Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED

Beyrouth-Paris: Ô sang innocent !

Le monstre s’est déchaîné. Cette nuit, il a encore frappé. Nourri du sang des beyrouthins, il est allé étancher sa soif à Paris !

De part et d’autre de la Méditerranée s’élèvent les mêmes cris, coulent les mêmes larmes, le même sang innocent.

Au nom de Dieu, les explosions ont retenti. Au nom de Dieu, les tirs ont fusé. Allah Akbar!

Allah Akbar! Mon Dieu est Grand, Miséricordieux, Clément.

Allah Akbar! Mon Dieu est Amour, Sagesse, Générosité.

Ô sang innocent; ô sang des hommes, des femmes, des enfants; mon Dieu est Grand, Tout Puissant.

Ô Humanité choquée, révoltée, meurtrie; ne vous trompez pas d’ennemi.

Ils usent de ma religion pour masquer leurs traits, pour justifier leurs crimes. Ayez le courage, et l’honnêteté, d’écarter une fois pour toute ce bouclier.

Dévoilez au grand jour les vils desseins qui les animent. Osez montrer du doigt ce monstre sans foi, maître de leurs cœurs, de leurs corps; qui les minent.

Ô noble sang innocent, réclamez, avant de sécher, que la tête du vrai serpent soit coupée.

 


Il « pleure » dans mon pays

Depuis cette nuit, le ciel de mon pays pleure toutes les larmes de son corps meurtri. Il pleure son chagrin, son dégoût, sa honte.

Il a longtemps tonné, et entonné, mille cris de détresse, mille appels au secours.

De gros nuages gris se sont formés, petit à petit, et se sont nourris de la rage des uns, du désespoir des autres; puis ont obscurci un horizon qu’on devine à peine, derrière une foule de petits bateaux : coques légères sur un large tombeau.

Puis cette nuit, la pluie est arrivée sur les villes, sur les vitres et sur les toits. Entre les maisons, coulent des rivières qui charrient ordures et déchets que dame Négligence a patiemment amoncelés.

Il pleut sur ma ville et « il pleure dans mon coeur ». Je ne sais que trop la cause de cette langueur…

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Photo tirée de Facebook (collectif « vous puez »)

 

  

ordures

 

 


Message d’amour (1)

─ Samira… Ya Samira…
​La jeune fille sursauta et lâcha la pince à linge qui tomba à ses pieds. Elle la fixa du regard : le bout cassé, le fil de fer rouillé… Se concentrer sur les détails l’aidait à retenir sa respiration. Elle se figea et ne se baissa pour la ramasser que lorsqu’elle fut sûre que sa petite sœur avait rejoint sa mère qui s’impatientait.
​D’une main habituée, elle retira une à une les autres pinces qui retenaient la vieille nappe fixée en guise de rideau à la lucarne du grenier. Un faible rayon du soleil de cette fin d’après-midi était au rendez-vous. Il pénétra dans la pièce, caressa son visage pâle puis se promena longuement d’un bout à l’autre de la minuscule pièce au plafond bas. Certains jours, il ramenait une bouffée d’air frais, chargée des parfums de la rue, qu’elle happait à pleines narines. Le luxe.
​Elle colla son corps frêle au mur et posa ses deux mains sur les barreaux. Elle ferma les yeux et pria que l’attente ne fût pas longue.

​La porte d’entrée claqua. Même plongée dans sa rêverie, elle ne pouvait manquer ce bruit, cette sonnerie d’alarme qui annonçait soit le départ matinal du père et du frère, soit leur retour en fin de journée. Cette porte s’ouvrait et se fermait rarement pour d’autres raisons.
En quelques secondes, l’ouverture fut rebouchée et les pinces retrouvèrent leur place. La jeune fille descendit quatre marches et se retrouva à la porte de la cuisine. Elle s’y engouffra et se trouva vite une occupation.
Elle entendit les deux voix masculines arriver derrière elle, poursuivre leur discours et s’éloigner de nouveau, ignorant sa présence. Ce qui l’arrangeait bien. On n’avait pas remarqué le tremblement de ses mains ni le rythme fou de sa respiration.
─ Nous recevrons bientôt les directives. Avise-toi de rester discret. Ne prends aucune initiative.
─ Dammi am yighli ! Mon père, ils nous provoquent sans arrêt et …
​Le père l’interrompit d’un geste et renversa d’un coup de pied la table basse, signifiant par là que le sujet était clos.
​Elle ne quitta pas son poste devant l’évier en vieux marbre blanc mais elle imagina sans peine le frère, serrant les poings et les dents, ravalant sa colère. La porte d’entrée qui claqua lui confirma ce qu’elle avait bien deviné : le jeune adolescent furieux était parti exprimer ailleurs son mécontentement.
​La scène était familière. Sans s’être jamais concertés, les autres habitants de la maison savaient qu’ils devaient se montrer discrets pour le reste de la soirée. Sa mère n’apparut point. La jeune fille et sa petite sœur, l’innocente Samira aux longs cheveux tressés, s’affairèrent pendant quelque temps dans la cuisine. Le repas servi sur un plateau dont on ne devinait plus la couleur fut posé sur la table basse, devant le « dieu de la maison ». L’éternel meuble avait été remis sur ses pieds, solide, têtu.
​Bientôt, des voix sourdes et une musique confuse jaillirent du petit poste de télévision. Lorsque le ronflement du père se joignit au concert, elle envoya Samira ramener le plateau et ordonna à l’enfant d’aller dormir. Elle lava la vaisselle, rangea la cuisine et respira à fond avant de remonter au grenier.

D’un geste machinal, elle écarta le linge qui la séparait du monde extérieur. Là, il faisait déjà nuit. De la rue mal éclairée, lui parvenaient des bruits de pas, des chuchotements. Elle n’avait pas besoin d’un grand éclairage pour distinguer les pieds des passants gravissant le grand escalier qui jouxtait son observatoire. Les souliers usés, poussiéreux de ceux qui montaient du souk en disaient long sur leur longue journée de travail. Elle y distinguait, collés à la semelle, des restes de légumes et de fruits pourris. Elle y lisait le même labeur, la même endurance. Mais elle ne devinait point s’ils étaient d’ici ou de l’autre région. « Les premiers sont les nôtres », songea-t-elle. Pour quelle raison, les derniers étaient voués à rester les autres, elle n’en savait rien.

♦♦♦♦

« Sandwich battata à votre goût, maallem Hamid ! lança-t-il d’un trait.
Puis il ajouta :
─ Soyez généreux en ketchup.

Maallem Hamid ne répondit point. Il se contenta de hocher la tête. Son sourire se noya sous sa grosse moustache blanchie par le temps. Il était sûr de satisfaire tout le monde.
Depuis déjà vingt, voire trente ans, il répétait inlassablement les mêmes gestes. Il régnait à lui seul sur son kiosque encastré dans la muraille qui touchait au grand escalier. Il avait toujours été là. Il faisait partie du décor. On le saluait d’un geste ou on s’arrêtait pour bavarder un peu avec lui le matin. A ce moment, on ne risquait pas de le déranger.
Il commençait sa journée en douceur, épluchait une dizaine de kilos de pommes de terre, les lavait, prenait même le temps de les égoutter avant de les découper en fines lamelles d’une épaisseur étrangement identique. Vers midi, il était moins disponible pour écouter les rumeurs ou pour commenter les dernières nouvelles du pays. A ceux qui gravissaient les marches de l’escalier, dans les deux sens, il adressait quelques mots, souvent incompréhensibles mais toujours sincères ou un geste de la main. Il répondait invariablement à tout le monde. Il les connaissait tous : ceux d’en bas et ceux d’en haut, comme il détestait les appeler. Sa clientèle « cosmopolite » faisait sa fierté.

Le vieil homme ne se lassait pas de lancer ses frites dans l’huile bouillante. Il les regardait d’un œil expert, savait bien le moment précis où il fallait les retirer, dorées croustillantes. Il les déposait dans un large plat en métal puis les soulevait de ses doigts tremblants sans se soucier de se brûler à l’huile encore trop chaude et les alignait avec dextérité sur un morceau de pain arabe. D’un geste machinal, devenu presque un tic, il s’essuyait la main sur le bas de son tablier, aussi vieux que lui. Il saisissait une bouteille en plastique déformée par l’étreinte de ses doigts. En un clin d’œil, il la renversait, la serrait à l’intérieur de sa paume et la balançait au-dessus de son chef-d’œuvre qu’il noyait de sauce rouge sang. En un tour de main, il enroulait le tout dans un papier brun et le tendait au client qui le dévorait déjà du regard.

─ Tfadal… tfadal…
Sa voix parvint au jeune homme comme venant d’un autre monde.
─ Qu’est-ce qui t’arrive, Bilal ? Sahten ya ebn l ghali.
Le fait qu’on lui rappelle sa généalogie tira au jeune homme une grimace. Fallait-il qu’on lui parle de son père juste au moment où il allait entamer son déjeuner-dîner. Il en eut l’appétit coupé. Il tourna le dos au vieil homme sans le remercier, fit quelques pas et s’arrêta pour manger, debout, adossé au mur de pierre. Manger pour remplir son estomac vide qui criait famine il y a quelques instants. Manger pour s’occuper, pour oublier sa fureur, pour ne plus penser. « Remplir le ventre et vider la tête », songea-t-il.
Un bruit de pas le fit retourner. Il reconnut sans peine la silhouette qui arrivait à sa hauteur. Hoda, la belle Hoda. Sirène dans sa longue jupe bleue. La tête basse, les yeux rivés vers la terre comme le voulaient les bonnes mœurs, elle montait discrètement les marches à côté de sa mère. Sa vue lui faisait toujours le même effet : une décharge électrique qui le prenait à la nuque, courait le long de sa colonne vertébrale et paralysait ses membres. A chaque fois, ça ne durait que quelques secondes où il se sentait vidé de ses pensées, de son énergie, seul au monde face à sa bien-aimée. Mais le retour à la réalité était toujours très dur. L’alliance qui brillait au doigt de la jeune fille l’aveuglait. Il détourna son regard et ravala un cri qui resta coincé au fond de sa gorge. Il regarda autour de lui et tout lui parut insupportable : l’odeur de friture alourdissant l’air qui semblait ne plus vouloir s’infiltrer dans ses poumons ; la lumière blafarde de l’ampoule du kiosque… Il lança son sandwich à peine entamé par terre, juste au pied d’une poubelle métallique presque vide que la municipalité avait installée là et juchée assez haut pour que le passant n’ait pas à se baisser ni à se donner une quelconque peine… Mais qu’importe, son repas trônait déjà sur un monticule de déchets de toutes sortes.
Bilal ne pouvait pas se soucier de la propreté de la ville. Qui s’en souciait d’ailleurs ? Mille pensées tourbillonnaient dans sa tête mais il n’écoutait qu’une seule voix. Celle de son père, le jour où le verdict était tombé.
« Bilal n’ira plus à l’école, c’est indiscutable. Au diable son brèfé. A quoi lui servira ce bout de papier ? Il me rejoindra au magasin. J’ai beaucoup de mal à servir tous les clients. Les employés me volent. Porter les caisses de légumes me brise le dos et… et… »
Ce jour-là, Bilal n’avait entendu aucun des arguments de son père. Il n’avait voulu rien écouter. Recroquevillé dans un coin de la maison, la tête dans les mains, il n’avait qu’une seule pensée. Et cette pensée allait vers Hoda. La jeune fille, elle, irait à l’école, aurait son brevet et, du coup, il ne serait plus digne d’elle.
Et il était loin de se tromper. Tout se savait dans cette région. Hoda réussit, à la première session. C’était en juin dernier. Et elle ne tarda pas à se fiancer à un jeune homme qui, lui, n’était pas un ignorant remplissant des sacs de tomates et de concombres à longueur de journée. Son prétendant présentait, pour la deuxième année consécutive, son bac technique. Il finirait par réussir, ou pas, peu importe… Il avait décroché Hoda, la belle Hoda.

♦♦♦♦

Elle soupira, laissa son regard errer le plus loin possible. A gauche, à droite… rien, ou plutôt, personne. Non que la rue fût déserte, mais celui qu’elle attendait ne donnait tout simplement pas signe de vie.
Elle inspira à fond. L’air qui effleura ses narines, remplit ses poumons, ne lui ramenait pas le parfum de son bien-aimé. Les patates de maallem Hamid s’entêtaient à masquer toutes les odeurs.
Elle devinait, sans l’apercevoir, le kiosque du vieil homme. Celui qu’elle attendait se serait-il arrêté là ? Elle se perdit dans ses pensées. Mais, bien vite, elle secoua la tête, comme pour chasser les idées noires. Il ne manquait que ça, se sentir en concurrence avec un sandwich de pommes de terre frites !
Elle quitta le grenier et alla se jeter sur sa couchette. Elle ne se sentait même pas la force de se changer. Elle se serra contre la petite Samira, la fleur de cette maison triste, de cette vie fade et ferma les yeux.
De la chambre d’en face, lui parvenaient les cent pas de sa mère. Les pauses marquaient régulièrement les moments où cette femme rongée d’inquiétude s’arrêtait au niveau de la fenêtre afin de balayer la rue du regard.
La jeune fille s’endormit. Elle n’entendit pas le frère rentrer. Elle ne le vit pas passer devant la porte de sa mère, sans y jeter un coup d’œil. Elle dormait déjà, d’un sommeil tourmenté de rêves étranges, lorsque cette dernière se décida enfin à fermer ses yeux rougis, une prière aux lèvres.

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Parfums d’enfance

Je n’y ai plus mis les pieds depuis plus de 20 ans. L’endroit n’est pas perdu. Il m’est donné, au moins une ou deux fois par semaine, de faire un petit détour du côté des vieux souks, de virer à gauche au lieu de rouler tout droit, pour voir apparaître la maison de ma grand-mère.

Mais, j’ai décidé de ne plus y revenir, pas sans elle. Donc, plus jamais.

Je n’ai pas connu les lieux du temps où mon père, mes tantes et mes oncles y ont grandi. Pourtant, chaque recoin me renvoyait l’écho de leurs voix, leurs éclats de rire, ou était-ce la voix de ma grand-mère qui racontait, sans doute plus pour elle que pour moi, les mêmes scènes de sa vie.

Elle était déjà vieille, très vieille, quand elle m’y emmenait. Je revois ses cheveux blancs frisés dont quelques boucles dépassaient de l’écharpe immaculée nouée sous son menton. Agée de cinq ans, je m’accrochais à sa main, trottais sur le gravier du chemin qui y conduisait. A huit ans, je l’y devançais, courant sur la pointe des pieds afin de ne pas écraser les fourmis. Ces petites bêtes étaient mes amies. C’est grâce à elle que nous avons fait connaissance. Elle connaissait tout sur elles : les fissures de la façade extérieure par lesquelles elles sortaient, les murs en pierres des maisons voisines qu’elles longeaient… Elle m’a appris à les guetter, à observer patiemment leurs interminables allers-retours, à émietter le pain pour les nourrir…

Son trousseau de clés m’a toujours fascinée. J’admirais sa capacité à retrouver, sans regarder, rien qu’en les tâtant de ses longs doigts ridés, les quatre clés qu’elle glissait l’une après l’autre, allant de bas en haut, dans les serrures de la vieille porte d’entrée. En bon gardien d’un trésor dont elle était seule à connaître les secrets, elle ne confiait à personne ces clés qu’elle glissait d’un geste rapide dans un petit sac en toile attaché à son cou et enfoui précieusement sous ses vêtements…

Elle poussait lentement la porte d’entrée, restait plantée sur le seuil pendant de longues minutes, murmurant une prière…

Une fois à l’intérieur, je pouvais passer des heures le nez collé contre cette porte dont les planches, aussi fatiguées que la vieille propriétaire des lieux, se relâchaient à plusieurs endroits. Je ne sais quel amusement je trouvais, enfant, à y glisser mon regard. Je me hissais sur la pointe des pieds, les doigts plantés dans le bois pourri dont je gardais des traces sous les ongles. Le dos tourné à ma grand-mère qui s’affairait en silence, la rétine éblouie par le soleil qui éclairait la cour extérieure, je guettais les passants dont je ne voyais que les jambes. Je tentais de deviner, à leur façon de s’habiller et de se chausser, d’où ils venaient, où ils allaient, s’ils étaient jeunes ou vieux… Je roucoulais, inventais à voix haute toutes sortes d’histoires sur leur compte…

Au bout d’un moment, c’était sa voix qui me ramenait à la réalité. J’allais la rejoindre dans ce gouffre en pierres qui ressemblait plus à une grotte qu’à un logis. A ses côtés, je n’avais plus du tout envie de parler. Il m’arrivait même de retenir ma respiration. A chaque visite, c’était comme si je découvrais les lieux pour la première fois.

Tout dans cet endroit me fascinait.

Les bougies allumées par ma grand-mère et collées à la roche des murs, se consumaient lentement et faisaient ressembler la pièce principale à un merveilleux ciel étoilé. Il n’y avait là aucun meuble, pas même une chaise. Je dessinais, dans ma tête, ceux que ma grand-mère me décrivait : les canapés en fer forgé et leurs coussins à fleurs, la table basse en forme de triangle et le vieux coffre dans lequel, racontait-elle, tous les habitants de la maison rangeaient leurs habits de fête. Les autres habits, ceux que l’on portait pour aller au marché, à l’école ou au travail s’empilaient, paraît-il, à l’étage, sur une grande table, recouverts d’un grand drap qu’on lavait et parfumait régulièrement. C’est là-haut que tous dormaient, petits et grands, dans deux chambres contigües. Je ne m’y suis jamais aventurée. La vieille dame m’en interdisait l’accès.
« Prends garde, me répétait-elle, l’escalier est trop vieux. Les marches sont cassées à plusieurs endroits. » Ces marches, j’en ai gravie une ou deux, peut-être trois, avant de redescendre au galop. Je les comptais du regard. Tantôt, elles étaient vingt-trois, tantôt vingt-sept ou même trente. A l’époque, je trouvais cela mystérieux et j’étais convaincue que ces modifications bizarres étaient l’œuvre du gros chat blanc, seule créature que j’ai vu entrer dans les chambres du haut. Ma grand-mère n’oubliait jamais de lui ramener de quoi manger et boire. Dès notre arrivée, nous le trouvions planté au pied de l’escalier. Il se frottait aux mollets de la vieille qui lui caressait le dos et la tête. Ce qui me rendait tellement jalouse…. La curieuse bête se restaurait, s’accordait encore quelques câlins et gravissait en quelques sauts les marches avant de disparaître dans un minuscule trou de lumière dont j’ignorais la source.

« Téta … d’où vient ce chat ? A qui appartient-il ? Comment peut-il monter là-haut sans se faire mal ? Que fait-il pour manger quand tu n’es pas là ? Téta… tu… tu… l’aimes, ce chat ? »

Elle me répondait à chaque fois d’une manière différente, de telle sorte que je n’ai retenu aucune de ces réponses qu’elle inventait sans doute pour me distraire. Pourtant, la dernière de mes questions, lui tirait, immanquablement, dans un éclat de rire, un : « C’est toi que j’aime ma petite bissé ! »

Et elle m’embrassait sur le front, puis sur les deux joues et me proposait de lui donner un coup de main.

Je comprenais alors qu’il était le moment d’aller dans la salle du trésor.

Cette pièce était sans doute la plus vaste, la plus aérée et la mieux éclairée de toute la maison. On y accédait en traversant un couloir, pas trop long et assez étroit. Une lucarne située légèrement au-dessous du plafond y diffusait une lumière douce. Depuis le seuil, un mélange d’odeurs remplissait mes petites narines, m’enivrait. J’avais l’impression de faire irruption dans un monde irréel, magique. Elle était tellement fière, ma grand-mère, de la forteresse parfumée qu’elle avait bâtie au prix de longues journées et d’interminables nuits sans sommeil. Elle pouvait se repérer les yeux fermés au milieu de son océan de bouteilles en verre.
A gauche, c’était l’eau de rose. On pouvait sentir dans ses cheveux, dans son cou et dans le creux de ses mains, le parfum des roses de Damas dont elle distillait les pétales pour fabriquer le précieux liquide.  A droite, c’était l’eau de fleur d’oranger, qu’elle préparait, me dit-on, mieux que quiconque au monde. Je m’inventais souvent des maux de ventre pour en boire quelques gorgées avant de me lécher les lèvres dans un soupir de satisfaction. En face, s’alignaient, en rangs serrés, une armée de bidons au ventre plein de mélasse de grenade. Le liquide épais était très foncé, aussi foncé que le bout des doigts de ma grand-mère. L’enfant que j’étais n’appréciait point le goût acidulé, bien que légèrement sucré de ce sirop. Ce goût s’associait sans doute dans mon esprit au martèlement de la cuillère que mon ancêtre tapait des dizaines, voire des centaines de fois, contre le fruit coupé en deux pour en extraire les graines ; au grincement aigu de la machine dont elle faisait tourner patiemment la manette afin d’obtenir un maigre filet de jus…

Elle ne savait ni lire ni écrire, ma grand-mère. Je ne l’ai jamais vue tenir de liste. Il lui suffisait de prononcer, comme une formule magique, le nom d’une personne pour se souvenir de ce qu’elle lui avait commandé :
« Deux bouteilles de may zaher et deux de may ward à Aïcha. Elle doit préparer les maamouls de la fête. Elle les fait bien à l’avance pour ne pas avoir à faire la queue au moment de les faire cuire au four d’Abou Jamil. »
« Trois bouteilles de debss remmen à Om Bassam. Elle les glissera dans la valise de son fils qui ne reviendra pas de sitôt d’Australie… »

La maison de ma grand-mère… c’est un livre qui raconte sa vie, la mienne, celle de mon père mais aussi celle de toute personne ayant eu, sur la langue, le goût de ces sirops auxquels se mêlait la sueur de son front.


Il était une fois, le Liban

Il était une fois, dans une montagne du Liban _celle qui fait face à la grande mer bleue_ un lopin de terre. Un petit lopin à la lisière d’une forêt couverte de cèdres aussi vieux que le monde. Sur cette terre, on avait fait bâtir une maison, celle-là que l’on reconnaissait à sa grande porte en bois de chêne. Un immense chêne aux branches noueuses, aux racines profondément enfouies dans le sol. Celui-ci qui était là, bien avant la maison et que l’on avait coupé pour la faire construire. C’était Ayoub qui l’avait bâtie. S’appelait-il vraiment ainsi ou était-ce en raison de sa patience et de son endurance qu’on lui avait collé ce surnom, lui qui avait taillé, transporté, posé l’une sur l’autre toutes les pierres de ces hauts murs blancs ?

Derrière ces murs, vécurent je ne sais combien de générations. Celles-ci avaient cultivé, tout autour de la maison, une vigne et une oliveraie. Deux champs qui avaient nourri généreusement, au fil des ans, enfants et petits-enfants.
En une année, nul ne saurait préciser laquelle, l’hiver se fit attendre plus que d’habitude et l’été arriva beaucoup trop tôt. La terre s’en offusqua, les champs s’en plaignirent et leurs arbres levèrent obstinément au ciel leurs longues branches stériles.
Enfants et petits-enfants courbèrent l’échine et suivirent la direction du vent. Ils s’en furent, de par le monde, traînant les pieds loin de ces murs, loin de ce toit.
Tous, sauf Ayoub, celui-ci à qui on avait donné le prénom _ou le surnom, que sais-je_ de ce glorieux arrière-grand-père; ainsi que son cousin qui _vous ne vous en étonnerez sans doute pas_ portait le même prénom. Pour ne pas les confondre, nous les désignerons à partir de là par Ayoub du raisin et Ayoub des olives car, comme leurs surnoms laissent entendre, l’un s’occupa de la vigne et l’autre de l’oliveraie.
La tâche ne fut point facile mais les efforts furent récompensés. Et ceux-ci qui pendant des années travaillèrent d’arrache-pied, à en perdre l’appétit et le sommeil, ne vinrent à se croiser qu’à de rares moments où, s’arrêtant pour reprendre haleine, se tournaient le dos pour continuer à suer, chacun de son côté.
Les grappes furent cueillies, les olives pressées. Au souvenir des sombres années, Ayoub de la vigne et celui des oliviers, chérirent leurs fruits et les enfouirent loin des regards, craignant d’en manquer. Chacun en priva son cousin et quand le reste de cette glorieuse descendance revint en réclamer, les disputes éclatèrent et la haine trouva son chemin vers cette montagne, vers ce lopin. Elle traversa la lourde porte de chêne et fit la loi dans cette maison où tous continuèrent de vivre, abrités par le même toit.
Ceux qui s’entouraient de grappes, en dégustaient à chaque repas, mais n’en enviaient pas moins, ces carafes pleines d’huile qu’ils apercevaient chez leurs cousins. Ces derniers en faisaient de même et ceux qui n’avaient rien en voulaient aux autres à qui ils reprochaient injustice et mauvaise foi.

Cette histoire s’était-elle achevée comme se terminent les jolis contes de fées?

Je n’en sais rien car, juste avant la fin, mon père baissait toujours le ton, se taisait puis reprenait à haute voix:

« Il était une fois, plusieurs fois même, dans une montagne du Liban, un lopin de terre… »


A bas mes principes!

Vous est-il déjà arrivé de renier vos principes, d’agir à l’encontre de vos convictions, de rejeter tout ce à quoi vous aviez cru autrefois?

 Autrefois…

Il y a eu beaucoup d’autres fois, comme cette fois; beaucoup d’autres soirs, comme ce soir…

Il y a eu beaucoup d’enfants: des filles, des garçons, des bruns, des roux, des blonds…

Il y a eu beaucoup d’autres appels dont je me rappelle, des petites voix qui se sont adressées à moi:

Madame, je vous en prie… ayez pitié de moi, je n’ai pas de famille. Madame, que Dieu vous protège, vous bénisse… que Dieu vous garde votre fils. Madame, vous avez l’air généreuse… aidez-moi et je prierai pour que vous soyez heureuse. Madame, achetez-moi ma marchandise… sinon, ce soir, j’aurai de mauvaises surprises. Madame, s’il-vous-plaît, rien que quelques billets… Dieu vous rendra tout ce que vous auriez payé.

Sur les trottoirs, dans les cafés, au milieu de la rue … ils sont partout. Semblables et différents.

Il y a les petits libanais. Trop pauvres pour aller à l’école, trop jeunes pour commencer à exercer un métier (mais, malheureusement, cela ne saurait tarder!), ils sont obligés de déambuler, de remplir leurs poches avant la fin de la journée.

Depuis quelques années, ce sont surtout des petits Syriens à l’avenir incertain. Ils se déplacent en bandes organisées (ou pas), vous attendent à la sortie d’un supermarché. Ils vous demandent l’aumône, ou alors de leur acheter cette marchandise que leurs petits bras transportent, de jour comme de nuit, sous le soleil brûlant comme sous la pluie.

… je réagissais comme ça:

Non à l’exploitation des enfants!

Non à ces mafias organisées!

Non à ce spectacle désolant!

Non à cette enfance privée de scolarité!

Autrefois, je tenais bon. Je fermais les yeux, je détournais mon regard. Je me faisais sourde. Je me faisais avare.

Bon, il y a cette fois  où j’ai acheté un cahier, des crayons, des couleurs et je lui ai appris à écrire son prénom et le mien. Il cachait le précieux matériel sous un banc, juste en face de l’université. C’est là où nous avions l’habitude de nous rencontrer. Jusqu’au jour où son frère, les sourcils froncés, est venu me crier qu’il  ne fallait plus le déranger!

Il y a eu ces autres fois où j’ai acheté une galette, des biscuits. Une bouteille d’eau ou de jus de fruits. Calmer leur faim, leur soif. Oui. Mais point d’argent! NON. Il ne fallait surtout pas devenir complice de ces adultes criminels, ces hors-la-loi, ces marionnettistes invisibles, sans coeur et sans foi!

Mais, ce soir…

Mais ce soir, tout a changé. En apercevant cet enfant, cette innocence brisée par la Guerre et par la vie, je n’ai pu m’empêcher de lui tendre quelques billets. A lui, au suivant et à l’autre encore qui, caché derrière une voiture, attendait son tour.

Venez, jeunes créatures! Plus jamais vous ne serez privés, ni de mon argent ni de ma pitié. Traînez partout où je serai, tombez-moi sous le nez. Mais surtout n’allez pas échouer, face au sable, dos au ciel, les habits mouillés, sur une plage puis sur les écrans de l’humanité!

 


Mireille au pays des merveilles

La voix du muezzin appelant les fidèles à la prière s’accompagna d’un remue-ménage qui lui était devenu familier : le matelas qui remuait sous elle, les draps repoussés qui venaient frôler son visage, la douce lumière qui éclairait la salle de bain, l’eau qui coulait et Walid qui murmurait… Elle garda les yeux fermés, compta les pas de son mari et devina le moment précis où la porte d’entrée devait se refermer dans son dos.

Elle resta allongée, se tortilla et s’étira longuement puis, se tournant vers l’oreiller tiède qui touchait au sien, y posa la tête et y enfouit son visage. Comme à l’aube de chaque nouvelle journée que la vie lui offrait, elle respira à pleines narines ce parfum unique que la peau de son homme laissait traîner longtemps après son départ. Et comme chaque matin, elle accompagna ce rituel du même questionnement. Avait-elle fait le bon choix ? Avait-elle eu tort de l’épouser malgré le refus obstiné de ses parents ? Connaîtrait-elle un jour ce regret, ces remords que lui avaient peints, à force de longues tirades, amis et voisins ? Voilà bientôt deux ans que ces questions venaient la hanter au réveil, comme on saisit un oiseau au vol. Et voilà qu’encore une fois elle se dérobait à l’assaut du passé et aux doutes de l’avenir. Elle porta deux doigts à son front, se signa et glissa un pied hors du grand lit.

Elle renonça à ouvrir la fenêtre. Quatre étages plus bas, adossée à la façade de l’immeuble, une montagne d’ordures remplissait l’air d’une odeur nauséabonde. Les camions poubelles n’étaient pas passés depuis plusieurs jours. La fermeture de la déchetterie de Naamé le 17 juillet et l’expiration du contrat de la société de gestion des déchets avaient transformé les rues de Beyrouth en une immense décharge à ciel ouvert. La canicule n’arrangeait pas les choses. Des nuées de mouches festoyaient en tournoyant au-dessus d’une cinquantaine de sacs de déchets dont la plupart, éventrés par les rats et les chats de la région, offraient un spectacle peu accueillant : des restes de nourriture enlaçant des bouteilles en verre et reposant sur un lit d’emballages de toutes sortes.

Mireille laissa le climatiseur ronronner dans la chambre dont elle referma la porte pour y emprisonner une dose d’air frais. La coupure du courant électrique n’allait pas tarder à la priver de ce luxe. Elle s’avança dans le couloir, pieds nus, se gardant de mettre de la lumière. Cinq heures avaient déjà sonné à l’horloge du salon. Surprendre les rayons de l’aube s’infiltrer clandestinement dans son foyer lui réchauffait le cœur et elle s’y adonna avec l’insouciance d’une enfant. Elle prépara le café sans se hâter et, lorsque la clé tournée dans la serrure l’eût avertie du retour du prieur du matin, elle le versa dans deux tasses en porcelaine sur lesquelles une amie avait peint les initiales des deux époux. C’était l’un des cadeaux de leur mariage auquel elle tenait particulièrement. Ces deux tasses qu’on croirait excessivement fragiles avaient survécu à leurs déménagements successifs. Elle identifiait à ces objets leur couple qui avait surmonté tant d’obstacles. Que n’avaient-ils pas fait pour braver les préjugés d’une société qui n’admettait pas la différence ?

Une main posée sur son épaule la tira à sa rêverie. Elle virevolta et se laissa aller au doux bercement des deux bras qui avaient encerclé sa taille. Il n’y avait personne d’autre dans la maison. Mais, depuis le temps où ils avaient habité chez les parents de Walid, puis chez des amis avant de s’installer dans leur propre appartement, ils avaient pris cette habitude d’échanger en chuchotant, dans les bras l’un de l’autre, leurs plans pour la journée. Mireille aurait voulu faire durer à l’infini ce moment, arrêter le temps et vivre le reste de ses jours accrochée au regard de celui qu’elle aimait.

« Ça pue, dehors ! » s’écria Walid en s’écartant d’elle pour saisir sa tasse de café fumant. Elle trempa le bout de ses lèvres dans la sienne et lui répondit : « Ça pue partout à Beyrouth ! Et dans le pays ! » Elle eut un moment de silence et, avant de plonger dans une longue méditation, se ressaisit et lança d’un ton moqueur : « C’est nous qui allons puer ce soir si tu oublies encore d’appeler Abou Youssef ! » Abou Youssef était le sauveur du quartier où il arrivait tous les matins au volant de son camion-citerne. Il y revenait même plusieurs fois au cours de la journée. Mais il était impossible de lui tirer un seul litre d’eau sans passer au préalable par sa longue liste d’attente. « Je n’oublierai pas ». Et il se baissa vers elle par-dessus la petite table carrée couverte d’une nappe rouge à petites fleurs blanches et appliqua ses lèvres sur son front. Il saisit au passage la télécommande et mit en marche la télé qu’il avait installée dans la cuisine contre son gré.

La voix de la présentatrice remplit les quatre coins de la maison. Elle fronça les sourcils et renonça à s’énerver. Elle avait épuisé tous les : « Quelle mauvaise idée de débuter sa journée par le journal télévisé ! » ; les « Ce sont les mêmes infos, les mêmes reportages d’hier soir ! » ainsi que les « Je vais débrancher cette télé et te l’envoyer dans un colis au bureau ! ». Walid en avait assez rigolé et, d’ailleurs, elle se surprit, de jour en jour, à prendre goût à cette immersion matinale dans la réalité du pays. Ce n’est qu’après le générique qui annonçait la fin du journal, qu’elle se leva pour rejoindre son mari, déjà habillé et prêt à sortir. « Pour la 27e fois consécutive, le Parlement libanais a échoué à élire un président de la République », récita-t-elle à son intention. Tout en parlant, elle ajusta le col de sa chemise puis en caressa les manches. Walid marmonna une réponse incompréhensible et étouffa un juron. Il n’était point surpris, les interventions étrangères continueraient de paralyser le processus d’élection ainsi que toute autre tentative de tirer le pays du chaos. Et puis, « à quoi peut-on s’attendre de la part de ces députés qui ont pris l’initiative de prolonger leur mandat ? »

Mireille se mordit les lèvres et s’en voulut d’avoir gâché l’humeur de son mari. Elle maudit le Parlement et cette loi électorale qui ne voyait pas le jour ; elle maudit surtout cette petite télé, fenêtre ouverte sur l’enfer. Mais, Walid n’avait pas fini de vider tout ce qu’il avait sur le cœur. « C’est la République-poubelle ! » lança-t-il, cria-t-il presque, en brandissant la Une du quotidien local qui traînait sur la table de nuit. Puis, d’un geste brusque, il le laissa sur le lit et posa dessus une liasse de billets. Toute à l’heure, frapperaient tour à tour à sa porte, Abou Youssef, maître du business des camions-citernes et Doumit, le propriétaire du générateur électrique, auquel elle devait payer les cinq ampères qui permettaient que sa maison ne plonge pas dans l’obscurité entre deux coupures du courant. « Pourvu qu’ils ne tardent pas à se montrer ! »

Elle garda pour elle le reste de sa pensée. Elle devait sortir assez tôt, continuer à arpenter les rues de Beyrouth à la recherche d’un emploi. Elle répondrait à toutes les offres publiées dans le journal qu’elle prendrait soin d’acheter avant de débuter sa tournée. Trois mois ont passé depuis qu’elle avait perdu son poste de vendeuse dans cette boutique dont le propriétaire avait décidé de regagner le Canada. Il avait tenu un an et demi, espérant que la situation politique, économique, sécuritaire… du pays allait s’améliorer. Puis, il avait fermé ses portes et il avait pris le premier avion en direction de Montréal, la laissant au chômage. Combien de temps tiendrait le budget de sa petite famille qui, comme tous les foyers libanais, devait payer deux fois, à une institution publique et une autre privée, le téléphone, l’eau et l’électricité ?

Perdue dans sa réflexion, elle n’entendit pas les dernières phrases de son mari. Mais à voir le sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres, elle comprit qu’il s’était efforcé de se détendre et de lui souhaiter une bonne journée avec ses mots tendres de tous les jours. Elle lui rendit son sourire et l’accompagna jusqu’à la porte contre laquelle elle s’adossa après l’avoir refermée. Elle ne lui avait pas parlé de l’invitation de ses parents. Elle s’était promis de lui en faire part au réveil. Pourquoi appréhendait-elle de plus en plus ces visites qu’elle faisait à sa famille en compagnie de son mari ? Walid s’y prêtait avec beaucoup de bonne volonté. Il avait sympathisé avec sa mère, établi des relations très respectueuses avec le reste de la famille. Et pourtant… Elle avait une idée très claire du tournant que prendrait la soirée.

Samedi soir, la bande serait au complet : oncles et tantes, cousins et cousines, sans compter quelques voisins, fidèles de la vieille maison de ce village où ses parents avaient l’habitude de passer l’été. Les rires fuseraient, les discussions iraient bon train et… tourneraient inévitablement vers la situation. On commencerait par demander des nouvelles de Beyrouth et des détails sur la crise des déchets. On s’informerait des manifestations et sit-in qui avaient lieu de plus en plus souvent dans la capitale. On évoquerait mille interprétations et autant de solutions-miracles. Puis viendrait le moment qu’elle redoutait le plus, cet instant où l’on commencerait à se lancer des accusations, à mettre sur le dos de l’Autre la paralysie du gouvernement et la corruption qui sévissait dans tous les secteurs. Les tons monteraient. Des chaises seraient poussées et il y aurait sans doute plusieurs personnes qui décideraient d’écourter leur visite… A ce moment précis, elle aurait envie de s’insurger, de les faire taire et leur crier : «  Vous puez !  »


Voir le monde à travers le regard d’un autre

Cela fait un peu plus de six ans que je regarde le monde à travers l’oeil d’un autre. Ceci dit, je dois préciser que mes propos ne sont nullement à prendre au sens figuré… 

 

Depuis près de six ans, je porte dans mon corps quelque chose qui a appartenu à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui est né avec, mais qui n’est plus…

Le diagnostic

Il y a six ans, j’ai subi ce que les spécialistes appellent une Kératoplastie ou, plus communément, une greffe de la cornée. C’est à cause de mon kératocône: une déformation de la cornée qui a pour conséquence une baisse progressive de l’acuité visuelle.

Credit: commons.wikimedia.org
M Credit: commons.wikimedia.org

 

A droite: simulation de la vision d'une personne atteinte de kératocône. Credit: wikimedia commons
A droite: simulation de la vision d’une personne atteinte de kératocône. Credit: wikimedia commons

A l’âge de quinze ans, je me suis aperçue que ma vision était devenue floue et que j’avais du mal à lire les traces écrites laissées par mes professeurs au tableau. L’ophtalmologue que j’ai consulté m’a présenté mon cas qui, a-t-il pris soin de me préciser d’emblée, pouvait fort éventuellement évoluer : la cornée s’amincirait progressivement et prendrait de plus en plus la forme d’un cône irrégulier. La part de ses paroles que j’avais pu comprendre à l’époque me revient jusqu’à ce jour : « Porter des lunettes serait inutile », « Il lui faut des lentilles spéciales… des lentilles dures« , « ce sera un peu désagréable, surtout au début « , « un jour, on sera peut-être obligé de lui greffer une cornée »…

Très désagréable, en effet, a été le port des lentilles dures : picotements, yeux rouges et envie pressante de se frotter régulièrement les paupières. Mais, ce qui était encore plus désagréable, voire plus angoissant pour moi, c’était la perspective de se faire ôter une partie de mon corps, si minuscule soit-elle, et de la faire remplacer par un corps étranger, que le mien pouvait possiblement rejeter.

J’ai retardé autant que possible cette ultime solution : espacer beaucoup plus qu’il ne le fallait les visites chez l’ophtalmo, consulter un nouveau médecin dès que le dernier sur la liste évoquait l’éventualité d’une opération… Mais un jour, j’ai dû me rendre à l’évidence. Avec moins de 1/10 de vision à l’oeil droit et un kératocône de plus en plus aigu, je n’avais plus vraiment le choix.

La greffe

Voilà, je devais subir la greffe. On m’expliqua la procédure avec des mots simples. On me rassura quant au pourcentage de réussite de l’opération. On m’assura que je pouvais retrouver une vie normale au bout d’un mois… et on me précisa que je devais passer en sortant au bureau de la secrétaire qui devait régler, avec moi, un certain nombre de détails.

Cette dernière m’informa qu’il fallait s’occuper à ce stade-là du greffon; se procurer une cornée et qu’il existait pour cela deux moyens: soit on m’inscrivait sur une LONGUE liste d’attente (attente qui pouvait durer des mois et des années) pour obtenir un greffon gratuit, soit j’achetais moi-même une cornée pour une certaine somme (dans ce second cas, et dès que la somme serait versée, je pouvais être sûre d’être opérée dans un délai qui ne dépasserait pas deux ou trois semaines). Elle prit soin de me citer les avantages de la seconde option: cornée importée des Etats-Unis et accompagnée d’une fiche descriptive qui garantissait sa qualité…

Comme j’étais dans un état de transe, à mille lieues de cette clinique et de ces calculs, ce fut mon mari qui répondit à ma place, qui paya la somme et qui s’occupa de toutes les formalités. Toutes les promesses furent tenues. Deux semaines plus tard, je reçus un coup de fil. Je fus hospitalisée le jour même. Tout se passa à merveille.  Ma vision s’améliora de jour en jour. Une fois le dernier point de suture retiré, la greffe ne fut plus pour moi qu’un souvenir lointain…

A qui dois-je ce miracle?

Puis un jour, six ans plus tard, en me regardant dans la glace, je suis comme tirée d’un long sommeil. Je m’observe et j’examine, comme pour la première fois, cet oeil qui est le mien, mais qui contient aussi une part de cet Autre que je n’ai jamais connu. Et je me surprends en train de formuler à mi-voix mille questions qui resteront à jamais sans réponse: Etait-ce un homme, une femme ? Un garçon, une fille? A quoi ressemblait sa vie? Avait-il (elle) une famille, des amis ? Un métier, des loisirs? Comment a-t-il (elle) trouvé la mort?

J’imagine mille scénarios à cette fin dont je connais à peu près la date. Dans mon esprit, défilent des images créées par mon imagination: des taches écarlates, des blouses blanches, un trou noir puis une lumière vive qui m’éblouit.

Je porte dans mon corps quelque chose qui a appartenu à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui est né avec, mais qui n’est plus. Six ans après ce miracle, je me promets qu’un jour mon coeur battra dans un autre corps.

Quelqu’un vivra, grâce à moi, alors que je serai loin de là…


Le français : un atout

La langue française a toujours été pour moi un atout, un «plus» dont je pouvais me vanter et qui me permettait de vivre ma singularité.

 

Quand d’autres se sentaient fières de leurs cheveux alors que les miens étaient toujours coupés court, façon ‘‘garçon’’, moi je roucoulais une suite de phrases dans ‘‘la langue de l’école’’ qui me valaient des regards admiratifs et maints encouragements. Quand d’autres montraient leurs jolies poupées aux robes bariolées, j’empilais mes livres, mes bandes dessinées que j’avais lus et relus jusqu’à les user. Quand, après de longues vacances, d’autres affichaient les photos de leurs voyages, de leurs sorties, moi je montrais les textes que j’avais écrits : poèmes courts ou longs récits… Bref, mon français faisait ma fierté, et celle de mes parents, il faut le dire. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de tout ce dont ils s’étaient privés afin que je sois scolarisée dans cette école où on apprenait, à merveille, le français.

Le français a toujours eu pour moi un statut très particulier

Il n’a jamais été une langue étrangère, ni tout simplement une langue de scolarisation. C’est une langue que j’ai découverte certes à l’école mais que j’ai aussi largement utilisée à la maison pour échanger avec ma mère. Cette dernière me demandait de lui raconter, en français, tout ce que j’avais vécu, appris… au cours de la journée. Plus tard, je le faisais à l’écrit dans un petit cahier. Je ne sais trop si j’ai vécu ces moments comme un calvaire ou comme une quelconque punition. J’en garde un très fort souvenir, mais auquel ne s’associe aucun état d’âme. Toutefois, je suis convaincue, aujourd’hui, que ce sont ces activités quotidiennes imposées par ma mère qui ont contribué à ce que je maîtrise, à perfection oserais-je dire, une langue qui n’est pas celle de mon pays.

Le français, langue apprise et enseignée

Depuis le temps de mes études scolaires, je griffonnais notes et commentaires, dans la langue de Molière, sur les cahiers de mes copines de classe. J’inventais des histoires que je recopiais une dizaine de fois, en essayant d’imiter les caractères d’imprimerie, et je les vendais à qui voulait les lire. Mes profs me félicitaient pour mon style fluide, pour mon français correct.  Après le bac, je n’ai donc pas réfléchi deux fois avant de m’inscrire à la faculté des lettres de l’université libanaise où j’ai fait mes études en langue et littérature françaises. Avant même d’obtenir ma licence, j’ai sauté sur la première occasion qui s’est présentée pour commencer à pratiquer un métier qui me passionne : enseigner le français. Cela fait quinze ans que j’enseigne dans cette langue que j’apprécie. J’aime bien mon métier. Je le fais avec beaucoup de plaisir. Or, mes rapports avec le français ne se sont pas limités au seul usage professionnel et scolaire.

Le français : moyen d’expression littéraire

Depuis le journal intime de la petite enfance, je n’ai pas arrêté de tracer, noir sur blanc, en grandes lettres cursives, mes joies et mes peines, mes rêves et mes craintes. Avec les années, j’ai vu ma plume glisser vers la fiction, d’abord pour déguiser ce que je ne voulais avouer sur moi, sur ma réalité, mon entourage, ensuite pour goûter au plaisir de créer un monde, des personnages qui ont chacun son histoire, mais qui reste bien souvent un peu la mienne J’écris surtout des nouvelles. Je raconte mon enfance, mon pays. Mes lignes sentent les fleurs d’oranger. Mes mots ont le goût des sirops préparés par ma grand-mère. Mes pages renvoient l’écho des bombes qui ont secoué les murs de ma ville et les éclats de rire des enfants qui fréquentent ses ruelles. Ce que je vis en arabe, je le transcris en français.

Curieux, peut-être. Mais, c’est ma réalité.

C’est en français que je raisonne et que je formule le mieux mes idées. C’est dans le répertoire de ma langue de scolarisation que je trouve, sans effort, les mots pour exprimer ce que je ressens et les moyens d’agencer mes récits.

 

La francophonie : un enrichissement culturel

Il n’y a pas très longtemps, j’ai découvert un nouvel apport que pouvait me prodiguer la langue française. Ayant participé à un concours, j’ai en effet été sélectionnée afin d’adhérer au projet « Mondoblog », plateforme qui « contribue au dialogue des cultures et au développement de contenus francophones de qualité sur internet. […] Il s’inscrit dans le cadre des missions de l’Organisation internationale de la francophonie qui œuvrent pour la promotion et la diffusion de la langue française dans le monde et valorisent la diversité culturelle. »

Depuis, la langue française a pris un nouveau sens pour moi, je dirais plutôt que l’usage que j’en fais n’est plus le même. Depuis la création de mon blog j’ai commencé à communiquer avec des personnes du monde entier, des personnes, pour la plupart comme moi, dont la langue vernaculaire n’est pas le français. Or, grâce à cette langue, nous reflétons chacun sa culture, rapportons les événements qui se passent autour de nous, décrivons nos préoccupations… Cet échange n’aurait pas été possible sans cette langue que nous avons en commun et qui nous offre la chance d’un enrichissement culturel mutuel.


Résurrection

Un grincement, puis, comme un roulement de tambours qui se termine dans un fracas. Je le connais par cœur, ce bruit. Mais, chaque matin, c’est pareil. L’ouverture de la vieille porte rouillée me glace le sang. Est-ce qu’il est voulu ce bruit, en guise de réveille-matin ? Ils n’ont donc pas compris qu’il était impossible de trouver le sommeil dans ce trou… et que nous sommes déjà réveillés, bien avant leur arrivée !

Tout doit se jouer aujourd’hui… ou demain

Comme d’habitude, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Tout doit se jouer aujourd’hui… ou demain.

Dès que les rayons du soleil pénètrent dans la pièce, je promène un regard angoissé sur tout ce qui m’entoure. Si je ne suis pas bientôt choisie, je finirai dans ce coin-là, comme les autres… J’ai des frissons dès que j’y pense. Le cauchemar ! Depuis quelque temps, il hante même mes journées. Je me vois, étouffant parmi les déchus, froissée, dépouillée de ma dignité; tantôt flottant à la surface, guettant une planche de salut, tantôt envoyée au fond, asphyxiée par la puanteur de ceux qui m’écrasent, aveuglée par l’obscurité qui m’entoure.

Je garderai longtemps le souvenir de mon arrivée dans ce lieu : l’embarquement brutal, le grand container ballotée par les vagues, le coup brutal qui m’a envoyée par terre, serrée à mes compatriotes. Ce n’est qu’au bout de deux jours que l’idée est venue à notre nouveau propriétaire de nous sortir. Tout est nouveau et bizarre autour de nous. Or, mon regard est tombé d’emblée sur le bac du coin. Ce cimetière que je redoute depuis le premier jour.

Toutefois, après tout ce que j’ai vécu ici, je ne vois plus très bien à quoi ressemblait ma vie, AVANT. Des fois, les souvenirs reviennent par bribes, surtout la nuit. Je suis sûre que, dans le passé, j’avais des « papiers », une identité… Je revois parfois le sourire de la personne qui m’a portée pour la première fois. J’étais, sans aucun doute, une « favorite », car je me souviens d’avoir été témoin de grandes occasions. A quel moment les choses ont-elles commencé à tourner mal ? Pourquoi a-t-on décidé de m’abandonner ? Je semble avoir laissé cette période de ma vie dans un gouffre profond, car il ne m’en reste presque rien… Un trou noir, aussi noir que le fond du bac du coin…
Comme chaque matin, la grosse voix rauque commence son concert. On entend, entre deux quintes de toux, rythmées par une boule de salive crachée à nos pieds :
« Entrez madame… l mahal mahallek !
« Venez voir mademoiselle, ekher mouda !
« Nos prix sont imbattables ! Enna l faïr malek !

Nous sommes observés, examinés… collés à des corps malodorants

Et le magasin se remplit. Des foules curieuses arrivent. Nous sommes observés, examinés… arrachés aux cintres, collés à des corps malodorants. On nous regarde encore et puis, on décide soit, dégoûté, de nous laisser dans un coin, soit de nous enfoncer, après un long marchandage, au fond d’un sac « noir » lui aussi. Tous ceux et celles qui ont quitté n’ont jeté aucun regard en arrière. Ils sont partis avec l’espoir d’une meilleure vie. Et ceux qui restent n’ont qu’à espérer de partir à leur tour avant qu’un nouveau paquet n’arrive. Les nouveaux arrivants sortiront au grand jour, étireront leurs membres et prendront place sur les cintres. Alors que tous ceux qui n’auront pas eu la chance d’être élus sont lancés, avec des gestes de rage et maintes malédictions, dans le fameux bac du coin. Là, on est cassé, comme les prix proposés à la foule pour la convaincre de nous emporter.

Un bruit familier me tire à ma rêverie. Un petit cognement, comme quand on frappe discrètement à la porte de son amant ; suivi d’un bruissement léger. Ma place privilégiée à la porte du magasin me permet de la voir arriver de loin. Et je me demande à chaque fois, avec un brin de malveillance qui me fait encore rougir, qui tente de rattraper l’autre, son pied droit ou le bout de sa béquille ?

Ce n’est pas une dame comme les autres

Ce n’est pas une dame comme les autres. Elle ne ressemble en rien aux autres clientes. Il me semble avoir rarement entendu le timbre de sa voix. Mais je me souviens de son regard perçant qui balaie les lieux. Et je la revois s’approcher de nous, nous examiner tous, sans que nous ayons à quitter nos places. Elle nous écarte, l’un après l’autre, d’un geste discret, on dirait une caresse. Je guette les coins de sa bouche, ses sourcils qu’elle fronce légèrement quand elle aperçoit un bouton cassé, une poche décousue ou un ourlet qui pend… Une experte ! Elle fait son choix, sans hésiter ; paie, sans marchander et disparaît.

Je m’y connais. Je les observe toutes et je m’amuse à deviner leur histoire personnelle. Celle-ci a deux enfants, deux garçons bien turbulents, je parie. Les pantalons, ils n’en ont jamais assez. Cette autre a une fille, ou rêve d’en avoir une, je ne saurais le dire. Elle regarde avec envie les jolies robes à volants, les petites jupes fleuries… Mais, elle n’en achète jamais. Telle autre accouchera dans quelque temps… La liste est interminable. Imaginer leur vie, leur inventer des noms, des qualités et des défauts m’empêche parfois de broyer du noir et me fournit, chaque jour, une nouvelle dose d’espoir. Mais, au fond de moi, c’est elle que je souhaite accompagner. La dame à la béquille.

Indéchiffrable, elle m’inspire mille questions auxquelles je trouve rarement des réponses. Elle achète tout, les jupes comme les shorts, les petites tailles comme les grandes, à croire qu’elle les collectionne. Cette idée, qui suscite des éclats de rire autour de moi, me traverse l’esprit comme une brise matinale, si rafraîchissante. Ce qui est sûr, c’est que cette dame sent le respect, le goût… et je ne sais quoi de bien plus profond encore.

Voilà, enfin, elle est là. Je suis dans ses mains. Elle me tient, me lisse, me plie soigneusement et me range dans son cabas…

Comme tous les autres, je n’ai pas regardé en arrière, mais je sais qu’ils donneraient tout pour être à ma place !

Libre. Enfin.

Délicieux est le goût de la liberté. Délicieux est le parfum de ce savon doux qui traverse mes mailles. Délicieuse est sa voix qui me parle.

Je l’écoute. Ses projets, ses calculs… je n’y comprends pas grand-chose. Mais, le fait qu’elle les partage avec moi me suffit, me comble.

« La fin ne justifie pas les moyens, baaref . »
Elle soupire.
« La vie est dure. Le médecin, le boucher, le directeur de l’école, kellon ma byerhamo . »
Sa voix s’étrangle.
« Est-ce ma faute si tu es parti trop tôt ? »

Le cadre cloué au mur demeure muet, comme moi qui ai pourtant envie de lui raconter ma vie, lui crier que, moi non plus, je n’ai pas choisi mon destin.

Mais, les confidences s’arrêtent là. Elle se lève et nous quittons la pièce ensemble. Bercée par le rythme de ses pas. Heureuse, je plonge dans un sommeil profond.

A mon réveil, le décor a changé. J’ai à peine le temps de promener mon regard autour de moi et de m’apercevoir que tous les autres sont là, eux aussi. Lavés, parfumés, emballés, rangés…

Je suis déjà bien loin quand, dans le coin de sa boutique, elle note dans son cahier : chemise à fleurs, 50 000 livres.


Voilà à quoi ressemble Alzheimer

Ce n’est pas la première fois que je tombe sur cette vidéo postée sur Facebook et qui montre une vieille dame en chemise de nuit, plantée devant l’écran de sa télé, adressant cris et injures aux acteurs d’un feuilleton égyptien. La vieille s’acharne à alerter l’héroïne du feuilleton que son mari la trompe et qu’il est sur le point de s’emparer de sa fortune. La personne qui filme la scène, sans doute avec son téléphone portable, se fait un plaisir d’entrer dans le jeu, exhortant l’aïeule à interpeller la femme dupée et à lui dénoncer le complot. La pauvre dame double d’efforts (et de gros mots!), gesticule, saute sur place, s’approche de l’écran puis s’en éloigne…

 

La vidéo est accompagnée d’un rang d’émoticônes : des visages qui sourient, qui s’esclaffent ainsi que du titre, supposé sans doute alléchant:

Voilà à quoi ressemble Alzheimer!

Je ne comprends pas qu’on puisse trouver du plaisir à se moquer de la sorte d’une vieille personne!

 

A mon avis :

 

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont le tissu cérébral est devenu imperméable aux sentiments humains;

-Est atteinte d’Alzheimer toute personne qui a oublié les règles de base du respect de la dignité des autres;

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont les neurones ont dégénéré au point de légitimer l’irrespect des malades âgés ;

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont les fonctions mentales se limitent à l’ironie et au mépris de son prochain.

Si vous êtes d’accord,

partagez!


TRANSIT

Vous est-il déjà arrivé de croiser une personne, une parfaite étrangère qui décide de vous faire des confidences sur sa vie, son passé, ses projets d’avenir ? Une rencontre furtive, mais inoubliable. Témoignage vrai d’un drame toujours actif…

Nathalie…

En lui tendant le plat chaud que j’avais insisté pour lui offrir, je me rendis compte que je ne connaissais même pas son prénom. Alors, je le lui demandai tout naturellement. Ma question déclencha un fou rire qu’elle interrompit pour me répondre : « Je m’appelle Nathalie. »

Nous avions échangé quelques phrases la veille, et ce matin encore, manifesté la même impatience devant le bureau de l’employé qui était supposé nous tenir au courant de toute nouveauté. Nos dossiers étaient complets, tous les papiers demandés avaient été joints à la demande de visa, mais nous en étions toujours à la case départ. Le serveur censé transmettre nos empreintes digitales au siège du ministère des Affaires étrangères était tombé en panne. Toutes les démarches s’arrêtaient là.

 Le 1er étage de la *** dont les bureaux étaient consacrés aux demandes de visa se retrouva désert ce jour-là. Les rendez-vous de la journée avaient été annulés. Les personnes qui avaient longuement attendu la veille et qui étaient revenues à la charge le lendemain reçurent mille excuses. On pouvait soit retirer son dossier et prendre un nouveau rendez-vous, soit… attendre. Les deux solutions ne pouvaient me convenir. Je devais être en Italie dans moins de deux semaines pour une cérémonie de remise de prix. Chaque jour de retard diminuait mes chances d’y être à temps pour l’événement.

Je ne voulus rien entendre aux remontrances de l’agent de sécurité qui gardait l’entrée ni aux explications du directeur responsable auprès duquel je manifestai toutefois un brin de patience. Il était compréhensif. Cette qualité me touchait toujours. Il me confirma que mon cas était « urgent » et qu’il était sur le point d’entrer en contact avec l’ambassade pour en discuter…

Je soupirai de soulagement et regagnai mon siège. Au moins, une lueur d’espoir. Devant moi, me tournant le dos, la jeune blonde ─ fausse blonde, devrais-je dire ─ tenait sa tête entre les mains. Ses jambes étaient prises d’un tremblement nerveux. Je l’observai pendant quelques minutes.

« C’est parce que je suis syrienne… »

« Ça va ? » lui demandai-je, tout simplement.

Son grand sourire démentait son bouillonnement intérieur. Son visage me sembla serein. Seule la trahissait sa main qui passait et repassait dans ses cheveux et finissait par triturer le bout de sa fine tresse. Elle se leva et me fit face. Elle s’approcha de moi et prit place à mes côtés. Nous avions toutes les deux besoin de bavarder, question de peupler ce silence que le bourdonnement du climatiseur rendait plus lourd.

« Quelle sera votre destination, en Italie ? » Je ne trouvai rien d’autre à lui demander. « Nulle part » me répondit-elle. Je crus qu’elle se moquait de moi et décidai de mettre un terme à cette conversation, lorsqu’elle poursuivit : « Je vais rester deux heures à l’aéroport de Rome. Ensuite, je pars au Venezuela ».

 Je ne comprenais rien du tout.

« Cela s’appelle une escale, non ?

─ C’est parce que je suis syrienne… »

Je lus dans ses yeux que sa phrase devait m’éclairer sur sa situation. Mais elle dut comprendre mon ignorance, car elle ajouta :

« Depuis les événements, les pays européens se montrent très vigilants. Bon nombre de mes compatriotes arrivent dans leurs aéroports, se débarrassent de leur passeport et… » Là, j’avais tout compris ou presque. Elle parla comme les gens de son pays

Je n’aurais pas cru, sans qu’elle ne me le confiât elle-même, qu’elle n’était point libanaise, comme moi. Elle parlait le libanais très correctement, pratiquement sans accent. Mais, dès qu’elle m’eût dévoilé sa nationalité, elle laissa libre cours à son dialecte. Elle parla comme les gens de son pays, comme ces soldats qui avaient si longtemps envahi le mien. Mais ça, je ne pouvais pas lui en vouloir.

          « Allons manger un morceau, me lança-t-elle. Je connais une boulangerie dans le coin… » Décidément, elle ne finissait pas de me surprendre. Comment pouvait-elle connaître si bien les lieux ?

          Je l’accompagnai volontiers. L’endroit n’était pas très loin. Une modeste boulangerie comme il y en avait partout dans nos villes. Des murs recouverts de carrelage blanc, ornés de photos en couleur censées stimuler l’appétit des clients et les guider dans leur choix. Nathalie en montra une du doigt : un morceau de pâte rond, recouvert d’une dizaine d’ingrédients dont je ne retrouvai plus tard que la moitié dans son assiette. Pour ma part, je me contentai d’un manouch[1] au thym.

Le propriétaire des lieux faisait presque tout. Il prenait les commandes à la caisse installée dans un coin, puis il passait au four. Toutes les spécialités, préparées à l’avance, attendaient d’être cuites.

          La jeune femme se dirigea vers l’une des trois tables installées sur le trottoir et y prit place. Je l’y rejoignis.  Elle commanda deux tasses de thé qu’un petit garçon de huit ou neuf ans apporta sur un plateau rond. Je les entendis échanger quelques paroles, des plus banales : « Deux tasses de thé, e’mol maarouf[2]  », « Tekrami settna[3]. »  Ils parlaient la même langue, avec le même accent. Ils étaient arrivés dans mon pays sans doute pour les mêmes raisons, car je vis briller au fond de leurs yeux une même lueur où je décelai, tour à tour, fureur, tristesse et  nostalgie.

          Dès que l’enfant eût le dos tourné, j’exprimai la pitié qui me serrait le cœur. Je regrettai aussitôt mes paroles en voyant son regard devenir aussi dur que le ton sur lequel elle me lança : « Ce n’est pas un mendiant. »

Alors qu’elle s’attaquait à son petit déjeuner avec un appétit d’ogre et que lui, se dirigeait vers une autre table, je les observai tour à tour. Ils se ressemblaient et pourtant, tout les séparait. Tous deux avaient passé les frontières, fuyant un pays déchiré par la guerre. Tous deux étaient déracinés et ne pouvaient espérer regagner, avant longtemps, leur terre natale. Or…

Lui, je ne saurais me tromper là-dessus, était fils d’une famille nombreuse, l’une de ces milliers de familles de réfugiés arrivées au cours des deux dernières années. Il faisait, comme ses frères, ses cousins, ses voisins… tous ces petits travaux qu’on leur offrait volontiers en échange d’un salaire dérisoire.

Je me retins d’exprimer à haute voix ma compassion, mes interrogations concernant l’avenir incertain de ce garçon et de beaucoup d’autres que je croisais tous les jours, un bouquet de roses ou un paquet de mouchoirs à la main…

Aussitôt qu’il eût disparu, je me tournai vers elle, dont le passé, le présent et l’avenir demeuraient un mystère pour moi dont la curiosité ne cessait d’augmenter.

Une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser

Elle semblait lire dans mes pensées. J’eus en effet droit à une tirade qui raconta si bien, et en quelques mots, une enfance heureuse à Alep ; le divorce de deux parents qu’elle chérissait ; des études scolaires achevées tant bien que mal ; un poste d’hôtesse dans un grand hôtel de sa ville…

J’eus l’impression que son récit allait se terminer là, car elle marqua un long temps de silence avant de poursuivre : « C’était un vendredi, j’étais sur le point de prendre l’ascenseur quand tout est parti en poussière… » Je n’entendis rien à la suite de sa phrase. Tout en parlant, elle avait dévoilé une épaule dévorée par une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser.

Puis ce fut son arrivée à Beyrouth ; sa mère laissée au pays auprès d’une grand-mère qui était décidée à ne pas quitter sa maison, même si c’était au prix d’y mourir carbonisée, écrasée, déchiquetée… Elle prononçait ces derniers mots avec le sang-froid de quelqu’un qui avait côtoyé la mort, ce qui n’ôtait toutefois rien à l’émotion qui voilait son regard.

« Je ne veux pas mourir, pas maintenant, pas de cette manière. Je vais rejoindre mon père au Venezuela. Il a tout fait pour que je quitte le pays. Avec lui, je ne risque rien. »

Elle jeta un regard vers son poignet et ce fut comme si les aiguilles de sa montre lui avaient transmis un ordre tacite, une injonction dont je ne compris pas les raisons. Son récit s’arrêta là.

Tourner la page

Je m’interdis de parler. Je le sentais, j’en étais même sûre à ce moment, que c’était plutôt pour elle que pour moi qu’elle venait de tout raconter. Elle avait sans doute senti le besoin de relire une dernière fois ces épisodes de sa vie avant de … tourner la page.

Elle se leva et je l’imitai sans réfléchir. D’un geste de la main, elle me pria de me rasseoir, me tourna le dos en s’éloignant.

Je ne cherchai point à la retenir, ni à la suivre. Je partis à mon tour et fis seule le chemin de retour en direction des bureaux ***.  Je ne la revis plus et ne sut jamais si elle avait réussi à se poser dans l’aéroport de Rome comme elle l’avait fait dans ma vie.

[1] Snack libanais constitué d’un morceau de pâte recouvert de thym ou de fromage.

[2] S’il-vous-plaît.

[3] Formule de politesse prononcée pour signifier à une dame qu’elle sera servie telle qu’elle le souhaite.


Cent vingt minutes

En passant la porte d’entrée, elle fredonnait encore le refrain qui passait à la radio au moment où elle avait garé sa voiture. Elle lança ses clés dans le vide-poche. Le trousseau heurta le bord de la table basse et retomba sans bruit sur le tapis. Elle se baissa pour le ramasser. La table ronde, en merisier massif, et le vieux tapis écarlate, précieux héritages d’une arrière-grand-mère faisaient sa fierté. Elle effleura au passage le bois égratigné, caressant un reste de peinture sous lequel transparaissait un labyrinthe de cernes. Combien de fois, enfant, s’était-elle amusée à les compter, relevant le défi de deviner l’âge de ce morceau de bois. Se doutait-elle à l’époque qu’elle s’y accrocherait un jour comme à une planche de salut ; qu’elle refuserait , malgré les remarques désobligeantes de ses amies et les regards ironiques de ses visiteurs… de changer le décor de ce coin de sa maison dont le reste de l’ameublement criait la modernité !

Elle tourna le dos et rejoignit en quelques enjambées la cuisine dont il lui suffisait de passer le seuil pour qu’un système sophistiqué d’éclairage et de climatisation se déclenchât automatiquement. Un coup d’œil rapide à sa montre lui confirma qu’elle était en retard.

17 h 55

Ses invités allaient bientôt arriver. Le menu qu’elle s’était promis de préparer à leur intention ornait la porte de son frigo. Elle devait se mettre au travail. En même temps qu’elle s’affairait devant un comptoir en forme d’îlot, flottant au centre de la grande cuisine, elle se concentra sur les battements de son cœur qui s’affolait chaque fois qu’elle ne se sentait pas maîtriser une situation. Elle s’efforça de donner à sa respiration un rythme raisonnable.

Avec un peu de chance, ils seraient retardés par un bouchon à l’entrée du centre-ville. Ils s’arrêteraient chez un fleuriste, hésiteraient sur le choix d’un bouquet de roses ou de tulipes… Josiane, telle qu’elle la connaissait, traînerait chez son libraire. Elle causerait longtemps avec lui et ils décideraient ensemble s’il fallait lui offrir, cette fois, un livre de recettes, un recueil de poésies ou, qui sait, la biographie d’un chef de guerre…

Cette pensée lui arracha un sourire. Ses étagères croulaient sous les  bouquins ainsi choisis, au gré de l’humeur de ces deux vieux camarades dont les relations ne finiraient pas de l’intriguer.

18 h 40

Son téléphone portable vibra légèrement dans la poche de son tablier. Nouveau message : « Empêchement de dernière minute. Désolée pour le retard. A tout à l’heure. Et l’incontournable bizzzzzzzz qui servait de signature à Charlotte dont les messages ressemblaient invariablement à ceci : Retenue d’urgence au bureau. Bizzzzzzzz. Ou, ne m’attendez pas. Bizzzzzzzz. »

Elle soupira en admirant les plats qui s’alignaient sur le comptoir. Avec la table et le tapis, le taboulé faisait partie de cet « album de famille » qui avait survécu à sa jeunesse au pays. Elle s’enorgueillissait de réussir cette délicieuse salade, riche en couleurs et en saveurs, qui l’entraînait, le temps d’une bouchée, au-delà de la Méditerranée.

« Deux brins de persil, quelques dés de tomates et Bériz est à toi ! » avait lancé sa mère, il y a près de quinze ans.

19 h

Elle calculait tout, organisait tout, préférait ne rien laisser au hasard. Elle se faisait un point d’honneur à mettre de l’ordre dans sa vie, mais jamais dans sa garde-robe. Son regard se perdit dans les entrailles d’une armoire en bataille. Elle en tira une robe légère, fendue dans le dos, fleurie à volonté et l’y enfouit à nouveau. Elle finit par piocher un jean délavé et un long t-shirt gris avec, pour seul motif, une tour Eiffel en contre-plongée.

« N’oublie pas de me ramener la tour Eiffel ! Pas la vraie… évidemment », avait ajouté ce jour-là sa mère qui s’était esclaffée en regardant, d’un air embarrassé, les oncles, tantes, cousins, voisins venus souhaiter un bon voyage à sa fille et qui risquaient de la prendre pour une ignorante.

Ce fut la première chose qu’elle acheta, le lendemain de son arrivée à Paris. Cette tour Eiffel, haute de vingt centimètres trônait, depuis, aux côtés d’un vide-poche en faux limoges, au-dessus d’un vieux tapis où éclatait la fantaisie orientale dans toute sa splendeur.

Quinze années. Chaque instant, en s’écoulant, en avait effacé un autre. Les premières années, elle avait écrit de longues lettres, envoyé des dizaines de cartes postales. Puis, elle avait demandé qu’on lui envoyât  le tapis. Elle y passa de longues nuits, assise, allongée, recroquevillée… Puis arriva la table. Fétiches qu’elle emportait à chaque déménagement.

19 h 20

On sonna à la porte. Elle ouvrit, salua, sourit… Elle s’assura que tout le monde s’était installé confortablement, offrit à boire à chacun. Son esprit était en mode veille. Des bouts de conversation lui parvenaient, mais elle n’y comprenait rien, comme si elles avaient été prononcées dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Ce n’était, certes, pas sa langue maternelle; mais cela faisait une bonne quinzaine d’années qu’elle respirait, mangeait, s’endormait, se réveillait… dans cette langue.

Elle quitta le salon et revint vers la porte d’entrée. Elle saisit le morceau de papier froissé qu’elle avait laissé sur la table, avec son trousseau de clés. Un rectangle blanc  : 7 x 15 centimètres. Une liste en petits caractères noirs au recto. Des messages publicitaires au verso. Un ticket de caisse de rien du tout, comme on pouvait en avoir des dizaines au fond de son sac à main, de ses tiroirs ou de la boîte à gants de sa voiture.

La date imprimée dessus l’avait fait sourire le matin même. Elle en avait plaisanté avec la caissière qui s’était crue en devoir de lui présenter des excuses.

« Les machines, c’est comme ça madame. Ça vous lâche à n’importe quel moment. On a beau s’en croire les maîtres, du moment où on les fabrique et où on les programme. Mais, pour moi, elles sont tout à fait imprévisibles. » Et elle lui proposa de patienter, le temps que le problème soit réglé et qu’un nouveau ticket avec la date exacte du jour où l’on était soit imprimé.

C’était parfaitement inutile. Elle sourit, remercia et se dirigea, les bras chargés, vers sa voiture. Derrière le volant, elle reprit le papier et l’observa longuement. 26 mars 2029. Elle avait acheté ses biscuits, son fromage, ses savons… dans quinze ans ! Jour pour jour.

19 h 40

Ses invités criaient famine. Elle se ressaisit, enfonça le ticket dans la poche de son jean et courut vers la cuisine. Elle transporta un à un les plats savamment décorés et les posa devant une bande affamée qui roucoulait d’admiration. Les canapés de crème de saumon à l’avocat, les bricks au fromage de chèvre et à la ciboulette, les champignons farcis au camembert… et pour couronner le tout, un délice de taboulé qui, comme l’avait prédit sa mère, avait su séduire les plus gourmets.

Il avait suffi d’un bout de papier, d’une erreur banale pour que tout remonte à la surface. Le visage de sa mère, ses paroles… le passé, le pays. Aussi n’attendit-elle pas le départ de ses amis.

19 h 55

Elle entra dans sa chambre, posa sur son lit une valise en cuir qu’elle ouvrit avec des gestes tendres, on aurait dit autant de caresses. Elle y déposa, avant de la refermer avec autant d’égards, comme on range un bijou dans son écrin, une tour Eiffel achetée il y a quinze ans aux alentours du Pont-Neuf.


Péché estival

Ma mère montait sur son grand lit et je devais y grimper aussi.

« Dors », murmurait-elle doucement à mon oreille, en me caressant les cheveux. Puis elle s’allongeait à mes côtés, la tête sur son oreiller. Sa voix devait agir sur moi comme une formule magique et m’entraîner, malgré moi, au seuil du royaume des ombres.

Or, le soleil était haut dans le ciel. Ses rayons qui s’infiltraient à travers les rideaux de la fenêtre réchauffaient mon cœur et mon corps, murmuraient à mon âme une litanie bien plus puissante que le doux murmure de ma mère. Il faisait jour. Il faisait beau. Je ne voulais pas faire la sieste.

« Ferme les yeux ». Sa voix devenait plus ferme. Elle baillait, fermait les yeux elle-même. Je me tortillais longuement. Le grand matelas lui transmettait sans doute les mouvements de mon petit corps, le froissement des draps parvenait à ses oreilles. Elle s’impatientait. Et, sans lever la tête, sans ouvrir les yeux, elle tapotait sur mon oreiller et marmonnait un nouvel ordre que je devinais comme une nouvelle invitation à dormir.

Je tournais le dos. A ma mère et à la fenêtre qui vomissait dans la chambre, non seulement toute la lumière et la chaleur de ces après-midis, mais aussi tous les bruits de la rue qui grouillait de vie. Je demeurais donc attentive à tout ce qui pouvait me rattacher à l’état de conscience pour lequel je luttais de toutes mes petites forces. Il y avait le cri des marchands ambulants ; ceux qui avaient quelque chose à vendre _ des pommes de terre, des pastèques ou des kaak, ces petites galettes que ma mère nous interdisait de leur acheter parce qu’on ne pouvait jamais être sûrs s’ils s’étaient lavés les mains avant de nous tendre la nourriture_ et ceux qui réclamaient des choses à acheter. Battaryett[1], hadid atik lal beeh[2]. Dans ces moments où je frôlais la somnolence, c’étaient ces derniers qui me distrayaient le plus. Je me faisais un plaisir à imaginer ce qui, dans notre maison, pouvait être laissé sans remords à ces acheteurs de vieilleries. Le lustre rouillé qui pendait du plafond du couloir menant aux chambres. Le fauteuil à bascule dont le siège troué ne pouvait plus accueillir depuis longtemps mes petites fesses paresseuses. Ces deux tasses de thé orphelines au fond de la grande vitrine. Et bien d’autres objets que je verrais disparaître sans regrets. Je n’avais pas besoin de demander  à ma mère pour savoir qu’elle n’était pas du même avis. Elle tenait à chaque détail de ‘‘son’’ décor.

C’est ainsi qu’elle appelait notre maison. Non qu’elle soit égoïste, au contraire. Elle disait ‘‘ma’’ table et y accueillait volontiers des dizaines d’invités, amis, cousins, voisins pour qui elle préparait volontiers dans ‘‘sa’’ cuisine, ‘‘ses’’ petits-plats dont elle gardait le secret.

Lorsque le marchand-acheteur de vieille ferraille traversait donc la rue, je n’interpellais point ma mère. Je retenais plutôt ma respiration, espérant que mon silence couvrirait la voix de l’homme qui criait à tue-tête sous notre fenêtre. Il ne fallait surtout pas qu’il la tire de son sommeil, encore précaire. Silencieuse, le coin de l’oreiller entre mes dents, je guettais ses mouvements. Je suivais attentivement le bruit de sa respiration, imaginais facilement sa poitrine qui montait à chaque inspiration, ses lèvres qui tremblaient à chaque expiration. Quand tout ce manège prenait un rythme régulier que je connaissais déjà assez bien, je savais qu’elle s’était endormie, plongée dans un sommeil profond. Pourtant, je ne bougeais pas d’un doigt.

J’attendais encore et mon attente n’était jamais longue. C’était comme si cette musique douce savait le moment précis où elle pouvait parvenir au coin de la rue, s’élever dans les airs, jusqu’à notre fenêtre, pénétrer sans crier gare dans la chambre de ma mère qu’elle caressait sans jamais la réveiller. C’est à ce moment que je me levais sur un coude, me retournais pour jeter un regard à cette tendre personne qui me souriait dans son sommeil. Les battements de mon cœur s’accéléraient. Je murmurais une prière, toujours la même : « Pourvu que la voiture ne parte pas, pourvu que la musique ne s’éloigne pas. » Et je répétais cette phrase. En quittant la chambre de ma mère. En grimpant sur la chaise de la cuisine. En saisissant deux pièces de monnaie sur la dernière étagère. Il y en avait toujours là, dans une petite assiette en porcelaine. Ma mère les y déposait à chaque fois qu’elle rentrait du marché. Et elle ne les comptait jamais.

Mon cœur continuait de battre à un rythme fou lorsque j’ouvrais, au ralenti, la porte de la maison que je prenais soin de ne jamais refermer. Pour cela, je calais une paire de chaussures dans l’ouverture. Car si ma mère laissait traîner son argent, il n’en était jamais pareil de ses clés qu’elle gardait précieusement au fond de son armoire.

Parvenue sur le palier, je soupirais de soulagement. Les notes qui me parvenaient gagnaient en volume à mesure que je m’éloignais de la maison et que je m’avançais en direction de la voiture qui s’arrêtait toujours au même endroit. Je marchais vite. Je ne regardais ni à gauche ni à droite. D’ailleurs, j’étais incapable de voir autre chose que ce véhicule à la carrosserie couverte de peinture de toutes les couleurs. A mesure que je m’en approchais, la musique devenait assourdissante et mon cœur sautait de joie dans ma poitrine. J’étais incapable de prononcer un mot. Debout sur la pointe des pieds, je tendais les pièces au vieil homme qui trônait au milieu de cette boîte de musique ambulante. Il les prenait, les approchait de ses yeux, sans doute pour les examiner puis, les glissait dans sa poche. Je suivais ses gestes du regard. Je les connaissais par cœur. Il saisissait, à sa gauche, un cône en biscuit, le plaçait devant sa machine dont je ne connaissais pas le nom. De l’autre main, il baissait une manette et, au même moment, un flot de crème glacée à la vanille coulait, ondulait et se terminait par un sommet pointu qui me faisait penser à une montagne. 

Je saisissais ma précieuse acquisition dont la fragilité me rendait très vigilante. Je ne la quittais pas des yeux en traversant la rue, ni en faisant le chemin inverse en direction du grand lit de ma mère. C’est là que je m’installais doucement. Assise en tailleur, bercée par ses doux ronflements, je léchais le mince filet qui avait coulé durant le trajet sur le cône et sur mes doigts. Ce n’est que lorsque j’étais sûre d’avoir rattrapé toutes ces petites gouttes ayant eu l’idée d’échapper à ma gourmandise, que je m’attaquais à ma montagne sucrée. J’y goûtais les yeux fermés, comme pour graver son goût dans ma mémoire. Et quand mes petites dents s’en prenaient au biscuit croustillant, je tournais le dos afin de commettre, le plus discrètement possible, la dernière étape de mon péché quotidien.

 

Je ne peux jurer de l’effet que fit ma longue tirade à ma fillette de six ans qui, pendue à mes lèvres, attendait une réponse à sa question.

« Qu’est-ce que c’est que ce drôle de camion qui joue de la musique au milieu de la nuit ? » m’avait-elle lancé en apercevant la voiture du glacier qui roulait au ralenti le long de la corniche. Les notes qui parvenaient à nos oreilles avaient couvert le bruit des vagues dans notre dos, les cris des promeneurs autour de nous et, sans aucun doute, ma voix qui contait…

Quand je me tus, ma petite ne bougea pas. La tête levée vers moi, elle me regardait tendrement. Je compris que sa curiosité n’était point satisfaite.

Je la pris par la main et l’entraînai vers la voiture bariolée. Je tendis un billet au vendeur puis, à ma fille, une montagne de glace volée au paysage lointain de mon enfance.

[1] Piles.

[2] Vieilles ferrailles à vendre.


« On ne voit bien qu’avec le coeur »

Il avait à peine huit ans. Il était assis sur la dernière marche d’un perron, la tête basse, le visage entre les mains. Il avait ôté ses grosses lunettes à monture noire et les avait laissées tomber à ses pieds. De ce fait, les objets qui l’entouraient avaient perdu leur contour. Les maisons voisines qu’il caressait du regard n’étaient plus que des masses sombres lointaines. Il ne fit même pas l’effort d’identifier les silhouettes vagues qui allaient et venaient dans la rue. Il le savait bien. Sans ses lunettes, il était incapable de distinguer son propre reflet dans un miroir.

« Myope comme une taupe », avaient lancé ses copains en le montrant du doigt, devant la porte de l’école. Il essuya du revers de sa main les larmes de rage qui coulaient depuis un moment sur ses joues, et qui rendaient sa vision encore plus trouble. Il fixa le bout de ses chaussures dont les lacets étaient défaits. Puis il poussa, du pied gauche, les lunettes qui glissèrent vers le bord de la marche puis dégringolèrent jusqu’au bas du petit escalier de pierres grises. Des bruits de pas le firent sursauter. Il se leva d’un bond et tourna le dos à la silhouette de son père qui montait les marches sans se hâter. Quand il fut arrivé à sa hauteur, ce dernier posa une main sur son épaule, lui signifiant qu’il n’était pas aveugle à son chagrin. Comme d’habitude, il ne lui demanda rien. Il l’entraîna en le poussant légèrement devant lui. Il sortit sa clé qu’il gardait toujours au bout d’une chaîne attachée à la ceinture de son pantalon. Le jeune garçon, lui jeta un coup d’œil rapide en coin. Il remarqua que son père avait ramassé les lunettes qui étaient en piètre état. Il serra les poings et baissa la tête.
Ils franchirent ensemble la porte d’entrée. Le père accrocha son chapeau et sa cane puis entra dans son bureau. Le fils lui enjoignit le pas. Dès qu’il pénétra dans la grande pièce, il se sentit en terrain sûr. Tout à coup, il n’avait plus envie de pleurer. Cet endroit était magique. Deux murs perpendiculaires étaient tapissés de livres du sol jusqu’au plafond. Des encyclopédies, des romans, des essais… écrits dans plusieurs langues, rangés par thème. Son père pouvait parler, pendant des heures, de ces livres comme s’il parlait de ses propres enfants. Il connaissait de mémoire la date à laquelle il avait acquis chacun et accompagnait souvent chaque date d’une anecdote ou du récit d’un événement majeur. Il avait glissé à l’intérieur de chacun une coupure de journal ou un simple mouchoir en papier pour marquer une page qui lui plaisait particulièrement. Il pouvait se lever au milieu d’une discussion, laisser ses interlocuteurs dans le salon et venir prendre dans sa bibliothèque un livre dont il insistait à lire un passage, à voix haute, pour appuyer ou justifier ses propos. Toufik, lui, n’avait jamais été un grand lecteur. « Je ne serai jamais capable de lire tout ça et puis, papa, vous me racontez si bien ce qu’il y a dedans que je n’en sens pas le besoin ». En l’écoutant répéter ces paroles, son père fronçait légèrement les sourcils, sans plus. Il ne l’avait jamais forcé à faire quoi que ce soit.
Le père de Toufik était aussi un grand collectionneur. Il possédait une large collection de monnaies rares. Il avait orné un mur de son bureau d’une série de vieilles armes : sabres, poignards, pistolets… Mais, ce dont il était le plus fier, c’était sa collection de pièces pour les jeux d’échecs. Devant la grande fenêtre qui occupait le quatrième mur de son bureau, il avait fait installer une table ronde sur laquelle il avait posé un plateau de jeu. Il changeait les pions au gré de son humeur, ou selon le caractère de son compagnon de jeu. Il les essuyait lui-même, avec le plus grand soin, les enveloppait dans des housses de velours écarlate, puis les rangeait dans un coffre-fort. Cet endroit exerçait sur Toufik un charme incomparable qui, il en était sûr après toutes ces années, était dû à la seule présence de son père. Ce dernier possédait cet art d’y introduire les gens et de les entraîner dans un autre monde grâce aux objets qui avaient chacun son histoire, son passé. Ce jour-là, Toufik n’avait pas eu besoin de raconter ce qu’il avait sur le cœur. Son père, comme d’habitude, avait tout compris. L’enfant se laissa tomber dans un grand fauteuil, devant la « table aux échecs ». Ses pieds, qui ne touchaient pas le sol, se balançaient dans le vide. Son regard suivait les gestes de son père. Ce dernier ouvrit un tiroir, y rangea les lunettes, ou ce qui en restait, et y prit un grand livre que Toufik identifia, dès qu’il fut posé sur ses genoux, comme étant un vieil album de photos en cuir noir avec des dorures à chaque coin. Il n’y toucha pas et attendit que son père prenne la parole

C’était la première fois qu’il lui parlait de sa mère

« Regarde. Regarde bien cette femme dans les photos, c’est ta mère. Le jour où je l’ai rencontrée, au cours d’une fête organisée par des étudiants de l’université que nous fréquentions tous les deux, elle était assise à l’écart, un verre à la main, le regard perdu dans le vide. »
Toufik se souvenait de chacun des mots que son père lui avait murmurés ce jour-là. C’était la première fois qu’il lui parlait de sa mère. On avait accroché une photo d’elle dans sa chambre d’enfant. Mais, sur les pages qu’il avait sous les yeux, elle était beaucoup plus jeune. Les cheveux blonds, longs, bouclés. Le sourire éclatant. Sur le mur, en face de son lit, elle était plutôt sérieuse, on dirait même triste. Un autre détail attira son attention. Sur toutes les photos, sa mère portait de grandes lunettes. Inutile de fouiller dans sa mémoire, il ne gardait d’elle aucun souvenir, rien que cette image qui ornait le mur de sa chambre et sur laquelle aucun verre ne cachait ses yeux.
« Je ne suis plus capable de dire ce qui m’a attiré vers elle. Je l’ai invitée à danser. Elle a baissé les yeux et m’a avoué qu’elle craignait de me marcher sur les pieds, car elle avait laissé chez elle ses lunettes qui, selon elle, la rendait trop moche. Sa franchise m’a touché. Sans réfléchir, je l’ai prise par la main et je lui ai demandé de me montrer où elle habitait. Elle m’a regardé, l’air surpris, mais elle a obéi sans discuter. Décidément, elle s’ennuyait trop dans cet endroit obscur où elle ne voyait pas grand-chose en dehors du verre qu’elle serrait entre ses mains. »
Il avait été sa planche de salut. Elle s’était accrochée à son bras. Ils avaient marché pendant deux longues heures dans les quartiers de la ville. Les veilleurs attablés sur les trottoirs des cafés les avaient pris pour des amoureux qui se baladaient à la lumière des réverbères. Un couple avait même bu à leur santé !
« Quand elle s’est arrêtée devant un immeuble de trois étages à la façade peinte d’un jaune très clair, j’ai compris que nous étions arrivés à destination. Je ne lui ai pas donné le temps d’ouvrir la bouche. Je lui ai demandé, ordonné presque, de monter chercher ses lunettes. Elle a hésité mais elle a dû comprendre que j’étais quelqu’un de très têtu. Elle a disparu. A peine cinq minutes. Puis, elle est redescendue. J’ai pris l’objet qu’elle cachait dans son dos, je le lui ai posé sur le nez. J’en ai ajusté la monture derrière ses petites oreilles et je l’ai embrassée, au beau milieu de la rue. »
A huit ans, Toufik avait enregistré les paroles de son père sans chercher à trop les comprendre. Il était ravi qu’on lui parlât de la personne qui l’avait mis au monde. En grandissant, il s’était répété des dizaines, voire des centaines de fois, cette scène unique et y avait greffé, à chaque fois, des sens et des interprétations qui s’enrichissaient grâce à cette compréhension du monde qui s’acquiert avec l’âge. De cette scène, il lui restait, telle une épave flottant à la surface, l’image d’un amour de jeunesse, un amour fou qui ne se souciait point des apparences.


J’ai 36 ans, la guerre en a 40

La guerre civile au Liban a bientôt quarante ans. Elle est de  quatre ans mon aînée et elle a duré assez longtemps pour que j’en garde des souvenirs. Des souvenirs qui me reviennent par bribes, sans suite logique ni chronologique.

Je n’étais qu’une enfant qui ne comprenait pas trop ce qui se passait. Je me souviens d’avoir vu mes parents arriver en pleine journée à l’école. C’était la récré. D’autres parents arrivaient aussi. Il y avait de l’agitation dans les couloirs. Ce n’est qu’une fois arrivée dans la voiture que je me suis rendu compte que je ne suis pas remontée en classe pour reprendre mon cartable. Papa n’a rien dit. Maman s’est tournée vers moi et elle m’a promis que je pouvais le récupérer le lendemain. Ce n’était pas vrai, car je ne suis pas revenue le lendemain, ni les jours qui ont suivi. Cela m’a-t-il fait de la peine? Je n’en sais rien.

Je ne suis pas revenue chez moi non plus, pas avant un long moment que je ne saurais mesurer ni en jours, ni en semaines, ni en mois… Mais je me souviens du retour. Le souvenir de cette scène est presqu’intact. Ma mère qui s’habillait nerveusement dans la maison de ma grand-mère. Moi qui pleurais pour qu’on m’emmène. Ma mère qui refusait. Mon père qui disait que je pouvais venir… Puis, la montée des escaliers vers le septième étage. Mon père me tenait par la main. A plusieurs reprises, il m’a portée pour me faire survoler quelques marches. Ma mère est restée silencieuse. Son silence n’était d’ailleurs brisé que par les débris de verre qu’écrasaient nos souliers. Arrivée au seuil de notre appartement, ma mère a étouffé un cri, en posant sa main sur ses lèvres tremblantes. J’ai eu peur. J’ai lâché la main de mon père pour aller prendre la sienne qui m’a serrée tellement fort, trop fort même; mais je ne l’ai pas lâchée. Elle est restée plantée là pendant de longues minutes, puis elle a fait quelques pas et en même temps qu’elle s’avançait, les larmes arrivaient. De grosses larmes qui coulaient en silence sur son visage que je ne reconnaissais plus. Ma peur augmentait en même temps que sa peine… Nous avons tourné à droite. Le même concert de verre brisé a ponctué notre marche.  Puis, nous avons aperçu le grand trou qui défigurait le mur de notre salle à manger, gueule géante qui avait avalé la vitrine et la moitié des chaises et qui menaçait de nous engloutir. Ma mère ne s’est plus retenue. Ses sanglots sont devenus plus bruyants et ils ont fait venir les miens. Ma mère pleurait son foyer, moi je pleurais la petite assiette en porcelaine blanche sur laquelle j’avais peint deux fleurs, deux petites violettes, pour la fête des Mères…

Je me souviens de courses effrénées

Du reste, je ne garde que des images vagues, toutes sombres. Je me souviens de courses effrénées, en pleine journée ou tard dans la nuit vers les abris. C’étaient des sous-sols plongés dans l’obscurité. Nous avons passé quelques heures dans celui qui se trouvait en bas de l’immeuble où habitait ma grand-mère. Il y avait aussi plein de voitures. Puis nous sommes allés dans celui de l’immeuble d’en face. Là, par contre, il y avait plein d’autres familles, des adultes, des enfants… Des bruits de tirs, d’explosions secouaient les murs de notre refuge. Le verre d’une lucarne s’est brisé et il a blessé à la tête un homme que je ne connaissais pas. La vue du sang m’a fait peur. Ma mère a détourné mon visage qu’elle a enfoui dans son cou. Le blessé est sorti avec d’autres hommes. Des femmes ont pleuré. Puis le calme est revenu.

Il y en a eu pas mal, de moments calmes. Les images qui m’en restent sont celles de bricolages fabriqués avec les boîtes, rondes, rouges du fromage dont on se gavait matin, midi et soir. Nous avons eu souvent faim, dans ces abris.

Un matin, les hommes ont annoncé que la journée s’annonçait plutôt paisible. Nous avons traversé la rue afin de gagner l’appartement de ma grand-mère. Ma mère m’a débarbouillé le visage, les mains et les pieds. Elle a changé mes vêtements. Ma tante chantonnait en faisant bouillir de l’eau. Tout le monde attendait impatiemment le bon thé chaud auquel on n’avait pas goûté depuis des semaines. Le thé a été servi dans de petits gobelets transparents. Le sucre a fondu dans le liquide fumant. Puis il y a eu un bruit affreux, une explosion très proche. Notre course a repris et le thé a refroidi…

thé


Paix, qui es-tu ?

Dans le coin d’une cour de récré, à l’ombre d’un platane, au milieu des huées, deux enfants se lèvent, époussettent leurs vêtements, se font face, s’observent. Des cheveux ébouriffés, un bleu à l’œil gauche, un autre au menton, un pantalon déchiré, un pan de chemise arraché… ces détails ne semblent nullement les perturber. Un océan de billes n’a pas fini de rouler à leurs pieds. Et puis, tout d’un coup, sans s’être donné le mot, les deux se baissent et, à genoux, poursuivent une nuée de boules de toutes les couleurs ; s’en remplissent les poches et les mains. La cloche sonne et, deux heures plus tard, se retrouvant au même lieu, les deux mélangent leur butin, oublient leur haine et se lancent, en se serrant les poings : « Faisons la paix ! »

pixabay.com
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A l’autre bout du monde, dans des costumes immaculés, des hommes aux cravates bien nouées,  souliers cirés,  papiers plein la serviette, s’installent face à face. Ils ont laissé à la porte leurs portables peut-être, pour ne pas être dérangés, mais surtout les images, déjà lointaines, de meurtres commis, de vols, d’incendies. Ils ont posé les armes, se regardent, se sourient. Ils oublient l’histoire, discutent de la géographie. Ils font des calculs, dans la tête et sur les doigts. Ils commentent, dissertent et finissent par signer, à l’encre de la mort, un accord ; sans oublier de lancer, entre deux tapes dans le dos : « Faisons la paix ! »

 

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Déesse d’un jour, Dame Paix s’installe avant de céder, à la première bille volée, au premier coup de feu lancé… Une paix fragile et feinte, maquillée aux couleurs de la cupidité.
Or, l’ère n’est plus au manichéisme. Une autre loi existe qui n’est point celle du plus fort. Plus forts, en effet, sont ces liens tissés, entre les quatre coins de la planète, par une toile virtuelle certes, mais qui n’en est pas moins solide. De jour comme de nuit, à chaque seconde, naît une nouvelle amitié. A chaque minute, une nouvelle expérience est partagée où chacun se reconnaît. A chaque heure, quelqu’un témoigne sa solidarité à d’autres qu’il ne connaît point, mais dont il soutient la cause. Chaque jour, de nouvelles pages sont créées et prennent place dans le vaste cyberespace.

Il ne s’agit point d’une mode, ni d’une quelconque nouveauté. De nombreuses années plus tôt naissaient, sous des plumes sensibles, des lignes ambitieuses chargées d’éclairer les esprits, rapprocher les partis, gommer les différences et valoriser les nuances.
Précaire, virtuelle, Paix tu es d’autant plus fuyante. Ambition collective, rêve de l’humanité, idéal à poursuivre… comment te définir ? Et pour t’atteindre, quelles armes porter, sinon des mots écrits, illustrés, murmurés, ou même hurlés au nez de la postérité.


Madame est bien désolée d’être une femme

Je suis une femme

On m’a consacré une journée.

Le 8 mars, on me rend hommage. 

Ce jour-là, je suis la reine. On loue ma féminité. On m’offre des fleurs, on m’écrit des poèmes. On crie sur tous les toits que le monde a besoin de moi. On salue la mère, la soeur, l’épouse, l’amie qui vivent en moi. On m’applaudit pour avoir fait des études. On me félicite, car j’ai réussi à me choisir un métier, à mener une carrière…

Je souris, je remercie. Je feins d’être reconnaissante.

Ingrate? Pas du tout. Je trouve seulement qu’ils ont tort de penser qu’il me faut attendre leur journée pour me souvenir que je suis Femme alors que tous les jours, on ne cesse de me le répéter.

« Un compte en banque pour votre enfant ? Madame, on est bien désolé. » Madame n’a qu’à faire, le lendemain, une entrée prestigieuse au bras d’un mari au torse bombé qui vient poser son indispensable signature sur tous les papiers.

« Quitter le pays ? Madame, on est bien désolé. Votre conjoint n’est pas d´accord. » Et cette dernière, sur-le-champ, d’aller mendier auprès de Sa Majesté, le droit de passer les frontières.

« Transmettre votre nationalité à votre mari, un étranger ? Vous n’y pensez quand même pas, Madame! » « Et mes enfants, alors? C’est bien mon sang qui coule dans leurs veines! ». « On est bien désolé, Madame, seul un homme chez nous porte son identité dans ses gènes. »

Cette année, je suis bien désolée, Messieurs qui tenez le pouvoir de ne pouvoir continuer à prendre part à cette mascarade d’un jour qui ne me fera pas oublier ce que vous me faites endurer, tout le long de l’année.

 

femme triste
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