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Neukölln : le croissant de la gentrification

Les Berlinois les aiment, Kanye les adore

Bon bon, la gentrification… beaucoup de gens trouvent qu’elle a aussi du bon. Surtout lorsqu’elle se présente sous forme de véritables croissants Lenôtre. Il n’empêche que mon quartier est en train de se métamorphoser à la vitesse de l’éclair (*attention jeux de mots*) et que je l’ai en travers du gosier (filons la métaphore). Dans combien de temps ne me sentirais-je plus chez moi?

Cela fait bien sept mois que je travaille sur mon film et que, pour cette raison, j’habite temporairement à Paris, revenant à Berlin de manière sporadique pour régler des problèmes de chaudière et des envies de currywurst. Or, parce que je ne suis pas là souvent, la transformation de mon quartier me saute encore plus aux yeux.

L’autre jour, j’étais en repérage pour une marque d’appareils photo qui voulait trouver des coins inconnus de Berlin à immortaliser. J’avais rendez-vous avec une blogueuse allemande, ma partenaire sur ce projet. Nous commencions la journée à l’aube et j’avais un besoin démentiel de café.

Me voilà dans un troquet qui a ouvert il y a quelques années déjà, en face de la station de S-Bahn ; un mignon café rose pétard comme la petite culotte de Britney, qui n’était autrefois pas grand-chose : une pièce blanche avec deux tables hautes en planches, des magazines cools et un jeu de dames, du bon café. D’année en année, ce petit truc de jeunes qui faisait tache dans le paysage de Bäkerei popus s’est agrandi. Le patron, beau gosse de trente ans, a étendu ses pénates en rénovant une grande salle à côté de son café, en élargissant sa terrasse et sa carte. Les fameux jus détox côtoient le latte macchiato de bon aloi, les sandwiches sont faits avec de la bresaola d’un petit producteur italien, etc.

Et donc là, attendant mon latte au lait de soja (je suis une atroce bobo, pardon), importunée par les six personnes devant moi quand, il y a deux ans, il n’y avait pas un chat dans ce coin reculé de Neukölln, je repère les fameux croissants. Ils ont la croûte dorée, rebondie, comme une croupe de nymphe alanguie au soleil. Le croissant dégueu, celui qu’on vend dans les boulangeries berlinoises, a la gueule en papier mâché d’une vieille lune pâle et bouffie. Ceux-là, mesdames et messieurs, étaient de « véritables croissants Lenôtre ». Je vous le jure sur la tête de mon poney.

L’étiquette plantée dans les croissants, écrite à la main avec cet inénarrable style « graphiste à heures perdues » que l’on voit partout, disait : Véritables croissants Lenôtre.

Et les gens, dans leurs parkas dodues fourrées de plumes de goéland, sous leurs bonnets mille fils en laine de lama écossais, avec leurs tablettes du futur intersidéral et leurs baskets à semelles écolo-friendly, s’arrachaient les véritables croissants Lenôtre. J’en ai acheté un et je l’ai bouffé. Il était bon, évidemment. Mais que fout ce croissant Lenôtre dans MON quartier?

En bas de chez moi, Frau Berger et son bric-à-brac ont plié bagages après dix ans de bons et loyaux services à notre quartier. On l’a virée à coups de casque à pointe au cul. L’autre brocanteur, avec ses mégots de clodo et son amour des vieux bouquins, a été sommé de dégager aussi. Cela fait deux énormes espaces vides en bas de chez moi. Des trous béants que l’on va boucher avec des cafés de hipster, ou, pire, une banque.

Ah oui, je vois déjà débarquer la cavalerie : certains vont me dire qu’en bonne Française, je suis richissime et que c’est moi qui ai généré cet embourgeoisement de mon quartier, en m’installant là avec la hipster attitude chevillée au corps comme la syphilis. Pourtant, nous savons tous que le débat n’est pas là. Si les jeunes artistes avaient un quelconque pouvoir sur l’urbanisme, la société et les enjeux de la ville, ça se saurait.

Pour l’instant, on me paie encore des clopinettes pour vendre mes articles et mon travail de scénariste ; pour l’instant, je me fais traîner tous les six mois devant le tribunal par mon propriétaire-spéculateur-croquemort de Hambourg, qui voudrait bien me faire dégager pour vendre l’appartement (où j’ai passé cinq ans de ma vie) à un riche Saoudien ou une riche Luxembourgeoise. Qu’on ne vienne pas me faire croire que mon goût pour le bon café, ou pour les jolies chaussures a une quelconque incidence sur l’envie irrépressible des spéculateurs de racheter des immeubles décrépis, pour en virer des familles turques entières. Bon.

Ce qui me tue, ce n’est pas tant que le gentil beau gosse du café rose vende des croissants Lenôtre. Il a bien raison d’aimer les bons croissants. Ce qui me tue, c’est de ne pas reconnaître mon quartier et de le voir s’aseptiser. C’était un quartier résistant, un mélange d’artistes, de vieux loups de comptoir, d’artisans. Les enfants des Turcs jouaient avec les têtes blondes sur la place, tous les jours d’été. Maintenant, il y a une terrasse moche à la place des mômes.

Si la gentrification est inévitable, pourrait-elle au moins se faire sans ratiboiser tout ce qui fait la beauté et l’essence des quartiers? Je ne pense pas : regardez Prenzlauer Berg, regardez Mitte! Je crois que, malheureusement, ce croissant nous déclare la guerre.

Je ne suis pas certaine de vouloir vivre entourée de cette bienveillance bobo, de ne plus voir que des gens de trente-cinq ans qui travaillent dans une start-up, de ne plus pouvoir taper la discut’ avec le mec qui a le théâtre de marionnettes, parce qu’il ne pourra plus payer le loyer et qu’il aura déménagé. De ne plus pouvoir acheter mon croissant (industriel, pâlot, pas très bon) à la gentille petite vieille turque, qui hoche toujours la tête en souriant comme un bouddha sous son foulard.

Si je ne veux pas, dans trois ans, arpenter les rues de mon quartier avec une poussette interstellaire et une écharpe en laine de baleine biologique, il va peut-être falloir que je déménage. 




Soli-Noël (ou une histoire d’indifférence dans le métro parisien)

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A Berlin, depuis plusieurs années, c’est la mode (bienheureuse) du « Soli » : Solicafé, Solidemo, Soliparty. Ce sont des manifestations de solidarité envers les sans-papiers, les sans-abris, les sans-culottes. Mais à Paris, en ce moment, règne l’indifférence la plus totale à l’égard du plus petit que soi, et Noël se déroule dans une frénésie de consommation qui défie toute logique en ces temps de crise perpétuelle. En témoigne cette histoire affreuse qui m’est arrivée dans le métro il y a deux jours

Je sortais du théâtre, à la station Gambetta à Paris, je voulais courir chez moi pour écrire, parce que je venais d’avoir une idée qui n’attendait pas et je me précipitai donc, comme une vraie Parisienne toujours pressée, dans les couloirs de la ligne 3.

Je m’aperçus soudain que la foule contournait un objet au milieu du quai. Dans les hurlements de sirène du train et les bruits de pas excités des voyageurs, je ne compris pas tout de suite quelle était cette forme qui barrait la route. En m’approchant (je courais, bien sûr) je reconnus un vieil homme à moitié allongé sur le sol, un grand sac plastique de supermarché près de lui. Les voyageurs l’évitaient en formant deux colonnes qui se jetaient en se bousculant dans les wagons.

J’allais en faire autant, lorsque l’idée subite me prit de me retourner pour contempler celui que tout le monde prenait pour un clochard tombé par ivrognerie. L’homme, vêtu d’une parka propre et d’un bonnet, tentait péniblement de se relever en s’appuyant sur ses coudes. Son visage était crispé de douleur. Le train allait partir, mais le spectacle était proprement insoutenable et je fis volte-face pour tendre la main au vieil homme. Il leva des yeux clairs sur moi :

Non non, vous allez rater votre train! 

Sur le quai, les voyageurs lançaient des regards furtifs dans notre direction. J’attrapai l’homme sous le bras malgré ses protestations. Il était trapu comme un petit taureau, un homme encore fort, mais apparemment incapable de se relever. Il souffrait en tentant de pousser sur ses jambes. Je réunissais toutes mes forces mais il était trop lourd pour moi seule.

Une femme d’une soixantaine d’années et sa fille s’approchèrent et le prirent sous l’autre bras. A nous trois, nous essayons de le relever. Autour de nous, des hommes s’étaient arrêtés et nous observaient avec des yeux de merlan frit.

Vous pourriez nous aider peut-être, les hommes, non ? s’écria la dame. 

Aussitôt, l’un des types intervint maladroitement en tentant de l’attraper par la taille. Tant bien que mal, le vieil homme se retrouva finalement sur ses jambes. Je l’emmenai vers les sièges du quai. Je le tenais sous le bras pour le porter un peu. Il saisit ma main et la serra avec une force étonnante. Une poigne de charpentier, une main large, épaisse et musclée.

Nous nous assîmes ensemble. Je tentai de comprendre où il avait mal. Il m’expliqua que c’était ses lombaires. Je voulais l’accompagner jusqu’à sa destination finale, mais il s’y refusa. Je lui demandai s’il avait mangé quelque chose aujourd’hui ; il secoua la tête mais refusa toutes mes offres d’argent et de nourriture.

Je ne cherche pas l’aumône, disait-il doucement. Il semblait tout étourdi. 

Je le menai dans le wagon lorsque le train arriva. Les gens s’écartèrent en nous voyant. Tous les regards étaient braqués sur nous. Deux jeunes Blacks cools poussèrent des cris de dégoût : ah mais putain qu’est-ce qu’il se passe, là? Je demandai à l’un d’eux de se lever pour permettre au vieil homme de s’assoir. Le jeune mec se leva en grommelant.

Le vieillard n’était pas ivre, il était malade. Il parlait avec cohérence mais épuisement. Il me dit qu’il était ancien militaire.

Huit ans de carrière dans l’armée et tout le monde se fout de nous. On nous laisse tomber. 

J’avais le coeur serré, je voulais connaître sa destination finale, mais il faisait semblant de ne plus s’en souvenir. Il m’assura qu’il savait où il allait. Je crois qu’il craignait que je ne découvre qu’il n’avait pas de logement, ou qu’il allait à la soupe populaire. Je devais changer de station, je le forçai à prendre un peu d’argent et sortis en lui serrant la main très fort. Il me remercia et juste avant que la porte ne se referme, il me dit qu’il n’en pouvait plus.

Ces derniers mots me laissèrent éberluée et bouleversée sur le quai. Je m’engageais dans le couloir qui menait vers la ligne 2 lorsqu’une femme d’environ quarante ans m’arrêta :

Il sort de l’hôpital Tenon ce monsieur, j’ai vu son bracelet! Moi, on m’a fait une ponction lombaire là-bas et on m’a fait sortir le jour même, j’ai fait un accident cardio-vasculaire juste après! C’est un hôpital qui se fout de ses patients! 

Je n’avais pas le temps de lui reprocher de ne pas me l’avoir dit plus tôt : je courais comme une dératée vers l’hôpital Tenon.

Arrivée à l’accueil, j’expliquai la situation aux agents. Je leur demandai de retrouver le nom de ce patient qu’ils avaient laissé sortir.

Ben on peut rien faire, Madame, rétorqua un jeune ahuri à lunettes. C’était à vous de nous l’amener.

Mais puisque je vous dis que je ne savais pas qu’il sortait de votre hôpital! Vous savez bien qui est admis ici et qui en sort, non? 

Non, répliqua l’idiot. Il a dû s’enfuir de toute façon.

Vous vous foutez de moi? criai-je, emportée par l’émotion. Cet homme peut à peine marcher! Un enfant de trois ans pourrait l’arrêter!

Les autres agents, une jeune femme et un jeune homme noir, regardaient par terre.

Bon, je vais appeler la police, dit le jeune homme noir, l’air très embarrassé.

Ils ne pourront rien faire, dit le jeune à lunettes. C’était à Madame de prendre ses responsabilités.

C’est MA responsabilité? vociférais-je.

Ouais, c’est votre responsabilité civile! hurla l’imbécile alors que je tournais les talons, furieuse.

Dans la rue,  je marchais échevelée et le coeur retourné. Ce n’était pas ma responsabilité civile, certes, mais j’aurais dû rester avec le vieil homme. J’aurais dû lui donner plus d’argent. J’aurais dû insister pour l’accompagner. Je n’aurais pas dû le laisser seul et démuni face à la foule qui le prenait pour un clochard et s’écartait de lui avec répugnance. 

Autour de moi, sur la place Gambetta, un sapin de Noël clignotait comme un con, déraciné de sa forêt pour le plaisir des yeux des sots, des méchants et de nous tous, qui nous affairons à acheter nos vains cadeaux à déballer sous un autre arbre promis à la benne aux ordures. Les guirlandes décoraient les rues, c’est la magie de Noël, la magie du capitalisme et de l’indifférence sociale, la magie du coeur qui se vide de sa substance pour n’être plus qu’un réceptacle à émotions pré-mâchées : on pleure devant un film de Disney, mais on n’est plus capable de s’émouvoir pour un vieil homme tombé dans le métro. 











La question de l’entre-deux

L’entre-deux Paris-Berlin à l’heure européenne, au temps de la 4G, de Skype et des amours virtuelles, est-ce que ça peut marcher?