Jule

Il fait chaud

Il fait chaud. Vraiment chaud. 30.8 affiche le thermomètre. Il y a une semaine j’avais un k-way. Des chaussettes, mais chaussons n’étaient pas rangés. Ce matin je danse. That look you give that guy, instead of me. J’écarte les bras, je balance d’un pied sur l’autre, je souris. Je caresse mes cheveux qui dégoulinent, je sors de la douche, il fait chaud. Vraiment chaud. C’est arrivé d’un coup comme ça. Hier il pleuvait, aujourd’hui il fait beau, trop chaud. Personne n’a eu le temps de s’y habituer. On garde les vestes, les écharpes dans le sac, et à deux heures du mat’ on se plaint d’avoir alourdi son dos pour rien. Dans la rue on transpire sous les tee-shirts en maille trop chaud, les jeans trois quart quand même trop chauds, les chaussettes en coton. On se donne rendez-vous au parc alors qu’on aurait dû aller au rayon clim du Bauhaus d’à côté. C’est arrivé d’un coup. Mes pores se sont ouverts et tout est sorti. La tristesse, l’injustice, la solitude, la crainte, et puis tout est rentré. L’odeur des peupliers, le cri des oiseaux, le chant des enfants, les pizzas en terrasse et le bruit des balles de tennis qu’on frappe sur la place d’en bas. J’ai compris pourquoi Berlin est magique l’été. Enfin compris. C’est la possibilité qui nous est donné de s’asseoir dehors. Sur un banc sur un trottoir sur l’herbe du parc sur un toit terrasse sur un balcon sur un muret debout en posant ses bières sur la boîte aux lettres. La ville est à nous tous et nous prenons la ville nous envahissons la ville nous aspirons ses sourires et rions en plein air, vas-y, ressers-moi une bière. J’ai chaud au cœur.


Le bain

Elle avait réussi à le mettre dans un bain. Il détestait les bains. Il avait toujours détesté les bains, et voilà qu’il était nu dans l’eau trop chaude qui bientôt serait trop froide. Elle parlait, elle lui posait des questions, il répondait mécaniquement, en partie absorbé par la température de l’eau trop tiède, en partie concentré sur son sexe avec lequel jouait le pied de M. Il avait peur qu’elle glisse. Ça glisse une baignoire. Elle pourrait glisser, dévaler vers lui, et son talon viendrait s’écraser sur ses testicules. Quelle horreur. Il avait eu assez d’accidents de la sorte dans sa vie. C’est pour ça qu’il n’aimait pas les fellations d’ailleurs. Lors de sa toute première expérience déjà, bien qu’il rêvait depuis longtemps de la moiteur de la bouche des filles, il avait peur, comme tous les hommes, de leurs multiples stalactites. En plus il avait toujours été un garçon craintif. Sans doute le fait d’avoir grandi entouré de femmes, couvé, effrayé par tous leurs charmes. Sa première pipe, c’est Colette Paul qui la lui avait faite. Colette Paul c’était la fille du curé du village normand dans lequel S. avait grandi. Mortrée. Une toute petite ville avec beaucoup d’églises. Colette Paul en fait c’était la nièce du curé, mais tout le monde savait que c’était sa fille. Tout le monde savait parce qu’il n’avait pas pu s’empêcher de demander à ce qu’elle s’appelle comme sa Sainte préférée, sa mère. Colette l’avait pris par la main à la sortie du catéchisme et l’avait conduit près des sources. Dans cet endroit mystique, à la naissance de tout, Colette avait déboutonné son pantalon de velours et l’avait pris dans sa bouche. Puis au moment où, enfin, il se détendait, oubliant les fourmis qui lui mordaient les doigts — il avait les deux mains plantées dans la fourmilière, Colette, la bouche travaillant autour de son sexe plus dur que jamais, prêt à jouir, raclant sa gorge, éternua.

— Et pourquoi tu n’aimes pas les bains d’ailleurs ?

T. sursauta. Il porta immédiatement la main à son sexe désormais empli d’une douleur sourde, mais rencontra le pied de M. Il s’en dégagea mine de rien, essayant de ne pas la vexer.

— C’est parce que tu n’aimes pas te détendre ?

— Je n’ai pas besoin de me détendre.

­— Ha ! C’est la meilleure.

— Je fais des maths si je veux me détendre.

— Pourquoi avoir une baignoire alors ?

— Je n’ai pas choisi d’avoir une baignoire.

— Ta femme prenait des bains ?

— Ma femme n’a jamais vécu ici, tu le sais.

— Mais elle prenait des bains ?

— Je ne sais pas, sans doute oui.

M. eut l’air pensif, mais il savait qu’elle pouvait continuer des heures avec ses questions. Elle nourrissait une certaine obsession pour son passé, comme si elle cherchait à le cerner, plus qu’à le connaître. Il n’aimait pas vraiment cela. Pourtant il répondait machinalement, comme un enfant. Elle regarda le carrelage plus attentivement, cherchant sans doute le moyen de poser le plus habilement possible la question qui la démangeait.

­— C’est donc le bain le problème, pas moi.

Son regard fixait à présent son sexe mou. Il n’avait jamais su lire les gens, mais à quarante-deux ans – quarante-trois, il savait reconnaître les moments où il aurait dû maîtriser cet art. Il avait suffisamment entendu les mots « moi » et « problème » dans les phrases prononcées par Anne pour savoir que là, justement, il aurait dû savoir quoi répondre. Il porta à nouveau la main à son sexe, instinct de protection.

— À quoi tu penses ?

— À ma femme.

Merde, se dit-il en voyant les yeux de M. se figer dans les siens. Mais elle aussi commençait à le connaître. Il avait d’ailleurs la désagréable sensation qu’elle le connaissait bien mieux qu’il ne la connaissait lui. Il aurait bientôt la très désagréable sensation qu’elle le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Mais à ce moment-là, dans cette eau définitivement froide, ce n’était pas encore le cas.

— Je n’aime pas les bains car je n’aime pas ne rien faire. Si je suis immobile, c’est que je suis en train de faire des maths. Donc il me faut un crayon, un papier, comment veux-tu que j’écrive dans une baignoire ?

— Tu ferais tout tomber dans l’eau.

— Exactement. Et puis l’eau c’est pas un endroit dans lequel on peut se concentrer longtemps. Elle change tout le temps.

— C’est le changement qui t’angoisse ?

— Non ! Tu le sais, je ne travaille jamais à mon bureau.

— Tu travailles en espionnant les gens dans des cafés.

— Je n’espionne personne. J’ai besoin du bruit ambiant. Et j’aime regarder par la fenêtre.

— En fait il te manque une fenêtre dans ta baignoire.

— Voilà. Place une fenêtre là, il dessina un rectangle sur le mur, et vide l’eau !

M. souleva son corps de quelques centimètres. Ses seins d’adolescente pointaient vers le ciel au moment où le niveau de l’eau commença à descendre. T. lui sourit.

— Allez viens minette, tu as froid.


Exponentiel

Elle ouvrit les yeux, la chambre était plongée dans le noir. Les oiseaux s’extasiaient au-dehors. Elle souleva la couverture, posa ses pieds sur le sol et alla ouvrir le rideau. Dans le champ, Paul, le voisin, lui fit signe sur son tracteur.

Elle émergea difficilement du sommeil. La nuit n’avait pas encore dit son dernier mot mais déjà les moineaux tentaient d’y mettre fin. Elle se leva sans attendre et tira le rideau. Elle fit signe à Paul, son voisin, qui démarra son tracteur dans la brume et répondit en inclinant la tête.

Elle s’éveilla brusquement au milieu de la nuit. Un cauchemar? Non, un bruit. Même les oiseaux, qui devançaient l’aube, s’étaient tus. Quelque chose de sombre passa devant sa fenêtre. Elle s’approcha, souleva le rideau. Paul, son voisin, la fixait au-dehors en caressant son chien.

Elle hurla dans son sommeil avant de se redresser brutalement. Comme un écho, les chants des oiseaux s’amplifièrent puis plus rien. Un coup de feu. Elle se précipita à la fenêtre. Paul, son voisin, venait d’abattre son chien à demi écrasé par le tracteur. Elle croisa le regard du maître avant que celui-ci ne lève son fusil vers sa fenêtre.

Inspiré par Crescendo, de Dino Buzzati


Emmanuelle Pagano – En résonnance

Elle va venir. Elle est sûrement sur la route. Dans sa voiture une place. A deux on est déjà trop serrés. Trop de souvenirs, trop de malaises. De non dits sans doute. Elle va venir.

Ta maman va arriver, on l’a appelée ce matin.
Je n’ai pas eu la force de dire à l’infirmière que non, elle n’allait pas venir. Enfin si, mais mal à l’aise. Pleine de souvenirs et de doutes. Je ne l’ai pas dit. C’était trop tard de toutes façons.

Vous vous rappelez ce qui s’est passé ?
Etrange ce soudain vouvoiement. C’est vrai que je fais plus que mon âge. C’est toujours moi qu’on envoie acheter l’alcool.

Non.
Si. Je me souviens très bien. J’étais dans les rochers avec Nadège. Les gros rochers en bas de la rivière, avant que l’eau ne se brise dans la mousse fraîche, à la cascade verte. On était assis dans les graviers à l’abri du pic, qui, à mesure qu’on grandit, nous déçoit beaucoup. J’éclairais au briquet les photos que Nadège faisait défiler entre ses doigts sucrés.
Elles sont belles.
C’est ce que je croyais lire dans ses yeux à la lumière de la flamme. Voulais lire.

Qui est-ce qui t’a appris la photo ?

J’ai appris tout seul.
Faux. J’ai appris en la regardant. En la désirant. En l’attendant. La mère. Ma mère. J’ai appris en la détestant. Je déteste ses photos. Ses poils qui traînent et ses miettes en tas. J’aimerais lui dire : je les déteste tes photos. Elles sont nulles, affreuses, débiles. J’ai honte. Tu me fais honte dans ta voiture pourrie, pleine de souvenirs à la con, de photos de moi où je ne suis même pas dessus. Mais je ne le dis pas. Ca lui ferait trop de peine. Elle se chiffonnerait davantage, se froisserait encore, et je sais qu’alors, j’aurais envie de la prendre dans mes bras. Et une envie ça brûle, ça fait mal aux doigts quand ça meurt.

Alex ? Vous m’entendez ?
Alex c’est mon grand-père.
Il est écrit Alex sur ton dossier.
Je sais. C’est aussi écrit sur mes papiers.

Silence.
Tu te souviens de ce qui s’est passé ? Non.

C’est flou.
Je vois la fille du gendarme avec ses deux gamins. Je la vois attacher le plus vieux, celui que personne pensait qu’il vivrait. Pierre je crois qu’il s’appelle, on l’entend lui hurler dessus parfois la nuit. Elle l’attache au tronc de l’arbre mort près du frêne. Je la vois qui

se tourne vers le plus jeune, il remplit son pistolet dans la rivière, les pieds nus dans l’eau glacée. Il serait tombé si l’autre fille ne l’avait pas rattrapé. Celle qui traîne tout le temps avec eux. Souvent on les voit sur les marches du HLM en face de la gendarmerie, la fille-mère comme dit ma belle-mère, et son fils, le plus petit, qui brossent à tour des rôles les longs cheveux noirs de l’autre fille.

Tu ne te souviens pas du tout ? Non.

Je vois Nadège, son visage qui s’est approché de moi, je sens ses baisers dans mon cou transpirant, et à travers ses cheveux, je devine les corps tendus de Sylvain et Nielle. Tendus sur les galets qui crissent. Ils ont bu, j’ai bu, on a tous bu, c’est les vacances ce soir, la lune est haute, elle nous salue et l’on boit. Mais Sylvain et Nielle eux, ils ont trop bu. Déjà morts ivres. Bouquetins des rivières. Nadège me tend la bouteille, encore. Je ne sais pas dire non. Je ne sais pas dire oui non plus. Je ne sais jamais quoi dire de toutes façons, et encore moins à Nadège.

C’est les pompiers qui vous ont amenés ici. Je sais.
Alors vous vous souvenez ?
Je connais Tony.

Et je connais Adèle aussi. Je souris en repensant à ses cris. Ses gamins, toujours prêts à faire une connerie. Quoi, parce que t’es plus dans mon car j’ai plus le droit de te faire la leçon ? Regarde-toi, regarde dans quel état tu t’es mis, tu me fais honte !

Votre maman est là, je la fais entrer ?

C’est sa main dans mes cheveux qui m’a réveillé, endormi d’abord, puis réveillé. Entre mes cils j’ai pu voir qu’elle n’avait pas pris son appareil non. Autour du cou c’est un foulard qui l’enserre. Un foulard que je ne lui connais pas, dont les fils qui s’enfuient viennent frissonner mon bras.

C’est moi qu’ils ont appelé. Je sais.

Maman.
Entre malaises et souvenirs on est toujours à l’étroit. Serrés l’un contre l’autre. Au fond, j’aime ça.

Texte écrit à l’occasion du Banquet d’Automne 2016 de Lagrasse. Inspiré des romans Ligne & Fils, Les Adolescents troglodytes, Le Tiroir à cheveux et En Cheveux d’Emmanuelle Pagano. Lu par le merveilleux Némo à l’occasion de la rencontre avec Emmanuelle Pagano (à écouter sur le site du banquet).


Ce sera au soleil

Si un jour je déménage ce devra être au soleil
Dernier étage sous les toits sous l’étoile
Au soleil

Si un jour j’ai une maison j’achète une maison
Elle sera au soleil
Le rez-de-chaussée au soleil

Si un jour je monte à cheval ailleurs que là-bas ce sera au soleil

Je suis assise sur le parquet miel et or de la chambre
Le dos appuyé sur la longue fenêtre
J’ai ôté mon foulard
J’ai relevé les manches de mon pull
J’ai enlevé mon pull parce que j’ai trop chaud
Et maintenant j’avance car la vitre est brûlante
La vitre est brûlante et mon caraco brûle
Ma peau me brûle
Ma branche brûle
Au soleil

Si un jour je retourne là-bas dans l’autre Sud ce sera au soleil
Si un jour vous venez me voir au Sud ou au Nord ce sera au soleil
Si un jour je meurs qu’importe comment je meurs ce sera au soleil

Si un jour tu m’embrasses ce sera au soleil
Et s’il fait gris
S’il fait noir
S’il fait nuit et qu’il fait froid
Je brûlerai pour trois
Je brûlerai de soleil
Je brûlerai de soleil.

Illustration ©Chloé Desnoyers


Tu me manques

Septembre, le 13 exactement, je suis partie. Je t’ai quittée, je me suis envolée. Encore une fois. Je n’avais pas passé 10 jours dans tes bras que je repartais déjà. Pas très grande classe. Ça fait quoi un an, plus d’un an je crois que je le répète à tout va, à tout le monde, à moi : j’ai besoin d’une pause, il faut que je parte. Mais dans la lumière des soleils qui se lèvent, quand j’entends les feuilles des arbres bruisser sous ma fenêtre, quand je flâne au bord du canal, que j’achète une glace dans les petites rues de Neukölln, que nous buvons des verres jusqu’à pas d’heures au milieu du parc en bas, je te souris, et je me perds dans le vert des feuilles, l’air bleuté du froid qui revient, la neige qui frappe à ma porte, les gravillons qui emplissent l’appartement, je t’aime et je te hais, quatre ans que ça dure. Il paraît que la passion s’estompe, se transforme… Je ne sais pas.
Hier soir encore ce garçon, charmant, qui m’offrait un verre me disait « mais qu’est-ce qu’on fout tous là alors, si Berlin c’est si bien ». J’ai ri, je me suis excusée, chaque année j’y ai droit. Chaque fois que je pars pour quelques jours, quelques mois, sur les plages de Grand Bassam, sur celles, moins chaleureuses, du Danemark, à Paris, Marseille, Lausanne et Toulouse désormais.
— Qu’est-ce que je fais là ? J’ai besoin d’un break. D’un break de toi.
Tu l’as voulu tu l’as eu. Oui je sais. Je l’ai eu.

Tu m’as manqué… Tu me manques… Et tu me manqueras encore ces prochaines semaines.

Septembre : boire un verre en terrasse, dans la Dieffenbachstraße, sous les arbres, sous les grandes feuilles des arbres. Dans le calme, il y a du monde oui mais pas de voitures, seulement des vélos et des enfants dans des carrioles qui chantonnent sur le trottoir. Manger une glace au coucher du soleil, se retrouver sur l’Admiral Brücke, écouter les musiciens de rue, le brouhaha de tous ceux qui sont venus là, s’asseoir sur le pont, partager une bière le cul sur le pavé le dos contre le fer forgé, regarder le soleil se coucher là-bas, les cygnes qui font sécher leur plume sur l’herbe verte des berges où je m’installe avec une couverture, un livre, quelques fruits achetées sur la route.

Octobre : je meurs de savoir que je rate l’automne. Ici il fait encore plus de 20 degrés. Et je m’en plains. Je suis incorrigible… Mais je les vois sous mes yeux, je me repasse les photos, encore et encore, de ma rue, des arbres qui s’endorment sous mes fenêtres, du parc juste là qui rougis. Je pense à ma grosse veste en laine bleue que je porte en octobre, dans laquelle je m’enroule pour aller chercher un chaï latte avant de traverser le parc, avant de me serrer contre un bras amical, avec qui on rira. Me délecter du froid qui pique les joues quand elles rosissent de plaisir. Chaud-froid. Un peu comme les glaçons que glissait Thomas dans mon dos les soirs de canicule au mois d’août. Chaud-froid. Mon sucré-salé à moi. Les couchers de soleil devant lesquels on se dit que oui, là, tout de suite, on pourrait mourir parce qu’on a vu le plus beau ciel qu’il nous ait été donné de voir. Et puis se dire le lendemain qu’heureusement qu’on est pas mort parce qu’on aurait loupé celui-là. Répéter en boucle qu’il fait plus froid que l’an dernier, on aura un vrai hiver cette année. Le dire en faisant semblant de frissonner. Parce qu’au fond on les aime nos hivers à -15 degrés qui transforment tes rues en une vaie station de ski. Regarder les enfants patiner sur les petits lacs du Tiegarten sous les saules pleureurs hypnotisés. Laisser le vélo et marcher dans la neige. Ralentir. Tout ralentir. Parce que le froid endort nos sombres pensées, la neige éclate et illumine nos yeux. Parce que le froid nous pousse à trouver l’essentiel. Descendre au restaurant du coin de la rue, y retrouver les amis qui n’habitent pas loin, partager un repas, un vin chaud, un chocolat et rentrer boire du thé à la maison. Se serrer contre soi. S’enlacer.

Novembre : Je pense aux dernières feuilles qui viennent de tomber. Au rouge sombre qui m’obsèderait si je me penchais à ma fenêtre et regardais vers le sud, vers le parc, où le soleil serait caché derrière un voile de nuage froid. Je pense aux supermarchés qui ont sorti tous les chocolats de Noël, je nous entends nous plaindre, chaque année encore plus tôt, avant de dévaliser le rayon biscuits russes et autres spécialités de chez Lidl. Ça y est, la saison des raclettes peut commencer. Bastien et Romain, à La Käserie, sont débordés, je passe en coup de vent les saluer, et réserver une table pour vendredi. Les soupes sont enfin à la carte de tous les cafés, un thé au gingembre et une soupe carotte gingembre s’il vous plaît. J’entends ma langue qui crépite. On trépigne, les marchés de Noël n’ouvriront qu’à la fin du mois, il faut encore attendre pour une tasse de vin chaud et une Bockwurst. Currywurst pour toi ? Moi je vais peut-être me prendre un goulasch de rêne tiens ce soir. Il paraît qu’au marché de Noël de Gendarmenmarkt ils ont aussi des spätzle aux cèpes. On ira demain, tu finis le boulot à quelle heure ? Novembre, j’hésite chaque jour entre mes deux doudounes, parce qu’il fait froid oui, mais qu’à vélo il fait chaud. Chaud-froid. Plus je vais loin plus je me déshabille, le bonnet, les gants, je pédale, je pédale et le sang pulse, j’entends mon cœur qui bat fort et les gouttes de sueur qui dévale mon échine. Surtout ne pas ouvrir la veste, surtout ne pas ouvrir la veste, qu’importe la dose de gingembre quotidienne tu sais ce qu’il se passe les lendemains des jours où tu as ouvert la veste !

Décembre : J’ai ressorti les derniers gros pulls. Le jaune, col rond, en angora et le noir avec les gros poils. J’ai fait de la place dans une de mes boîtes pour mettre tous mes collants et mes bas. Ça y est, il faut compter 5 minutes de plus avant de partir, le temps de tout enfiler. J’ai encore craqué pour une paire de chaussettes bien chaudes chez DM ce matin. Et j’ai passé la matinée à faire de la soupe et à la congeler. Carotte gingembre lait de coco. Tous les matins je me réjouis de mon thé de l’avent. Oui j’ai fait comme l’an dernier, j’ai racheté le calendrier avec les thés. Trop bon. Enfin je n’ai pas hâte de tomber sur l’infusion à l’anis. Fenchel Tee, rien que le nom me donne la nausée.
Décembre, le mois des frustrations. Je guette la météo, si elle ne me plait pas je regarde une autre météo, je télécharge trois applications. Il pourrait neiger d’une minute à l’autre, mais non, les températures remontent, 4 degrés, 6 degrés, ah -2 lundi, mais c’est parce qu’il fait beau ! Il fait beau alors il fait froid, et il fait chaud parce que c’est couvert. C’est le monde à l’envers. On ne peut ni rester dehors prendre le soleil, parce que c’est un soleil qui ne chauffe pas, ni rester dehors en attendant la neige puisque sous les nuages il fait trop chaud. Humide. Le pire de la météo. Alors je noie ma déception chaque soir avec du vin chaud. Ça y est, les marchés ont ouvert. Samedi j’irai à celui du Klunkerkanich, qu’il neige ou non, il n’y a pas de saison pour aller te contempler d’en haut. Panorama à 360 degrés, petites choses faites main, et dire qu’à Paris on paierait 15 euros (au moins !) pour accéder à un endroit comme celui-là. Décembre. 10 décembre aujourd’hui. Tu me manques, tu me manques atrocement. Je n’aurais pas fait les marchés de noël cette année. Je n’aurais pas frissonné sur mon vélo, je n’aurais pas râlé à l’idée de repartir de chez Mathilde, Lucie ou Chloé dans le froid, « venir ça va mais repartir fouuu j’ai la flemme ! » Et puis j’enfile mes gants, j’enfile mon bonnet de laine, celui avec le pompon, je mets mes écouteurs, j’enroule ma grosse écharpe, je mets mon jean dans mes chaussettes, aucun centimètre de peau ne dépasse. Je sors sur le trottoir, brrr, je détache mon vélo, l’enfourche et… Il suffit d’une bonne musique, alors je souris. Mes yeux pleurent et ça pique sur les joues, ça pique au coin des yeux mais souvent je souris. En arrivant j’ai chaud, j’ai transpiré dans mon pull en laine, enfin… Dans mon débardeur heat tech uniqlo sous mon tee shirt sous mon pull en laine. Dans une semaine je serai chez mes parents. Il fera chaud. Il fera beau. Pour nouvel an on trinquera avec une bonne bouteille que mon père aura choisie à la cave. Un bagnouls peut-être, c’est bon le bagnouls. Et je penserai à tes lumières, tes couleurs, je penserai aux explosions, à la joie des milliers d’enfants, des millions de gens qui seront sortis dans les rues pour allumer leurs fusées. Je continuerai à dire, oh non Berlin le 31 quelle horreur, alors qu’en vrai j’adore. Mais comme je le dis toujours, je reste à condition d’avoir accès à un toit et d’être en sécurité enfermée à double tour à partir de 16h00. Et pas à Kreuzberg !

Janvier : je n’aurais plus que 5 jours à attendre. Les rues auront été nettoyées, les marchés auront fermés. Je reviens au pire moment c’est ça que tu me dis ? Je m’en fous. Je m’en fous. Je ferai ce que j’ai dit. Je me lèverai avec le soleil, je me coucherai… Pas avec le soleil parce que 15h55 c’est un peu tôt quand même. J’irai à la piscine, un sauna par semaine, je m’inscrirai à la salle de sport pour pouvoir faire tout ça au même endroit, celle qui est juste en bas de chez moi. Je récupèrerai mon vélo, j’espère que Claude en aura pris soin ! Et puis je vais tout changer. Encore, oui je vais bouger tous les meubles, refaire toute la déco, je vais appeler Malte, il a l’habitude, on rira de mon incapacité à percer droit. Je lui ferai du café. Je me ferai un chai latte.

Amuse-toi bien en cette fin d’année. Pardonne-moi d’avoir douté de mon amour pour toi. Pardonne-moi parce que je douterai toujours. Je ne sais pas me poser. Je suis nulle en amour tu le sais… Sache en tout cas qu’à chaque fois que je parle de toi j’ai des étoiles dans les yeux, je suis chiante parce que je ne fais que parler de toi, pire qu’une adolescente amoureuse. Pire qu’une adolescente amoureuse.

Le 5 janvier je serai là. Moins d’un mois hey ! Moins d’un mois.


Ne pas me chercher

Tu crois que c’est qui qui allume le feu chez toi, qui tue des gens à coup de poings malveillants, te tatoue encore et toujours, te fait hurler dans tes rêves? Faut pas me chercher tu le sais.

Alors fais passer le mot. Et n’essaie pas de m’enterrer à coup de respirations à la con, d’arbre, de montagne et autres conneries de méditation. Faut pas m’enterrer vivante, et faut pas me chercher si tu veux pas me trouver. Tu me connais, tu sais ce qui hérisse mes cheveux emmêlés, ce qui pique ma peau dorée, fait brûler mes yeux gris sans reflets. Viens pas me faire chier ou assure-toi de fermer les fenêtres et de ranger les couteaux. Viens pas pleurer.

Faut pas me chercher fais passer le mot.




Parole d’objet

Je crois qu’elle ne m’aime plus. Elle ne m’a pas souri depuis des jours, cinq, j’ai compté. Cinq jours passés dans le noir à l’attendre. Cinq jours qu’elle ne m’a pas touché. Pas jeté un regard. Est-ce que c’est moi ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? De toute façon depuis le début je sais qu’elle est trop bien pour moi. Enfin c’est moi qui ne suis pas assez bien pour elle. Peut-être que je ne lui laisse pas assez de place. Je l’entends souvent se plaindre du précédent qui ne la laissait pas respirer. Je dois sûrement l’étouffer moi aussi. Pourtant je suis doux, je fais mon possible pour m’adapter à elle, à sa vie en mouvement. Je suis presque invisible c’est pour ça que des filles comme elle nous aiment mes cousins et moi.

Elle a dû partir avec un autre. C’est ce que j’ai pensé au début, mais je n’en suis plus sûr. Les autres, ceux avec qui elle flirte de temps en temps, je les ai tous croisés. Aucun ne manque à l’appel, et ils ont tous dit la même chose : on ne l’a pas vue depuis un bout de temps ! Peut-être qu’elle a viré de bord. Elle les préférerait plus durs désormais, tendus, c’est vrai que je suis un peu mou, pour ne pas dire flasque. Non, ce n’est pas possible, je ne peux pas le croire. Sa façon de me caresser, de frotter sa joue contre moi, son nez, sa façon d’inspirer mon odeur… Quand je repense à son regard, la dernière fois qu’elle a ouvert le tiroir, j’en ai la bretelle qui se sert. Il paraît qu’elle a mal au dos. C’est l’autre, le gros black qui me l’a dit. C’est le dernier à l’avoir vue. A avoir caressé sa peau, respiré son parfum et celui, plus enivrant encore, de ses seins.

-Comment ça mal au dos ?

-J’te jure, je suis parti avec elle l’autre matin et en début d’après-midi, en plein milieu d’une foule de gens elle m’a lâché et j’ai fini dans la poche de son manteau. Elle a changé de bord je te dis.

-Une foule de gens ? Genre plein de femmes à moitié nues derrière des rideaux ?

-Euh non… Plutôt des mecs bizarres.

-Des mecs bizarres ?

Le gros black a haussé les balconnets et n’a plus répondu. Non, elle ne peut pas nous avoir abandonné, elle m’aurait dit au revoir, au moins à moi. Et même si elle avait trouvé mieux, elle m’aurait au moins replacé dans la fraîcheur du papier de soie qui m’enveloppait quand on s’est rencontrés tous les deux. Je me rappelle de son regard, le mouvement de sa tête quand elle s’est tournée vers moi, ses cheveux nonchalamment rajustés derrière son oreille avant de me prendre entre ses doigts, de plonger ses yeux dans mes rayures divines. Un coup de cœur, c’est ce qu’elle a dit j’invente rien. Entre nous ça a été le coup de cœur au premier essayage. Je ne veux pas croire qu’elle m’ait abandonné. Non. Quand elle aura fini de se faire masser le dos par des mecs bizarres, elle reviendra me voir, elle rouvrira le tiroir, me cherchera de ses doigts avides, pressés, me soulèvera et me déposera doucement contre sa peau. Avec un peu de chance elle aura mis de la crème, alors je me collerai à elle et jamais non jamais je ne quitterai les rives de ses aisselles.

Ecrit dans le cadre des « soirées sous les toits »


A la lune

J’ai demandé à la lune qu’elle me donne un corps de pierre.
Un galet dense dans la main. Aux contours si beaux si purs si bruts qu’ils couperaient les mains de ceux qui serreraient trop forts.
J’ai demandé à la lune de m’ôter ce corps d’éponge.
Je lui ai dit de me retrouver sur la plage, à l’heure où les étoiles profitent de l’instant pour filer discrètement.
Je me mettrai nue. Je m’enlacerai. Et je presserai. Fort.
Toutes ces émotions qui ne sont pas les miennes, tous ces très et tous ces trop surtout, glisseraient de moi, lécheraient ma peau avant de couler sur le sable. Aspirés par la marée lunaire.
J’ai demandé à la lune de me changer en pierre.
Elle m’a dit coquillage.
J’ai dit mon cœur?
Elle m’a dit mort.
J’ai demandé à la lune si je pouvais réfléchir.
Elle m’a dit presse-toi.
Alors j’ai pressé mon corps.
Mes pieds s’enfoncent dans le sable, trempé de mes larmes.
Seule et salée.

Écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « les lundis sous la lune »


En fanfare

Entre nous ça a commencé en fanfare. On peut le dire. Tous les dimanches de ces trois mois passés à Toulouse. Tous ces putains de dimanche matin, les tambours, le trombone, et ta trompette, ta putain de trompette. Tous les dimanches sans exception. Même quand il a plu à verses cette première semaine d’octobre, quand je me suis couchée à l’heure du soleil levant en pensant, au moins ils ne joueront pas demain. J’avais tort. Vous avez joué, pas peur du vent, pas peur de la pluie, pas peur des sceaux d’eau que je rêvais de balancer par la fenêtre. Et puis il y a eu ce dimanche matin où je suis sortie acheté le pain. Quand j’ai ouvert la porte tu étais là. Ta trompette à la main. Je te l’aurais fait bouffer. Tu avais oublié ta veste. Les autres étaient déjà partis, tu leur avais dit « je vous rejoins », et voilà, tu as sursauté quand j’ai ouvert la porte, tu m’as regardée, je t’ai regardé, et …
Non ça s’est pas passé comme ça en fait.

Ca a commencé en fanfare mais sans tambour ni trompette. C’est la quatrième fois de la semaine que je venais au magasin. Lundi j’avais besoin de sel. Mardi de pain. Jeudi de salade. Samedi de chocolat. Et c’est sur le chocolat que tu as fini par me dire quelque chose. « Vous avez raison, il est super bon celui-là, en plus il est produit à quinze kilomètres de Toulouse seulement. » Et j’ai répondu « ah vraiment ? » Mais sur un ton désagréable, celui qui me caractérise malheureusement. Un mélange d’arrogance, de condescendance, de méprise universelle. Mes yeux restent fixés sur mes doigts, et sur la toute dernière syllabe du tout dernier mot je relève le menton, d’un coup, la mèche qui couvrait mes cils s’écarte comme par magie et je plante deux couteaux dans la peau de l’autre. Deux couteaux qui râclent, transpercent, achèvent, en une fraction de seconde. Tu m’as regardée, j’ai baissé les yeux, honteuse, sauf que bien sûr ça ne se voyait pas sur mon visage que j’étais morte de honte. Tu n’as rien dit, je suis partie. Je suis revenue moins de dix secondes plus tard. J’ai bousculé la vieille qui avait commencé à sortir les courses de son caddie flambant neuf, j’ai dit « pardon », non je crois pas que j’ai dit pardon, j’ai dit « tiens, mon numéro. »
Non, j’ai pas dit ça, parce que ça s’est pas passé comme ça en fait.

On était à la fac. Je suis rentrée au foyer et tu étais au piano. De chaque côté sur la scène, on attendait. Une trompette attendait, un tambour attendait, c’est comme si tout le monde retenait son souffle. Enfin dans ma tête parce qu’en fait tout le monde parlait. Il y avait ce mec de ma classe qui réchauffait ses nouilles chinoises, et cette fille là, que j’ai complimenté sur son tatouage un jour en me disant elle va me prendre pour une folle, elle va croire que je cherche un moyen de l’aborder via ses tatouages, alors qu’en fait je cherchais pas à l’aborder, enfin si, mais j’aurais pas parlé des tatouages si je voulais vraiment la draguer, enfin merde t’étais là. Tu jouais du piano, et dans ma tête, tout le monde retenait son souffle, surtout la fanfare. Tes cheveux blonds scintillaient dans ton chignon coiffé décoiffé. Comme j’adore m’en faire. Mais sur mes cheveux ça rate une fois sur deux parce qu’ils sont trop fins. Tu portais tes lunettes rondes, tes lunettes de chat. Moi aussi j’ai des lunettes de chat. Elles te vont aussi bien qu’à moi. Je te regardais et je me disais qu’on pourrait se les échanger nos lunettes de chat. Mais moi elles sont pas très fortes mes lunettes et les tiennes elles ont l’air un peu plus fortes alors je risquerais d’avoir mal aux yeux. Mais bon, en te regardant comme ça je me dis que je pourrais sûrement m’immoler pour toi, me noyer pour toi, me prendre plein de balles et des cailloux et du sable dans les yeux et des spaghettis dans ma culotte tellement t’es belle à en crever. Quand t’as eu fini de jouer ton morceau et que tout le monde s’est regardé, tendu, prêt à applaudir, enfin dans ma tête parce qu’en vrai les gens avaient pas changé de conversation, juste le mec de ma classe qui terminait ses nouilles chinoises et s’apprêtait à partir. Et en fait la fanfare ils attendaient que tu dégages parce que eux ils avaient réservé la salle. Enfin non on leur avait réservé plutôt, c’était la semaine d’inauguration du bâtiment. Le gai savoir. Avec un i. Quand on s’est faite la réflexion plus tard dans ton lit on en a ri. Enfin non en n’a pas vraiment ri. Parce que j’étais pas dans ton lit.

En fait ça s’est pas passé comme ça. En fait on s’est rencontrées à Berlin. Et ça fait trois mois que j’t’imagine à Toulouse et que j’me fais des films, j’me fais des scène où on vivrait une histoire de fou, de folles plutôt. Mais c’est que dans ma tête tout ça. Surtout qu’en vrai toi et moi on sait que j’en suis pas capable de tout ça. Que j’l’ai trop fait. Et qu’avec toi j’veux pas tout gâcher. Alors je vais garder mes films pour des débuts d’histoire. Que j’écrirais à Toulouse tiens, les jours où j’ai pas cours, figure-toi que ça arrive plus souvent qu’on ne le croit. Et puis toi, toi, j’te retrouve bientôt. J’te retrouve au printemps. Et on verra si ça démarre en fanfare. On verra. On verra surtout si ça démarre. Mmm. On verra.

Ecrit dans le cadre des « soirées sous les toits »


Coeur, Corps, Esprit

Je suis au plus près de sa peau. Je suis couleur chair il paraît, c’est ce qui était écrit sur l’étiquette quand elle m’a acheté. Elle m’a acheté parce que je suis chaud. Ça aussi c’était marqué sur l’étiquette. Pourtant je suis très fin, je colle à la peau, léger comme une plume. Si fin que lorsqu’elle a froid je ne sais retenir ses seins qui pointent. Si près du corps que l’hiver j’ai remplacé tous ses soutiens-gorge, même quand on prend les routes cabossées à vélo. Les pistes cyclables en relief dont les racines font vibrer la selle et la dynamo. Je suis doux, je l’enserre et la protège, du froid, de tout. Je la câline et la caresse, je me fonds sur sa peau rosée d’hiver. Elle m’adore. Chaque lessive de pyjama est une excuse pour me porter la nuit. Elle m’aime trop. Alors parce que l’amour ne se divise pas, elle m’a multiplié. On est trois maintenant dans la boîte qui s’appelle culottes-hiver. Moi, le noir, et le gris tout doux.

Je suis celui contre qui repose cette boîte, et les autres boîtes, et les planches de bois qu’un garçon a introduit un jour en moi, et la tringle qui me transperce et porte les robes d’été. Je suis celui contre lequel sa tête frappe quand elle disparaît. Quand elle se fond dans l’autre, quand elle se noie dans l’instant, quand une, elle devient des millions et qu’elle perd pied, parce qu’elle n’a plus pied, parce qu’elle ne sent plus rien, plus rien non, quand le reflet dans le miroir n’est plus. Je suis celui contre lequel la peau éclate, qui recueille le sang, les larmes et les cris, la salive des sanglots, je suis celui contre lequel la tête frappe en rythme, jusqu’à ce que les millions d’atomes se mettent à danser et se donnent le main, se rassemblent pour, enfin, la refermer.

Nous sommes celles qui s’ouvrent et se referment au gré de ses besoins. Quand le vent de l’instant nous presse. Nous sommes celles qui ouvrent des mondes de fous. De folles. De folie créatrice. Nous abritons des déserts brûlants, des gouffres avides, des jungles obscures qui ne connaissent que la nuit. Nous avons enfermé des anges aux ailes arrachées, nous retenons des micro-ondes en otage, nous créons des sons et des couleurs qui n’ont pas de noms. Souvent, l’une de nous est ouverte, entrouverte seulement, mais parfois la tempête est trop forte, alors dans une joie non feinte nous explosons, et c’est le blanc, puissant, l’orgasme avant la noyade, et c’est l’autre là-bas, droit et fort, rugueux qui, en rythme, viendra nous refermer.

Ecrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « les lundis sous la lune »


Portrait Chinois

Si j’étais un âge de la vie je serai l’enfance parce qu’on me l’a volée et depuis elle me hante.

Si j’étais une couleur je serai l’indicible parce que j’en vois trop et elles n’ont pas de nom, le français me limite.

Si j’étais un plat je serai les gnocchis au coulis de mamie parce que le coulis de mamie c’est mamie et maman c’est tout mon sud dans un éclat rouge sang.

Si j’étais un vêtement je serai une robe dont le tissu volerait au vent parce que j’aime trop les frissons quand l’été est brûlant.

Si j’étais un moyen de transport je serai le vélo, mon vélo, parce que j’ai tant écrit sur toi, sur nous, nos aventures berlinoises.

Si j’étais un type d’habitation je serai un chalet de pierres et de bois parce que la-bas dans la montagne les gens sont vrais et les hivers sont blancs.

Si j’étais un des quatre éléments je serai l’eau parce que souvent je glisse et disparais.

Si j’étais un art je serai la danse parce qu’elle est tatouée sur ma peau au côté du vent.

Si j’étais une citation je serai Viens mon beau chat sur mon coeur amoureux « Retiens les griffes de ta patte Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux Mêlés de métal et d’agate », parce que le chat c’est l’autre, c’est moi.

Exercice réalisé dans le cadre de l’atelier d’écriture « les lundis sous la lune »


Ouvrir le bal

Les gens qui se pissent dessus elle pensait que c’était que dans les films. En général c’est le moment qu’elle choisit pour quitter la salle. Parce que pour en venir à se pisser dessus, il faut vraiment avoir peur. Faut en arriver à craindre ce qui va suivre d’une telle force que le corps s’oublie lui-même. Alors en général Naye quitte la salle. Ce qui suit elle l’entend dans la bouche de ceux qui sont restés et qui racontent en sortant, quand ils remontent les quais jusqu’à chez eux. La torture, le viol, les coups tout ça, avant elle ne les connaissait qu’en mots. Et puis frapper, torturer, violer quelqu’un, ça relevait du film de ses nuits. Jusqu’à maintenant en tout cas. Jusqu’à ce soir. Jusque là. Il n’y a pas d’écran, il ne fait pas noir, non, il fait même très blanc en fait. C’est Mana qui a eu l’idée de faire ça là, de l’emmener là. On pourra nettoyer plus facilement il a dit. Au cas où c’était pas clair il tient déjà le tuyau dans sa main. Naye ferme les yeux au moment où l’eau frappe le visage de celui qui est assis sur la chaise, au milieu du cercle. Peut-être qu’elle n’est pas prête finalement. Peut-être que ce soir aussi elle va sortir de la salle. Et elle attendra qu’on lui raconte, avec des mots cruels, et cette fois-ci elle voudra les entendre, plus que tout autre fois elle voudra les entendre. Précisément, les sentir en elle, brutaliser son corps. Lui dire comment ils ont brutalisé celui qui vient de se pisser dessus. Mana coupe l’eau. L’autre frissonne. De froid ou de peur. Qu’importe. Il fait vraiment très froid en même temps. Il doit avoir froid se dit Naye, nu comme ça dans l’air carrelé de la boucherie du père de Mana. Il lui a filé les clés ce matin quand il a su qu’on l’avait attrapé. Faites le payer il a dit le père de Mana. On y compte bien a répondu Mana. Et Naye regardait ses pieds. Personne ne savait si elle viendrait, elle non plus ne savait pas. Quand elle a su qu’il l’avait retrouvé, elle aurait pu se pisser dessus elle aussi. Mais comme c’était pas vraiment de la peur, et puis pas vraiment du soulagement non plus, elle s’est retenue. Elle n’a pas pleuré. Elle n’a pas souri. Elle n’a rien dit en fait. Parce que les images qui remplissaient sa tête étaient trop lourdes. Trop bruyantes. Elles puaient. Elle s’est mouchée, oui, elle s’en rappelle maintenant, elle s’est mouchée. Ca y est, l’autre s’est mis à gémir sur sa chaise, il a dû comprendre où il est. Avec qui surtout. Où il est, il pourrait pas savoir, même pas imaginer. Imager ce qui l’attend, peut-être. Naye sent une main sur son épaule. Une main délicate, fine, légère et chaude en même temps, une main que parfois elle préfèrerait avoir sur sa joue, contre sa poitrine, la main d’Oli qui la presse et la pousse en même temps. Qui la pousse vers lui, vers l’autre. Alors, parce que c’est Oli et qu’elle ne saurait rien refuser à Oli, elle fait un pas. Elle se détache du cercle. La lumière des néons crie sa force, mais elle reste trop faible pour donner de l’espoir à celui qui crie désormais. Supplie. Hurle et se liquéfie sur sa chaise. Mais le bois imbibe, imbibe encore, et ne lui laisse pas de sortie. C’est peut-être le crochet qui l’effraie, le crochet qui pend devant lui, encore marqué par le sang du veau qu’on a descendu juste avant. Ou alors ce sont les couteaux alignés sur le mur. Peut-être la table à découper. Ou peut-être que ce sont les yeux de Naye, qui le regarde sans ciller. Après ce qu’il lui a fait jamais il n’aurait cru qu’elle puisse ouvrir les yeux. Rouvrir les yeux. Il pensait avoir pris son regard, volé parce que violé, et la voir comme ça, presque belle avec toutes ces cicatrices qui tissent son visage, il s’en veut, il se hait, même ça il ne l’a pas bien fait. C’est peut-être ça qui lui fait le plus de mal, savoir qu’il va mourir pour une âme qu’il n’aura pas su garder pour lui. Il s’en rappelle maintenant. Ce bruit qu’il a cru entendre en s’éloignant dans la rue Joris l’autre nuit. Qu’il a pris pour un oiseau. Alors qu’il savait très bien que ce n’était pas un oiseau. Quel oiseau aurait fait ce bruit. Ce bruit qui n’était pas un cri, qui n’était qu’un râle. Le râle de cette fille qui n’était donc pas morte. Qui succomberait à ses blessures s’est-il dit, lisant déjà les lignes sur l’écran qui défilerait entre ses doigts un de ces matins qui n’arrivent jamais assez vite. Sauf qu’elle n’avait succombé à rien du tout et qu’elle se tenait là, devant lui. Et que lui était nu, devant elle. Couvert de pisse, de sang et d’eau, de sueur, de larmes, de sel et d’acide. Entouré de ce qui doit être son frère, sa sœur, sa meilleure copine. Tous ces noirs sur ce carrelage blanc, ça l’angoisse. Le manichéen ça l’angoisse. C’est ce qu’il aurait pu se dire s’il avait eu assez de vocabulaire. Mais il ne l’avait pas. Naye l’avait par contre, et c’est aussi ce qu’elle se disait en le regardant. C’est pour ça qu’elle ne le tuerait pas. Personne n’avait vraiment prévu de le tuer de toutes façons. N’est pas Dieu qui veut. Mais il fallait qu’il souffre. Ca oui, une nécessité pour le coup. Il fallait qu’il souffre, il fallait qu’il hurle, il fallait qu’il exprime en se brisant la voix ce que toutes celles qui étaient mortes, de honte souvent, taisaient au fond de leur ventre. Il fallait.

« Vas-y Naye, souffla Mana dans son oreille, à toi d’ouvrir le bal. »



J’infuse

Je suis rentrée avec l’odeur du cheval dans les narines. J’ai pris une douche et sous la douche je la sentais encore, cette odeur. Je me suis frottée fort, fort au savon noir, celui qui sent la fleur d’oranger. Celui que je passe avec délice sur mes tempes, que j’aspire à plein poumons, parce qu’il sent la navette de Marseille, parce qu’il me rappelle la pompe à l’huile de Noël, parce que quand je me rince le visage avec ce savon noir, je vois ma grand-mère, la nappe orange provençale, j’ai le goût du sourire de ma mère qui me regarde par-dessus sa tasse de thé brûlante, le goût des fruits confits et du nougat blanc. Je me rince dans le souvenir et dans la mousse je vois le reflet des navettes et les images de celles qui m’ont aimée, mais reste l’odeur du cheval, du foin, de la poussière, de la poussière oui. Car c’est la poussière qui s’est blottie dans mon nez. J’ai beau sortir mes bottes, mon pantalon, ma bombe et tout mon matériel, ma chambre sent l’écurie, la cuisine sent l’écurie, et sous l’odeur de la navette croquante, le cheval, toujours. La poussière blottie dans mon nez jusqu’à demain. J’aimerais me moucher mais je n’ose pas. Parce que c’est une odeur qui me plaît, m’écœure et me rassure. L’écurie. Le souffle des chevaux qui attendent, les yeux de cette jument baie qui me guette, le nez dans la mangeoire elle me guette, et je pose mon front contre la barrière, je la regarde moi aussi, je lui souris. Que j’étais bien là-haut, sur son dos, entière, moi-même. Pour une fois moi-même avec l’autre, l’autre qui n’est qu’un cheval certes, mais qui est un autre, sensible, aussi sensible que moi d’ailleurs. Un autre avec deux oreilles qui m’écoutent, deux yeux qui me regardent, pour qui je suis comme je suis, une poitrine remplie d’air et une envie, une envie sans faille. Mon envie. Que j’étais bien là-haut, que j’étais bien là-bas, et ici, noyée d’eau chaude. De foin, de navette et d’eau chaude. J’infuse. Et j’adore ça.