Berliniquais

Journée mondiale du blog : 13 Mondoblogueurs de 10 pays témoignent

Le 31 août 2013 marque la Journée mondiale du blog. Depuis quelques années, des personnes de toutes les sphères font appel à ce moyen de communication, devenu incontournable pour communiquer, dialoguer, présenter leurs produits… Les Mondoblogueurs ont décidé d’immortaliser cette journée de la manière la plus simple possible, en répondant à la question suivante : que représente le blogging pour vous ? Ce billet, organisé à l’initiative du Centrafricain Baba Mahamat, livre les points de vue de 13 membres de la communauté de RFI Mondoblog.

Photo Mondoblog.

Photo Mondoblog.

Limoune, Tunisie

Dernièrement, j’entendais un étudiant de l’école nationale de journalisme de Tunis s’insurger de l’inutilité du blog après la révolution. Un futur journaliste contre le blogging. Contre la diversité des points de vue rendue possible par Internet et la levée de la censure. Le blogging pour moi, c’est le bouleversement du schéma traditionnel de l’information, la fin du monopole des médias, la possibilité donnée à chaque citoyen d’avoir son mot à dire dans l’espace public.

Salma Amadore, Cameroun

Le blogging pour moi représente une activité qui me permet d’exercer le journalisme que j’ai toujours voulu, celui qui part des faits et des expériences des gens pour parler d’un sujet. Tenir un blog me permet de m’exprimer comme je veux, sans trop de sévérité. Pour moi qui ai l’expérience des rédactions, j’ai été très frustrée des fois de devoir réécrire ou mettre aux oubliettes un article à cause « de la ligne éditoriale » du journal. En bloguant, je suis libre, je suis moi, je suis l’autre qui me lis et veut aussi me dire sa part de réalité. Loin de la routine des autres canaux d’information qui nous plongent dans la routine avec des mêmes personnalités, les mêmes stars, le blog est proche de l’homme ordinaire, c’est l’homme ordinaire qui est au centre du blog, celui qui veut s’exprimer et ne le peut pas dans les chaines officielles, trouve dans le blogging, le moyen de s’exprimer, d’échanger et de s’enrichir de nouvelles connaissances.

Baba Mahamat, Centrafrique

Il ne fait aucun doute, le blogging a inévitablement changé la face du monde. Le blogging est devenu une forme d’expression très prisée par des personnes et structures dans divers domaines. Il permet d’échanger avec les lecteurs qui sont participent à son animation. Il y a dans le blogging, l’esprit de mettre les lecteurs au centre en interagissant avec eux grâce à des commentaires autres formes de partage. Ce qui le rend différent du média traditionnel est le fait que n’importe qui peut tenir un blog et ce, sans une formation préalable contrairement au journalisme par exemple. Une manière de communiquer est née grâce au blog, le journalisme citoyen. En Centrafrique où les événements ont comlètement  bouleversé la vie de paisibles citoyens, bloguer me permet de brosser la situation extrêmement difficile que vivent mes citoyens et en profiter pour dénoncer une tragédie oubliée par la communauté internationale, qui aurait pu être évité si l’intérêt du peuple était au centre des préoccupations au détriment des considérations personnelles.

Josiane Kouagheu, Cameroun

Bloguer pour moi, c’est tout simplement être moi. Ecrire pour dénoncer et interpeller, sans mensonge et sans maquillage.

Osman Jérôme, Haïti

Sans trop de crânerie, je dirais que, le blogging est pour moi, ce que la raison est pour le philosophe. Car cela me permet de pénétrer  la profondeur de la réalité quotidienne de mon pays. Réalité que j’essaie de parler sur mes blogs avec un ton un peu différent des médias classiques.

Depuis le jour que j’ai commencé à bloguer pour de vrai, je ressens  que, quelque chose a changé en moi en tant que citoyen. Après plus de deux ans de d’activité, désormais, je me sens plus engagé, plus concerné dans la lutte de la nouvelle Haïti, dont je suis un fanatique.

Mylène Colmar, Guadeloupe

Lancer un blog, écrire un billet, puis un autre, et encore un autre, en veillant à se renouveler, à livrer des informations (de son point de vue) intéressantes, à garder un œil critique. Animer un blog, lire les commentaires des lecteurs, se réjouir des compliments, répondre aux questions, défendre son point de vue et faire entendre sa voix. Tenir un blog, avec difficulté, parfois, avec plaisir, souvent, avec sincérité, toujours.

Pascaline, France

« Deux ans. Voilà deux ans que j’écris et que le blogging à pris une place de plus en plus importante dans ma vie. C’était d’abord une distraction, un moyen pour moi de prolonger mes écrits universitaires d’une manière beaucoup plus ludique, en racontant et en vivant de belles sorties culturelles. Puis, c’est aussi devenu un moyen de compter ma vision du monde, mes voyages, mes passions tout en réfléchissant au regard que je portais dessus, en le déconstruisant. Aujourd’hui, c’est devenu un biais indispensable par lequel je développe ma pensée, mes idées, en les confrontant aux lecteurs. Leurs réactions me font avancer, réfléchir, remettre en question dans mon écriture mais aussi dans cette vision du monde. Indispensable donc, pour demeurer une « femme qui interroge ».

Aurore, Allemagne

Le blogging ou la valise 2.0.

Bloguer, c’est plier, empiler et ordonner au fond d’une valise virtuelle et planétaire des souvenirs, des avis, des incertitudes, des débats, des rencontres, des tous et des riens, des pleins et des vides, du futile, du sérieux, des histoires, de la poésie, des coups de gueule, des coups de joie, des injustices, des dénonciations, des déceptions, des messes basses, des combats, des confidences, des incertitudes, des Révolutions…

Serge de Souza, Bénin

Blogueur par passion

C’est à la faveur d’un stage en médias et démocratie à Copenhague au Danemark en octobre-novembre 2010 que je me suis essayé au bloging. Ma passion pour le web journalisme me  permettra plus tard d’intégrer la deuxième édition de Mondoblog où, grâce à un encadrement judicieux, j’ai pu véritablement apprendre le b, a, ba, les contraintes et les exigences du blogging et de la publication en ligne.

Après la formation MondoblogDakar 2013, je revisite régulièrement mes connaissances à l’aune des innovations majeures, des mutations et des nouveaux développements du secteur médiatique, au jour le jour en tant que blogueur.

Aussi, pour moi, le blogging est une manière d’être, une forme d’expression parmi tant d’autres et pourquoi pas, un formidable espace d’échange, de partage.

Ladji Sirabada, Côte d’Ivoire

Mon blog, mes amis, le monde, la chaleur…

Parce que je blogue, j’appartiens à une communauté qui écrit et qui crie, qui saupoudre et qui fustige; une communauté qui arrange et souvent dérange, qui chante tout en interpellant, qui enseigne et renseigne, qui appelle et interpelle, qui éduque, distrait, et s’occupe…

Parce que je blogue, je convoque bon gré, mal gré une communauté qui se renseigne ou enseigne, qui partage ou s’enferme, qui se satisfait ou se plaint de, qui encourage ou insulte, qui consomme sans ou avec modération, qui dit merci ou merde, qui félicite ou blâme…

D’un coté ou d’un autre, en bloguant, je me mets à la croisée de plusieurs chemins. Chemins de confrères. Chemins de lecteurs. En bloguant, je partage mon monde ou ce qu’il y a à partager pour ne point me sentir seul.

Mon histoire du blog, commence avec la neige. Le blanc qui tombe et qui plonge le noir dans le lointain souvenir de la chaleur des terres ancestrales  et des miens.

En tombant, en m’enfermant dans un univers que je qualifiais  »aussi d’exotique », le blanc, m’a offert des pages blanches à remplir, m’invitant à me soustraire de la solitude, du dépaysement, d’un monde dans lequel, je me suis retrouvé, par concours de circonstance divine.

Mon blog fut, mon bois de chauffe. Il fut la vitrine de présentation de mon nouveau monde…

A chacun, je souhaite une expérience de blogging…pour un monde plus ouvert, sans barrière et avec beaucoup de chaleur…

Je bloggue; bloguons donc, puisque c’est la ten-dance.

Nelson Deshommes, Haïti

C’est une phrase magique qui a ouvert mes yeux sur le monde du blogging: « La beauté de l’internet c’est qu’on apprend en marchant ». Et dépuis lors, je fais de ce slogan ma principale source de motivation. En effet, le blogging est pour moi un centre d’apprentissage. Il m’est aussi un moyen de peaufiner mon écriture, et surtout d’apporter ma contribution dans la présentation d’une autre Haïti aux yeux du monde. Dorénavant, un blog est un instrument de communication où chacun peut placer son mot sur le dévenir de notre planète. Maintenant avec un blog, n’importe qui peut marquer d’une autre manière et de façon indélébile son passage dans ce monde.

Berliniquais, Martinique 

Pour moi, le blogging, c’est ma deuxième grande passion. Comme chacun sait, ce que j’adore par-dessus tout, c’est de chanter sous la douche. Mais malheureusement, quand je chante sous la douche, il n’y a personne pour m’écouter. C’est triste à mourir. En revanche, lorsque j’écris dans mon blog, le monde entier peut lire mes humeurs. Donc pour moi, écrire un blog, c’est un peu comme chanter sous la douche devant un large public ébahi d’admiration. Quel bonheur!

Boubacar Sangaré, Mali

Parlons du blogging mais pas pour y consacrer un billet qui appelle, comme chacun le sait, chaque fois un sérieux et une application énormes. Il est tout simplement question de livrer son point de vue sur ce phénomène dont la fièvre a saisi le monde, singulièrement dans sa composante jeune.

Alors, c’est un avis très personnel que je vais livrer. Quand on me parle du blogging, je ne peux pas ne pas penser à dire que, dans un monde qui se débat dans l’entonnoir des crises politiques, économiques voire sociales, tenir un blog ne peut qu’offrir une possibilité de calmer la soif de s’exprimer qu’éprouvent des millions de femmes et d’hommes repartis dans tous les pays. Et surtout à un moment où les idées sont l’arme privilégiée dans la « guerre des places » qui oppose d’abord les grandes puissances, et accessoirement toutes les nations. Ainsi, le blog, en tant que site personnel, donne l’opportunité de prendre part à ce concert des idées qui animent le monde.

Pour le petit et modeste journaliste que je suis, qui tient un blog depuis bientôt une année, le blogging a été un espace où il défend ses convictions, sa position sur un sujet qui fait ou non la Une de l’actualité locale ou d’ailleurs. Et ce qui a le plus éveillé mon intérêt pour cette activité, c’est le droit à la subjectivité dont jouit le blogueur. Le droit de dire son ressenti du moment et ses impressions propres. Ecrire à la première personne du singulier (je) une analyse dans laquelle se retrouveront beaucoup de lecteurs, me parait plus responsable  que l’emploi du « Nous » que le journalisme trouve objectif, mais qui me semble manquer de sérieux. C’est aussi indiquer que le blogging est un espace, aussi grand que le rêve. C’est, bref, un déversoir !


L’indigeste yaourt des libéraux et des néo-nazis en campagne

Alors que la campagne électorale la plus ennuyeuse de l’après-guerre, au dire des médias allemands unanimes, bat son plein à coup d’insipides slogans, de promesses creuses et de formules sans audace placardés en 4×3 aux quatre coins du pays, sur des affiches aux motifs aussi lisses que fadasses, alors que même les partis extrémistes, pourtant coutumiers des pires outrances, ont décidé de mettre de l’eau dans leur bière pour ratisser un plus large public, et que les Teutons s’apprêtent donc, faute de mieux, à réélire leur Chancelière préférée sans même interrompre leur sieste estivale, un petit bijou, un gros bide marketing vient de nous être révélé par la «Kreativagentur» Die Wegmeister, une petite agence publicitaire basée à Stuttgart, jusqu’ici complètement inconnue du grand public.

Connaissez-vous le point commun entre les ultra-libéraux de la FDP, les néo-nazis de la NPD, et une marque de yaourts finlandais ?

Roulement de tambours…

La publicité, tout simplement ! Les deux partis politiques en pleine campagne, et idéologiquement très éloignés, ont eu recours, dans leurs spots publicitaires, à la même séquence vidéo montrant une «famille allemande» typique, nageant, ou plutôt pédalant dans un bonheur sans nuages, sur les routes bucoliques de la Teutonie intérieure, à l’ombre de grands chênes centenaires. Même topo en Finlande, mais pour le compte cette fois d’un fabricant de yaourts. Voici l’image qui incrimine :

La FDP, la NPD et le yaourt finlandais, pris sur le fait, via Die Wegmeister
La FDP, la NPD et le yaourt finlandais, pris sur le fait, via Die Wegmeister

La preuve en vidéo avec le spot de la FDP. La séquence qui accuse apparaît à 1:19.

Pour rappel, la FDP, ou Freie Demokratische Partei, est le parti libéral-démocrate allemand, proche du patronat, qui soutient des thèses favorables au libre-échange et au tout-marché. Pour ces chantres du libéralisme économique, quand la croissance va, tout va, et peu importe le reste. La FDP est actuellement au pouvoir en Allemagne Fédérale, en coalition avec la CDU de la Chancelière Angela Merkel, et se débat pitoyablement pour éviter la débâcle électorale annoncée (et amplement méritée).

Continuons avec le spot de la NPD. La Nationaldemokratische Partei Deutschlands, on ne la présente plus. À l’occasion des élections régionales de Berlin en septembre 2011, j’avais découvert avec fascination sa campagne d’affichage et ses slogans électoraux qui sentent bon la haine et le rejet de l’autre.

Dans ce spot publicitaire, un certain nombre de grands pontes du parti néo-fasciste aux abois martèlent leurs arguments classiques et archi-connus du public allemand : non à l’immigration «de masse» ou «incontrôlée», non à la solidarité européenne envers ce qu’ils appellent les «pays en faillite d’Europe du Sud», non aux «prêcheurs de haine musulmans», aux «Européens de l’Est qui cassent les salaires», non aux «demandeurs d’asile principalement Roms», non à l’«Überfremdung» (le déferlement d’étrangers), non à l’euro, non à «eux», oui à «nous», oui à la bonne vieille Allemagne de papa, ou plutôt de grand-papa d’ailleurs, et tout ça tout ça. Rien de bien nouveau ni original. Au lieu de débourser des «Milliarden» pour les enturbannés à moustache et les feignasses du Sud, poursuit la voix du narrateur, il faudrait investir dans l’avenir, pour assurer le «bonheur de nos enfants» et favoriser les «familles intactes». C’est précisément là, à 1:08, qu’apparaît la séquence de la famille idéale à vélo certifiée 100% aryenne. Strictement la même que chez la FDP plus haut.

Pour finir, le spot finlandais des vendeurs de yaourt sur le site Nelonenmedia.fi, semble pour l’instant avoir crashé, probablement surchargé de visites d’internautes allemands incrédules devant l’énormité des ficelles…

Manifestement, nos trois larrons se sont laissé prendre au piège des clips publicitaires en libre-service sur Internet, que l’on peut acheter en trois clics et pour seulement 49 euros sur Getty Images Deutschland. Incroyable, mais pourtant vrai. Parfois, la vraie vie est encore plus tordue que l’univers surréaliste des satiristes de Der Postillon.

Famille idéale à vendre sur Getty Images Deutschland
Famille idéale à vendre sur Getty Images Deutschland

On pourrait en conclure que finalement, tout ceci montre que les partis politiques allemands se contentent, à peu de choses près, de servir le même yaourt informe à leur électorat anesthésié par tant de cynisme. Ce n’est pas entièrement faux, mais un tel verdict me semble beaucoup trop cruel envers nos pauvres yoghourts, qui n’ont rien demandé à personne et qui sont plutôt savoureux.

Une autre analogie me paraît plus pertinente : la NPD, grande lessiveuse d’authentiques nazis du IIIème Reich, qui depuis un demi-siècle promet de laver le pays plus blanc que blanc, et la FDP, qui persiste depuis des décennies à nous laver les cerveaux dans sa gloubi-boulga néolibérale, auraient mieux fait de copier des spots publicitaires de fabricants de lessives. Là, ils auraient été dans leur élément, et personne n’aurait cillé devant cette nouvelle affaire de plagiat en politique.


Top 10 de mes souvenirs de Syrie

Votre mission pour ce 10 août, si vous l’acceptez, vaillants Mondoblogueurs, est de rédiger un top 10 sur le sujet de votre choix. Défi relevé, Ziad!

La Syrie m’habite. La Syrie me hante. Depuis mon trop court voyage dans ce pays peu connu aux portes de l’Europe, je n’en suis pas complètement revenu. La beauté stupéfiante de ses cités millénaires, le doux vacarme de ses souks odorants, l’effroyable tintamarre de ses rues où des automobiles de fabrication chinoise ou iranienne se disputent le pavé, la gentillesse de ses habitants, leurs sourires radieux assenés sans gêne aux visiteurs étrangers presque agressés par tant d’amabilité… En ce temps-là, en novembre 2010, le « printemps arabe » n’avait pas commencé, et personne ne l’avait vu venir. Les dictatures arabes apparaissaient au faîte de leur stabilité. C’était une autre époque, où la Syrie coulait des jours heureux, ou son quotidien ne se résumait pas à une litanie de tragédies. Qu’est devenue la Syrie? Qu’est-il advenu de mes amis? Autrefois, tout était différent. Il y avait une vie avant la guerre.

Voici dix images, dix souvenirs d’autrefois, de ce pays martyr qui, je l’espère, saura sauver son âme de cet effroyable conflit qui n’en finit plus.

Un coucher de soleil sur Alep vu depuis la Citadelle
Un coucher de soleil sur Alep vu depuis la Citadelle, en novembre 2010

1. « Welcome to Syria! »

Au bout d’une heure de voyage, après que le taxi syrien qui m’emmenait de Trablous, dans le nord du Liban, à la grande ville côtière de Lattaquié, a passé l’impressionnant poste frontière, une fois réglées les formalités administratives, les trois passagers syriens m’ont enfin adressé la parole. « Welcome to Syria! », se sont-il exclamés, surmontant pour la première fois la barrière de la langue pour m’inclure dans la conversation qui jusqu’ici s’était déroulée en arabe. « Welcome to Syria », répètent-ils, encore et encore. Ce n’était que le début. Combien de fois ai-je entendu cette phrase tout au long de mon séjour? Vingt fois par jour? Quarante fois? Dans la rue, des inconnus se retournaient sur mon passage, me tapaient sur l’épaule, m’attrapaient le bras, se détournaient de leur chemin pour venir à ma rencontre, juste pour me souhaiter la bienvenue dans leur pays, et disparaître dans l’anonymat de la foule. « Welcome, welcome ». Je n’ai jamais connu quelque chose de semblable ailleurs.

Avec un groupe d'adolescents syriens sur la citadelle d'Alep
Avec un groupe d’adolescents syriens sur la citadelle d’Alep. Et que sont-ils devenus?

Une de ces anecdotes qui m’ont le plus marqué, c’est la rencontre avec ce jeune père et sa femme, dans une ruelle de la vieille ville de Hama. Après l’habituel « welcome to Syria » et quelques questions plus ou moins indiscrètes pour s’enquérir de mon pedigree, mon interlocuteur se lance sans raison apparente dans un monologue enfiévré où il m’explique comment son épouse ici présente et lui ont failli se séparer après cinq ans de mariage, jusqu’au jour où est née leur adorable fillette qu’il porte présentement sur ses épaules. Depuis, ils sont à nouveau une famille heureuse. L’épouse se tient a distance et ne semble pas comprendre assez bien l’anglais pour participer à la conversation. Étrange rencontre. Mais il semblerait qu’en Syrie, n’importe quel prétexte est suffisant pour échanger quelques mots avec le visiteur étranger.

2. L’hospitalité syrienne

Revenons à mon petit taxi syrien qui effectuait la liaison Trablous-Lattaquié. Nous avons passé la frontière libano-syrienne et faisons une courte halte à un petit café sans prétention au bord de la route, aux environs de Tartous, surplombée par un château du temps des Croisades. Les passagers syriens m’offrent le café. Je proteste. C’est très gentil, chers amis, mais mon café, je peux me le payer. Que nenni. Vos protestations n’y changeront rien. Quand un Syrien a résolu de vous inviter (et cela arrive incroyablement souvent), alors il le fera, que vous le vouliez ou non. Vous êtes un visiteur dans son pays, et c’est son « devoir » de faire preuve d’hospitalité.

"Allez, prends le sabre! Et le bouclier aussi!" Je n'avais rien demandé à personne pourtant... Lattaquié, novembre 2010
« Allez, prends le sabre! Et le bouclier aussi! » Je n’avais rien demandé à personne pourtant… Lattaquié, novembre 2010

Dans ce pays presque mythologique qu’est la Syrie d’avant-guerre, le visiteur étranger devait s’attendre à recevoir des invitations en permanence: à boire le café, à se faire payer son repas par ses nouveaux « amis » qu’il connaît depuis une demi-heure à peine, à se faire payer l’entrée des musées et des sites archéologiques… et tout ceci de manière entièrement désintéressée. C’est fou. C’est unique au monde. C’est l’hospitalité syrienne.

3. La citadelle d’Alep

Juchée pesamment au sommet d’une colline aride qui surplombe la ville, entourée d’une profonde tranchée circulaire où s’accumulent les détritus, la citadelle médiévale construite aux XIIème et XIIIème siècles par les défenseurs musulmans de la ville pour la protéger des invasions des Croisés est l’un des symboles les plus visibles d’Alep, capitale économique et plus grande ville de la Syrie d’avant-guerre. Elle était bien sûr ouverte au public, et offrait aux visiteurs, en plus d’une vue imprenable sur la grande métropole cinq fois millénaire, une grand amphithéâtre taillé dans le roc et une « salle du trône » d’époque mamelouke, luxueusement décorée en boiseries de cèdre.

La citadelle d'Alep, en novembre 2010
La citadelle d’Alep, en novembre 2010

Que reste-t-il d’Alep? De sa vieille ville, classée au Patrimoine mondial de l’UNESCO? De son souk, le plus grand et le plus animé du pays, si ce n’est de toute la région? De son industrie du savon à l’huile d’olive et au laurier, réputée dans tout le monde arabe et bien au-delà? De ses mosquées vieilles de plus de mille ans? De sa fière citadelle qui a traversé les siècles? De ses habitants?

4. Les trois mousquetaires de Lattaquié

Je les nomme ainsi, mais en réalité, ils s’appelaient Fater, Mohammed et Khaled, et gravitaient autour de l’hôtel Al-Fateh, une petite auberge très bon marché, presque sordide, où j’ai atterri par hasard à Lattaquié, après avoir cherché en vain mon « funduq » (hôtel) qui manifestement n’existait plus. Fater était un pensionnaire à long terme de la maison Al-Fateh, jeune chirurgien cardiologue de son état originaire de Damas, Mohammed, le fils du patron, étudiant en « mécatronique » à l’université de Lattaquié et son cousin Khaled, étudiant en droit qui préparait alors le TOEFL.

Fateh, Mohamed et Khaled posent devant le château de Saladin, dans la région de Lattaquié, le 9 novembre 2010. Leur pays était alors en paix.
Fater, Mohamed et Khaled, mes mousquetaires de Lattaquié, posent devant le château de Saladin le 9 novembre 2010. Leur pays était alors en paix.

Après une petite promenade à pied dans les rues de la ville et notamment le long de la côte, le trio m’a emmené en voiture, moi qui n’avais rien demandé, pour une longue virée à la plage puis dans les restaurants bon marché et sympathiques de la ville. Conformément aux règles de l’hospitalité syrienne, ils ont absolument tout payé et catégoriquement refusé que je participe de quelque manière que ce soit. C’est difficile à comprendre, mais j’étais leur « invité », leur « ami » et c’est donc ainsi. Il était hors de question que je débourse la moindre livre syrienne. Je me suis senti quelque peu submergé par tant de générosité. Plus tard, rentré à l’hôtel, les Syriens n’ont pas arrêté de me servir à boire : de l’eau, du café, du thé. Du café très fort, même à minuit. Et de la bière sans alcool. Gratuitement, cela va sans dire.

Mais les choses ne se sont pas arrêtées là. Lorsqu’ils ont compris que mon intention était de visiter « al Qala’at Salaheddine », le Château de Saladin, l’une des attractions de la région dans l’arrière-pays de Lattaquié, ils m’ont tout de suite promis qu’ils m’y emmèneraient le lendemain. Le lendemain à l’heure dite, ils étaient à nouveau là tous les trois. Fater avait décidé pour l’occasion que le CHU de Lattaquié pourrait bien se passer de son chirurgien cardiologue ce mardi-là, car il avait des choses plus importantes à faire: m’emmener au château avec ses amis. Les trois mousquetaires m’ont conduit au château, puis ils ont, une fois de plus, refusé que je paye mon billet d’entrée, un geste d’autant plus étonnant que mon billet coûtait cinq fois le prix du leur (30 livres syriennes pour eux, 150 pour moi, c’est-à-dire trois dollars US)… Mais il n’y avait pas moyen de leur faire entendre raison. Nous avons donc visité le château, qui constitue une agréable promenade verte et historique dans les montagnes de la région. Sur place, nous avons rencontré un touriste anglais solitaire. Tout de suite, les Syriens ont compris qu’ils pourraient lui faciliter les choses en l’emmenant à la gare à 15 heures pour qu’il prenne son train pour Alep. Branle-bas de combat, hop, on repart avec l’Anglais, on l’emmène à l’hôtel pour un thé, on partage avec lui nos mandarines et nos gâteaux, les Syriens nous offrent des paquets de tisane locale pour l’occasion, puis tout le monde se retrouve à la gare. Nos amis Syriens ont réglé les formalités assez longues et compliquées pour l’achat des billets de train (que nous avons cette fois payés nous mêmes, enfin). Dans la gare, des gens me voyant avec mon sac à dos disaient « Welcome to Syria ». Après une quantité assez incompréhensible de démarches, où même les passeports se sont avérés nécessaires (plusieurs fois), nous avons obtenu nos billets de train. Sans nos amis syriens, nous n’y serions probablement pas parvenus. Après avoir fait tant pour nous, ils nous ont accompagnés sur le quai pour nous dire au revoir. En fait, en Syrie, il y a une culture de l’hospitalité qui dépasse tout ce qu’on imagine.

À la gare de Lattaquié, en novembre 2010
À la gare de Lattaquié, en novembre 2010

Je me suis fait trois amis à Lattaquié. Que sont-ils devenus? Comment survivent-ils dans l’horreur de la guerre? À en juger par les mises à jour de son profil Facebook (un site « interdit » dans la Syrie d’Assad), l’un des trois mousquetaires de Lattaquié me semble avoir « mal tourné ». Sur ses nouvelles photos, il arbore désormais une longue barbe et une mine patibulaire. Rien à voir avec le jeune homme avenant et rieur que j’ai connu il y a trois ans. Mais qui d’entre nous ne tournerait pas « mal » après des années de guerre, lorsque tout s’écroule autour de soi?

5. La mosquée omeyyade de Damas

À Damas, je ne me suis pas vraiment fait d’ami, à part peut-être Hasan, le serveur kurde d’un café de Bab Touma où je me suis rafraîchi un après-midi. Mais qu’à cela ne tienne, le Damas d’avant-guerre avait tant à offrir au visiteur: des palais et jardins ottomans, une vieille ville dont les origines remontent à plus de cinq mille ans et où l’on s’amuse à se perdre, des hamams millénaires eux aussi, un et surtout, la grande mosquée omeyyade, construite au VIIIème siècle, soit tout de même 400 ans avant Notre-Dame de Paris.

Mosquée Omeyyade: mur occidental et Minaret al-Gharbiyya, en novembre 2010
Mosquée Omeyyade de Damas: le mur occidental et le minaret al-Gharbiyya, en novembre 2010

L’immense construction en pierre s’ouvre sur une vaste cour intérieure, tout en marbre, où l’on déambule sans ses chaussures, laissées préalablement à l’entrée du bâtiment. Mais qui a besoin de ses chaussures pour fouler un sol si lisse, si propre? Les balayeurs sont toujours là, à l’affut de la moindre feuille de peuplier qui s’égarerait dans cet espace sacré et presque aseptisé. En Syrie, chacun peut venir visiter la mosquée à sa guise, qu’il soit musulman ou pas. Même pendant la prière du vendredi, la visite continue. La mosquée est un lieu de vie ouvert à tous. J’ai passé des heures dans cet endroit unique, assis à même le sol en marbre, à observer les familles, les touristes, les fidèles allant et venant, à lire, à écouter l’appel du muezzin, à me gorger de cette atmosphère si apaisante…

La mosquée omeyyade de Damas a presque 1400 ans d’histoire, et a survécu à nombre de catastrophes, d’incendies, de tremblements de terre, et même aux Mongols. Dans quel état la retrouverons-nous, quand cette sale guerre sera terminée?

6. Prendre le thé chez les Bédouins à Palmyre

Certes, il existe bien un endroit en Syrie où le touriste est un pigeon en puissance, où les vertus nationales de gentillesse et d’hospitalité désintéressées n’ont plus cours, où tous les escrocs du pays se sont donné rendez-vous, prêts à fondre sur leurs victimes rendues insouciantes par cette étonnante tradition de générosité envers le visiteur étranger: Palmyre, l’antique capitale de la reine Zénobie, qui jadis défia la puissance de Rome. Situées à côté d’une oasis aux portes du désert, à mi-chemin entre Damas et la vallée de l’Euphrate, les ruines époustouflantes de la cité antique constituaient un passage obligé pour chaque touriste en Syrie.

Les ruines du temple de Baal à Palmyre. Photo: Berliniquais
Les ruines du temple de Bel à Palmyre. Photo: Berliniquais

Mais Tadmor, le Palmyre moderne, à côté du site archéologique, ne survit (ne survivait) que des revenus du tourisme, et le visiteur étranger se sentait très vite, dès la descente du bus, harcelé par toutes sortes de personnes: des chauffeurs de taxi, des cafetiers, des vendeurs de souvenirs, des rabatteurs en tout genre… À Tadmor-Palmyre, on n’est plus un noble étranger qui mérite tous les égards, on devient une proie, à plumer au plus vite. Lorsque, au détour d’un mausolée antique à moitié écroulé, des Bédouins convient le touriste assoiffé que vous êtes à prendre le thé chez eux, il vous faut désormais vous attendre à offrir un « bakchiche » (cadeau) à votre hôte et à ses enfants, sinon, gare! Et ils savent vous forcer la main pour que vous leur ouvriez votre portefeuille. Après plusieurs jours passés en Syrie, on a le temps de s’habituer à la générosité désintéressée des Syriens, et le choc est d’autant plus rude. Mais dans le fond, ce n’était pas bien grave, c’était une expérience déplaisante, mais intéressante à vivre parmi de pauvres hères qui survivaient comme ils le pouvaient dans leur oasis paumée.

Maintenant que les touristes ont déserté pour de bon les ruines de Palmyre, de quoi vivent les Bédouins de Tadmor?

7. Promenade à Hama avec Moayad et ses amis

À mi-chemin entre Alep et Damas, la ville de Hama est surtout connue pour ses gigantesques norias en bois actionnées depuis 2000 ans par les eaux brunes et paresseuses du fleuve Oronte (et pour les massacres perpétrés sur ordre de Hafez el Assad dans les années 1980, mais ça c’est une autre histoire). Dans le bus qui m’y emmenait d’Alep, j’ai fait la connaissance de Moayad, un étudiant alépin qui venait rendre visite à sa famille. Il a échangé exprès son siège dans le bus avec un passager pour pouvoir s’asseoir à côté de moi et faire un brin de causette pendant les deux heures de route, malgré son anglais plutôt hésitant. J’apprends entre autre qu’il est fiancé à une jeune chrétienne qui étudie avec lui à Alep.

Hama (Syrie), en novembre 2010: la mosquée Al-Azm et une des célèbres norias antiques de l'Oronte
Hama (Syrie), en novembre 2010: la mosquée Al-Azm et une des célèbres norias antiques de l’Oronte

Hama est une ville provinciale plutôt agréable. J’y fais l’expérience de me faire coiffer et raser par un vrai barbier oriental, pour un prix imbattable. Le soir, je retrouve Moayad, et deux ou trois de ses amis. L’un d’entre eux, je me rappelle, ne parle pas un mot d’anglais, mais semble se plaire à être là avec nous. Nous déambulons ensemble dans la douceur du soir. Mes nouveaux amis me décrivent les bâtiments que nous passons, des écoles, des églises, des mosquées. Des familles flânent sous la garde attentive des pères ou des oncles. L’air est saturé d’odeurs de gâteaux et de sucreries. Bien entendu, on me paye absolument tout et on me refuse le droit de mettre la main au portefeuille. Moayad m’étonne lorsqu’il me déclare qu’il ne fume pas car « son Président dit que c’est mauvais pour la santé ». Vu le nombre de fumeurs que j’ai vus absolument partout en Syrie, il semblerait que le message de santé publique du président Assad avait du mal à passer auprès de la population. À moins qu’il ne s’agisse d’une forme de rébellion latente contre l’autorité du despote aux yeux bleus…

Qu’est-il advenu de mon ami Moayad et de sa fiancée chrétienne? Ont-ils pu terminer leurs études à Alep? Se sont-ils mariés? Ou leurs vies sont-elles irrémédiablement endeuillées?

8. Real ou Barça?

Lorsque l’on visite un pays pour la première fois, on y découvre forcément un certain nombre de choses auxquelles on ne s’attendait absolument pas. La plus grande des surprises que m’ait réservée la Syrie est sans conteste la passion maladive des Syriens pour le football européen. D’autant plus que cette nation arabe, à seulement quatre heures d’avion de Berlin, et à une heure de vol de Chypre, tourne ostensiblement le dos à l’Europe (et à l’Occident en général): dans les rues, le voyageur occidental ne reconnaît quasiment aucune enseigne familière. Les voitures sont iraniennes, indiennes ou chinoises. Les investisseurs viennent de Turquie ou des pays du Golfe, à en juger par les panneaux à l’entrée des centres commerciaux dernier cri. Pour le Syrien moyen, l’Europe n’existe donc que par le foot! Ainsi, lorsqu’un Syrien s’est lié d’amitié avec vous (un processus qui dure environ une dizaine de minutes), il osera enfin poser les questions qui lui brûlent les lèvres depuis le début.

Avec Moayad à Hama
Avec Moayad à Hama, le 11 novembre 2010.

« Tu es français? Quel est ton club préféré dans le championnat français? Moi je préfère Marseille, mais j’aime bien Rennes aussi. » (oui, j’ai vraiment entendu ça en Syrie).

« Tu vis à Berlin? Mais c’est super ça. J’adore la Bundesliga. Je suis un fan du Bayern. Et toi? »

Et la question la plus importante d’entre toutes: « Tu supportes le Real ou le Barça? ll y a un Clásico dans trois semaines. On le regarde ensemble? »

Tout de même, il existait aussi des Syriens très ouvertement europhiles. Damas, novembre 2010.
Tout de même, il existait aussi des Syriens très ouvertement europhiles. Damas, novembre 2010.

Dans la Syrie en guerre, peut-on encore suivre la Liga Española et la Champions’ League? Peut-on encore le passionner pour le foot lorsque tout s’écroule autour de soi?

9. Entendre parler l’araméen par un native speaker à Maaloula

« Vous parlez vraiment l’araméen? Pouvez-vous me dire quelques mots? »

La commerçante, visiblement habituée à entendre cette requête, s’exécute de bonne grâce, et prononce des paroles inintelligibles, des sons affreusement gutturaux, d’atroces râclements de gorge, des grognements de pourceau à l’agonie. J’en ai même pris quelques notes. Mo’ishmakh veut dire « bonjour », et Ekhtshob, « comment allez-vous ». C’est beau comme un disque de Marilyn Manson. À l’envers.

Enfer et damnation ! La langue maternelle de Jésus était-elle vraiment si râpeuse à l’oreille? Satisfait d’avoir entendu quelques mots d’araméen comme promis par mon Lonely Planet, mais sidéré par ses sonorités rocailleuses, je prends congé de la libraire et poursuis ma visite du village, les oreilles encore tout écorchées par les borborygmes caverneux tout droit venus, paraît-il, du Nouveau Testament.

Vue du couvent orthodoxe de Sainte Thècle, à Maalula, en novembre 2010.
Vue du couvent orthodoxe de Sainte Thècle, à Maaloula, en novembre 2010.

Dans les montagnes et les vallées aux alentours de Damas, il existe des villages peu arabisés où les habitants parlent encore aujourd’hui un dialecte d’araméen réputé très proche de la langue que parlaient Jésus et ses contemporains. Maaloula est le plus grand et le plus connu de ses villages, et est aisément accessible en minibus depuis la capitale, à 50 kilomètres de là. Nichée à flanc de montagne, dans la chaîne de l’Anti-Liban, la bourgade chrétienne offre au visiteur un beau panorama sur le massif montagneux ainsi qu’une forte concentration d’églises et de monastères grecs orthodoxes, assortis de tout un tas de légendes plus ou moins invraisemblables. Que sont devenus les villageois de Maaloula? La guerre les a-t-elle rattrapés eux aussi, dans leurs vallées isolées?

10. Le regard de Bachar

La Syrie « heureuse » d’avant-guerre était bien sûr une dictature, gouvernée d’une main de fer pendant quatre décennies par un même clan familial sans aucune assise démocratique ni la moindre légitimité populaire, les Assad. Mais à mon grand étonnement, la politique était loin d’être un sujet tabou dans la Syrie de cet automne 2010, moins de deux mois avant le début du Printemps arabe. J’ai été surpris par le nombre de fois où des Syriens m’ont demandé, sans passer par quatre chemins, ce que je pensais de leur pays ou de leur Président, ou du voisin israélien. Souvent pris de court, je me suis généralement contenté de réponses prudentes, diplomatiques, évasives, pour éviter les frictions et les chausses-trapes de ce terrain tout à fait inconnu et potentiellement miné où je ne tenais pas à m’embourber. Après tout, où que je dirige mon regard, je croisais toujours celui de Bachar : dans la Syrie d’avant le conflit, où que vous soyez, il y avait toujours un portrait du Président dans votre champ de vision, vous défiant presque de soutenir son regard.

Un portrait de Bachar à l'aéroport de Damas, le 15 novembre 2010. Photo: Berliniquais
Un portrait de Bachar à l’aéroport de Damas, le 15 novembre 2010. Photo: Berliniquais

Bon sang, il est partout ce Bachar ! Le poing levé façon « ¡Viva la revolución! » par ici, Bachar portant des Ray-Ban par là, Bachar l’air grave et visionnaire, Bachar souriant sur un arrière-plan en forme de cœur, Bachar en écusson brodé sur les uniformes des garde-frontière, Bachar (ou son père Hafez) sur les billets de banque… Toujours ce même regard bleu, glacial, scrutateur. Bachar, Bachar, Bachar. Bachar et Hafez. Hafez et Bachar. C’est l’indigestion de Bachar. Que les Syriens n’en puissent plus, cela peut aisément se comprendre. Mais

Voilà mon top 10 de moments passés en Syrie. Voyager, c’est avant tout rencontrer une autre culture, un autre peuple, d’autres visages. Ce sont surtout ces personnes que j’ai croisées sur mon chemin qui ont fait de la Syrie une destination complètement à part, de tout ceux que j’ai entrepris jusqu’ici. Le meilleur de la Syrie, ce sont vraiment ses habitants. Aucun peuple ne mérite de subir la guerre. Mais s’il y en a un qui le mérite encore moins que les autres, c’est bien le peuple syrien. Courage dans vos épreuves, mes amis! Un jour, la paix reviendra, et moi aussi, inch’Allah, je reviendrai en Syrie.

Pour Limoune, la vitrine d'une pâtisserie à Damas, le 14 novembre 2010. Photo: Berliniquais
Pour Limoune, la vitrine d’une pâtisserie à Damas, le 14 novembre 2010. Photo: Berliniquais


Jour de marché à Foyal

Née, selon l’état civil, un jour d’avril 1913, Mathusaline (*) est l’un de ces personnages qui, semble-t-il, depuis que le monde est monde, ont toujours existé, tout simplement. Qui, de l’œuf ou de la poule, est arrivé en premier ?  Question idiote. Au commencement, il y avait Mathusaline, point. Depuis l’aube des temps (sans doute), coiffée de son inséparable « bakoua », le grand chapeau de paille des agriculteurs antillais, elle arpente infatigablement la face du monde et surtout, y plante ses légumes avec la même industrieuse ténacité. Certaines personnes sont faites de cette trempe qui les rend complètement inusables, et Mathusaline appartient indéniablement à cette caste de quasi-immortels, au même titre qu’un Duncan MacLeod ou qu’un Gandalf le sorcier.
Mme Mathusaline sur le Marché du Parc Floral de Fort-de-France en décembre 2011
Mme Mathusaline avait 98 ans (et demi) lorsque je l’ai photographiée en décembre 2011 sur le Marché du Parc Floral de Fort-de-France

Au début de mon séjour annuel à la Martinique, il arrive toujours ce moment où, inquiet, j’interroge ma mère à son endroit : «Et Mathusaline alors, elle vient toujours sur le marché ?», redoutant la réponse toujours  plus, au fur et à mesure que le temps passe, inexorablement. Et année après année, mon incrédulité augmente lorsque ma chère génitrice me répond invariablement, sur le ton de l’évidence même : «Mais bien sûr, elle continue de venir». Ces dernières années, la réponse standard s’est certes étoffée d’un petit complément anodin, par souci de vraisemblance, sinon on commencerait à se poser des questions : «Elle est là un samedi sur deux seulement, tu sais, elle a un peu moins la forme». Assurément, pour quelqu’un qui va tranquillement sur ses 101 ans (selon la version officielle bien sûr), descendre de son jardin verdoyant à la campagne, par les routes sinueuses qui serpentent par “mornes” et par vaux, et venir faire la vente chaque samedi au petit matin sur le marché du Parc Floral, sous le chaud soleil martiniquais, c’est peut-être un peu fatigant voyez-vous. En revanche, tous les quinze jours, là, rien à dire…
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Certains racontent que ce n’est plus elle qui fait pousser les fruits et légumes qu’elle vend, et qu’elle aurait confié ce pénible labeur à son fils. Mais je suis sûr que ce ne sont que des racontars fabriquées de toutes pièces par quelque garnement d’octogénaire désœuvré et “malparlant” (médisant), car c’est bien ce que font les jeunes d’aujourd’hui, ces petits voyous. Aucun respect pour les cheveux blancs de leurs aînés. Évidemment, je ne crois pas un mot à tous ces commérages.
Pour peser vos achats de fruits et légumes, les marchandes emploient la technologie dernier cri
Pour peser vos achats de fruits et légumes, les marchandes emploient la technologie dernier cri

Depuis mon enfance,  à chaque fois que j’ai accompagné ma mère au marché le samedi, la petite marchande de “légumes pays” était là, toujours gaie, toujours un mot gentil à la bouche pour nous accueillir, et aussi loin que remontent nos souvenirs, déjà fort âgée. «Eh bé, c’est toi qui est là avec ton fils ? Aïe bon Dieu, mon cœur est tellement contente [sic] de te voir», nous dit-elle aujourd’hui, dans le français fleuri et approximatif des «gens longtemps», dont nous avons ri plus d’une fois lors de nos déjeuners en famille. Ses gestes sont peut-être un peu plus lents qu’avant, mais ses petits yeux gris-bruns, profondément logés dans leurs antiques orbites, sont toujours aussi pétillants, et, à vrai dire, c’est surtout pour saluer celle que j’appelle respectueusement Madame Mathusaline, que je continue à venir le samedi matin avec ma mère, une ou deux fois l’an, avant que… vous savez… avant que, fatalement… oui, c’est dur à dire… avant que… avant qu’elle ne soit emmenée par des extra-terrestres sur la planète Antarès pour rejoindre les autres vieux du film Cocoon qui pètent la forme autant qu’elle.

J’espère bien être là pour assister au spectacle, et je vous montrerai le film, les photos et tout le tremblement, soyez-en assurés. En attendant, poursuivons notre visite du marché Max Ransay.
Une marchande soigne la présentation de ses «dachines» et de ses «giraumons»
Une marchande soigne la présentation de ses ignames et de ses «giraumons»
En Martinique, nous avons cette curieuse manie de tout renommer. Les villes de Fort-de-France, Schœlcher ou Ducos s’appelaient autrefois Fort-Royal, Case-Navire et Trou-au-Chat, et s’en portaient très bien ainsi, mais non, il a fallu un jour les débaptiser. Il en va donc de même du marché du Parc Floral, qui est désormais officiellement désigné sous le nom de marché Max Ransay, en hommage à un chansonnier et troubadour martiniquais disparu il y a une paire d’années. Prenez-en bonne note. On y vend toutes sortes de fruits, fleurs et légumes locaux, et quelques produits d’artisanat.
On peut bien sûr acheter ses fleurs au marché Max Ransay
On peut bien sûr acheter ses fleurs au marché Max Ransay
D’habitude, je rentre en Martinique pour la période de Noël. En cette saison-là, il y a peu de fruits. Seuls les agrumes sont à la fête : les citrons verts, les oranges “douces” et oranges “amères” (plutôt vertes elles aussi en fait), et les grosses mandarines d’une teinte verdâtre tirant vaguement sur l’orangé, riches en pépins, sont alors omniprésents et succulents.
Mais cette fois, pour mon premier séjour antillais en période d’hivernage depuis très longtemps, je redécouvre avec joie l’abondance des fruits et légumes tropicaux qui poussent sur notre terre fertile à la végétation luxuriante. Bananes de toutes sortes, mangues et « mangots », avocats, goyaves et les « abricots pays », de la taille d’un ballon de hand-ball. J’avais jusqu’à oublié l’existence des « quénettes », ces petits fruits sucrés dont l’écorce verte renferme un énorme noyau indigeste recouvert d’une trop mince couche de chair couleur saumon et très sucrée.
Un étal de fruits et légumes divers à la période de Noël
Un étal de fruits et légumes divers à la période de Noël. Les concombres sont à « deu-euwo » le kilo.

«Bonjour Madame.
– Bonjour ma chérie.
– C’est combien le kilo de concombres ?
– C’est deu-euwo, doudou.
Deu-euwo ? Tout ça ?!
– Mais oui ma fille, mais ils sont bons tellement. Et puis frais ! Hier je les ai récoltés. Regarde comme ils sont beaux, ils ont une belle manière.
– Bon d’accord, donne-moi ces deux-là alors. Et les ignames, tu me les donnes à combien ?
Twoi-euwo.
– Ah non, twoi-euwo c’est un peu cher quand même.
– Ah, ma fille, avec le mauvais temps, c’est raide hein, tu sais.
– Oui je sais.
– La semaine prochaine si-Dieu-veut, j’en aurai de plus belles, chérie.
– D’accord. Bon je dois y aller. Bonne journée.
– À samedi si-Dieu-veut !»

Malgré l’heure matinale, la chaleur est abrutissante. Le soleil darde ses rayons sur les marchand(e)s et les client(e)s avides de la moindre parcelle d’ombre. Soudain, un nuage gris passe, et il se met à pleuvoir. La pluie tombe aussi drue que les rayons du soleil l’étaient il y a quelques minutes. Sur le marché, on se réjouit de ce providentiel intermède humide qui vient rafraîchir l’atmosphère de quelques pouillèmes de degrés.

Soudain, il pleut. Mais vu la chaleur étouffante, certains ne s'en plaignent pas
Soudain, il pleut. Mais vu la chaleur étouffante, certains ne s’en plaignent pas
Ananas (dites “anana”), ignames, patates douces, “giraumons” (le potiron “pays”), choux de Chine ou dachines (une sorte d’énorme bulbe comestible qui tient plus de la tulipe géante que du chou, si vous voulez mon humble avis), pastèques, pamplemousses, choux, laitue, carottes, tomates, corossols, “christophines”, avocats, melons, “oignon pays” (une sorte de ciboulette mastoc que les Guadeloupéens appellent d’ailleurs “cives”), “oignons France” (l’oignon allochtone), épinards, bananes, “bananes jaunes” (le nom habituel de la banane plantain qui se consomme cuite), bananes “figues-pommes” et “freycinettes” (les bananes format XXS au goût XXL), “ti-nains” (bananes à cuire lorsqu’elles sont vertes), choux caraïbes, épices entières ou moulues, herbes aromatiques, poireaux, fruits de la passion ou “maracudjas”, haricots verts, noix de coco fraîches, que vous pouvez faire débiter au coutelas afin de vous désaltérer sur place… Tout est frais et provient directement du producteur.
Les buveurs de noix de coco
Les buveurs de noix de coco
La pesée des "bananes jaunes" (bananes plantains) à 1,60€ le kilo
La pesée des « bananes jaunes » (bananes plantains) à 1,60€ le kilo
«Ah non, je suis trop laid [sic] pour que tu me prends [re-sic] en photo», proteste Mamie Suzanne (*), gênée par l’intrusion du paparazzi. Elle baisse ostensiblement la tête et me présente obstinément son vieux chapeau de paille. Bien sûr, nous n’avons aucun lien de parenté avec “Mamie”, mais c’est sous ce nom d’artiste que tous la connaissent sur le marché du Parc Floral, car elle aussi a déjà un âge avancé. Cela étant dit, à côté de la vénérable Mathusaline, naturellement, elle n’est qu’une gamine dissipée, un jeune cabri sautillant, comme nous tous d’ailleurs. Ça tombe bien qu’elle détourne ainsi le visage, car en réalité je n’avais aucune intention de lui tirer le portrait. Ce qui m’intéressait, c’est son fabuleux étalage d’herbes : Mamie Suzanne est une spécialiste des “légumes à soupe”, et ma mère lui achète présentement deux grosses bottes de légumes servant à préparer deux soupes typiquement martiniquaises, la “soupe habitante” (“soup zabitan”) verte et onctueuse, à la recette assez figée, et la… “soupe”, qu’on appelle tout simplement “la soupe”, reconnaissable à sa couleur orange que lui confèrent les giraumons. De consistance moins homogène que la soupe habitante, elle autorise à la cuisinière (et au cuisinier aussi, voyons) bien plus de fantaisie dans sa préparation.
Pour me remercier d’avoir été gentil et de ne pas l’avoir trop tourmentée avec mon appareil photo, Mamie Suzanne me donne un avocat bien mûr avant que nous ne prenions congé. C’est sympa, mais en fait il est déjà tellement ramolli qu’il en était devenu pratiquement invendable sans doute. Mais c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas. Moi aussi je suis contre le gaspillage. Elle nous voit partir avec un certain soulagement dans le regard.
Mamie Suzanne au travail avec légumes à soupe, dont entre autres les oignons pays, le giraumon et le persil
Mamie Suzanne au travail avec légumes à soupe, dont entre autres les oignons pays, le giraumon et le persil
Les derniers étals du marché (ou les premiers si vous arrivez à l’envers, hein) proposent d’autres types de produits à la vente, principalement des liqueurs, des jus, des épices séchées, du cacao, etc. C’est un tout autre domaine que je connais mal. En général, nous ne nous y attardons pas, car nous avons déjà traversé tout le marché, bien bavardé avec tout le monde, et le panier de victuailles pèse lourd… Ce qui fait que pour moi, ce secteur est un peu une terra incognita. De plus, en Martinique, ce ne sont pas les sources d’approvisionnement qui manquent pour se procurer des liqueurs et des épices. Et en général toute famille martiniquaise en obtient gratuitement de la part de la belle-sœur du cousin d’une voisine, qui aime préparer elle-même ses liqueurs maison. En acheter au marché, c’est plutôt pour dépanner…
Ah, enfin un vendeur sur le marché qui ne soit pas né avant-guerre !
Ah, enfin un vendeur sur le marché qui ne soit pas né avant-guerre !
Avec ses 90.000 habitants, Fort-de-France passe pour une grande ville. Aussi lui faut-il, pour tenir son rang de capitale, bien plus que ce petit marché riquiqui qui vivote en bordure des eaux insalubres du canal Levassor. Bien évidemment, il y a d’autres marchés au centre-ville : le marché de l’Asile, un peu plus central, et surtout le marché couvert, plus fréquenté des touristes (cela saute aux yeux), et qui est aussi une étape obligée pour les politiciens français en voyage aux Antilles, notamment lors des campagnes électorales. Il a la réputation d’être un peu plus cher que les autres (les produits qui coûtent deu-euwo au Parc Floral se négocient plutôt à deu-euwo cinquante voire troi-euwo ici), en tout cas il a indéniablement un autre cachet. Les allées sont propres, il n’y a pas de produits posés à même le sol, et les vendeuses sont nettement mieux habillées et portent de magnifiques chapeaux avec de jolis fruits peints de couleurs vives. Mais nous, les habitués du marché Max Ransay, nous avons Madame Mathusaline. Et toc.
Au marché couvert de Fort-de-France, plus moderne et plus touristique, c'est une autre ambiance
Au marché couvert de Fort-de-France, plus moderne et plus touristique, c’est une autre ambiance
(*) Comme d’habitude, les noms ont été changés. En réalité, Mathusaline a un très joli prénom, qui, sans être aussi caricatural, fleure bon lépoque “an tan lontan” (au temps jadis) tout de même.