rebich mechag

Nicotines: le ressassement 3

                                                                27 octobre 2011

 

   16h. Je suis dans un café. J’attends B. qui doit me rejoindre. Hier, elle a vu mon étranger. C’est tout ce que je sais. L’information est installée dans ma tête depuis que je l’ai reçue : B. va voir l’Autre. B. est en train de voir l’étranger. B. a vu mon étranger. Ca s’est passé hier. J’ai passé toute la journée d’hier chez moi. Je n’ai pas pu bouger. Mon amie était en compagnie de l’Autre. J’étais en compagnie de… Le parallélisme entre B. et moi me donne le vertige. Je connaissais l’endroit où ils allaient se rencontrer. C’était mon café habituel, où je suis maintenant. B se serait assis sur la chaise que j’occupe tous les jours, à côté de la vitre qui donne sur la grande rue. La chaise d’en face, toujours vide lorsque j’y suis, aurait été occupée par l’Autre. Aujourd’hui, j’ai pris une autre table. La mienne me dégoute. J’attends encore B. Mon regard circule dans tout l’espace. Hier, l’Autre était ici. C’est une évidence. Il n’était pas avec moi. Maintenant, je suis ici. Je ne suis pas avec lui. Mon calme perd le contrôle. Une vague de chaleur envahit mon corps. L’endroit m’asphyxie. Tout devient trouble. L’idée de la présence fantomatique de l’Autre dans ce café me donne la nausée. Je change de place.

La terrasse.

   B. est là depuis trente minutes. Elle va rentrer. Son train est dans une heure. On rigole, comme d’habitude. Je lui demande ce qu’elle a fait de sa journée d’hier. B. a passé la nuit d’hier chez sa sœur. Elle lui manquait. B. a choisi de commencer sa journée à partir de 21h. Hier, je sais qu’elle a vu mon étranger vers 16h. B. annule cinq heures de sa journée. Elle n’en parle pas. Je ne demande rien. J’écoute. B. part dans une sorte de délire verbal. Elle parle, parle, parle. Je la suis. Ma tête commence à tourner. B. parle encore. Je n’arrive plus à la suivre. Je ne réagis pas. Tout ce qu’elle dit ne m’intéresse en rien. Ce qui me captive est absent de ses phrases. Cela m’angoisse. Mon silence aussi. Pourquoi ne pas demander à B les détails de sa rencontre avec l’Autre ? B. est une «  amie ». Elle me répondra. J’essaye de formuler l’interrogation au milieu de son bavardage. Elle ne se tait pas. Je l’interromps :

   « –   ton train est pour bientôt. Il faut partir à la gare ».

   La gare. 18h15. B. est partie. Les détails de sa rencontre sont avec elle. Elle ne me les a pas confiés. Je sens quelque chose de coincé dans ma gorge. Mes jambes ne contrôlent plus ma marche. Elles transportent mon corps là où elles veulent. Les ruelles surpeuplées voient passer un corps. L’être de se corps n’y est pas. Des rues, des passants, des vendeurs, de la marchandise…Un corps.

 

*                            *                  *

 

   18h30. Je reviens au café. J’occupe ma place habituelle. Toujours le même corps affaibli. Je sirote un café. Il fait un peu froid. Une seule idée : intolérable. La rencontre entre B. et l’Autre m’est insupportable. Ce que mon corps vit est intenable. Le vacarme cérébral est insoutenable. Il faut que ça cesse. Une coupure, ne serait-ce qu’une légère pause. Un petit temps de répit volé à l’immensité de l’angoisse endurée. Je prends mon téléphone : «  Bonsoir, tu vas bien ? Je suis au centre ville. Tu veux qu’on se voie ? ». J’envoie le message à l’étranger. Il répond instantanément. Il demande combien de temps je vais rester. Je réponds : « je rentre après demain ». Mensonge. Je ne rentre pas dans deux jours. Je serai toujours ici. Je déforme les données de la réalité : tu as deux soirées, deux occasions, deux temps pour me voir. L’information que je réside ici n’est pas intelligente. L’Autre pourrait penser qu’on a tout le temps pour une rencontre. Pour lui, rien ne presse. Ici, tout est au sommet de l’attente. La rencontre est urgente. Une nécessité. Je mets l’Autre face à la réalité bafouée. Un message : « Ah d’accord ! Là je suis fatigué. On se voit demain. Je t’appellerai ». Je commande une bière. La soirée ne sera pas facile.

 

*               *               *

 

   L’idée d’une éventuelle rencontre me hante. Elle envahit toute la maison. Je la vois partout. elle est les murs, les portes…le plafond.

   Il est 5h. Je dois me reposer un peu.

@Rawand Ben Mansour


Nicotines: Le ressassement – 2

25 Octobre 2011             

 

   Un nouveau départ. Une nouvelle ville, une nouvelle maison. Espérance d’une nouvelle « vie ».  Je suis là depuis presque deux mois. La décision du changement n’a pas été aisée. J’ai passé tout l’été à penser, à réfléchir. J’avais terminé mes études. Je n’avais plus rien à faire là-bas. Il fallait quitter la monotonie suffocante, l’ennui de ces jours passés dans la circularité maison-café. La seule perspective qui était disponible était dans la ville où je suis maintenant : la ville où s’est tenu le festival du cinéma il y a presque un an, la ville où il y a le bar que j’aimais, la ville où réside mon étranger.

   Lui, il a disparu. On n’a pas discuté depuis presque quatre mois. La dernière discussion était d’une banalité étourdissante. Et ça serait peut-être à cause de lui que la décision de venir ici a été prise suite à une longue lutte cérébrale. L’information de sa présence dans cette ville-là empêchait toute réflexion logique. Tous les arguments me semblaient douteux. Toutes les raisons que je me donnais sentaient la tromperie. Rien ne m’arrangeait. L’idée même de venir là, pour être plus proche de lui, pour créer la possibilité de le voir m’énervait terriblement : bassesse, humiliation. Fonna et Nina étaient dans l’affaire. Elles cherchaient elles aussi une métamorphose, un nouveau souffle. Dans notre café habituel, les discussions avaient été longues.

   Mon argument : le diplôme que j’ai entre les mains ne sert à rien. Il faut poursuivre les études, approfondir mes connaissances. Cela n’était pas faisable là-bas. Je détenais alors l’argument bouclier. Personne n’oserait le discuter, même moi. Je le plaçais dans toutes les discussions, accompagné d’un certain air de volonté. Fonna et Nina avaient elles aussi leurs propres arguments. Ça tenait. La décision fut prise. Nous déménagions le 09 septembre 2011.

 

*                          *                      *

 

   16h. Aujourd’hui, comme presque tous les jours depuis que je suis ici, je n’ai rien fait. Je suis seul. La maison est très grande. Je n’ai pas d’ordinateur depuis que je suis là. L’ennui commence à s’installer. Urgence : je suis là pour fuir l’ennui. Il ne faut pas le laisser faire. Je décide de sortir. Une marche fera l’affaire.

   17h. La banlieue. La mer est en face de moi. Le son des palmiers qui allongent toute la rue entrave tout bruit humain. Ça me plait. Un bouquin est entre mes mains. Je ne l’ai pas encore ouvert. Je me trouve exactement où habite mon étranger. L’une des maisons qui s’offrent à ma vue est la sienne. Cela me fait trembler les jambes. Il faut marcher, quitter l’inertie. Je me ballade passivement. Un seul itinéraire : la station du métro, celle des bus puis la plage. A chaque foule rencontrée, mon ventre me fait mal. Je m’arrête et j’allume une cigarette. Il serait peut-être parmi eux. Il aurait terminé les cours. Il rentrerait  chez lui. Le décodage des figures est exténuant : il faut garder une neutralité dans le regard, passer en revue toutes les têtes. Chercher l’inconnu dans un bain d’inconnus.

   Il est 19h. Je me tiens encore devant la station du métro. Une arrivée. Il y serait. Le décodage commence : des têtes blondes, je les zappe. Des têtes avec une chevelure, mon regard les ignore. Des têtes couvertes. Le regard les pointe. Chercher une peau brune. Tout ce qui n’est pas brun est jeté. J’ai un peu mal aux yeux. Le processus de décryptage sera bientôt terminé. Encore des têtes. Encore des têtes. Toujours la même application oculaire…La station est maintenant vide. Je m’assieds sur un banc. J’allume une cigarette. Trois éventualités dans la tête : Il aurait terminé les cours et ne rentrerait pas à la maison. Il aurait terminé les cours avant 17h. Il n’aurait pas cours aujourd’hui. Mon visage se crispe. Je jette la cigarette. Je monte dans le métro.

 

*                   *                 *

 

Une amie vient me rendre visite. Il est 22h30. On est au salon. Je ne l’ai pas vue depuis plusieurs mois. Elle était à l’étranger. On discute :

B : « – Alors, tu es encore en contact avec X ?

B. connait l’existence de l’Autre dans ma vie. Je lui ai parlé de lui deux fois il y a plus d’un an.

Moi : – Euh, non, pas vraiment. On ne se parle que rarement »

B : – Vous vous êtes vus ?

Moi : – Non

Le visage de B. change, étonné.

B : – Ah bon ! C’est bizarre non ? Et pourquoi ?

Moi : – Je ne sais pas. Il ne le voudrait peut-être pas.

B : – Tu ne l’as pas appelé depuis que tu es ici ?

Moi : – Non.» Je raconte à B. les détails de la rencontre échouée de l’année dernière.

B : « – Ah ! D’accord. Vous vous connaissez depuis un an et trois mois et il n y a eu aucune rencontre. Je pense que vous auriez du le faire avant. Maintenant ce n’est plus faisable. C’est fade »

Moi : – Oui, tu as raison. C’est ce que je me dis ».

B. s’agite. Elle s’approche de moi, anxieuse : «  Ecoute, ça te dérangerait si je le vois ? »

   Je ne comprends pas la phrase dite par B. Impossible de l’intégrer à mon psychisme. Une lame s’enfonce dans mon ventre. Je ne dis rien. Le visage de B. est rouge. Elle ajoute : « On discute depuis un bon moment et puisque je suis là, il m’a proposé de se rencontrer. Juste un petit café… Je sais que tu étais attiré par lui, mais comme on vient de le dire, il n y a rien entre vous. Si ça te pose la moindre gêne, dis le moi, je ne le verrai pas ». B. à tout dit. Elle n’a rien laissé.  Elle détient la réalité de la situation. Selon elle, rien n’est prometteur. Pourquoi ne verrait-elle pas l’Autre alors ?  B. est plus expérimentée que moi. Le monde virtuel ne lui est pas étrange. Elle est ma marraine. Je déduis : B. a su comment attirer l’Autre virtuellement. Moi, je ne l’ai pas su. B. n’approche pas ce monde avec mépris. Moi, si. Ma tête me fait mal. Je réponds : «  Me déranger ? Moi ? Non ! Pas du tout. ». B. insiste. Je maintiens ma neutralité. Pourquoi cela me dérangerait ?

   La chaise ne peut plus me contenir. Il faut que je sorte respirer. Je propose à B. un tour dans le jardin. Elle est un peu fatiguée. Je pars seul. Mon ventre me fait mal. Ca brûle. Les images de l’Autre défilent dans ma tête. Je revois la première discussion, la première fois où j’ai vu son visage. Je revis tous les moments sanglants d’attente. Je ressens l’indifférence de l’Autre s’abattre sur mon corps. J’ai mal. Un sentiment partagé entre le dégout et la jalousie m’emporte. Je ne l’accepte pas. Je le refuse de toutes les forces qui me restent. Je repars vers B. : « Tu peux le voir quand tu veux, cela ne me dérange en aucun cas ». B. sourit : «  Je le verrai demain alors

 

@Rawand Ben Mansour


Nicotines: Le ressassement – 1

 

 

Février 2011

 

Rien. Trivialité meurtrière. L’absence de l’Autre commence à intégrer la quotidienneté. On ne se parle plus. Plus rien à dire ? Plus rien à  vouloir découvrir ? La chose  (intérêt, curiosité) qui le poussait  à venir vers moi se serait évaporée.

 

 

 

 

 

 

Avril 2011

   Passage à double niveau. Premier degré : traversée des antonymes : je quitte sitôt l’évidence rassurante des choses pour entrer immédiatement dans l’absurdité inquiétante de la chose. Second niveau : transition des identiques. Je quitte mon vide pour m’installer dans l’absence de l’autre. Aucun entre-deux tangible. Aucun intervalle préparateur. Changement bipolaire, presque traumatisant. Passage cassant, fracassant…sans préavis.

   Transfert de la quiétude à l’angoisse. Transition d’une vacuité à une absence.

   Meubler le vide par un autre vide, encore plus accablant. Je veux l’inconnu. Je demande l’étranger. J’attends l’absent-indifférent. Rien de commun entre cet être et moi, à part une appartenance à l’espèce humaine. Question urgente, alarmante, qui ne passe pas sans laisser de traces cérébrales : pourquoi donc l’attendre lui ? Lui au milieu de quelques milliards d’autres hommes ? J’ai le choix infini de l’attente. J’attendrais un Japonais, un Afghan ou alors un Zimbabwéen. Fatalité à deux degrés : subir (dans le corps et la tête) l’impardonnable  poids de l’attente. S’additionne à cela (second degré de la catastrophe) l’ignorance totale de l’attendu. Conséquence purement déductive : je n’existe plus. Je me retrouve enfoui sous le poids insoutenable d’un double désastre. Vient alors la question finale qui me mène vers le vertige : tant que je n’existe plus, pourquoi donc l’attendre encore? Nécessité obligeante d’opérer un changement lexical dans la description de cette chose. Postulat évident : douleur incessante, dangereuse,  à cause de cette attente. Suite logique à cette douleur : je n’existerai plus. Je réduis donc (par procédé de concision sémantique)   le schéma de la chose : attente-mort. Attendre serait donc finir. Je m’achève par et dans l’attente. Je me décompose selon la cadence de cette attente. Perdre toute envie de toute chose. Rien ne satisfait plus. Rien ne rassasie plus, sauf un quelconque signe de lui. Je règle ma survie au rythme de ses signes. Des signes vitaux, indispensables à ma propre perpétuation. Entre un signe et un autre, je meurs dans l’attente. Un signe…le moindre, ne serait-ce qu’une banale présence lointaine.

   Il ya une catégorisation de signes. J’en décèle deux types : des signes généraux et des signes particuliers, intimes. Dans la première catégorie, je n’entre pas dans le processus de l’émission du signe. Je ne figure pas comme son destinataire exclusif. C’est le signe public, non destiné, général. D’après mon étymologie objectivement amoureuse, ce n’est pas un signe. C’est la simple présence virtuelle, non réelle et intouchable de l’Autre. L’intentionnalité de communication n’y figure pas. Or le paradoxe amoureux, étant le sujet qui attend, qui guette, transforme la simple manifestation en signe. Des réactions particulièrement somatiques illustrent ma traduction de l’apparition en signe. Des piqûres retenues occupent mon ventre. Une suffocation atténuée engendre un soupir silencieux. Je m’apprête alors à recevoir la seconde catégorie de signes. Je plonge dans l’attente étouffante d’un signe, de mon signe. La seconde catégorie me place alors comme seul récepteur du signe. Je suis donc le motif essentiel de l’élaboration du message. C’est le signe privé, destiné (à moi seul), intime. L’autre a alors l’intention complète de communiquer. L’origine de son intentionnalité m’échappe fortement. Elle pourrait être voulue, désirée et réfléchie. Elle pourrait être aussi (à chance égale avec la première) non spécialement voulue, venant d’un ennui, d’une curiosité…d’un jeu.

   Etant toujours et encore dans la position du sujet amoureux, je ne peux être que paradoxal. Conscient de l’impossibilité de savoir l’origine de l’intentionnalité de l’Autre, je m’adonne pourtant à mes propres suppositions et hypothèses. Toujours ce vouloir tout comprendre en situation de totale incompréhension. Cette manie incessante à vouloir trouver des réponses à tous genres de questionnements. Affirmation  idéale de ma position de sujet pensant,  soumis, qui ne fait que subir.  La question phare tourmente alors ma tête : pourquoi s’adresse-t-il à moi ? Les manifestations somatiques doublent d’intensité. C’est tout mon corps qui commence à réagir suite au signe. Je ne pourrai localiser une manifestation particulière à la réception du signe. Tout est en ébullition. Des mouvements internes, innommables, bloquent la respiration, empêchent la concentration. Orgueil bafoué, je tente d’y remédier. Eviter l’immédiateté de la réponse. Je ne répondrai pas instantanément.  Il faut occuper les mains : j’allume alors ma cigarette. Je pars réchauffer mon café, presque fini.  Quitter tout, sortir, bouger. Ne pas rester passif devant le signe.

   Je remets mon corps devant le signe. Je le relis. L’Autre est encore là, présent, attendant (pur délire) ma réponse. Et si l’Autre était dans la même position que moi, sujet amoureux ? Et si j’étais son objet aimé ?  On serait tous deux sujets et objets en même temps : je suis le sujet. Il est mon  objet. Renversement : il est le sujet. Je suis son objet. Chiasme émotif, résultat d’un narcissisme insulté. Conscient de la face meurtrière de ce que j’endure, j’évite donc à l’Autre toute douleur. Je réponds au signe. (Bêtise narcissique de supposer l’Autre comme sujet et non comme objet. Tactique de vengeance, de rééquilibre des estimes).

Aujourd’hui, j’ai réussi.

@ Rawand Ben Mansour
@ Rawand Ben Mansour


Nicotines: Le refoulement – 1

14  Janvier 2011

 

   18h. Un  hôpital. J’y suis avec des amis. Un couvre-feu est annoncé. On ne peut pas rentrer. Nous sommes bloqués ici.  Dehors, des bruits, des coups, des hurlements.

   La salle d’attente de l’hôpital est pleine. Une amie à nous avait eu un malaise, une heure au paravent, lorsqu’on rentrait d’une manifestation. Tout le monde est affolé. Des jeunes filles crient. Ça me fait un peu mal à la tête. Plusieurs corps, évanouis ou abîmés, attendent des soins. Je me trouve dans la salle d’attente. Je n’attends rien. Je veux rentrer. Je ne le peux pas. Ma mère pense que je suis chez Fonna. Non, je  ne le suis pas.

   Dehors. Toujours le même bruit. Une infirmière vient vers nous : «  Vous n’avez pas le droit de rester ici ». On ne répond pas. Elle insiste. Marla lui répond : « Vous êtes au courant qu’il y a un couvre-feu ? Si on sort, on meurt ». L’infirmière ne dit rien. Elle nous quitte.

   Trois heures se sont écoulées. Nous sommes enfermés, avec d’autres personnes dans une pièce un peu trop lugubre. Au milieu, une table vide. Nous avons faim. Il n y a rien à manger. La faim insiste. Le manque insiste aussi. Il faut attendre le soleil pour pouvoir rentrer. Notre amie va bien, très bien même. Elle rôde autour des chambres des malades, cherchant quelque chose à manger…Des hurlements. Des hurlements. La voix d’un homme. Il crie encore. On n’arrive pas à décoder ce qu’il dit. Les cris augmentent. Affolé. « Pourquoi ? » Je ne comprends rien. Pourquoi demande-t-il pourquoi ? La pièce où on se trouve est silencieuse. Chacun, seul, suit les cris de cet homme. Une virilité en pleur. Le son disparaît. On respire… Le silence est plus humain.

   J’ai envie de fumer. Je sors avec Fonna. Marla nous rejoint. Nous sommes tous les trois dehors, seuls. On fume en silence. Marla pleure discrètement. Je la vois. Ma main part vers elle. A l’intérieur, tout le monde est accroché à son téléphone. Quelqu’un appelle une mère, l’autre une sœur, une autre appelle un ami. Mes amis rentrent. Je reste seul. Il faut se dégourdir les jambes. Je commence une marche. Je regarde mes pieds. Un coup dans la tête. Va-t-il bien ? Ma marche accélère. Je ne contrôle plus le pas. On dit que chez lui les affrontements étaient plus violents, meurtriers. Je sais qu’il était dans la grande manifestation. Plusieurs amis étaient certainement dans la même manifestation que lui. Je ne pense qu’à lui. La pensée unique à un être inconnu me torture. Mes amis ne le connaissent pas. Impossibilité de partager mon inquiétude avec eux. Je la vis seul, muette. Il y a sûrement une autre personne qui serait plus inquiète que moi. Non. Fausse route : elle aurait dû sûrement l’appeler pour prendre de ses nouvelles. Elle l’aurait fait aisément. C’est peut-être lui-même qui l’aurait appelé  pour la rassurer. Moi, je ne l’ai pas fait.  Maintenant, cette autre personne est tranquille, avec lui ou bien effondrée en larme. Elle sait quelque chose. Elle n’est pas dans l’ignorance totale. Moi, je ne sais rien. Je suis le seul au monde à être inquiet pour lui.

   Et s’il était mort ? Que faire ? Devrais-je être triste ? Sentirais-je la peine de sa mort ? Après tout, je ne le connais pas. Ici, il y aurait des morts inconnus. Je n’ai presque rien senti.

   Un homme arrive. Le corps d’une femme entre ses mains. Il crie. Je reconnais la voix. C’est l’homme de toute à l’heure. Le corps qu’il porte n’est pas esquinté. Sa voix devient encore plus tenace. Je vois ses cris sortir de sa bouche. Des gens viennent. Ils prennent le corps. Quelques minutes après : « Elle est morte » dit une infirmière.

   La virilité s’effondre.

   Les cris se propagent. Ce ne sont plus des cris humains. Non. Son hurlement butte sur mon corps. De loin, Marla est en larme. L’homme est maintenant par terre. Personne n’ose l’approcher. On le laisse se vider. Sa douleur sort en larmes, en cris, en coups de poing. La révolte  n’est plus dans la rue. Elle est là, par terre.  Elle est mugissements, beuglements. L’idée de penser à l’Autre me parait d’une obscénité insensible. Je prends mon téléphone, j’appelle ma mère…

                                                                                                                    *                      *                      *

   8h. le couvre-feu prend fin. On peut rentrer. Dans la rue. Vide. D’habitude, cet endroit à cette heure-ci est surchargé de voitures et de personnes. Ce matin, rien de tout cela. Une tranquillité étrange. On avance silencieusement, chacun enfoui dans je ne sais quelle pensée. Moi, je ne réfléchis pas. Je ne pense à rien. Je crois l’avoir trop fait la veille. J’erre dans la rue, portant la faim dans mon ventre. Il fait un peu bon. L’indécence revient. L’ordurière pensée à l’Autre reprend les commandes du cerveau. Cela m’écœure. Sentirait-il l’étrangeté que j’éprouve de ce matin ? Serait-il maintenant allongé sur son lit, sur le lit d’un hôpital ou dans une chambre froide ? Bizarrement, contrairement à l’habitude, le corps de l’Autre se dessine avec toute sa clarté dans mon fantasme. J’aperçois le moindre détail. Je commence à avoir mal à la tête. L’image ne me quitte pas. Fantasme pathétique, alimenté certainement par les scènes de la veille.

   Chez moi. Je veux me reposer. Je m’allonge sur mon lit. Belle sensation de réaliser l’importance des choses quotidiennes, sans importance : j’ai un lit. J’y suis. J’ouvre mon ordinateur. Pour la première fois, je sais consciemment pourquoi ouvrir l’appareil : l’étranger. Je le cherche. Je ne le trouve pas. Le serveur de communication ne mentionne pas que l’Autre est en train de jouer. Ce n’est certainement pas le temps de jouer. Il serait probablement en famille, entouré de ses proches. Ou bien il dormirait encore. Il a son propre lit. il n’y serait peut-être pas seul…Quelqu’un d’autre le couvrirait de chaleur humaine en ce mois glacial… Il serait peut-être aussi dans la chambre froide. Cette idée est coincée dans ma tête. Je ne peux pas l’extraire. Il faut couper l’infatigable inquiétude. Je prends mon téléphone. Ça sonne.

 « – bonjour ! Tu vas bien ?

 – oui, oui. Et toi ?

oui, très bien. Hier j’ai passé la nuit aux urgences… Non, rien de grave. Et toi, tout le monde va bien ?

 – Oui. On a eu peur hier soir, mais ça va. Rien de grave à signaler

   Je raccroche. C’était un ami, le seul à connaître l’Autre. Ils sont proches. Mon ami n’a pas mentionné son prénom. Il a dit que tout allait bien. Rien de dramatique à mentionner. Il n’a pas parlé d’hôpital, ni de chambre froide.

   Il n y a pas de raisons de s’inquiéter, apparemment. Je dors.

   Le soir. 22h. je suis encore devant mon ordinateur. Je suis l’actualité. Un son. Le prénom de l’Autre apparaît. Il est là. Un déluge interne est senti. Des picotements traversent mon dos. Je tiens une évidence heureuse : il n’est pas mort pendant la révolution.

@Rawand Ben Mansour


Nicotines: La frustration – 5

                                                                                                                                                                                    Début décembre 2010

 

   Opposition des attitudes. Dialectique comportementale : dire ou taire la Chose. Basculer entre la révélation et le secret. Idée prématurée : je veux dire la Chose, la balancer.  Alléger son poids. La banaliser pour annuler son importance. Communiquer à l’Autre son existence dans cette Chose. Fausse route. Il n’est pas en droit de savoir la Chose. Elle n’entre pas dans l’ordre de ses mérites. Information secondaire, dispensable. En disant la chose, je violerai son territoire. Je piétinerai son intimité. Aucune logique convaincante pour partager la chose. En dépit de ce constat, je pars vers mon étranger :

   Moi : « – Je vais te parler d’une chose que je n’arrive plus à tenir. Je ne sais pas pourquoi je dirai cette chose à toi personnellement, mais je vais la dire.

   Lui : – Vas-y !

   Moi : – Que dire ?… il y a des moments, fort absurdes, où tu te manifestes dans mes pensées. Des sensations bizarres rongent mon corps à la vue de ton nom. Je te parle de ça sans attendre la moindre réponse de ta part. Surtout pas une réponse. Tout ce que je veux que tu saches, c’est que je n’attends rien de toi. Je ne sais même pas pourquoi te raconter ça.

  Lui : – Oui, je comprends…il faut que tu saches que je ne suis pas prêt pour une nouvelle chose (l’Autre à répondu malgré mon insistance sur sa non-réponse).

  Moi : – Je sais. Tu n’as pas à me dire ça tant que je ne t’ai demandé aucune réponse. J’ai dis la chose juste comme ça, sans aucune raison apparente. Passons. Tu vas bien ? »

  Avouer le secret à l’indifférent.  Verbaliser l’innommable. Dire la Chose, puis la redire. Tenter de la mettre sur des mots, lui donner corps linguistique. Je configure alors l’intenable. Je le tasse dans le système sémantique. Je donne  sens au non-sens. En disant la Chose, j’affirme solennellement son existence, sa factualité. Je lui ôte donc son caractère essentiel. Je la prive de ce qui la constitue en moi : j’annule sa singularité fuyante. Je décompose donc son incertitude. Je rends alors la Chose saisissable, existante. Je l’intègre  dans le domaine du compréhensible, du dicible. En verbalisant la Chose, je défigure sa vérité. Pourquoi donc l’avoir dit ? L’Autre comprendra ce qu’il ne doit pas comprendre. Impossibilité d’empêcher l’étranger de comprendre ce qui n’a pas lieu. Essayer de dire la Chose (le but de ce dire n’étant pas clair) serait dire autre chose. Résultat probable de la discussion : je me condamne. Je me place volontairement comme sujet amoureux. L’Autre ne peut me voir qu’ainsi. Je distribue les rôles : moi, sujet en situation amoureuse. Lui, objet de cette situation. Avec quelques phrases (qui ne détiennent aucun sens limité) j’arrête le jeu. Je me déclare vaincu. Je retire mon masque. Je m’installe dans le domaine de l’honnêteté sentimentale. La déclaration insensée me suivra jusqu’au bout.               Exemple situationnel : la Chose a disparu, l’Autre étant toujours virtuel. Je le vois après un certain temps par accident. Je pars le saluer. Ma précédente déclaration referait surface dans l’ambiance. L’étranger ne pourrait me capter que comme son sujet désireux. Ma posture, mes regards, le ton de ma voix (étant par exemple fatigué par un dur travail) ne seront vus par lui que comme des signes de ma situation amoureuse. Conclusion  réfléchie : nécessité de ne pas voir l’Autre, jamais.

   Ne pas dire la Chose non pas pour la cacher (l’action de cacher un objet, de dissimuler une information supposerait son importance, son efficacité quelconque, à celui qui cache et à celui qui risque de la trouver) mais simplement pour ne pas la trahir. Le sujet amoureux, au risque d’être pris en flagrant délit (chose qui ébranlerait son orgueil fragile) tente de dissimuler l’existence de ses sentiments. Cette entreprise devient encore plus tenace pour le sujet narcissique quand l’autre, l’objet aimé, est en apparence indifférent.  Taire la chose pour ne pas compromettre sa vérité. La cacher pour ne pas heurter l’orgueil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         

                                                                                                                                                                                           15 décembre 2010

 

   Changement-cataclysme : l’autre ne vient plus vers moi. Je ne comprends rien. Aurait-il eu peur de ma dernière « déclaration » ? Peur : il aurait mal interprété ce que j’ai dit. Aucune correction n’est possible maintenant. Il faut laisser reposer. Il oubliera ce que j’ai dit.

 

                                                                                                           

 

 

                                                                                                    

 

 

                                                                                                                                                                                             28 décembre 2010

 

   « Il y a des moments, fort absurdes, où tu te manifestes dans mes pensées. Des sensations bizarres rongent mon corps à la vue de ton nom. Je te parle de ça sans attendre la moindre réponse de ta part. Surtout pas une réponse. Tout ce que je veux que tu saches, c’est que je n’attends rien de toi. Je ne sais même pas pourquoi te raconter ça ». C’est la sentence qui a provoqué le cataclysme. Ma phrase d’achèvement.  Soixante cinq mots, pas plus, auraient ébranlé une certaine réciprocité. Six phrases auraient changé le cours d’une chose.

   Incompatibilité irrévocable entre la chose sentie et la chose dite. Réception erronée de la chose : il ne faut plus parler.

@Rawand Ben Mansour


Nicotine: La frustration – 4

                                                                                                                                                                                                                     03 novembre 2010

 

   Hier soir, j’ai passé la nuit avec Y. Je n’ai presque rien senti. Sensations commodes, provoquées dans l’ignorance de tout sentiment. Sensations réalisables avec d’autres personnes. Hier, deux corps se sont quittés. Avant de clore le spectacle, au milieu d’une certaine jouissance charnelle, le visage de l’étranger campa dans ma tête : dégoût.

J’ai peur.

   19h.  L’Autre joue. C’est ce que le serveur de communication m’informe tous les jours. A chaque réveil, j’ouvre mon ordinateur. Il est là. L’habitude a cessée. On ne se parle plus. On a assez parlé. Presque trois mois,  jour par jour, qu’on parlait. La parole est apparemment épuisée. Il faut la garder pour la dépenser lors d’une rencontre réelle. Cette idée me bouleverse. Je ne sais pas pourquoi elle ne me plaît pas.

   Rencontre réelle. Aucun barrage virtuel. Le délire commence : fantasme quotidien, circulaire. Au réveil, je le vois. Avant de dormir, je le revois. Toujours le même, identique. L’Autre est imperceptible. Je le vois mal. Son visage est crypté. Son corps n’est pas net. Le fantasme prend place dans plusieurs espaces : sa maison, inconnue. Un café anonyme. Un bar silencieux, lumière tamisée. La mer. Toujours la même situation : l’Autre est en face de moi, jamais à côté. Il ne me regarde pas. Son regard est lointain. Je tente de captiver son regard, je le fixe. Rien. Ses yeux ne bougent pas. J’entends l’Autre parler. Je ne comprends pas les mots. Je ne vois que sa bouche. Je continue la visualisation de sa bouche. Elle m’émerveille. La bouche redevient cryptée. Je suis froissé. Je tente de m’approcher de l’Autre. Je le fais. La distance est toujours la même. L’étranger n’a pourtant pas bougé. J’avance encore une fois. Aucun rapprochement. J’essaye de tenir sa main. Mettre ma peau sur la sienne. Je n’y arrive pas. Impossibilité de joindre la chair de l’Autre. Je casse la tranquillité de la scène. Je lui demande de me toucher. Formulation verbale de mes envies. L’Autre ne refuse pas. Sa main avance lentement vers la mienne. Elle y est, posée. Je ne sens rien. Je lui demande de presser. Il le fait. Toujours rien. J’essaye d’alimenter son désir. Je pars le caresser. Je n’y arrive pas. Mes mains perdent leur fluidité habituelle. Arides. Je le pointe. Je ne caresse pas. Je touche, automatique. L’Autre ne réagit pas. Je lance mon corps vers l’Autre. Il me recevra. J’atterrirai entre ses bras. Un bruit…Je vois mon corps dans sa lancée… Toujours le bruit… C’est mon téléphone. Le fantasme s’évapore brusquement. La réalité reprend le dessus, suffocante.

 

 

La discussion avec l’Autre me manque. Son visage aussi.

 

@ Rawand Ben Mansour


Nicotines: La frustration – 3

     Mardi 26 Octobre 2010

14h. Devant la gare. Je rentre. Le train arrive d’ici peu. Une amie me propose de rester encore quelques jours. Je refuse. Il faut rentrer. J’ai du travail.

Hier je n’ai rien fait de particulier. Je me suis réveillé vers 10h. Je suis parti sur le lieu du festival. Je me suis assis dans une terrasse surpeuplée. J’attendais Fonna qui devait arriver. Toujours seul. Mon téléphone était en face de moi. Un bouquin, longuement discuté avec mon étranger, était à côté. Je l’ai ramené avec moi. J’allais le donner à mon étranger qui ne m’a pas encore appelé. J’ignore pourquoi je l’avais pris avec moi ce matin là. Aucune rencontre n’était programmée avec l’Autre. Ça serait un signe. Il viendrait parce que j’ai ce bouquin avec moi. La dimension sacrée que mon mental avait accordé au livre me faisait un peu peur. Un objet fétiche. J’occuperai l’espace de l’autre par la simple présence du bouquin. Réduplication de mon être sur du papier…Il faut banaliser la sacralisation du livre, le toucher. J’ai entrepris sa lecture. Une heure est déjà passée. Fonna n’est pas encore arrivé.

Ennui.

   J’ai relu le programme du festival. Aucun titre ne m’a intéressé. Il y avait trop de monde. Je me sentais encerclé. Mon téléphone a sonné. Il était 11h. La même brûlure somatique de la veille a réapparu. Je n’ai pas changé de posture. J’ai laissé sonner. La sonnerie a cessé. Je n’ai pas pris l’appareil. Le téléphone a sonné de nouveau. L’autre serait insistant. Il serait peut-être libre. Il m’appellerait pour me voir. Le sortilège livresque aurait peut-être fonctionné. Je me suis quasiment jeté sur le téléphone. C’était encore une fois Nina. J’ai décroché avec amertume. Elle demandait de mes nouvelles. Rien. Elle m’a bombardé de questions. Toujours la même réponse : «  Non. Rien ».

J’ai passé toute la journée dans la rue, avec Fonna. On a pris un petit café avec une autre amie. Rien n’était intéressant. Rien ne s’était passé. Aucun événement. Tout se passait dedans, dans la tête. Ça se propageait assez souvent dans mon corps. Lorsque la tête ne supporte plus, le corps prend la relève. Aucun répit. Point de désarmement. Toujours la même pensée : lui. Toujours la même question : pourquoi ? Toujours la même absence de toute réponse. Vacuité fatigante.

 

   Je tente (entreprise épineuse) de décrire un trou noir, infini. Lutte démesurée de ne pas s’effondrer dans le trou. Là où je périrai n’est pas perceptible d’en-haut. Je me tiens à l’extrémité du gouffre. Mes orteils sont dans le vide. Je tente de toutes mes forces de tenir debout, agrippant mes orteils au bord du trou. Je regarde vers l’horizon vide. Incapacité de reculer. Fatalité de rester là, debout, sur le bord, sans pouvoir le quitter. Je dresse mon dos. Je tente l’équilibre parfait. Il ne faut pas sentir la fatigue. L’empêcher, la retarder. Surtout ne pas regarder le trou. Oublier sa présence, juste en dessous de moi. Mes yeux ne quittent pas l’horizon, toujours désert. Chercher un sauveteur, un héros qui viendrait à mon secours. En vain. Aucune présence. Fermer les yeux pour éviter l’horizon non prometteur. La fatigue vient boucler mes pieds. J’ouvre mes bras afin de garder l’équilibre. J’essaye de jeter mon corps en arrière. Revenir en arrière. M’adosser sur ce qui meuble mon arrière. Impossibilité de s’y jeter. Mes pieds restent attachés au le bord du noir. Aucun mouvement n’est envisageable. Rester là. Attendre un miracle. Je commence à suer. Des gouttelettes perturbent ma vue. Je ne dois pas essuyer. Je risquerai de perdre l’équilibre déjà fragile. Ça pique. Les gouttes descendent tout droit dans le trou. J’essaye de suivre auditivement la chute pour mesurer ainsi la profondeur du trou. Rien. Aucun écho de leur chute. Ma peur augmente. Des silhouettes se dessinent dans l’horizon lointain. Elles semblent venir vers moi, tout doucement. Je lance un cri de détresse. Leur marche n’accélère pas. Je patiente…Je ne vois plus les silhouettes. Je les cherche partout…Mirage. Je commence à sentir un faible étourdissement. La panique occupe tout mon corps. L’étourdissement s’accentue. Mes mains sont anéanties. Mes jambes trembles…Le vertige.

 

…Je tombe.

 

@Rawand Ben Mansour

*             *                    *

 

   22h. Je suis chez moi, dans ma chambre. Je me suis un peu reposé. Je commence à préparer le travail que j’ai. Mon ordinateur est à côté de moi. Un son. Le prénom de l’Autre apparaît. Mes épaules s’alourdissent. Mes bras me font mal. Une explosion intérieure. Je ne bouge pas. L’autre vient vers moi.
Lui : « – Bonsoir
Je fixe la phrase. Je ne réagis pas. Ma tête tente la compréhension. En vain. Je ne réponds pas. Je ne le peux pas. Dichotomie : mes mains partent vers le clavier, têtues. Je résiste. Ne pas répondre à l’Autre. C’est un devoir. Lutte incessante contre l’acharnement manuel. Je ne réponds toujours pas.
Lui : « – Tu vas bien ? »
Je ne réponds pas. Je ne sais pas. Je vais bien ? Non. Du tout. Je ne comprends plus le sens de la phrase. Que veut-il dire ? Irais-je, bien en général ? Irais-je bien, après les trois jours passés au festival ? Irais-je bien parce qu’il ne m’a pas appelé ? La réponse ne vient toujours pas. J’allume une cigarette. Il faut fumer. Je réponds : « Bonsoir. Oui, je vais bien ». Je ne renvoie pas l’interrogation. Une phrase sèche qui n’est pas dans la communication. D’habitude, je termine ce genre de phrases par «  et toi ? ». Maintenant, je ne le fais pas. Son état ne m’intéresse en rien. J’essaye de reprendre le travail. La concentration fait défaut.
Lui : « – Alors, tu es venu ? »
Ma tête gonfle. Mes mains caressent mes cheveux, machinales. Je ne peux plus porter mon corps. Je prends l’ordinateur et m’allonge sur le lit. Je réponds : « – Oui, je suis rentré aujourd’hui. »
Lui : « – Et pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? »
Je fixe la phrase. A – t – il osé le demander ? Je ne comprends plus rien… Décidément, l’étranger est impoli. Seule pensée qui envahit ma tête. Je ne réponds toujours pas. Seule riposte possible : la non réponse. Ceci n’est pas possible. Je veux crier. Insulter l’Autre. Je n’y arrive pas. Je m’inscris alors dans le jeu de l’indifférence, instauré par l’Autre. Je prends le masque. Je le porte :
Moi : « – Je t’ai abordé avant que je vienne et tu n’as pas répondu. Je me suis dis que t’avais des choses importantes à faire
Lui : « Oui, tu as raison. J’étais occupé par mon projet de fin d’études. Dommage. Peut-être une autre fois »
Je veux demander avec toute la sincérité possible si son travail portait sur le jeu… Je ne le fais pas.
Moi : « –certainement

La discussion s’achève. Je rallume une autre cigarette. Tout mon corps est en désordre. Je récapitule : l’Autre était occupé par ses études. L’Autre savait que j’allais venir. L’Autre a proposé tout seul une rencontre. Il savait quand-même qu’il avait un projet à faire. Malgré ça, il a proposé une rencontre. Ça ne tient pas. Cela ne me convient pas. Je reprends la discussion au cours de laquelle il a proposé une rencontre. Point de conditionnel. Point d’incertitude. Aucune tournure hypothétique. La phrase est clairement affirmative : «  ON REGARDERA UN FILM ENSEMBLE ». Je relis toute la discussion. Chercher quelque chose qui concorde avec la supposée logique retenue. Rien. Mon corps me fait mal. Il faut dormir. Demain j’ai cours.

La tête sur l’oreiller. Une seule pensée : je ne parlerai plus avec l’étranger.


Nicotines: La frustration – 2

Dimanche 24 octobre 2010

   Il est 9h. Je pars à la cuisine prendre mon café. Dehors, des nuages meublent le ciel. La pluie se fait discrète. Je n’aime pas ce climat. Ça me rend nostalgique. Je tente d’égayer ma journée par une musique. J’ouvre donc mon ordinateur. L’Autre est là. Il n’a pas répondu à mon message d’hier. Il est certainement en train de voir que je suis là. Je ne pars pas vers lui. C’est à lui de venir vers moi. J’allume une cigarette. Mon téléphone sonne. C’est mon ami. Je lui dis qu’on prendra le train de 13h. On arrivera à 15h. Il est d’accord. L’Autre n’a pas encore bougé. Je pars vers lui : « Bonjour ». Rien…Silence. Ça commence à m’agacer. Je sors fumer dans le jardin. Les sons des orages me fait mal. J’y reste quand-même. J’essaye de me motiver : aujourd’hui, je vais voir Estella. Ici, on se voit régulièrement. Aujourd’hui, je vais la voir pour la première fois dans une autre ville. L’idée d’une amitié naissante avec elle sursaute dans mon esprit. Cela me réjouis. Je rentre à la cuisine. Mon ordinateur. Encore rien. Ça commence à devenir une habitude. L’étranger ne répond toujours pas. Serait-il mort, laissant son ordinateur ouvert ? Non. Hier soir, il n y était plus. Maintenant il y est. Il faut être vivant pour pouvoir faire ce genre de chose : être, ne plus être et réapparaître. Présence, absence, présence. Il est encore vivant. Cette idée m’énerve. Pourquoi ne répond-t-il pas alors ? Qu’est ce qui l’empêche ? Le serveur m’informe de nouveau que mon étranger est en train de jouer. Apparemment, il aime jouer. Le jeu serait plus important que moi. L’idée ne me plait guère. Je repars vers l’autre : «  alors, j’arriverai vers 15h. Je ne bougerai pas du lieu du festival. Tu as mon numéro. Tu m’appelle quand tu veux ». Il ne répond pas. Il est presque midi. Le train est dans une heure. J’allume une cigarette. L’Autre joue encore. Impossibilité d’interrompre le jeu pour me répondre. A quel jeu joue-t-il exactement ? Cela m’indiffère. Tous ce qui compte, c’est qu’il joue. Il se fait tard. Je ferme mon ordinateur. Je pars chercher ma valise. Je quitte la maison. Le ciel est toujours gris.

   15h10. La gare. Le ciel n’a pas changé. Il y a beaucoup trop de monde. Le lieu du festival n’est pas loin. Mon ami et moi marchions sans parler. Le vacarme humain, additionné à la couleur du ciel me rendent anxieux. Tout ce monde venu pour voir des films. Mon ami est un peu alcoolique. Il me propose des bières pas chères dans un bar lugubre. Je ne refuse pas l’idée.

Dans le bar, j’appelle Estella. On va se voir vers 20h. Il est presque 17h. Le film de l’ouverture commencera dans une heure. Je ne sais pas encore si je compte le voir ou non. Mon ami va rentrer dans une heure trente. Je ne sais même pas pourquoi il est venu. Je ne pose pas la question. Les bières sont fraîches, bonnes. Je bois rapidement comme si j’étais pressé. Je verrais peut-être le film. Mon étranger joue certainement encore. Mon ami entreprend une critique du milieu artistique. Je m’en fous. La seule chose qui m’intéresse en ce moment est en train de jouer. La vie des artistes, leur débraillement ne m’intéresse pas du tout. Mon intérêt rôde autour de la personne qui joue. Je regarde mon téléphone. L’information que j’y suis déjà a été annulée peut-être par l’intensité du jeu auquel il s’adonne. Faudrait-il le lui rappeler par message ? Non. Jamais. Je replace le téléphone dans ma poche. Je commande une quatrième bière. Le bruit humain est assassin. Je veux sortir. Dehors, il pleut. On ne peut pas rester sur la terrasse. On tomberait malades. Faire tot ce trajet pour voir des films et tomber malade. Ceci est inadmissible. Mon ami a fini sa bière. Il se prépare à rentrer. Son train est pour bientôt. Je reste seul.

La rue. Il fait un peu froid. Le soleil n’existe plus. Je sors fumer une cigarette. Le monde envahit encore toutes les terrasses. Des groupes un peu partout discutent cinéma et culture. Je ne connais personne. Je vois de loin des connaissances futiles. Je les évite. Estella ne va plus tarder. Une table se libère. Je la prends. Je commande une tasse de café. Les gouttelettes de pluie commencent à émerveiller mon regard. Le son provoqué par les machines qui traversent les lacs d’eau envoûtent mes tympans. D’ordinaire, je n’aime pas la pluie. Encore moins l’étrangeté. Bizarrement, un soupçon de quiétude et de sécurité m’envahissent. Ici, rien ne me retient, rien ne m’attache. Dans ces rues, rien n’allumera le feu dans mes foyers nostalgiques…

   J’aurai dû rentrer avec mon ami.

   Mon téléphone n’a pas sonné.

   Mon étranger joue encore. Le jeu est apparemment captivant. Il est 20h. Deux heures se sont écoulées entre mon arrivée et ce moment là. Il n’a pas encore appelé. Je ne vais pas le faire : «  Je sais que tu sais que je suis là depuis deux heures et tu n’as pourtant pas appelé ». C’est la seule chose que je pourrai dire. Il faut être raisonnable. Deux heures. C’est rien. Il faut se reposer. Je sais qu’il aime le cinéma. Et si je le croise ici, dans ces rues que devrais-je faire ? Que devrais-je penser ? Mais avant cela, comment pourrais-je le reconnaître ? Pourrais-je déjà le reconnaître ? Je sais que je le reconnaîtrai.

   Mon téléphone sonne. Estella est arrivée. Je pars la rejoindre. Elle n’est pas seule. Sa sœur et son ami l’accompagnent. Je les connais peu. L’idée de rester avec eux m’enchante peu. Je ne dis rien. Je ne peu pas imposer à Estella mon choix. Elle est venue avec eux. Je veux être avec elle. Où est ce qu’on part ? La sœur d’Estella propose la terrasse du bar que j’ai déjà proposé à mon étranger. Je ne refuse point. Autant y être sans lui.

   En haut. La ville est offerte à nos regards. Le son humain se fait rare. La terrasse n’est pas pleine. De loin, j’aperçois la voie ferrée du métro qui me l’amènerait jusqu’à moi. La locomotive, venant de la banlieue, passe dessus. Je sais qu’il n’y est pas. Même s’il y est, il ne viendra pas pour moi. La fatalité me tombe sur les épaules, froide. Je vérifie encore une fois mon téléphone. Rien.
Estella : « – Tu n’allais pas voir quelqu’un ?
Moi : – Non !
Estella : – Ah bon ? Pourtant, c’est ce que tu m’as dit !
Moi : – Ah ! Tu parles de mon ami virtuel, je suppose. En fait, rien n’est encore sûr. Je ne sais pas encore si je vais le voir ou pas. On n’a rien fixé. Il sait que je suis là. Il appellera.
Estella : – Et pourquoi tu ne l’appelles pas toi ?
Je me tais un petit moment. Je n’ai aucune réponse. Elle a raison. Pourquoi ne pas l’appeler ? Prendre de ses nouvelles. Il me demandera sûrement si je suis arrivé ou pas. Je lui dirai que j’y suis déjà. Que je n’ai pas encore regardé de film. Il proposera certainement alors une rencontre, même par galanterie. Mes mains ne coopèrent pas. L’idée du téléphone se fixe dans ma tête. Estella me regarde encore. Elle attend une réponse.
Moi : « – Il se fait tard maintenant. »
Estella ne fait que sourire. Je souris également.
Estella : «  Et pourquoi vous allez vous voir ? »
Je sais que les questions d’Estella ne sont pas gratuites. Son sourire malin le confirme. Cela m’agace. Je garde un air souriant : «  Et pourquoi ne pas se voir ? ». Pourquoi, pourquoi. Pourquoi toujours cette question ?
Estella : « Bon ! La personne te plaît ? »
La question m’assomme. Mon visage se crispe. Estella voit certainement une grimace absurde qui voudrait dire « je ne sais pas », « Ouais, un peu ». Une grimace entre l’étonnement et la gêne. Elle n’insiste plus. Elle change de sujet. Une interaction amusante entre nous quatre prend le dessus. L’ami d’Estella, dont j’ai oublié le prénom, est très plaisant. Il parle avec passion, rare. On ne se connait pas. Je commence à me sentir à l’aise avec lui. Ceci n’est pas de coutume. Il se fait tard. Il faut rentrer. Demain, une journée vide m’attend. On quitte le bar.

Dans la rue. On passe devant une salle de projection. Un film vient de finir. Une foule commence à sortir. Je ralentis ma marche. Je ne sais pas pourquoi. Estelle suit le mouvement, en silence. Elle s’arrête juste devant la porte de la sortie. Je m’arrête également. Les autres continuent la marche. Je demande à Estella les raisons de son arrêt. Elle ne répond pas. Mon œil ne quitte pas la foule des sortants. Estella sort son téléphone. Elle commence à composer un message. Je n’ai rien à faire. Je continue la visualisation des corps qui sortent. Maintenant, la sortie est vide. Il y a le concierge qui commence à fermer les portes. Je ne bouge toujours pas. Il y avait trop de monde. Le film a dû être intéressant. Estella termine la composition de son message. Elle me prend le bras et commence à marcher. Je la suis passivement. On rejoint les autres qui nous attendaient. La sœur d’Estella propose qu’on aille manger. On est tous d’accord. On traverse. La rue est encore pleine. Les terrasses regorgent de têtes. Il n’y est pas.

Je n’ai pas faim. Je prends quand-même quelque chose à manger. Nécessité d’être dans le normal: il faut dîner. Je suis une personne trop gourmande. Maintenant je n’ai pas faim. Aucune envie de manger. C’est dû peut-être à la cigarette. On est assis. On mange en silence. Quelque chose vibre dans ma poche. C’est mon téléphone. Des piqûres dans le ventre. Mes jambes s’affaiblissent. Il aurait terminé le jeu. Il aurait vu mon message. Il m’appellerait maintenant. Il serait libre. Le téléphone vibre encore. Je pose ce que j’ai en main. Ma main pénètre ma poche, lentement. Il faut relever légèrement le corps. Ne pas se mettre debout brusquement. Ça risquerait d’effrayer les autres. Rester assis, dans la continuité de ce qui se passait avant l’appel. Ne pas changer d’attitude. Il faut être délicat. Un de mes doigts risquerait d’appuyer aveuglement sur la touche qui raccrocherait. Je tiens le téléphone. Il vibre encore. Il faut relever encore une fois mon corps pour faire sortir l’appareil sans dommage. L’opération est réussie. Le téléphone est dans ma main. Les piqûres somatiques augmentent. J’ai un peu chaud. Je regarde l’écran. C’est Nina qui m’appelle. Je ne décroche pas.

@Rawand Ben Mansour


Nicotines: La frustration – 1

                                                                                                                                                                                                                                Samedi 23 Octobre 2010

 

   J’ai perdu mon journal. Je viens de le récupérer. Je l’ai laissé sur une table dans un hôtel.  La perte n’a rien bouleversé. Aucune chose n’allait être mentionnée. Une seule peut-être : l’Autre n’a pas répondu à mon message téléphonique.

   J’ai repris les cours il y a une semaine. Une année assez difficile s’annonce. Je dois avoir un rythme. Obligation de dormir lorsque le sommeil n’est point présent. Obligation de se réveiller lorsque le sommeil commence à peine à faire surface. Obligation d’être à jour. Cela m’excite un peu. Je dois aménager une place pour mon étranger. Chercher un temps libre pour parler avec lui, voir son visage. On discute d’une manière régulière. Deux mois déjà qu’il est presque quotidiennement là, virtuel.

   On n’habite pas à la même ville. Je me déplace fréquemment là où il vit. Jamais l’idée de lui proposer une rencontre ne m’est venue à l’esprit. Et je ne sais pas pourquoi. Quelques semaines auparavant, mon étranger m’a proposé une rencontre. Réponse automatique : «  je viendrai en octobre pour le festival du cinéma ». Je n’arrive toujours pas à comprendre les raisons qui motivaient cette réponse. Lui non plus d’ailleurs : « c’est bien. Mais octobre est encore loin tu ne trouves pas ? ». Aucune solution de réponse ne m’a été offerte : « oui, tu as raison. Je suis un peu occupé pour toute la période qui vient et je ne pense pas pouvoir me déplacer ». J’ai menti. Je n’avais aucune occupation, aucun engagement. Le départ m’était offert tous les jours. Et j’ai menti.

   Hier soir, j’ai informé l’Autre que je viendrai dans deux jours. Je n’ai point proposé  de rencontre. Informer l’étranger de ma venue sans proposer de rencontre. Lui non plus. Il a reçu  l’information de ma venue sans aucun commentaire. On s’est tu un petit instant. Il a proposé un film à regarder ensemble. J’ai dit oui, sans penser. Voir l’Autre pour la première fois dans une salle de cinéma, obscure. Je suis devenu gourmand. J’ai proposé des bières après le film. L’Autre a hésité un peu. Il aura cours le lendemain. Une idée dans ma tête : avancer d’un jour ma venue. Ça sera la fin de la semaine. Il n’aura pas  cours le lendemain. Hésitation : le samedi, point de film à partager. Accepterait-il quand-même une première rencontre arrosée de bières, sans film ? Je ne dis rien. L’étranger me dit qu’on verra après le film. Mes mains insistent à vouloir dire à l’Autre que je veux le voir autour de quelques bières. Les films m’intéressent peu. Je ne regarde un film qu’en solitaire. L’idée de partager un film, en groupe ou même en couple ne m’intéresse en rien. Mes doigts commencent à taper l’insistance. J’efface. Mes doigts retapent de nouveau. Je réefface. Le jeu se poursuit avec le même acharnement. Cela me fatigue. Comment trouver la formule la plus neutre qui cacherait toute l’insistance de mes envies ? Ne pas être agaçant. L’idée de décider après le film ne me plait pas. Tout doit être programmé à l’avance. Je ne me laisse que rarement transporter par le cours des événements, si événement existe déjà : « On prendra quelques bières sur la terrasse de l’hôtel qui surplombe la ville. Tu connais l’endroit ? Je le trouve magnifique ». Il a répondu : «  On verra bien ». Je n’ai plus insisté. Mes mains se sont relâchées.

                                           @Rawand Ben Mansour

                                                                                               *                            *                        *

 Il est 22h. Je pars demain au festival. Je prendrai le train de 10h30. Je cours vers l’Autre l’informer de l’heure de ma venue. Il est là : « Salut ». Point de réponse. Il est sûrement occupé par quelque chose de plus important. Il y aurait quelque chose de plus important que ma venue. Je pars à la cuisine. Je mange une tartine avec du fromage. Je n’ai pas encore dîné. Je fume une cigarette. Je reviens vers mon ordinateur. L’Autre est encore là. Toujours pas de réponse. Il est au courant que je viendrai demain, pourquoi parlerait-il ? Je pars préparer ma valise. Ça prend quelques minutes. Je reprends ma place, en face de l’ordinateur. Toujours rien. Une légère inquiétude tente de dominer ma tête. Je la chasse. Elle revient. L’étranger est encore présent. Il ne répond pas. Le serveur de communication m’informe qu’il  est en train de jouer. Il terminera donc la partie et viendra vers moi…

…Quarante minutes se sont écoulées. Je n’ai pas changé de position. L’Autre joue encore, normalement. J’ai son numéro . Il a aussi le mien. Pourquoi pas ne pas lui envoyer un message directement ? Il le lira après le jeu…Cette proposition cérébrale est inefficace: tout ce que j’enverrai par message téléphonique, je peux le faire ici, sur mon ordinateur. Je relâche donc mon téléphone. Envoyer quoi ? L’informer de ma venue ? Il le sait. L’informer de l’heure de mon arrivée ? Peut-être. Ceci n’est point urgent. L’Autre sait que je n’arriverai pas trop tard. Le festival commencera à 18h. J’y serai donc logiquement avant 18h. Toujours dans la logique : l’Autre a proposé une rencontre. Il sait que j’y serai demain. Il sera alors libre à partir de 18h. Inutile donc de l’informer de l’heure de mon arrivée dès ce soir. Je l’appellerai lorsque je descendrai du train….

   Un son. Un message. Je saute sur l’ordinateur. C’est mon ami qui me demande l’heure du train. Il viendra avec moi. Je réponds que je ne sais pas encore, que je le lui confirmerai demain matin. Une respiration : qu’est ce que j’allais dire à l’autre si je ne sais pas encore l’heure du train que je vais prendre ?

   L’Autre n’est plus là. Il a terminé le jeu sans venir vers moi. J’éteins l’ordinateur. Il est 2h. Il faut dormir.

 


Nicotines : La pagaille – 5

Septembre 2010

 

     Dans un hôtel. Je suis allongé sur une serviette. Ma main caresse l’eau d’une piscine. Le soleil a déjà commencé à consumer ma chair.

   Je tente de vider mon esprit : penser sans cesse à l’idée de devoir vider mon esprit. L’idée ne quitte pas ma tête, en boucle. Je la reformule à mon aise. Je la redis sans fatigue : devoir vider la tête. Difficultés à évacuer toutes les pensées. Je respire. Je redis le segment. Je ne le saisis plus, aucune compréhension de la phrase : devoir vider la tête. Cacophonie. Suite lexicale absurde. Aucun décodage mental. Le verbe modal bloquerait l’action. Je redis la phrase : vider la tête. Même chahut. Je contourne l’impossibilité. Il faudrait penser alors à des choses agréables. Je puise dans mes sources : un souvenir plaisant, un projet excitant… Le soleil entrave l’opération. Des brûlures sur le visage. Je me lève. Je jette mon corps dans la piscine.

   Le soleil couvre encore toute la surface où j’existe. Je cherche un peu d’ombre. Sous un arbre, je place mon corps brûlant. Je repense au devoir inaccompli. Je respire longuement. Je ferme les yeux. Noir. Un petit mal à la tête qui tente de se vider. Mon téléphone Sonne. C’est Y. Je ne décroche pas. Une vibration : «  J’ai besoin de toi. Tu me manque ».  Mon corps quitte le repos. Je relis la phrase. Toujours la même sensation. Le mal de tête augmente. Y. aurait besoin de moi. Je lui manquerais. Je ne comprends pas la reformulation. Je rajoute une absurdité : Y. aime une autre personne. Y. a besoin de moi. Je manque à Y. Cela me coupe le souffle. Je jette le téléphone loin de ma vue. L’absurdité ne quitte pas mon esprit. Impossible de la chasser.

   Je reformule : Je manque à Y qui aime une autre personne. J’ai connu le manque de Y. Je le connaitrais peut-être encore là. Inadéquation. Le manque d’Y. a été vécu dans l’absence de toute autre personne. Lui, il vivrait mon manque en aimant une autre personne. Cela n’est pas équitable. Aucune justice. Deux perspectives : Y. devrait vivre l’exclusivité de mon manque, dans une totale solitude. Ou bien, Y. devrait vivre mon manque sans aucune satisfaction.

   Je reprends mon téléphone : «  Salut. Tu vas bien ? ». J’envoie le message à l’étranger.

@Rawand Ben Mansour
@Rawand Ben Mansour


Nicotines: La pagaille 4

                                                                                                                                                                                                                                                Aout 2010

 

   La pagaille est là. Je la vis quotidiennement. Entre la monotonie extérieure et le vacarme intérieur, je ne trouve aucune place.  Les jours se succèdent avec la même indifférence. La chaleur ne m’aide en rien. Toujours la même trajectoire : mon lit, la cuisine, ma chambre, le café, le jardin, ma chambre, mon lit.  Circularité épuisante. Rien de nouveau. Le futur n’est point prometteur.  Je vis les choses sans aucune appréciation.  La présence de l’étranger se fait de plus en plus ample. Seule échappatoire contre la quotidienneté des jours. Toujours cette petite envie silencieuse de connaitre le visage de cet Autre. Je n’ose pas le demander. Il ne l’a pas fait, pourquoi le ferai-je ?

   Cet après-midi, l’Autre s’est fait dévoiler, virtuellement. En voyant son visage, je coupe instinctivement la communication. Je me mets debout. J’allume une cigarette. Je commence à rôder dans la cuisine, silencieux. J’opère un va-et-vient entre l’ordinateur et la porte de la cuisine, machinal, sans aucune explication. Je sors dans le jardin. Je tente de m’asseoir sur les marches des escaliers. Je le fais. Sitôt une envie soudaine m’attaque : vouloir revoir le visage de l’Autre. Je cours vers l’ordinateur. L’étranger est encore là, silencieux. Il n’a pas été étonné par la brusque coupure de la communication. Je crée un léger mensonge pour reprendre la communication. L’Autre ne refuse pas. Son visage prend forme de nouveau sur l’écran de mon ordinateur. Je rallume une cigarette (je fume trop). Je fixe l’image qui s’offre à moi.

Lui : « – Ton visage m’est familier.

Moi : – A bon ? Le tien aussi.

Lui : – Tu trouve ? C’est bizarre quand-même non ?

Moi : – Effectivement.

Lui : – J’ai l’impression de t’avoir déjà vu quelques part.

Moi : – Pareil pour moi.

Lui : – Où est-ce ?

Moi : – Je t’ai vu dans un fantasme.

   Silence… L’Autre sourit. Je souris également. Je tente de garder un air « normal ». Ne pas montrer à l’Autre l’émerveillement ressenti. J’essaye de changer de sujet en envoyant de la musique. L’étranger coopère.  Le temps passe. Le visage est encore en face de moi.

   On ne parle que rarement.

Moi : « – Bon, je te laisse là, je dois sortir j’ai quelques courses à faire.

Lui : – D’accord, bonne journée.

   Je coupe la conversation. J’allume une cigarette. Je pars m’allonger sur mon lit. Il fait chaud. Je tente de dormir un peu. Je n’y arrive pas. Le visage me « hante » un peu. J’essaye de lire un bouquin. Toujours rien. Le même visage. Je m’habille. Je pars chez Nina.

                                                                                                                              *                     *                   *

   Au café. On parle de l’ennui. Je discute activement. La discussion se prolonge. Je m’ennuie. Une envie discrète, incomprise : je veux rentrer. Je le fais. J’ouvre mon ordinateur. L’étranger est là. Je ne pars pas vers lui. Il vient vers moi. Nous discutons. Je lui demande qu’on se revoie virtuellement. Il ne refuse pas. Le visage est de nouveau devant moi. Le même. Je cherche un défaut (raison absurde de vouloir trouver un défaut).

   Rien.

   Il se fait tard. Mon corps commence à être fatigué. Je regarde encore le visage de l’Autre. Lui aussi commence à être fatigué. Il faut dormir. Je salue l’étranger. Je sors fumer une cigarette dans le jardin.

@ Rawand Ben Mansour
@ Rawand Ben Mansour


Nicotines: La pagaille – 3

                                                                                                                                                                                                                                          30 Juillet 2010

Je me suis réveillé avec des piqûres dans le cœur.  Ça m’arrive assez souvent. Je ne donne aucune importance à ce genre de malaise. Je me donne des explications hâtives, toujours selon les contextes. Je lie fréquemment cette douleur à la grosse quantité de cigarettes que je fume, à leur qualité aussi. Je me dis aussi que j’ai peut-être dormi plus qu’il le fallait. ça me fait mal. Je change de position. Essayer de me rendormir. Aujourd’hui, j’ai choisi la première explication. Je veux dormir encore. Je n’ai rien à faire, pourquoi ne pas dormir alors ? Le changement de position n’a rien résolu. Je bois un peu d’eau fraîche. Je fume une cigarette. Je recherche encore le sommeil, en vain. Aucune échappatoire face à cette douleur. Je sens mon cœur abattu entre mes os. Je respire longuement. J’écrase mon cœur contre le matelas afin d’atténuer les piqûres. Ça fait de plus en plus mal. Ai-je dépassé le temps nécessaire de sommeil ?  Je quitte mon lit. Je sors au jardin respirer un bon coup d’air frais. Il fait un peu noir. Ça ressemblerait au crépuscule. Il est 19h.

Je ne trouve pas mon téléphone. Je le cherche avec passivité. Toujours rien. Mes amis ne peuvent me contacter que sur cet engin. Je continue l’action  avec la même nonchalance. Cela me fatigue. Je rejoindrai mes amis au lieu habituel de nos rencontres. Il est presque 20h. Ils seront tous là-bas. Je pars à la cuisine prendre mon petit déjeuner.  Ma mère n’y est pas. Elle vient chaque semaine passer une nuit ou deux chez moi. Là, elle est sûrement chez elle en train de préparer le dîner dans un vacarme presque assassin. Je profite du silence apaisant qui envahit ma cuisine. Je prépare mon café, je pars chercher mon paquet de cigarette. J’allume mon ordinateur. Je commence à discuter avec l’étranger de l’autre jour. On parle depuis presque deux semaines, quotidiennement, et ça commence à devenir une habitude. Je ne connais toujours pas son visage. Lui non plus. Une relation spectrale qui m’enchante légèrement. A quoi bon vouloir connaître les traits physiques de cet étranger ?

On sonne à la porte. C’est Fonna qui passe me chercher. Je ferme l’ordinateur sans informer le spectre. Je m’habille. On sort. Dans la voiture, une musique me fait penser absurdement à l’étranger. Peut-être qu’il m’avait envoyé une fois cette chanson ? Je ne sais plus. Le surgissement mental de cet inconnu me dérange. Fonna est silencieuse. Cela ne fait qu’augmenter mon irritation. Je commence à bavarder. Faire sortir Fonna de son silence. Faire fuir la légère présence de cet inconnu dans mes pensées.

On arrive au café. Il fait bon. Il est presque 22h30. Toujours la même monotonie étouffante. Le même endroit, la même boisson, presque toujours la même table, les mêmes visages. Ici, on ne se tait guère. On parle, on parle jusqu’au pur bavardage.

*         *              *

Fonna passe la nuit chez moi. Nous sommes dans le jardin. L’aurore commence à prendre la relève. Les étoiles disparaissent peu à peu. Il fait  toujours bon. Pas loin de nous se trouve mon diplôme de fin des études supérieures, mal rangé. Une étape a été franchie. Nous succédons à une étape suivante, inconnue. Nous sommes là pour une pause. Récupérer pour terminer la vie. Nous sommes jeunes et fatigués déjà de vivre. quel pathétisme!. Il nous a fallu un espacement temporel pour un peu de recul. Interroger le passé, l’analyser, le comprendre et le dépasser. Et ce n’est pas une entreprise facile. Nous sommes en plein pagaille. Pas de temps au répit. Des projets futurs bombardent nos têtes. Des interrogations infinies engendrent l’étourdissement. A défaut de contrôle, il faut reposer du moins nos corps : bien dormir, bien manger, bien boire.

Hier, j’étais sur cette même terrasse, sur la même chaise, avec Nina.  Y. me manquait. Ce soir, il me manque encore…peut-être…je ne sais pas. Je ressens l’oubli de la mémoire. A quoi sert de se souvenir ? Je tente la lute contre l’affreux retour des images. Je nie la nécessité (évidente) de la mémoire…Je ne l’ai pas vu depuis sept mois. Petite privation. J’ai passé deux ans auparavant sans le voir. J’ai connu son absence. Je la connais encore.

Je le connais depuis trois ans. J’étais la personne qui ne sentait pas. Aucun besoin de l’humain. Je donnais mon corps pour répondre à des instincts qui sortaient de je ne sais où. Mon corps vagabondait dans des endroits presque toujours inappropriés.  Je l’ai vu pour la première fois sur une photo .Une sensation ineffable (avec du recul, je la nommerai désir) dont j’ignorais l’existence s’empara de moi. Aucune explication  n’a pu concorder avec les vagues inconnues qui traversaient mon corps. Mes yeux fixaient sa figure comme on fixerait un extraterrestre. Je commençais à voir. Auparavant, je ne voyais pas (ou peut-être je ne voulais pas voir). Devant moi, le visage d’un homme que je ne connaissais pas, l’ami de mon amie. J’étais une passivité. Aucune problématique cérébrale. Je ne pensais point à l’amour. Je l’attendais encore moins. Aucune réflexion faite sur ce sentiment. Il était là, entourant mon quotidien. Je le voyais chez les voisins, dans les rues, dans les films, dans des livres, dans ma maison.  Jamais en moi. Une évidence qui ne nécessitait pas une méditation. Quelque chose qui viendrait un jour, ou peut-être non.

Voir une tête, la contempler et sentir une brûlure dans tout le corps…c’est ainsi que j’ai quitté mon quiétisme, involontairement.

Je n’ai revu la figure que six mois après, en vrai. Par surprise. Aucun avertissement, aucune alarme qui aurait signalé sa présence dans l’endroit où je rejoignais mes amis.  J’ai mis mon corps sur une chaise, la seule qui était libre, juste à côté de lui. Je perdis alors la capacité de proférer un mot. Aucun contact ne nous a unis, à part celui des yeux. J’étais absent par sa simple présence. Nous ne nous étions retrouvés la deuxième fois, sur un lit. Depuis, nous nous sommes retrouvés que sur des lits, parfois rangés, d’autres fois désordonnés. Son corps était à coté de moi, allongé, presque nu. Je le contemplais et ça me rassasiait. Première expérience de ce genre : être à côté d’un corps que je voulais. On ne formait un « nous » que sur le lit. Entre une parole froissée et une autre meurtrière, nos corps s’y réunissaient.

Nous, êtres humains, ne sommes sincères que sur les lits. Là où toutes les paroles du monde s’anéantissent pour laisser libre jeu au langage du corps. Nos organes revêtent alors l’allure des mots. Nos mains explorent des terres vierges, redécouvrent infiniment ces mêmes terres. Nos lèvres dégustent des choses interdites. Nos yeux observent des corps bien faits, tantôt inachevés, tantôt abîmés. Les mots n’ont plus lieu d’être. Se taire devient un acte de jouissance.

Je ne regrette aucun moment passé sur ces lits avec Y.  Il faut que je brûle tous ces lits qui gardent encore son odeur. Il faut que j’écrase tous ces meubles qui risqueraient de me garder attaché à lui. Y. a dit qu’il aime une personne. Conséquence déductive : Y ne m’aime pas.

*                  *                         *

Il est 6h.  Fonna n’a pas changé de posture, ni de visage. Elle est encore loin, noyée dans ses pensées. Je propose qu’on aille se coucher. Elle ne refuse pas. Dans le lit, le processus de rumination ne s’arrête point. Tenter de récapituler le passé juste avant de dormir. Ouverture gratuite de plaies en cours de cicatrisation. Désir audacieux de noyer des images d’antan. Nécessité d’abîmer des desseins antérieurs. Obligation de brûler les foyers nostalgiques. Je ne veux rien. Tout a été dit. Tout a été consommé. J’annulerai sa présence dans mon langage. Toujours commencer par ceux qui nous regardent. Faire oublier aux autres que je pense à lui, histoire de ne plus penser à lui. Un changement d’attitude me demande. La métamorphose s’annonce nécessaire. Je me tourne vers Fonna. Je l’enlace, puis je ferme les yeux.

@Rawand Ben Mansour


Nicotines: La pagaille – 2

                                                                                                                                                                                                                                               Juillet 2010

 

   Je me suis réveillé à dix heures.  Cela ne fait pas partie de mes habitudes. Aucune obligation. Aucun devoir. A quoi bon se réveiller aussi tôt ? Hier (aujourd’hui serait le terme approprié) je me suis couché vers six heures. Quatre heures de sommeil. Je me suis réveillé sans aucune lueur de fatigue, frais. Je vais à la cuisine rejoindre ma mère pour notre rendez-vous quotidien. Une habitude : prendre le petit déjeuner avec ma mère. Aujourd’hui, je modifie l’habitude. Je rejoins ma mère, portant dans mes mains mon ordinateur. Aucune raison apparente n’expliquerait ce geste. Je n’ai ni cours à réviser, ni mail à envoyer. J’emmène quand-même mon ordinateur au rendez-vous. Je m’assieds, prenant place face à ma mère qui fumait sa deuxième cigarette. A peine ai-je pris le temps de réchauffer mon café qu’elle fut contrainte de sortir pour quelques courses non urgentes. Je reprends ma place. Aucune pensée aux environs. Un cerveau presque vide.

   J’allume mon ordinateur. Un message. Je ne l’ouvre pas. Aucune curiosité pour voir l’expéditeur, encore moins le contenu. Je mets de la musique tout en pensant à ce que je pourrai faire de ma journée. J’allume une cigarette. La signalisation du message clignote encore. J’ouvre le message : « Bonjour », venu tout droit d’un inconnu. Un pseudonyme point commun. Aucune photo pour identifier la personne. Je réponds avec mollesse. Quelques minutes. Un autre message. Je réponds avec le même désintéressement. Une discussion banale commence à prendre forme. Quelques petites questions triviales auxquelles ne succède aucun intérêt. Un échange automatique dépourvu de toute curiosité.

   Aucune bizarrerie de ma part. Je n’arrive toujours pas à accéder à la compréhension existentielle de ces connaissances virtuelles. Je connais quelques personnes qui pratiquent ce genre d’échange humain. Ils m’ont conseillé l’expérience, exaspérées peut-être par ma solitude presque éternelle. Je ne donnais pas ouïe de façon complète à leur proposition. Je m’inventais peut-être des excuses : ce n’est pas spontané. C’est trop étudié. Bref, la liste des raisons que je pouvais présenter, et que je présente encore, est bien longue : j’évoquerai l’artifice, le manque d’authenticité, l’ennui, le désespoir…

   Je m’adonnais rarement à cette activité sans le moindre sérieux. Mon entrée dans ce monde à été parrainée par une amie qui cultivait bien les fruits de ses recherches. J’acceptais l’accès sans rien dire. Je devais chercher en premier lieu un pseudonyme qui cacherait mon identité réelle. Selon quelle logique choisirai-je ce surnom ? Aucune réflexion à l’horizon. J’ai fini par accepter la proposition de N., sans pour autant être d’accord avec son choix. Venait ensuite une étape très intéressante : remplir un formulaire concernant ma taille, mon poids, la couleur de mes cheveux et de mes yeux, mon style vestimentaire, mon mode de vie, mes orientations sexuelles, si je fume ou non, si j’ai un piercing ou non…Bref, une gamme d’indications qui donnerait à l’autre une bonne raison de venir vers moi. J’étais devenu un produit. Il ne me manquait plus qu’un code-barres (envie que j’ai encore d’un tatouage sous la forme d’un code-barres sur la nuque).  Tout au long de la démarche, je gardais un visage neutre, évitant le dégoût (je garde toujours cette figure dans les situations que mon cerveau n’accepte pas facilement).  Vient l’ultime étape : un champ vide à remplir. Un descriptif de ma personne, quelques mots avec lesquels j’attirerais l’autre. Second degré de dégoût. Toujours le même visage neutre, incapable de formuler une pensée. J’ai laissé libre choix à mon amie. Depuis mon entrée dans ce monde, je n’ai repris cette activité que très rarement, poussé par un ennui très pesant. Fuir la monotonie des jours et des visages par une chose non voulue. Jamais une discussion n’a pris suite. Aucun dialogue n’a laissé place à un intéressement. Je vivais entre deux niveaux : un monde virtuel sans aucun enchantement et un autre réel, gorgé de quotidien.

   Un autre message. Une discussion se tisse. Un étranger à l’autre bout avec qui je parle d’études. Echange fort banal. Ma mère n’est pas encore rentrée. Le même étranger est encore là. On échange quelques idées et appréciations sur la littérature. On parle de Voltaire, de Kundera. On évoque Barthes et Camus. Je commence à prendre mon aise avec cet inconnu. On s’échange quelques fragments littéraires, quelques titres musicaux. On a presque les mêmes goûts.

                                                                                                                   *                 *                *

   Quinze heures. Dehors, il fait chaud. J’ai envie de nager. J’appelle Fonna. Aucune réponse. Je prends un livre. J’entame la lecture. Quelques pages dépassées, l’étranger me vient à l’esprit. Un passage qui ferait bon exemple dans notre discussion antérieure. Je souris. Je réécris le fragment. Je l’envoie à l’inconnu.

    Je sors, comme tous les jours, prendre un café avec mes amis. Modification de routine : on change de café. On quitte l’espace usuel sans aucune raison évidente. Une nouvelle habitude accompagnera le nouveau lieu. Bouleverser la routine pour tomber dans une autre. Les heures deviennent longues. Une morosité circule dans l’air. Les têtes tentent de déjouer l’ennui. Le bavardage prend forme. Parler pour cacher. Parler pour dire l’abattement. Second niveau d’ennui : on décide de boire quelques bières. C’est le soir.

   Je rentre tard chez moi. Je reste dans le jardin. Je fume une cigarette. Je me prépare à un lendemain pareil. Aucune motivation. Aucune nouveauté. Rien à signaler à part ce rien. Une monotonie affreuse qui se prolongerait peut-être sur plusieurs mois. Pourquoi donc retracer ce vide ? À quoi bon m’interroger sur les raisons qui me pousseraient à écrire cette vacuité ?…Rien

@ Rawand Ben Mansour
@ Rawand Ben Mansour

.

 


Nicotines: La pagaille – 1

                                                                                                                                                                                                                                      10 Juillet 2010

Recomposer son vécu par des mots. Auparavant, je ne pensais jamais pouvoir le faire. J’osais même parfois me moquer de certains amis qui tenaient des journaux. Un journal intime ! Quel foutre ! Ecrire chaque moment de son existence, médiocre soit-elle.

Je me moquais.

Chaque soir, généralement sur son lit, une petite lampe juste à côté pour rendre la scène plus intime, on tenait  le petit journal et on y gribouillait quelques notes. Le matin : les cours, le lycée, les amis. L’après-midi : les cours, le lycée, les amis. Le soir : une sorte de résumé sous forme d’une pensée philosophique.La même chose, quotidiennement. On écrit l’ennui, la solitude, la non réciprocité d’un certain amour ; le manque, le désir…

Et je me moquais.

Quelle arrogance que de tenir un journal intime. C’est ce que je pensais. Jamais l’idée d’un certain bienfait scripturaire n’a traversée ma tête. Moi, je ne sentais rien. Aucune envie non assouvie. Aucun désir orphelin. Pourquoi alors allais-je écrire ?

Là, ce que je ressens s’appelle achèvement. Le bordel mental dont je souffre quotidiennement, entre chaque réveil et chaque sommeil m’est insupportable. Sans aucune conviction, je décide donc d’écrire, faute de récepteur.

Alors, quoi dire ? Par où commencer ? Le matin, je n’ai rien fait. Le lit sur lequel j’ai laissé mon corps était plus actif que moi. L’après-midi, pareil. Le soir, j’ai dîné, pas plus.

Qu’est ce que je vais noter ? Il faut quand-même écrire quelque chose ! Je cherche…

Je risque l’explosion si cette pagaille ne cesse pas. Désordre : toutes les idées sont là, dans ma tête.  L’indifférence commence à s’installer, accompagnée d’un léger mépris. Deux mois en avant, le mépris que je sentais était plus imposant. Là, c’est l’insouciance qui prend la relève. La fin.  Y n’a jamais été présent. Moi par contre si. Je l’étais. Ce n’est pas juste. Moi qui adore tout ce qui est juste, je décide de ne plus voir Y.

Jamais.

Là, la chaise où je suis assis me fait un peu mal au dos. Je ne peux pas écrire sur le lit et je n’ai même pas de quoi faire une lumière tamisée. J’écrirais peut-être demain.


Prologue de la frustration

B.  est l’auteur de ce qui suivra. Il est assez jeune, son âge intéresse peu. Son physique est fort banal. La quotidienneté habite son corps. Ses études ne vous intéressent en rien. Son métier encore moins. La seule chose qui pourrait être relativement captivante chez B., c’est les fragments de son journal, trouvés par hasard dans la maison que je viens de louer. Je ne connais point B. Je l’ai vu une seule fois, sur la photo qui décorait la cheminée du nouveau salon.

Je vous livre là, les traces scripturaires d’une portion de la vie de B. C’est avec ces quelques lignes, inscrites sur l’enveloppe jaunâtre qui contenait les fragments, que ma curiosité à été déclenchée :

Ceci n’est pas une histoire d’amour. Loin de ça.  Ça ne doit pas être compris comme une déclaration, encore moins que comme une preuve. Ceci n’est rien.

Rien n’a été inventé. Aucune fiction ne contrôle le pas démesuré de l’écriture. Ceci à été pensé.

Tentative hasardeuse de boucler une Chose. Étayage de pensées au gré d’événements. Expertise de contrôle à coups non certains.

C’est l’écriture qui prend le large de l’inconscience. Ce sont des mots qui balbutient l’incompréhensible fixation.

Inutile de dire que je n’ai pas modifié «  la chose ». Tout est présenté dans sa virginité initiale. J’ignore quand est-ce-que B. a commencé à tenir son journal. Je ne sais même pas s’il a été écrit dans cet ordre ou pas. C’est ainsi que je l’ai trouvé et c’est comme ça que je vous le livre.

Pourquoi ? Je l’ignore moi aussi. Je vous le livre, c’est tout. J’aurais peut-être dû le confier à la famille de B. Personne n’est venu récupérer ses affaires. Je suis là depuis presque un mois. Le propriétaire de la maison n’a pas voulu s’en charger. L’espace est déjà assez petit. Je ne sais même pas comme a-t-il pu y vivre. Ses affaires occupent toute une pièce. Je vous le donne peut-être alors avec l’espoir que quelqu’un vienne reprendre le tout.