Delphine Wil

« On a tout à faire, à refaire »

J’ai croisé Michel K. Zongo au Festival du documentaire d’Amsterdam (IFDA), aux Pays-Bas. Attirée par son nom, dont j’avais déjà beaucoup entendu parler, et par le sujet burkinabè de son film, j’ai cherché à le rencontrer. Je n’ai pas regretté ; nous avons discuté pendant deux heures ! À défaut de retranscrire toute notre conversation, je vous partage ici l’interview à proprement parler.

« La Sirène de Faso Fani », documentaire de Michel K. Zongo
« La Sirène de Faso Fani », documentaire de Michel K. Zongo

Ton film, « La Sirène de Faso Fani », parle de la célèbre entreprise de textile située à Koudougou…

L’usine Faso Fani était à Koudougou et fabriquait le pagne, tissu traditionnel qu’on appelle le Faso Dan Fani. Cette usine a été fermée en 2001 suite à l’injonction de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), parce que le Burkina était signataire du Programme d’ajustement structurel (PAS), depuis les années 1990. Parmi les conditions du Programme, il y avait la libéralisation de l’économie, la soi-disant ouverture aux marchés internationaux. Donc l’État, qui produisait certaines marchandises, était obligé de les abandonner aux mains d’entrepreneurs privés. Au niveau national, peu d’entrepreneurs avaient les moyens de reprendre ce genre d’usine pour les faire fonctionner. On a abouti à une liquidation totale de cette usine. Plus de 1 000 employés se sont retrouvés au chômage.

Moi, j’ai grandi dans cette ville de Koudougou, j’ai grandi là-bas, j’ai tout fait là-bas. Je suis attaché à cette ville. Avec ce film, j’ai essayé de raconter cette histoire commune, parce que j’estime que c’est une histoire qui me concerne.

Le film s’articule autour de la rencontre des anciens employés pour comprendre le mécanisme qui a mené à fermer l’usine. Pourquoi le Burkina, en tant que l’un des premiers producteurs africains de coton, et étant donné le marché florissant du pagne, pourquoi cette usine burkinabè a-t-elle été liquidée ?

La fermeture de l’usine Faso Fani, c’est un exemple parmi d’autres. En-dehors du Burkina, beaucoup d’autres entreprises africaines de ce style, qui promeuvent la production locale, ont subi le même sort. Comment l’explique-t-on ?

Le PAS, conçu par des experts de la Banque Mondiale pour les pays d’Afrique sub-saharienne, soi-disant pour relever l’économie, ne servait qu’à ouvrir le marché africain à des multinationales étrangères qui ont pour seul but le profit. Les multinationales arrivent pour faire du profit, elles ne poursuivent pas ce rôle social dont l’État était garant. Il y a privatisation, licenciement d’employés et il s’ensuit souvent une liquidation de l’usine parce que, dès que le propriétaire l’achète, il en fait ce qu’il veut.

Ca a été un bouleversement économique pour beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest – le Mali, le Togo, le Bénin, le Burkina, le Niger, le Sénégal – dans les années 1990. Vingt ans après, les conséquences sont toujours visibles. Quand un employé se retrouve au chômage en Afrique, ce n’est pas une seule personne qui en pâtit, c’est une famille – et la famille africaine, ce n’est pas la famille européenne !

Où sont désormais fabriqués les pagnes ?

Il n’y a plus de production de ce pagne manufacturé au Burkina. En réaction à cela, l’artisanat s’est développé. Les femmes qui faisaient du tissage ont développé leur activité parce qu’il y a de la demande. Ce qui remplace le Faso Fani au Burkina, c’est le tissage des pagnes par les femmes. C’est désormais une activité d’avenir, si je peux dire. Là où les hommes ont failli, peut-être que les femmes vont réussir ! C’est une possibilité de développer cette filière-là, pas forcément en industrie, mais en coopérative par exemple. Ce serait une économie au niveau local. Pourquoi tout le temps s’ouvrir aux multinationales ? Est-ce nécessaire ?

L’activité de ces femmes, c’était une manière intelligente de réagir à la fermeture de cette entreprise. C’est une belle revanche.

Je m’amuse souvent en disant que la Banque Mondiale ne sait pas où se trouvent ses femmes ! Elles ne font pas partie du circuit de l’économie capitaliste. Pour l’instant, elles sont encore au niveau local. Mais ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, elles font vivre des familles.

Tout cela, c’est lié à la politique…

Bien sûr ! Il faut quelqu’un qui épouse ces idées-là, il faut quelqu’un qui croit en cela. Et surtout, quelqu’un qui se donne les moyens, parce que c’est une lutte. On est dans une espèce de gouvernance mondiale de l’économie qui offre peu de chance aux systèmes alternatifs. Il faut des personnalités politiques qui créent des formes de rupture, de manière isolée du moins. Une rupture totale, je ne pense pas que ce soit possible… Mais on peut penser à appliquer d’autres modèles.

Notre chance aujourd’hui, c’est qu’on a tout à faire, à refaire. Et puis, on a tout en Afrique. La richesse se trouve là-bas, mais c’est malheureusement la pauvreté qu’on voit tous les jours. S’il y a de la conscience politique, s’il y a de la volonté, je pense que ce ne sont pas des choses insurmontables.

Les élections de ce dimanche au Burkina Faso peuvent-elles vraiment changer les choses ?

Je ne pense pas. Les candidats à la présidentielle du 29 novembre sont tous des poissons du même marigot. Il faut attendre de voir ce que cela génèrera à l’avenir. Moi, je pense que ce qui est intéressant dans le reclassement du jeu politique au Burkina, c’est que cela va créer de nouveaux politiciens, peut-être plus visionnaires et surtout, des jeunes. C’est en eux qu’il faut voir l’avenir. C’est dans dix, quinze ans qu’on verra émerger une nouvelle classe politique, avec d’autres ambitions et avec d’autres défis.

L’avenir du Burkina, tu le vois comment ?

Je suis assez optimiste. Une chose est certaine : l’ère de Blaise Compaoré est terminée. Personne n’acceptera de faire marche arrière. Le sacrifice est tellement énorme que ce n’est pas possible. Donc, c’est un acquis. Mais il faut travailler. Tout est à refaire et c’est maintenant que ça commence. Il y a un troisième pouvoir qui s’est créé : la société civile. J’en fais partie, ayant des opinions politiques sans être lié à un parti. Cette société civile a compris que le pouvoir était dans ses mains, qu’un des pouvoirs pouvait se trouver dans ses mains et qu’elle peut vraiment jouer un rôle d’équilibre. Les choses se joueront beaucoup sur ça : le contrôle de l’action politique de tous ceux à qui on donne nos voix. Il faut qu’on puisse demander des comptes, ce qui n’était pas possible il y a deux ans.

Partout en Afrique, il y a une ébullition de la société civile. L’exemple du Burkina fait rêver d’autres pays. C’est normal. Ce n’est pas par amour, mais c’est un besoin. C’est une génération qui est arrivée à une certaine maturité, qui a envie de participer à la conception de son avenir. Au lieu de rester assis à attendre qu’on décide de ce qui est bien pour nous, on décide de vous dire ce qui nous arrange.

La société civile n’est-elle pas susceptible de tomber dans les mêmes travers ?

On ne peut jamais dire jamais ; on est tous humains. Mais je pense que les hommes passent et les idées restent. C’est ça qui est intéressant. Même s’il arrivait que des hommes se donnent d’autres objectifs que les objectifs primaires qu’ils se sont donnés, je pense qu’ils auront eu le temps de transmettre leurs idéaux à d’autres personnes. L’essentiel est qu’ils aient semé quelque chose.

Peut-être aussi que cette société civile, dans l’avenir, aura intérêt à récupérer le pouvoir pour gérer. Pourquoi pas ? Rien n’est exclu. C’est un laboratoire qui est en train de se mettre en place au niveau de l’Afrique. Ce sera une expérience. On ne doit pas prendre les armes. Cette génération ne veut pas prendre les armes, mais veut participer à la conception de sa nation. Sans les armes, c’est la parole, ce sont les idées.


Ouaga bouillonne

La capitale du Burkina est, comme toute capitale, le point de rencontre des revendications de la population. Ces dernières semaines, j’ai le sentiment que le mécontentement s’y fait plus fort. Les Ouagalais n’ont plus leur langue de leur poche. Les marches, sit-in et grèves deviennent fréquents.

(Ouagadougou, juillet 2013)

En cette première partie de 2013, les Ouagalais n’ont pas été épargnés par les mauvaises nouvelles.
En mars, l’Organisation des Nations Unies publie son Indice de développement humain de 2012. Le couperet tombe: le Burkina pointe son nez dans le bas du classement mondial, 183e sur 187 pays. Il campe parmi des Etats en situation de conflit.

En avril, c’est le gaz butane qui devient plus cher. Depuis lors, les Burkinabè déboursent 5.000 F CFA pour recharger leur bouteille de 12,5 kg, soit 1.000 F CFA de plus qu’avant. De quoi faire tourner de l’œil la plupart des foyers ouagalais, qui utilisent cette denrée quotidiennement pour préparer leurs plats.
Pour couronner le tout, les prix du lait et du mil augmentent aussi.

En mai, l’annonce de la création d’un Sénat au Burkina échauffe les cerveaux pour de (Ouagadougou, juillet 2013)bon. Cette innovation est prévue depuis décembre 2011. Tous les Burkinabè savaient que le Sénat allait être mis en place. Mais cette seule concrétisation est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour la plupart des gens que je côtoie. Ils craignent en fait de voir s’ériger un Sénat pro-régime qui permettra de réviser la Constitution quand bon lui semble. De plus, le budget nécessaire pour la création de cette structure donne le vertige: l’opposition parle de 36 milliards de F CFA, soit près de 55 millions d’€.

Les réactions

Elles ne se font pas attendre… Le 29 juin, l’opposition politique organise une marche anti-Sénat. Plusieurs milliers de personnes y participent. Les gaz lacrymogènes lancés par la police ne font qu’accentuer le mécontentement des manifestants. C’est visiblement le début d’un ras-le-bol partagé.
Un mouvement voit le jour suite à cette marche: « Le Balai citoyen ». Dès ce moment, les artistes entrent dans la danse. Sans langue de bois, les deux musiciens-fondateurs (Ouagadougou, juillet 2013)appellent à une démocratisation du Burkina Faso.

Le 13 juillet, les gardes de sécurité pénitentiaire de la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou observent un arrêt partiel de travail. Cette action n’est que peu relatée tant elle est silencieuse. Cependant, elle prouve cette fois que, même du côté des agents de l’Etat, les critiques pleuvent. Mauvaises conditions de travail pour eux, mauvaises conditions de détention pour les prisonniers.

Le 16 juillet, c’est au tour des journalistes de se plaindre. Ceux des médias publics, plus précisément. Ils organisent un sit-in devant le Ministère de la Communication. Dans leur haut-parleur et sur leurs pancartes, leur revendication est sans équivoque: non aux conditions de travail actuelles et non à l’immixtion de la hiérarchie dans l’élaboration de leur information. Cette dernière plainte fait suite à la censure que les journalistes ont subie lors de la couverture de la manifestation de l’opposition.

(Ouagadougou, juillet 2013)Enfin, dernière marche en date: ce 20 juillet. L’appel à protestation de la Coalition contre la vie chère a convaincu la population de remplir la place de la Nation ce matin. Dans la foule, l’on retrouvait tant des travailleurs du secteur public que privé. La vie chère, tout Ouagalais la ressent, indifféremment du reste.

Malgré les multiples tentatives de récupération de la part du pouvoir, la plupart des Ouagalais que je rencontre sont las. Les journalistes s’insurgent. Les étudiants se rebellent. Les commerçants désespèrent. Les chômeurs se découragent. Les expatriés s’étonnent. Les chefs de petite entreprise s’inquiètent. Les fonctionnaires souffrent. Mes voisins périssent.