Georges Karouzakis


Une exposition en trance de Blind Adam

MdbK, Ausstellungseröffnungen, Edith Karlson « Drama is in Your Head V », Blind Adam « In Trance », Sighard Gille « Auswildern », ART N MORE « Cafe Idee »

Par Georges Karouzakis

L’œuvre de Blind Adam, (l’artiste grec Thanos Kyriakides), s’étend dans l’espace avec la légèreté d’une sculpture fluide, construite, pour la plupart, de fibres noires. Il les unifie avec ses mains en faisant des centaines de minuscules nœuds et boucles en travaillant des heures interminables pendant des mois. L’aspect manuel de ce travail relie furtivement son art avec une dimension archétypique – l’usage ancien des mains comme outils de création – une procédure qui est néanmoins presque invisible au résultat final, devant les yeux du spectateur:  les tableaux et les installations, les fibres qui façonnent les formes et les idées des œuvres de l’artiste sur l’espace, composent enfin une série de poèmes visuels sur l’existence humaine.

il y a le sentiment qu’une énorme araignée de Bourgeois est peut-être proche de l’endroit…

Depuis mars dernier et jusqu’au 16 septembre 2018, l’œuvre de Blind Adam se présente dans le vaste hall du Museum der bildenden Künste à Leipzig en Allemagne. Sur un des grands murs du hall du musée, il a exposé une gigantesque installation de fibres noires qui se réfère à un énorme filet de toile d’araignée. «A partir du moment où j’ai vu le mur et ses encoches, j’ai voulu développer ce gigantesque filet-toile au-dessus. Si vous l’observez, vous verrez qu’il n’est pas symétrique, mais usé, ruiné à certains endroits. C’est, si vous voulez, une réunion de mon œuvre avec les grandes araignées du sculpteur franco-américain Louise Bourgeois », dit-il lors de notre conversation en ajoutant : « il y a le sentiment qu’une énorme araignée de Bourgeois est peut-être proche de l’endroit… ».

MdbK, Ausstellungseröffnungen, Edith Karlson « Drama is in Your Head V », Blind Adam « In Trance », Sighard Gille « Auswildern », ART N MORE « Cafe Idee »

Le filet-toile est un élément très particulier dans la mythologie personnelle de l’artiste. Il le représente tout d’abord comme l’outil du processus de création d’araignée et sa survie, mais cette approche apporte également l’esprit de toute l’exposition qui se propage vers des directions liées au cycle de la vie : la naissance, l’évolution et la transformation interieures et la mort.

Parmi les œuvres que les visiteurs voient dans l’exposition en titre « In trance », il y a aussi deux installations à grande échelle de thème religieux, le « Holy Temple » et le « Holy Death » des oeuvres antérieures de l’artisteLa première installation, avec les fibres suspendues du plafond au terrain, représente de manière très personnelle une allégorie fluide du kaaba islamique, tandis que la deuxième, un mystérieux vortex d’un groupe de serpents, fait de fibres sur le terrain, se réfère au mystère de l’abîme et de la mort.

L’exposition inclut aussi des vidéos performances « Interlude », « Heavenly hell » et « Before Me after Me »  basées sur les écrits de Blind Adam et une installation audio qui se propage à travers des haut-parleurs dans l’espace, le souffle de l’artiste.

L’un des objectifs de l’artiste dans cette exposition est de mettre le public et de se mettre lui-même dans un état émotionnel réfléchi. Son travail, et ce qu’il montre, équilibrent de façon à ce qu’on se sente dans un état entre le sommeil et l’éveil, un état limite, intermédiaire, proche de celui entre la mort et la vie, du conscient et de l’inconscient, du visible et de l’invisible, de ces champs fertiles qui aident l’artiste et les gens à aborder les points les plus délicats et subtils de l’âme humaine.


L’art intelligent avec des bombes de la décharge

Par Georges Karouzakis

Il y a quelques jours, le photographe grec Petros Efstathiadis a été honoré en France du prestigieux prix HSBC 2018 pour sa série photographique, Gold Rush. Ce prix récompense chaque année deux photographes professionnels avec beaucoup de talent. Ce n’est pas la première fois que le travail de Petros Efstathiadis est récompensé. En 2013, il a reçu le premier prix photographique au Festival international de la mode qu’organise la ville française de Hyères, alors que ces dernières années, ses photographies sont publiées dans quelques-uns des magazines et journaux les plus exigeants de notre époque : Monocle, Wallpaper, Financial Times et Le Monde.

La vigueur de ses photographies est étroitement liée à son lieu d’origine, le village de Liparo de Pella, dans le nord de la Grèce. Là se trouve sa base, c’est le site où il élabore ses idées paradoxales. Dans ce village habitent les gens et ses amis qui apparaissent dans ses compositions photographiques et ses vidéos d’art. Là, dans les décharges de sa ville natale, il trouve les matériaux humbles et endommagés qu’il exploite de façon imprévisible dans ses photos. Dans les visions photographiques qu’il crée cohabitent divers éléments : un vieux peignoir transformé de manière convaincante en costume d’astronaute, un savon poli et une marguerite dans une bombe, des fragments de bois dans d’imposantes portes de palais bizarres.

Petros Efstathiadis — Gold Rush

Ses compositions assimilent des références à la tradition subversive du mouvement Dada, à l’Arte-Povera, à l’art cinétique du sculpteur suisse Jean Tinguely et bien d’autres. Petros Efstathiadis orchestre intelligemment différents types d’environnements psychologiques dans ses images. Le sens de l’humour y coexiste aussi, avec une critique souterraine et destructrice, avec une touche de liberté et d’ingéniosité, semblable à celle que l’on rencontre dans l’imagination et les jeux improvisés des enfants. Beaucoup de gens, principalement des non-Grecs, reconnaissent dans ces photographies les difficultés et la tragédie de la Grèce contemporaine.

Petros Efstathiadis

Comment avez-vous trouvé votre chemin vers la photographie ?

Quand j’étais enfant, je me suis approché de la caméra photographique en tant que jouet. Quand j’avais quatorze ans, j’ai pris dans mes mains une caméra japonaise, et j’ai été impressionné. Je ne savais pas ce que je faisais avec cet appareil photo, mais la complexité de la machine m’a donné envie de continuer à prendre des photographies. Tout d’abord, j’ai commencé à photographier des papillons, des fleurs, des paysages et tout ce qui a attiré mon regard, et plus tard, après dix ans de patience, je suis allé étudier la photographie en Angleterre.

Il est évident que votre travail dépasse les limites de l’art photographique. Vos images ressemblent à un résultat d’actions précédentes qui appartiennent également aux pratiques de l’art visuel, de l’utilisation de ready-made, ou à la performance. Comment décririez-vous ce processus ?

Le processus n’a rien à voir avec ce qui est typique dans l’art photographique. J’ai essayé de suivre le stéréotype du photographe classique, pour devenir quelque chose comme le héros du Blow up, le protagoniste du film de Michelangelo Antonioni, mais je m’ennuyais. Influencé par le cinéma, j’ai commencé à faire des scripts, des dessins et à prendre des notes pour mettre en place une image. J’ai fini par accorder plus d’attention aux objets, aux installations et à l’idée du sujet.

Je commence ma journée par des visites dans les entrepôts des voisins, j’espionne les chasseurs de métaux, je supplie les gens de jouer dans ma vidéo et je cherche des sites d’enfouissements illégaux entre moutons, mouches géantes et déchets, à la recherche d’un petit objet dont je n’ai pas besoin.

En fin de compte, ce qui reste est une photo comme un document de l’œuvre qui a précédé. Le vrai travail est détruit, et les morceaux de matériaux sont retournés là où ils appartiennent. Je dirais qu’une sorte de performance se produit lorsque le travail que je compose est plus grand que ce que j’ai calculé, et qu’il est difficile de le transférer sur le site que je veux photographier. Je ne peux pas cacher les matériaux parce que je dois traverser le village avec les objets de l’œuvre dans mes mains, et les rires des passants dans mes oreilles. Dans ces cas-là, la seule chose que je veux, c’est disparaître. Quand je vais à l’endroit où la photographie aura lieu, j’assemble à nouveau la construction et j’essaie de faire une bonne photo.

Petros Efstathiadis – Wonder boy

Quel est le rôle de votre lieu d’origine dans la création et le développement de votre travail ?

Mes photos ont des racines, elles sont liées à mon lieu de naissance et à son esthétique. Le paysage est balkanique, ce n’est pas pittoresque, il n’y a pas de ciel bleu ni de maisons charmantes. Avant de commencer mon travail, quand je suis au village, je passe par quelques jours d’adaptation, j’essaie de me coordonner avec la lenteur de l’environnement, et seulement quand je me sens assimilé, et non pas comme un touriste transitoire, je commence à travailler. Dans le village, la décadence est plus forte que le charme. Et la plupart des gens vivent là parce qu’ils ne peuvent pas être dans un meilleur endroit. Il faut du temps pour se débarrasser du besoin d’être ailleurs, mais après un mois de travail au village, j’ai du mal à partir.

Les résidents semblent avoir un rôle important dans le processus de création de votre art.

Au village, j’ai tout ce dont j’ai besoin : les gens m’aident à trouver des objets, ils acceptent d’être photographiés et jouent dans mes vidéos. Ils ne comprennent probablement pas ce que je fais mais ils l’apprécient, et à la fin, nous sommes tous heureux.

Petros Efstathiadis – Lohos

Des chasseurs de métal à la surprise

Dans la série Bombs, mais aussi dans l’ensemble de votre travail, vous combinez différents types de matériaux pauvres d’une manière inhabituelle. Le résultat final offre un sens vague. Pour y parvenir, vous utilisez une pratique ludique et radicale qui consiste à renverser la signification de certaines perceptions. Quelle signification avez-vous attribué à cette pratique ?

Dans la série Bombs, j’ai vu la bombe comme un feu d’artifice. J’ai rappelé les armes que nous avions fabriquées dans notre enfance parce que nous ne pouvions pas faire de feux d’artifice. Vous ne pouvez pas prendre au sérieux quelque chose d’aussi absurde qu’une bombe, et la seule chose que vous puissiez faire est de le tromper et de le démystifier. Dans tout mon travail, je commence par la norme et le donné, ce qui m’aide à utiliser des matériaux sans valeur, oubliés par la régularité moderne. Dans mon besoin de créer quelque chose de mieux, de faire quelque chose de plus, de faire quelque chose de nouveau, je reviens au tombé, à l’ancien, au bon marché et à la surprise.

Petros Efstathiadis – Bombs

Beaucoup de spectateurs voient votre art comme une allégorie de la crise grecque des dernières années.

A l’étranger, ils lient mon travail à la situation financière de la Grèce, ce qui est raisonnable. La réalité influence et change la façon dont je pense. La Grèce est, bien sûr, un cas particulier, mais elle fait partie du monde et est dans une position similaire à d’autres états. Mais je vis en Grèce et tout mon travail en est affecté.

Vos photos ont été publiées dans certains des magazines et journaux les plus importants et les plus exigeants, comme Monocle, Wallpaper et Le Monde. Selon vous, quels sont les éléments de votre travail qui suscitent l’intérêt de ces publications ?

Au début, je me demandais pourquoi certaines personnes voulaient montrer mon travail et travailler avec moi. Il y a probablement quelque chose de différent dans mes sujets, quelque chose de très familier et simple qui peut s’adapter presque partout.

Votre activité d’exposition est également riche et s’étend de l’Europe aux États-Unis. Je suppose que vous voyagez beaucoup. Dans quelle partie du monde passez-vous le plus de temps ?

Je passe le plus clair de mon temps en Grèce, mais je voyage très souvent pour les besoins d’un atelier, d’une exposition ou d’un tournage.

Petros Efstathiadis – Gold Rush

Comment se passe un jour ordinaire de votre vie ?

A l’heure où je suis dans mon village, je travaille presque toute la journée, mais j’oublie que je fais un travail. Je commence ma journée par des visites dans les entrepôts des voisins, j’espionne les chasseurs de métaux, je supplie les gens de jouer dans ma vidéo et je cherche des sites d’enfouissements illégaux entre moutons, mouches géantes et déchets, à la recherche d’un petit objet dont je n’ai pas besoin. Quand je ne suis pas au village, j’essaie d’organiser mon emploi du temps avec les expositions, les tournages, les voyages ou toute autre chose.

Quels artistes appréciez-vous le plus ?

Jean Tinguely, Mike Nelson, Douglas Copland, Thomas Demand, Walker Evans, Sergueï Parajanof, Elio Petri, Buster Keaton et bien d’autres.


L’union sacrée

Par Georges Karouzakis 

J’ai regardé récemment le film “Appelle-moi par ton nom” du metteur en scène italien Luca Guadagnino. Ce film présente d’une façon extraordinaire la relation amoureuse et sexuelle entre deux hommes, un garçon de 17 ans, Elio (Timothée Chalamet) et un jeune universitaire de 24 ans, Oliver (Armie Hammer). Le film est basé sur le livre homonyme qu’a publié en 2007 l’écrivain américain André Aciman.

Ce film est d’une qualité exceptionnelle, il présente avec une sensibilité remarquable l’amour profond entre deux hommes. Quelle est l’originalité de cette approche ? L’auteur montre – avec un langage cinématographique léger, subtil et précis – les intonations les plus cachées de l’âme amoureuse. Le regard du réalisateur italien (ainsi que du scénariste James Ivory) a libéré le film de tous les préjugés et les malentendus, encore présents aujourd’hui dans une grande partie de la société dès que l’on évoque l’amour entre des personnes du même sexe.

Les moments rares

Les mains des héros qui se touchent imperceptiblement, les échanges de regards spontanés, la résurrection et l’intensité des émotions qui émergent à l’écran… toute l’intériorité des héros est en harmonie parfaite avec le paysage estival, le bruissement des feuilles sur les arbres de la maison de campagne dans laquelle ils séjournent, le bruit de l’eau dans le jardin, le chant des cigales dans le calme de la chaleur du midi, la beauté de la nature d’été dans le nord de l’Italie.

Une de mes amies, plus âgée que moi d’une génération et avec laquelle j’ai regardé le film, m’a dit  lors de la projection du film :

–  » Tu vois… on ne peut pas diriger le sentiment amoureux et le désir quand on les sent avec une telle puissance et une telle clarté. Ils viennent sans effort, de façon inattendue, des profondeurs de l’âme jusqu’à la surface. Tous ces moments sont rares, presque sacrés à l’existence humaine« .

– « … Sacrés ?  » me suis-je demandé. « Mais de quelle façon ?  » ai-je ajouté.

–  » La sacré apparaît lorsque l’existence humaine s’élève… pour sa mission la plus grande, la plus douce et sacrée dans le monde : l’union profonde avec l’être aimé « . C’était le moment où tout ce que je regardais à l’écran était totalement coordonné avec les mots que j’écoutais.

Je me suis alors dit : dans nos sociétés actuelles, ressentir une telle haine pour les désirs humains les plus profonds, pour ce sentiment sacré, ne parait pas absurde, et cela sous prétexte que ces sentiments et ces émotions sont partagées par des personnes du même sexe. Malheureusement, penser cela semble naïf dans le monde qu’est le nôtre. Un monde où l’amour et l’union sexuelle entre deux personnes du même sexe créent encore de la haine, de la discrimination, des abus de toute sorte voire le meurtre le plus brutal, et ceci dans de nombreux pays du monde, détruisant ainsi la vie de milliers de personnes.

De combien de siècles ou d’années avons-nous encore besoin pour surmonter cette haine de l’humain ?


Le jeu de la peur

Par Georges Karouzakis

Ces jours-ci, une énorme publicité s’est répandue à travers le monde sur les affaires de harcèlement et les agressions sexuelles du producteur hollywoodien Harvey Weinstein, et je comprends les raisons pour lesquelles tant de gens se sont abstenus de s’exprimer, ou de dénoncer ce harcèlement publiquement – directement après qu’il avait été commis.

La réponse critique qui se dégage toujours dans mon esprit a affaire avec la peur. Plus encore, ce sentiment est endémique, mais diabolisé, dans notre société. C’est considéré, tout d’abord, comme un sentiment impopulaire, contre-productif, qui n’est pas associé au glamour, à l’évolution ou au succès. C’est un sentiment lié à des perdants, et aux personnes qui ne peuvent pas faire face aux difficultés ou aux défis de leur vie et à la société.

Photo by Claudia Soraya on Unsplash

Ainsi, il est facile pour certaines personnes d’exploiter la peur des victimes et des témoins de harcèlement et d’agression, par exemple, et de l’utiliser comme une arme pour se protéger eux-mêmes. C’est, encore aujourd’hui, le bouclier absolu et parfait qui protège les intimidateurs pour éviter les conséquences juridiques de leurs actes ignobles.

Comment faire pour gérer la peur ?

Comme tous, je sais qu’il est difficile de gérer la peur, ou de négliger sa domination dans nos vies, surtout dan les moments où nous nous sentons faibles et sans protection. En particulier, quand on sait que, dans la hiérarchie d’une grande partie de la société, l’agressivité des hommes à l’ intention sexuelle fait partie intégrante de ce qui est considéré comme une tradition virile.

Typique de ces préjugés est aussi le vocabulaire qui est utilisé par un grand nombre de victimes qui affichent leurs abus sexuels : « Je n’ai rien dit, car c’était un homme puissant … Je ne voulais pas être considerée comme une femme hystérique … Je suis sûre que personne ne peut vraiment comprendre ma situation, etc. »

Mais oui, il est arrivé un jour que les victimes de ces actes ne soient plus en marge de la société.

Cette situation est également marquée par les réactions auxquelles les victimes sont souvent confrontées lorsqu’elles décident de confier l’incident à leurs parents, des collègues ou des amis : « Ne pas faire face à ce con … Il n’en vaut pas la peine … Oubliez ça et allez de l’avant dans votre vie, etc. »

Photo by Edu Lauton

Peu de gens se sentent à l’aise quand ils comprennent qu’ils seront mis au ban de la société. La solitude et l’isolement social sont les pires sentiments pour tout le monde ; plus intenses encore, pour les gens créatifs et talentueux qui s’épanouissent sous l’effet positif des autres. Et cette dimension de la peur sert en fin de compte les intimidateurs.

Mais oui, il est arrivé un jour que les victimes de ces actes ne soient plus en marge de la société. Ils font tous la une de la presse et des médias les plus importants de la planète. La peur a changé de propriétaire. Elle doit maintenant submerger logiquement de honte les intimidateurs – et non plus les victimes.

Par conséquent, nous avons maintenant une chance d’arracher le voile de la peur et de faire face au problème. La société a l’occasion de comprendre que le «jeu» d’imposer ses désirs sexuels sur le plus faible et le moins socialement ou professionnellement important n’est pas un jeu de virilité et de style.

Les autres êtres humains ne sont pas nés pour faire plaisir aux souhaits et aux désirs de n’importe qui. Nous sommes nés dans ce monde pour partager le don de la vie, et pas pour détruire et dominer. Je me réfère à la société, et non à des individus, parce que je crois que les pires problèmes de notre vie reposent sur des préjugés sociaux et des malentendus. Ne pensez-vous pas qu’il soit temps de les surmonter ?



Les fausses nouvelles

Par Georges Karouzakis

L’ enthousiasme d’ère de la révolution technologique tirrer à sa fin. La décennie 90 tout le monde parlait pour les nouveaux produits technologiques, l’Internet, la communication par courrier électronique, etc. Certains d’entre nous, nous avons des souvenirs vivantes de cette époque-là : l’ancien navigateur Web Netscape, le moteur de recherche Lycos, l’utilisation des disquettes carrées ou le crissement au téléphone, quand la connexion dial –up tentait de se connecter à la planète.

Je me souviens, par exemple, que, lorsque je me suis connecté à l’Internet, la ligne téléphonique de la maison ne fonctionnait pas. Elle était occupée par la connexion de l’Internet. Je « sacrifiais » par ce choix ma communication téléphonique avec des parents et des amis afin de me connecter au monde entier. Pendant ces années-là, nous avons observé pas à pas l’évolution du miracle technologique : la circulation libre des informations, l’immensité, les possibilités et les contradictions de ce monde merveilleux qui promettait l’évolution numérique.

Ensuite, en temps court, je pense, notre vie ont été envahie par Google, Amazon, Facebook, les blogues, les réseaux sociaux, tous les moyens qui nous permettent aujourd’hui d’exposer publiquement nos pensées, nos opinions, nos attitudes les plus intimes et cachées.

Le miracle de l’Internet est rapidement adapté aux goûts, au comportement, aux mentalités et aux valeurs culturelles de ses utilisateurs. Pour cette raison, on ne peut pas limiter la signification de l’Internet à une seule dimension, parce qu’il est trop de choses à la fois : source inépuisable de connaissances et d’éducation, mais souvent arme nuisible pour les personnes malveillants et sournoises. Quelquefois, à cause de la particularité des réseaux sociaux, l’Internet s’est simplement transformé en une plate-forme de narcisses, tout en devenant aussi un champ d’activisme et beaucoup d’autres choses.

La valeur des nouvelles

Bref, il ne suffit pas d’avoir accès à des milliers d’informations. L’information n’est importante que si l’on peut la décoder et reconnaître sa valeur. Même les informations les plus rares et inestimables sont toutes inutiles pour quelqu’un qui ne peut pas les évaluer ou pour ceux qui nourrissent leur esprit par la haine, la partialité, la méfiance et les théories de complot. L’information est utile, inutile ou dangereuse, selon le cas, la culture et l’état esprit de chaque utilisateur.

Heureusement, en tout cas, nous sommes reconnaissants que des milliers d’informations de toute sorte circulent librement dans la plupart des pays. Bien que nous connaissions la manière autoritaire par laquelle les régimes tyranniques de la planète ou des représentantes des intérêts variantes censurent ou déforment des dizaines de nouvelles sur l’Internet.

La propagation des fausses nouvelles (fake news) par les différents types d’ États-majors n’est qu’un petit échantillon de la distorsion et de l’interprétation erronée des faits et des informations que nous lisons. Le but ultime de cette pratique est la manipulation des plus vulnerables personnes, celles qui n’ont pas les moyens de vérifier si une nouvelle est vraie ou non.

La diffusion de fausses nouvelles et la déformation de l’actualité sont des armes de ceux qui veulent maintenir leur pouvoir et leurs intérêts par les mensonges et désinformations. Quelle est notre attitude à l’égard de cette pratique ? La vérification, autant que possible, de la fiabilité de toute information. Notre première préoccupation dans notre tour au monde médiatique est de vérifier la source de l’information, le moyen qui la publie et quelle est sa crédibilité. Cette confirmation n’est pas toujours facile à faire, surtout dans l’environnement de l’Internet.

Même les informations les plus rares et inestimables sont toutes inutiles pour quelqu’un qui ne peut pas les évaluer ou pour ceux qui nourrissent leur esprit par la haine, la partialité, la méfiance et les théories de complot.

Plusieurs fois, les médias publics d’un pays, financés par les contribuables de tous les citoyens, ne sont que des centres de propagande du gouvernement. Beaucoup de journalistes sont prêts à déformer la vérité, à dissimuler et à modifier les nouvelles, afin de faciliter l’intérêt des gouverneurs qui veulent rester au pouvoir à tout prix, en violant le droit démocratique à l’information.

Quelles sont les armes civiles contre de telles pratiques ? L’éducation, la passion pour la recherche de la vérité, l’évolution de l’esprit critique. La mise en doute de toutes informations. L’examen des arguments qui confirment avec des informations précises et des données spécifiques un fait. Souvent, les dépêches et les rumeurs vagues sans preuve, les allégations des personnes inconnues qui signent des articles sous pseudοnymes, les attaques ad hominem sont les signes solides qui prouvent que l’information est déformée et qu’ elle cache un but qui n’est pas lié à la réalité.

Toutefois notre monde tourne rapidement. En ce moment, comme nous essayons de comprendre les nouvelles conditions dans l’environnement médiatique, quelque chose de complètement nouveau est né et qui attire notre intérêt : l’évolution de l’intelligence artificielle et la promesse de l’arrivée des ordinateurs quantiques. Ce sont deux domaines qui nous promettent d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la communication et nous mettent, évidemment, face à de nouveaux dilemmes moraux et sociaux.


Ce que provoque pour moi la perte de l’opposant chinois Liu Xiaobo

Je pense souvent combien horrible et atroce doit être le fait de vivre et de respirer sous un régime oppressant ; d’exister dans un pays dominé par la terreur, la paranoïa et la censure.

Par Georges Karouzakis

J’ai fait ces pensées récemment, apprenant la nouvelle du décès de Liu Xiaobo, activiste, écrivain et intellectuel chinois, défenseur des libertés politiques, récompensé, en 2010, par le prix Nobel de la paix.

Il est décédé le jeudi 13 juillet à l’âge de 61 ans, à la suite de complications d’un cancer du foie. Sans qu’il ne lui ait été donné, par le régime, la possibilité de bénéficier d’un meilleur traitement qui lui permettrait le prolongement de sa vie.

« Le fait que Liu Xiaobo n’a pas été transporté dans un hôpital où il pourrait avoir des soins médicaux appropriés avant d’entrer à la phase finale de sa maladie, est un acte profondément scandaleux. Le gouvernement chinois a une grande responsabilité de la mort prématurée », a déclaré à Reuters le chef du comité du Prix Nobel, Mme Rice-Berit Andersen.

Il faut rappeler que Liu Xiaobo a été emprisonné à plusieurs reprises durant sa vie à partir de 1989. À l’époque, il a été accusé d’avoir participé à des manifestations pour la démocratie. La dernière fois qu’il a été emprisonné c’était pour avoir fait des déclarations antigouvernementales selon lesquelles « il a cherché à renverser le régime ». Le fait qu’il était un des auteurs de la célèbre « Charte 08 », le texte pour la démocratisation de la Chine, a empiré ses relations avec le régime.

La façon dont le gouvernement chinois a géré la mort de Liu Xiaobo indique les conditions particulières que le pays réserve aux dissidents. Il rappelle ainsi la manière classique dont les régimes totalitaires de toute sorte dans le monde entier font face aux opposants.

Vendredi dernier, Pékin a exprimé son aversion envers le décédé. Le porte-parole du ministère des Αffaires étrangères, a déclaré que le prix Nobel de la paix avait été blasphémé. « Attribuer le prix à une telle personne contredit l’objectif même de cette récompense », a jugé Geng Shuang dans une déclaration de presse. (Le Monde).

La mort de Liu Xiaobo donne matière à réflexion

Dans un système totalitaire même une personne morte semble menacer l’ordre, et peut être considérée comme un ennemi dangereux. La réaction à la perte de l’activiste, l’incinération hâtive du cadavre (il a été incinéré, le samedi 15 juillet et ses cendres dispersées dans la mer, selon son frère Liu Xiaoguang) confirment ce que nous savons bien : la paranoïa et la panique des régimes intolérants et des dictatures du monde entier.

La mort de Liu Xiaobo donne matière à réflexion, c’est le voile qui se déchire devant nos yeux pour révéler les images cachées de l’horreur et de l’oppression : la peur des gens dans leur vie quotidienne, les suspicions qui érodent leurs relations. On voit alors clairement les pensées qu’ils cachent et n’osent exprimer ni devant leurs parents ni devant leurs enfants, les précautions qu’ils prennent pour naviguer sur Internet. De plus, la méfiance qui domine les relations interpersonnelles devient évidente ainsi que la peur qu’ils éprouvent quand ils ont à choisir de lire tel livre ou d’assister à tel concert. Un « juge suprême » et omniprésent, le régime, contrôle les idées et les gestes des gens, incriminant les pensées intimes de tout un chacun. Il maîtrise leur esprit. Il devient leur seconde nature, enracinée dans leur comportement et leur peau.

Des milliers de personnes passent leur vie avec la certitude que l’existence est une affaire de persécuteurs et de persécutés. Ils croient que l’expression d’une opinion ou même une seule pensée pourrait être considérée comme un crime qui entraîne la pire des peines. La tyrannie est la norme. Quelle honte ! Quelle injustice ! Quel dommage !


La Grèce divisée

Par Georges Karouzakis

La Grèce est à la mode ces dernières années. Mais… de façon négative. Le pays est plongé dans une grave crise économique depuis 2009. Il n’est plus un lieu de vacances où les touristes peuvent profiter pleinement et sans souci du soleil et des plages divines des îles. Cette crise, aussi désagréable et dévastatrice qu’elle puisse être pour la majorité de la société, ne se compare pas, bien entendu, avec les énormes problèmes d’autres pays du monde. Je me réfère, bien sûr, aux pays où les droits de l’homme sont violés systématiquement, où les gens sont confrontés à la censure ou la cruauté de la guerre, ne leur permettant pas de savoir s’ils vont survivre le lendemain ou non.

La Grèce, heureusement, reste un pays démocratique. Elle est membre de l’UE, le soleil brille, la mer… est toujours bleue et les Grecs, malgré la crise, fréquentent encore les restaurants et les terrasses de café de plein air dans tous les quartiers et toutes les villes.

Les conséquences de la crise ont plusieurs facettes qui ne sont pas évidentes au premier coup d’œil. Cela ne signifie pas qu’elles n’existent pas. Par exemple, le taux de chômage est énorme, (22,5 % selon Eurostat), de nombreuses personnes ont du mal même à payer les factures, tandis qu’une grande partie des jeunes, en particulier les plus instruits, compétents et qualifiés, se voient obligés de quitter le pays à la recherche de meilleures conditions de vie à l’étranger.

Et ce n’est pas tout. Avec la crise économique des problèmes d’ordre politique et social ont fait leur apparition dans les rangs des différentes classes de la société : l’épanouissement des « fleurs du mal » du nationalisme, du populisme, de la xénophobie et du racisme. Ce nationalisme, par exemple, se manifeste sous forme d’un isolationnisme particulier, à la limite de théories de complot ce qui fait que certains pensent que ce sont les forces obscures étrangères qui cherchent à détruire « le berceau de la civilisation occidentale » qu’est la Grèce. D’autre part, l’entrée des fascistes de l’extrême droite de l’Aube Dorée  au Parlement grec est un exemple malheureux de cette situation.

Heureusement, tous les grecs ne partagent pas ces points de vue, mais ces idées sont répandues dans une grande partie – souvent la plus vulnérable – de la population.

Tous ces phénomènes de société, bien cachés dans le passé, ont commencé à faire surface avec le début de la crise économique. Dès les premiers mois de la crise un sentiment de désarroi et de désespoir, d’injustice et de détresse a envahi le peuple grec qui progressivement a commencé à réaliser le raz-de-marée catastrophique qui venait d’affecter sa vie quotidienne.

Jour après jour, chaque nouvelle difficulté, chaque nouvel obstacle provoquaient au départ l’outrage, puis l’indignation. Ensuite, tous essayaient de trouver qui étaient les responsables de cette catastrophe. Souvent, les « ennemis » étaient reconnus à l’étranger, chez les hommes politiques en général, ou tout simplement, chez les voisins. Les responsables sont, selon certains, toujours les autres.

Évidemment, les raisons qui sont à l’origine de la crise grecque sont nombreuses et complexes. Les hommes politiques grecs, les fonctionnaires de l’Union Européenne ont leur part de responsabilité. Mais les citoyens eux-mêmes ont aussi la leur. Dans un pays démocratique où les citoyens élisent leur gouvernement, le peuple est au moins responsable de son choix, et de ceux à qui il confie le destin du pays. Il faut avoir en tête que la façon dont les gens réagissent aux problèmes aigus indique le niveau de la « culture politique » des citoyens.

Enfin, en Grèce, la crise prolongée révèle un pays blessé, las et, le pire, divisé. Les liens de confiance entre les différents groupes sociaux ont été rompus et empoisonnés. Les promesses sans fin et les attentes d’amélioration de la situation ne viennent de nulle part. La colère, l’apathie et la frustration font partie du quotidien de presque tous. Et cela est vraiment injuste pour un peuple qui souffre sans cesse de l’une des plus graves crises dans notre histoire contemporaine, bien qu’il vive dans un pays d’une beauté exceptionnelle avec de nombreuses possibilités inexploitées.


Hans Ulrich Obrist : « Toute ma vie est liée à la flânerie »

Par Georges Karouzakis

Il y a quelques années, le magazine américain « The New Yorker » a publié un portrait de plusieurs pages consacré au commissaire d’art suisse Hans Ulrich Obrist, intitulé : « L’homme qui ne dort jamais ». Ce titre fait référence à la vigueur et la nature créatrice de Obrist, en faisant allusion à sa volonté de se déplacer constamment, pour l’amour de l’art, aux quatre coins du monde. Il est, d’ailleurs, un des plus actifs théoriciens et commissaires de l’art contemporain de nos jours. En cette saison, il est directeur artistique de Serpentine Galleries à Londres. Les plus prestigieux magazines d’art mettent, également, son nom en haut des listes des personnalités les plus fortes du monde de l’art.

Lors de la discussion que nous avons eue, récemment, à la Pinacothèque Municipale d’Athènes, il se qualifiait de flâneur : « Toute ma vie est liée à la flânerie. Ça fait partie de ma vie quotidienne », dit-il, sans aucune intention de faux-semblant. Pendant notre brève rencontre, nous avons remarqué son intérêt pour les multiples aspects de l’art. Il ne le limite pas à une sorte d’expression artistique ou à un seul groupe d’artistes. Sa vision de l’art du XXIe siècle comprend la fonction d’une « fabrique », qui va produire des idées et des œuvres, et dans laquelle seront rassemblées toutes les formes de la création, de la science et de la pensée contemporaine : « Nous avons tant d’expositions, des biennales de toute sorte, festivals de musique, concours d’architecture, musées de science. Il faut briser les frontières entre eux pour alléger les contraintes des différents domaines et les relier avec les exigences sociales et écologiques de notre époque ».

L’avenir s’invente avec les fragments du passé

Il identifie des recherches semblables, assimilées dans l’œuvre exceptionnelle de l’artiste autrichienne Maria Lassnig (1919 -2014). Hans Ulrich Obrist a été commissaire de l’exposition de Maria Lassnig (« L’avenir s’invente avec les fragments du passé ») à la Pinacothèque Municipale d’Athènes, en Grèce (ouverte jusqu’au 17 juillet). Elle comprend des œuvres qui mettent en valeur la relation de l’artiste avec la Grèce, l’antiquité, la mythologie, le rôle des femmes et le paysage grec. Maria Lassnig a peint des personnages mythologiques d’une manière tout à fait personnelle, à travers une approche féminine, d’un air audacieux et profond.

Maria Lassnig – Woman Laocoon

La peintre a évité la reproduction monotone de la masculinité des êtres mythologiques. Grace à une liberté retrouvée, mêlant l’humour, l’angoisse et le sarcasme, elle a peint, par exemple, la « Femme Laocoon » : une figure nue, les jambes écartées, les bras tendus, emboîtés avec un énorme serpent vert. Dans l’image de l’Europe avec le Taureau, l‘animal robuste mythologique est réduit à un petit veau effrayé sur le dos de l’Europe, qui se tient impérieuse dans la mer.

« Je me souviens », ajoute Hans Ulrich Orbist, « que lorsque nous avons présenté l’art de Maria Lassnig en Angleterre, les critiques l’ont comparée à Francis Bacon ». Il évoque, aussi, sa peinture hybride, soulignant que les êtres qui l’habitent ressemblent à des cyborgs, dans un environnement qui rappelle le monde étrange de la science fiction.

Berlin DAAD Foto : Ingeborg Lommatzsch

Le paradis technologique…

Hans Ulrich Obrist, qui parle surtout de la peinture, souligne qu’elle demeure un intermédiaire. A travers le pinceau d’artistes inspirés, elle peut nous surprendre même aujourd’hui, alors que tout semble avoir été testé. Quant à l’impasse caractéristique d’une grande partie de l’art contemporain, avec des œuvres qui recyclent souvent des manière maladroite les exploits artistiques du passé, il préconise une nouvelle perspective de l’art : « Je pense que la prochaine étape d’art est proche de ce que fait l’artiste Ian Cheng. C’est un jeune artiste qui utilise la technologie créant des projets étonnants – des civilisations entières – par le biais de l’animation numérique. Cela ne signifie pas que le numérique affaiblira notre besoin d’esquisser ou de peindre à la main. »

Maria Lassnig – Den Stier bei den Hornern packen

Pourtant, le développement technologique n’a pas un côté positif uniquement. Hans Ulrich Obrist est conscient de l’exploitation commerciale et des possibilités de manipulation qui se développent avec la diffusion de l’information. Il parle de la nécessité d’apprendre à filtrer la « bulle » technologique qui entrave le libre accès à l’information.

« Cette bulle est conditionnée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, où l’information fournie vient souvent de ce que nous avons présélectionné. Cela s’oppose à la logique de ma propre tendance à la flânerie », dit-il, en concluant : « Il s’agit d’une fausse errance avec la diffusion d’informations que certains « mécanismes » savent que nous aimons. De cette façon, cette pratique empêche la possibilité de faire de nouvelles découvertes. Enfin, le paradis technologique d’Internet n’est pas l’espace gratuit que nous avions envisagé. Pour le garder libre, il faut faire des efforts tous les jours. »


Grèce : William Kentridge et le triomphe de la vie

Par Georges Karouzakis                                                Photos : Nicolas Zacharakis                                  

Je n’affectionne pas les œuvres des artistes qui essaient d’exploiter occasionnellement les plus mauvais aspects de l’actualité. Souvent, ces œuvres d’art sont didactiques, inutilement dénonciatrices, adaptées pour faire le « buzz » médiatique. Les auteurs de ce type d’art utilisent la dure réalité afin d’exciter, parfois de manière provocatrice, des émotions et l’état thymique des spectateurs. Les exemples sont nombreux. On peut les identifier tous les jours dans plusieurs expositions et surtout dans les médias.

J’admire, en revanche, les œuvres délicates, les gestes artistiques transformés par la pensée, la sensibilité, l’empathie des artistes qui touchent le spectateur par voie raffinée et discrète. Visant à la fois l’esprit, le cœur, l’intelligence et les diverses facettes de la réalité et physionomies du public.

Dans cet univers fertile appartient sûrement l’œuvre étonnante de l’artiste sud-africain William Kentridge qui se présente, en plein air, ces jours-ci (jusqu’au 30 juin) à l’ombre de l’Acropole, à Athènes en Grèce. Il s’agit de l’installation « More sweetly play the dance » qui s’étend sur une frise de 40 mètres (évoquant peut-être les figures de la frise du Parthénon ?), sur huit écrans, en début de la voie piétonne de Dionysiou Aréopagitou. L’œuvre se présente au Festival d’Athènes et d’Épidaure.

Les pas… vers un avenir inconnu

À la tombée de la nuit, au clair de lune, les piétons sont confrontés à une caravane de silhouettes d’ombres, des danseurs filmés, des dessins de squelettes activés, des contours d’objets anthropomorphes, le tout animé par la musique d’une fanfare et la danse des figures sur les écrans de l’installation. Paradoxalement, malgré le thème sombre de l’œuvre (danse macabre) son impact sur les spectateurs-passants n’est pas déplaisant.

William Kentridge fait référence à la danse de la mort, un rituel issu du Moyen Âge. Il fait écho aussi aux représentations picturales de la danse qui illustraient, de manière allégorique, la force égalitaire de la mort, face à laquelle, nous sommes tous égaux. Cependant, l’air des images animées de Kentridge ne provoque qu’un sentiment euphorique, proche, probablement, des pensées contemplatives sur la mort des philosophes épicuriens ou stoïciens.

Le triomphe de Kentridge

La procession de Kentridge a plus à voir avec la vie que la mort. Les pas de ses figures sont vifs. Elles frappent avec ferveur le sol, la terre, laquelle, un jour, nous intégrera nous tous. Ces figures marchent et dansent sans cesse se dirigeant vers un avenir inconnu, portant le poids de leur vie dans leurs gestes et sur leur dos.

Les silhouettes dansantes semblent nous dire que la vie, dans sa beauté et sa cruauté, demeure, malgré tous les obstacles, un triomphe, une victoire contre les forces qui n’essaient parfois que de la réduire à une simple épreuve. Cette installation s’adresse également à tous ceux qui ne peuvent pas voir que la vie est, par dessus tout, un miracle lumineux sans précédent sur la terre.


Paris : les amitiés de Montparnasse

Petit à petit, mes pas me menèrent dans une ruelle, la rue Vandamme, au numéro 14. C’est là que se situe une petite librairie aux couleurs et à la physionomie de mon pays d’origine, la Grèce : « Desmos » (ce qui signifie « lien » en français). Cette librairie date de 1983, elle est nichée au cœur de Montparnasse.


Leonard Cohen in Memoriam

Par Georges Karouzakis

C’était le samedi 4 septembre 1999, sur l’île d’Hydra, en Grèce, quelques jours avant le grand tremblement de terre à Athènes. J’ai rencontré ce jour-là, pour la première et dernière fois de ma vie, le poète et musicien canadien Leonard Cohen. Nous nous sommes assis à la terrasse d’un café, sur le port. Nous avons contemplé ensemble le coucher de soleil qui se reflétait dans l’eau, tout en échangeant quelques paroles futiles. Son retour sur l’île, après une décennie d’absence, avait été le grand sujet de discussion pour tout le monde. Les insulaires parlaient de sa réapparition comme s’il s’agissait du retour d’un oiseau migrateur ou d’un ami oublié. « Cohen est venu cette année », disaient-ils.

Notre première rencontre a eu lieu le matin de ce jour-là dans un café, au début de la ruelle de Mandraki. Après les présentations, je lui ai demandé de m’accorder une interview pour le journal dans lequel je travaillais à l’époque. Il a refusé poliment et nous nous sommes quittés avec la vague promesse de nous revoir.

Il orchestrait paisiblement le discours, en parlant doucement, avec des phrases courtes, avec pauses et gestes subtils

Le dernier souvenir que j’ai gardé de lui dans mon esprit en se temps-là, c’était une photo de lui dans les montagnes de Los Angeles : il avait le crâne rasé, était vêtu d’une soutane noire, et priait au centre bouddhiste où il s’était retiré. Sur l’île d’Hydra, il portait un bermuda brun et un t-shirt noir. Il semblait être calme et accessible.

Leonard Cohen, un parent éloigné

L’après-midi de ce même jour, nous nous sommes rencontrés à nouveau. Il était assis seul, juste devant à la terrasse d’un café. Il était taciturne et timide. Il commentait ce qu’il entendait avec des petites phrases de sa voix basse et chaleureuse. Il a dit qu’il avait découvert l’île d’Hydra par hasard dans les années 60. Il m’a confié qu’il avait toujours aimé New York. Il m’a dit aussi qu’il n’avait jamais appris à chanter et que c’était pour cette raison qu’il avait choisi de réciter les paroles de ses chansons. Il adorait le moment du coucher de soleil, quand « tout commence à se calmer». Il se plaignait de l’évier de sa cuisine à Hydra et disait qu’il devait être réparé.

A propos du choix de son fils de suivre ses traces dans la musique, il a levé son index vers le ciel, en disant : « c’est lui qui décide ». Il m’a posé beaucoup de questions sur la Grèce et son peuple. Il orchestrait paisiblement le discours en parlant doucement avec des phrases courtes, avec pauses et gestes subtils : de sorte que son interlocuteur ait l’impression d’avoir affaire à une personnalité légendaire, un homme adorable, un insulaire originaire d’Hydra, un parent éloigné.


Grèce : à Kolonos, l’école dominicale des immigrés

Par Georges Karouzakis

Habitant le centre-ville d’Athènes et amoureux de mon quartier depuis plus de vingt ans, ma relation avec les quartiers défavorisés (dits «quartiers sauvages») a longtemps été superficielle. Faire un tour au sud de la rue Acharnon, à Sepolia ou à Metaxourgio, zone considérée au début des années 90 comme un quartier exotique, fut pour moi l’occasion de me faire passer par moments pour un héros romanesque des années 50, j’avais aussi parfois l’impression d’assister à une représentation théâtrale dans un de ces théâtres alternatifs de la région…

Mais aujourd’hui cela a changé. Tous les dimanches je crée peu à peu des liens avec un des quartiers les plus éloigné du centre-ville, celui de Kolonos. C’est là que l’on trouve, dans un des immeubles délabrés de la zone, parmi les garages et les humbles maisons des réfugiés, l’Ecole dominicale des immigrés : une initiative d’immigrés et de bénévoles pour l’apprentissage gratuit de la langue grecque, adressée aussi bien à des réfugiés qu’à des Grecs analphabètes.

Photos: Georges Karouzakis

L’importance éminemment politique de cette initiative

Dès le jour de mon arrivée à l’« école », avec l’ambition du professeur bénévole, j’ai été confronté à l’ampleur de ce projet et à sa force. En observant le travail effectué et l’effort fourni par l’équipe des bénévoles (psychiatres, enseignants, étudiants…) qui y travaillent gratuitement et en silence ces dernières années, on se rend compte de l’importance éminemment politique de cette initiative.

En montant les marches usées des escaliers de ciment nus, on rentre dans des salles de cours improvisées, séparées par des cloisons en contreplaqué. Là, en observant les apprenants, en fixant leur regard, on sait qu’on ne peut pas prétendre simplement jouer au philanthrope. Soudain, toutes les analyses et commentaires faits sur l’immigration, toutes les images et tous les films tournés sur ce sujet… tout s’écroule. On entend différemment le scepticisme européen au sujet de la société multiculturelle dans les pays Occidentaux, on pense différemment toutes les controverses et les polémiques qu’il peut y avoir dans les partis politiques.

Ceux d’entre nous qui fantasment et qui recherchent de temps à autre des lauriers, entre le paria et l’exclu…  nous tous qui fantasmons, nous avons des leçons à tirer.

On est confronté à des regards pénétrants, à la vie dans son sens le plus profond, à l’essentiel. On ne peut pas ignorer l’angoisse d’Irfan, originaire du Pakistan, qui essaie d’apprendre le grec pour affronter la menace majeure qui pèse sur lui : la peur de l’exclusion sociale due en grande partie au fait qu’il ne parle pas la langue grecque. On ne peut pas non plus ignorer la grande joie d’Ahmed, Bédouin, arrivé tout récemment de Syrie (de Palmyre précisément), laissant derrière lui les massacres et les tueries quotidiennes de la population. On est confronté à des regards, à des visages, à des situations humaines tragiques qui ont toutes comme point de chute le quartier de kolonos et son école dominicale où l’on apprend le grec.

Ceux d’entre nous qui fantasment et qui recherchent de temps à autre des lauriers, entre le paria et l’exclu…  nous tous qui fantasmons, nous avons des leçons à tirer.

Des leçons à tirer de la vie et de la force des gens qui gèrent, avec énormément de courage, la plus grande crise de leur existence, dans un pays nouveau, dans leur pays d’accueil. Ils revendiquent simplement ce qui va de soi : le droit sacré à la survie, contre vents et marées.


L’âge de la machine

Par Georges Karouzakis

La photographie de Lewis Hine, Powerhouse Mechanic (1920) est une des photographies emblématiques du début des années 1920. Il s’agit d’une sorte de représentation visuelle de l’époque du sublime industriel, du travail des ouvriers à l’âge de la machine. Cette photographie marque aussi un moment transitoire de l’art de la photographie: la transition des valeurs du pictorialisme à celles du modernisme. C’est, apparemment, une image du mouvement documentaire, mais Lewis Hine nous montre qu’il veut exploiter et interpréter les éléments de la réalité, en présentant une idée unique.

Lewis_Hine_selfportrait
Self-portrait of Lewis Hine

Lewis Wickes Hine est né en 1874 dans la ville d’Oshkosh, Wisconsin en Amérique. Après la mort de son père, il a commencé de travailler dans une usine de meubles pour soutenir sa famille et là il a vu de près les difficultés et les souffrances de la classe ouvrière américaine. Au début des années 1900, Il est entré au collège de formation d’enseignants à New York. Ce choix l’a conduit, quelque temps plus tard à la carrière de photographe.

Généralement, parmi les nombreux sujets choisis par les photographes Modernistes la machine a été l’un de leurs favoris. Ce fut, après tout, l’âge de la machine, un moment de grand enthousiasme et de célébration de la puissance mécanique. De plus, les formes abstraites de l’industrie se prêtaient à l’intérêt des Modernistes pour l’abstraction.

En observant la photographie de Hine – elle se trouve aujourd’hui au Cleveland Museum of Art dans l’Ohio, en Amérique – on peut réaliser que l’auteur a créé une image avec un soin extrême. Elle n’appartient pas à la catégorie de la photographie – documentaire que le photographe a prise se trouvant dans le lieu approprié au moment approprié.

Lewis Hine semble avoir orchestré et dirigé soigneusement son sujet. Il a tenté une sorte d’interprétation de la réalité. Il a choisi de valoriser une partie spécifique de la machine, d’un point de vue particulier: L’homme de la photographie a un corps d’un certain type, robuste et viril. Tous des éléments qui révèlent pleinement l’idée de synergie entre l’homme et la machine en formant un ensemble compact. Il semble que ces deux éléments, l’homme et la machine, ne fonctionnent pas séparément. De plus, l’intensité et la force imposante de la machine, l’effort de l’homme de travailler avec elle, sont des traits qui se dégagent du premier coup d’œil.

Mécanicien travaillant sur une machine à vapeur, 1920

l’idée de synergie entre l’homme et la machine

Le jeune homme, avec une clé à la main, est légèrement penché en avant. Son corps est posé de façon symétrique à l’intérieur de la partie circulaire de la machine. Cette partie, semble être presque comme un ventre de métal et définit le travail de l’ouvrier. L’homme fait un effort rude contre la machine avec ses muscles tendus. Son regard est aussi déterminé dans un ensemble qui représente la force de la virilité et la peine du travail. Les courbes de la machine renvoient à la féminité liée aussi à la fertilité et la création. En même temps, il paraît que la coexistence du jeune homme musclé et de la machine se traduisent par un geste sensuel.

Le jeune ouvrier luttant contre l’énorme machine en premier plan, occupe la majeure partie de l’image. Son dos voûté du côté de la courbe de la machine, fait paraître son mouvement comme une tâche fastidieuse et éreintante. L’ouvrier est en quelque sorte le héros de son temps et cela est tout à l‘honneur des humains.