchent. Ne bougent plus. Ne respirent plus. Ne voient n’entendent ne sentent plus rien d’autre que les frissons qui vont de l’un à l’autre – c’est presque une brûlure le feu qui s’emballe elle s’emballe car maintenant qu’elle sait qu’il a les mêmes envies qu’il vibre comme elle peut-être même qu’il bande
                Je bandais.
Elle bande. Elle voudrait ajouter la caresse elle veut sa peau sous ses doigts sous ses ongles mais le risque est trop grand.
Le risque de le brusquer qu’il rompe la connexion
qu’il pense à sa femme
à son fils
qu’ils ne se revoient plus
qu’ils se revoient et qu’ils soient mal à l’aise
qu’elle doive partir pour ne pas le revoir
le recroiser près des remparts.

Le risque est grand mais l’envie le besoin est plus grand encore la mer en elle se déchaîne sous ses pieds la terre tremble ou ce sont ses doigts qui tremblent de petits sursauts qui font vibrer ses ongles et les poussent contre sa peau les pores de sa peau son épaule. Imperceptibles mouvements imperceptibles caresses.
Elle pourrait voudrait s’évanouir mourir dans la salle se lève et applaudit. Bravo.

De retour dans la rue ils ne résistent plus. Ils ne font plus semblant. Toutes les cinq à dix secondes leurs pas dévient elle vers la droite lui vers la gauche leurs bras leurs mains leurs épaules leurs hanches se frôlent se touchent se cognent ils se rentrent dedans.
                Et on riait.
Une terrasse, un verre de vin, un deuxième excusez-moi on ferme. Ils se lèvent. Remonte la rue. Croisement. Silence.
La mer se retire à nouveau. Pas un bruit pas un semblant de vent. Attente.

ELLE : Je vais par là.
LUI : Et moi par là. Ou bien… par là.

Il indique sa direction à elle.
Elle hésite. Au loin la vague, non le mur. Des mètres d’eau. Des dizaines de mètres d’eau qui se précipitent vers son corps frêle.

ELLE : Merci, je ne suis vraiment pas loin.
LUI : Comme tu voudras.

À nouveau le bras, les muscles du bras, une pression, elle aimerait fermer les yeux mais la vague alors elle s’obstine à regarder le morceau de trottoir pour ne pas flancher. Elle se recule (la vague) il se recule. Elle immobile. À demain.

Il y aura sept nuits. Celle-là est la première.