Notre première rencontre
J’étais à l’école primaire quand je l’ai rencontrée. Mon univers était alors l’achèvement d’un marketing savamment étudié aux tonalités rose flash et aux poupées aux cheveux blonds décolorés. Le Père Noël m’avait apporté cette année-là de nouvelles peluches qui trônaient fièrement sur mon lit – l’aboutissement d’un rêve d’enfant – et les murs de ma chambre étaient recouverts de posters de dessins animés. Je collectionnais les stickers brillants et chantait à tue-tête « les filles les plus belles, les garçons à la poubelle » dans la cour de récréation. Peu de choses pouvaient troubler mon innocence naïve. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait le soir à la télévision et de toute façon mes poupées étaient bien plus intéressantes. Mon monde se limitait à ma maison, mes amis et mon école.
Un jour mes parents m’ont annoncé qu’on allait accueillir chez nous une autre petite fille, de passage en France pour quelque temps. La décision avait été prise très vite, elle arrivait avec d’autres enfants et avait nulle part où dormir. Son arrivée était prévue d’ici deux jours mais pour l’instant on ne connaissait ni son nom, ni son âge, ce qu’elle aimait ou ce dont elle avait peur. Son univers nous était inconnu et il allait se mélanger avec le nôtre.
Je me souviens encore du car garé devant l’école et de tous ces nouveaux sentiments qui m’envahirent : l’appréhension, mais aussi les interrogations et l’excitation face à l’inconnu. Elle s’appelait Ivana, elle était un peu plus âgée que moi, elle était silencieuse et semblait très calme. Elle venait de loin, très loin selon mes critères de l’époque : Serbie-et-Monténégro – jamais je n’avais entendu ce nom. Je ne savais pas trop où cela se situait, quelle langue était parlée là-bas et si elle jouait aussi avec les mêmes poupées que moi. Nous étions tous assis dans la voiture. Elle était très intimidée mais en même temps très souriante. Ça ne devait pas être facile pour elle de se trouver aussi loin de sa famille, avec des étrangers, dans un pays dont elle ne maîtrisait pas la langue.
Une fois arrivés chez nous, je lui ai montré ma chambre, mes poupées, mes peluches, mais à mon grand étonnement elle ne semblait pas subjuguée par mon petit univers, elle souriait gentiment pendant que je lui parlais, mais elle ne semblait pas être présente avec moi dans la chambre. Elle était beaucoup plus intéressée par ce qu’il y avait à l’extérieur.
Mes parents étaient très impressionnés par ce qu’elle racontait, ils l’écoutaient attentivement. Elle nous parla de ses parents, de son frère et de sa sœur, des ses amis et des cours de français à l’école qui l’enthousiasmaient. Tout à coup c’était comme si elle s’était ranimée et un large sourire se dessinait sur son visage pendant qu’elle parlait. Elle nous montra des photos de sa ville, du vieux puits en pierre de son village et des montagnes alentours. Elle nous expliqua les coutumes de son pays, les costumes traditionnels et ses plats préférés.
Puis, elle se mit à nous parler de la guerre. La guerre dans son pays. La guerre qu’elle avait vécue. Sa guerre. Comment une autre fille comme moi pouvait-elle avoir vécu une guerre ? Ce n’était pas possible, pas imaginable. Je ne comprenais pas. Elle nous raconta les bombardements, l’attente, la peur. Elle s’était cachée sous une table avec sa sœur. Quand elle en sorti enfin, sa ville était détruites, tout avait disparu sous les décombres. Il fallait fuir, elle ne pouvait plus rester là-bas. Elle nous raconta comment son univers s’était écroulé et comment il lui fallait désormais en construire un nouveau, ailleurs.