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Cap-Haïtien reçoit la 28ème conférence internationale de l’Association des études haïtiennes

La 28ème conférence internationale de l’Association des études haïtiennes (Haitian studies association, HSA) aura lieu à l’Université publique du Nord au Cap-Haïtien (UPNCH) du 10 au 12 novembre 2016. Organisée autour du thème : Les écosystèmes d’Haïti : Focus sur les réalités et les espoirs concernant l’environnement, les questions qui seront abordées par les différents intervenants toucheront précisément la problématique environnementale à travers des approches pluridisciplinaires. Des centaines de chercheurs, professeurs d’universités et étudiants venus de différents horizons partageront les fruits de leurs recherches sur Haïti, devenue depuis quelques temps la terre de toutes les fragilités.

Pour Legrace Benson, l’actuel président de l’association, ce colloque entend porter

une attention particulière, sur tous les aspects de l’environnement et des écosystèmes d’Haïti. […] Notre grand espoir est aussi de pouvoir disséminer ces connaissances au niveau des organisations communautaires et institutions scolaires primaires et secondaires. Nous espérons créer ainsi un « écosystème d’information » qui s’appuiera sur un relevé de nos ressources matérielles et sociales présentes dans nos environnements. Ces nouvelles connaissances seront étudiées dans nos ateliers puis deviendront des outils pour une meilleure utilisation dans les projets de changement de notre environnement.

De son côté, le vice-président, Carolle Charles, précise que :

le choix du Cap-Haïtien témoigne d’une vision de l’association de sortir de la république de Port-au-Prince, preuve d’inclusion et de diversité. À côté des nombreux projets de préservation du patrimoine culturel ou de restauration et de protection des ressources naturelles, Cap-Haïtien est aussi connu pour son importance historique et politique dans le processus ayant abouti à l’indépendance d’Haïti.

Ce n’est pas le directeur exécutif de l’Association, Marc Prou, qui dira le contraire. Selon lui, le colloque est un grand moment de rencontres et d’échanges qui réunit chaque année des étudiants, des étudiants diplômés, des anciens et émergents, des amis de longue date et des chercheurs autour d’une passion : le savoir.

«  J’encourage tout le monde à profiter pleinement du colloque, à visiter les remarquables monuments du Nord, dont la Citadelle, Vertières, le Palais de Sans-Souci, Bréda, tous des symboles de liberté et d’égalité pour tous.

En effet, durant trois jours, des sommités du monde intellectuel d’Haïti et de la diaspora échangeront sur des sujets variés touchant diverses disciplines mais ayant tous un point commun : la question écologique d’Haïti. Avec des tables-rondes, conférences, discussions plénières, projections et la tenue d’événements culturels, cette 28e réunion intellectuelle de HSA fera la part belle aux Capois. Des activités sont prévues le mercredi 9 novembre jusqu’en fin d’après-midi du jeudi en prélude à la cérémonie d’ouverture du colloque. En plus de l’événement baptisé Book launch qui n’est autre qu’un espace de présentation et de promotion des nouvelles publications des membres de l’Association, un prix d’excellence sera décerné au professeur Jean Casimir pour son expertise, son engagement dans la recherche en Haïti et la qualité de ses travaux. L’organisation Lambi Fund of Haïti sera récompensée pour ses divers services rendus au pays et des bourses seront également décernées à quatre étudiants (Manuelle Alix-Surprenant, Hadassah St. Hubert, Arnoux Lefranc, David Noncent).

Créée en 1978, l’Association des études haïtiennes offre un forum pour l’échange et la dissémination de savoir et d’idées afin d’informer les politiques, les pratiques et la pédagogie concernant Haïti à l’échelle mondiale, lit-on sur le site web. Elle dispose aussi d’un journal (JOHS, Journal of haitian studies), le Journal des études haïtiennes qui publie, avec le support du centre des études Noires, les travaux des membres. Constituée d’une équipe dynamique avec des membres tant en Haïti qu’à l’étranger, l’Association des études haïtiennes se donne pour mission de promouvoir essentiellement la recherche sur Haïti. Elle se veut également un espace d’échanges et de vulgarisation du savoir avec l’objectif d’éliminer les barrières qui séparent la diaspora haïtienne des Caraïbes et des différentes régions d’Haïti tout en prônant l’unité dans la diversité.

Le programme du colloque est disponible ici.

Dieulermesson PETIT FRERE


Haïti, cette maladie qui tue le citoyen et qui s’appelle amnésie*

 

Nou fete lanmò Desalin

Men nou pa fete lavi Desalin

Se li k ban nou endepandans

Men nou di l mèsi ak yon konplo Pon wouj […][1]

Defile, Ram, 2008

Un peuple qui n’a pas la mémoire de ses ancêtres est condamné à disparaître. Point n’est besoin de chercher ailleurs pour comprendre que le rapport avec le passé est un élément clé du processus de construction de soi. C’est à partir de ce cap qu’il est possible d’évaluer son cheminement évolutif, de se fixer de nouveaux objectifs et de partir sur de nouvelles bases. Malheureusement chez nous, en Haïti, nous n’avons pas de très bons rapports avec notre mémoire. Nous avons la mémoire courte, dit-on chez nous comme pour signifier que nous n’avons aucune attache avec le passé.

À l’école, on ne nous a pas appris à célébrer la mémoire de nos ancêtres. On est en droit même de se demander si le cours d’instruction civique et morale fait encore partie du curriculum scolaire. Si tel est le cas, combien d’écoles sur le territoire s’y accommodent encore de nos jours. Nous vivons dans une société frappée par une amnésie brutale. Nous n’avons pas la mémoire de nos amours, même pas du passé. Nous avons perdu le sens de l’honneur. Quel Haïtien de nos jours se souvient des couplets de la Dessalinienne ? Savons-nous encore ce que cela veut dire être Haïtien ? C’est par la bouche de Manuel qu’il nous faut l’apprendre :

Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence[2].

Qu’enseigne-t-on de nos jours à nos progénitures dans les écoles, si école il en reste encore ? Avons-nous jamais pris le temps de nous interroger sur ce que nous voudrions faire vraiment de ce pays ? Avons-nous jamais pris le temps de nous interroger sur le sens de l’idéal dessalinien ? Il existe dans toute société où l’on véhicule les valeurs citoyennes, morales et républicaines des dates ayant une portée symbolique. Le 4 juillet aux États-Unis et le 14 juillet en France sont toujours célébrés en grande pompe. Ces dates-là, au-delà du fait qu’elles portent l’étiquette de fête nationale, évoquent bien des valeurs partagées autant collectivement que par chaque citoyen, quelle que soient son origine et son appartenance sociale ou ethnique. Autant que Patrice Lumumba est, aux yeux des Congolais, un héros national ou Georges Washington a une signification pour le petit américain de huit ou dix ans autant qu’Adolf Hitler représente un symbole pour l’Allemand de quatre-vingts ans qui vit même à dix-mille lieux de sa terre natale. Il ne s’est jamais passé une année sans que mon ami vénézuélien, depuis qu’il est ici en Haïti, ne célèbre le 5 juillet et la mémoire de Simon Bolivar.

Aucun respect pour les morts. Il suffit de regarder l’état d’insalubrité et de délabrement de nos cimetières, penser à ce qu’on y fait –de jour comme de nuit– pour se faire une idée du rapport infecte que nous entretenons avec nos morts. Dans les grandes mégapoles, le cimetière est perçu comme un lieu de recueillement. Ici, c’est plus qu’un lieu à fuir. Peu importe les conditions, l’essentiel est de pouvoir sauver sa peau. En 2004, Christophe Wargny écrit :

Haïti est bien un pays en laisse. Ou une île qu’on laisse. Laisser, c’est quitter, dans le sens français de l’île. Abandonner[3].

C’est la Perle brisée, dit-il.

Tout comme le premier janvier, le 20 septembre est une date d’envergure dans notre histoire. Elle porte une grande charge symbolique, c’est la date de naissance du père fondateur de la nation haïtienne, Jean-Jacques Dessalines. Malheureusement le 20 septembre 2016 a été une journée ordinaire. Aucun événement n’a été organisé en l’occasion. Quitte à ce qu’il soit festif ou réflexif. Pas un seul communiqué du gouvernement haïtien pour honorer la mémoire de l’Empereur. Pas un seul historien –reconnu comme tel ou autoproclamé- n’a pensé à attirer l’attention du public sur l’événement. Comme si la venue de Dessalines serait un simple et pur incident. Pas une seule émission radiophonique ou télévisée, autant que je sache, ne lui a été consacrée. Ne devrions-nous pas au moins prendre le temps de nous demander ce que nous souhaiterions transmettre comme valeur aux générations futures ?

L’on va certainement attendre le 17 octobre pour aller

jeter des fleurs

au Pont-Rouge

à Vertières

au Champ de Mars

(et) toutes les offrandes coulées dans la honte […][4],

pour répéter le poète haïtien  René Philoctète.

Parce qu’ici, l’on nous a plutôt appris à commémorer la mort de nos ancêtres plutôt que leur naissance. Parce qu’ici, nous avons cette habitude d’honorer les morts plutôt que les vivants. Mais il peut arriver qu’on oublie également tout du 17 octobre. Car si l’on se souvient bien, une fois le ministère de l’Éducation nationale avait jugé bon de ne pas compter le 17 octobre au nombre des jours fériés dans le calendrier scolaire. C’était au cours de l’année académique 1999-2000. Une simple omission, avait-on pris le soin de préciser, sans la moindre gêne, devant les protestations des uns et des autres, en particulier les syndicats d’enseignants et les simples citoyens. Dans le politique comme le social et le culturel, partout l’amnésie.

Personne n’aura le courage de dire que Lyonel Trouillot est l’un des grands écrivains que le pays a produits ces vingt dernières années. Que Yanick Lahens est l’une des femmes-écrivains les plus représentatives sur la scène littéraire internationale. Que Marie Alice Théard est une référence en matière de promotion de l’art haïtien, en particulier la peinture. Ou que Wêche et Orcel sont deux voix sublimes de la nouvelle génération littéraire. Parce qu’un jour, Wébert Charles a eu le malheur de dire que Jean-Claude Fignolé est le plus grand écrivain contemporain vivant de la littérature haïtienne[5], une foudre d’injures lui était tombée dessus. C’est que nous aimons tellement faire semblant.

On aura beau chercher, en cette période électorale, à m’assigner à tel groupe ou camp politique pour avoir soulevé cette question. Inutile pour certains mais qui a toute son importance pour d’autres. Que m’importe. Il n’a jamais été autrement dans cette République. À partir du moment où vous vous mettez à défendre des valeurs citoyennes, l’on cherche toujours à vous coller des étiquettes. C’est que l’on nous a toujours enseigné à faire « comme monsieur Jourdain ».

Il est vrai que la culture populaire haïtienne a tant soit peu perpétué le nom et la mémoire de Dessalines par le biais des proverbes, contes et chants traditionnels, mais combien de nos écrivains ont pensé à faire de lui une figure littéraire, un être de papier. Tel que l’on voit des œuvres romanesques qui racontent les hauts faits d’armes de grands hommes qui ont fait l’histoire. Par exemple, le cardinal de Richelieu dans Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, le roi Charlemagne dans La chanson de Roland, Rafaël Sánchez Mazas immortalisé dans Les soldats de Salamine de Javier Cercas. De la période dite pseudo-classique à nos jours, il existe très peu d’œuvres littéraires –tous les genres confondus– à être consacrés à Jean-Jacques Dessalines, encore moins à la révolution haïtienne[6].

Dans Haïti (re)penser la citoyenneté, Lyonel Trouillot écrit que :

Si l’on compare le corpus littéraire haïtien à ceux des pays d’Amérique Latine (Cuba, le Brésil, le Mexique…), Haïti a produit une littérature souffrant d’une grande carence d’épopée et de référents nativistes. […] Par ailleurs, quel héros de l’Indépendance (ou plus largement de l’Histoire) d’Haïti a acquis le statut littéraire de José Marti ou d’Ernesto Guevara ? Quel écrivain haïtien est à l’Artibonite (le temps aura peut-être manqué à Jacques Stephen Alexis) ou à la Grande-Anse ce qu’Amado est au Nordeste brésilien ou Vargas Llosa à l’Amazonie ? […] Quel événement historique haïtien a-t-il été accompagné par l’instruction publique ou les institutions étatiques ou privées ! Les États-Unis ont créé le « Thanksgiving » à grand renfort de supports institutionnels. La Seine a fait le tour du monde avec Villon, Apollinaire, Aragon et combien d’autres. Tant citée et tant écrite qu’on pourrait la croire aussi vaste que le Congo. Avons-nous un Péguy et sa « Muse endormeuse », sa Geneviève et sa Jeanne ? Il nous faut remercier Césaire, venu d’une île voisine, d’avoir su faire d’Henri Christophe une figure du patrimoine littéraire universel ![7]

L’on a souvent reproché à l’auteur de Kanndjawou, son côté démagogique et subversif mais il faut reconnaître qu’il a toujours été un écrivain sarcastique et novateur. Il nous faut autant de pages d’histoire que de romans sur ceux et celles qui, au prix de leur vie, ont pu inscrire ce bout de terre sur la carte du monde.

Quand il n’y a plus de souvenirs, plus de mémoire à partager et à transmettre, il n’y a plus lieu d’exister et d’habiter son pays, sa terre. Voilà pourquoi il est d’urgent de penser à une éthique de la mémoire et inventer, chacun à sa manière, un moyen de mettre ensemble, comme l’a si bien dit Marc L. Bazin dans l’introduction du premier tome de Des idées pour l’action[8], « pour construire un pays que l’immense majorité de v[n]os compatriotes n’aspire pas à quitter à n’importe quel prix ».

Dieulermesson PETIT FRERE

 

[1] Nous avons appris à fêter la mort de Dessalines

mais nous ne célébrons jamais sa vie

C’est lui qui nous a rendus libres et indépendants

Nous l’avons assassiné à Pont-Rouge en guise de remerciement…

(Tdr: Il s’agit des paroles de la chanson du groupe RAM)

[2] Jacques, Roumain, Gouverneurs de la rosée [1944], Montréal, Mémoire d’encrier, 2007, p.16.

[3] Christophe, Wargny, Haïti n’existe pas. 1804-2004: deux cents ans de solitude, Paris, Autrement Frontières, 2004, p. 15.

[4] René, Philoctète, Caraïbe, Port-au-Prince, Mémoire, 1995, p. 55.

[5] Wébert, Charles, « 10 romans haïtiens qu’il faut avoir lus dans sa vie », Le Nouvelliste, 21 avril 2014. https://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/129949/10-romans-haitiens-quil-faut-avoir-lus-dans-sa-vie.html

[6] Les recherches que nous avons effectuées nous permettent de préciser que seulement huit auteurs ont produit des textes dans lesquels Dessalines apparaît comme personnage. Il s’agit de Coriolan Ardouin (Le Pont-Rouge, voir Poésies complètes), Ignace Nau (Dessalnes, Poème), Liautaud Éthéard (La fille de l’empereur, Théâtre), Massillon Coicou (Vertières voir Poésies nationales), Charles Moravia (La crête-à-Pierrot,Théâtre), Dominique Hyppolite (Le torrent, Théâtre), Félix-Morisseau Leroy (Mèsi papa Desalin, Dyakout 1 ), Jean Métellus (L’année Dessalines, Roman), Jean-Claude Fignolé (Une heure pour l’éternité) et René Philoctète (Qui ira jeter des fleurs au Pont-Rouge, voir Caraïbe)

[7] Lyonel, Trouillot, Haïti (re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, HSI, 2001, pp. 56-57.

[8] Marc L. Bazin, Des idées pour l’action, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2008, p. 23.

 


*Le titre de l’article s’inspire d’un entretien de Madeleine Rebérioux à Nicolas Weil dans Les grands entretiens du Monde, Tome III. Penser le malaise social, la ville, l’économie mondiale, Le Monde Éditions, pp. 59-67. Le titre de l’entretien est « Cette maladie qui tue le citoyen et qui s’appelle chômage ».

Nous remercions vivement l’artiste plasticien Alain Snyers qui nous a autorisé à utiliser cette œuvre pour illustrer l’article.


Bain de lune de Yanick Lahens traduit en anglais

Bain de lune, le tout dernier roman de l’Haïtienne Yanick Lahens qui a eu le prix Femina en 2014 vient d’être traduit en anglais sous le titre Moonbath. La traduction est réalisée par l’écrivain et traductrice américaine Emily Gogolak pour le compte de Deep Vellum Publishing, une maison d’édition basée à Dallas dans le Texas, aux États-Unis d’Amérique. Préfacé par le prolifique auteur américain Russel Banks, le roman sort en librairie en été prochain, plus précisément le 13 juin 2017.

Le roman Bain de lune a déjà été traduit en italien par Martina Bucci sous le titre de Bagno di luna et publié par les éditions Gremese en 2015. Deux traductions dont l’une en espagnol et l’autre en norvégien sont en cours. Publié en 2014 par Sabine Wespieser éditeur à Paris, Bain de lune mêle deux récits, dont l’un évoque les péripéties d’une jeune fille échouée sur une plage et l’autre est consacrée à la saga familiale (Mésidor et Lafleur).

Inscrit dans le registre du roman paysan moderne, Yanick Lahens circonscrit son récit à Anse-Bleu, un village imaginaire qui fait écho au pays en dehors. Elle revient sur les pratiques vaudou –véritables éléments qui unissent les paysans- et surtout les catastrophes naturelles, la pauvreté et les abus politiques qui ont entravé le développement du pays. C’est un roman sur « la belle amour humaine », le vivre-ensemble et la souffrance, la résilience et le combat contre la misère mais également des éléments fondateurs du monde car « Dans toute cette histoire, écrit l’auteure, il faudra tenir compte du vent, du sel, de l’eau, et pas seulement des hommes et des femmes » (p. 11)

Auteure de nouvelles et de romans, l’oeuvre de Yanick Lahens est publiée en Haïti et à l’étranger et disponible dans les deux librairies La Pléiade (en ville et à Pétion-Ville).


« Lecture et Compagnie » insuffle l’espoir

Voilà déjà plus de deux ans depuis que « Lecture et compagnie », cette émission sur le livre et la lecture animée par le poète et professeur Marc Exavier, fait les délices de bon nombre de jeunes, lecteurs et passionnés des mots et des pages. Ayant vu le jour un matin de mars de l’année 2013, il s’agit de l’une de ces émissions à caractère éducatif et culturel qui propose d’insuffler le goût et l’amour du livre chez les uns et les autres. Diffusée initialement sur les ondes de la radio Solidarité, depuis le 26 mai 2015 dernier, elle change de quartier. Désormais, c’est à la rue Marcelin, sur les ondes de la radio Espace F.M, le 94.1, qu’elle dépose ses bagages.

Diffusée tous les dimanches de 11h à 13h, « Lecture et compagnie » est perçue comme une alternative à la médiocratie qui gangrène la radiodiffusion en Haïti. Presque sur toute la bande F.M, il n’est diffusé à longueur de journée que des idioties susceptibles de faire basculer nos jeunes enfants et adolescents dans la bêtise et le crétinisme aberrant. Quand il n’est pas question de Barcelone et du Real Madrid, donc de Messi ou de Ronaldo, ce sont les émissions creuses, vides de sens et de contenus, où des politiciens véreux, rétrogrades, imposteurs et pétris dans la pâte du mensonge qui comblent l’antenne avec leur vieux radotage. D’autres fois encore, ce sont des jeunes qui, avec la complaisance de directeurs d’opinions, crachent toutes sortes d’insanités sur les ondes.

Heureusement qu’il y a encore des gens qui pensent dans ce pays, et qui pensent aux enfants et aux adolescents en même temps qu’ils pensent à la relève. Le professeur-écrivain et journaliste Marc Exavier est de ceux-là. Grand consommateur de littérature et fin connaisseur de la chose littéraire, écrivain vivant en reclus, en dehors des bruits du monde, loin des imposteurs littéraires et accapareurs de tous les espaces et produits culturels (ceux par qui l’entreprise culturelle est sur le point d’être réduite à une peau de chagrin) lui, il comprend la nécessité d’être utile à son pays, à sa communauté, donc aux autres. Homme désintéressé, il croit dans le travail, le bon usage que l’on fait de son savoir en se mettant au service des autres. Depuis deux ans qu’il présente cette émission, n’étant pas rémunéré comme la plupart des autres émissions du genre sur le cadran, sa seule satisfaction, dit-il à ceux qui lui demandent pourquoi il y tient toujours, c’est quand il voit tous ces jeunes qui défilent à la radio, un livre en main, et partagent leurs expériences de lecture et les rapports qu’ils entretiennent avec le livre.

En effet, à cette émission, le livre est présenté sous toutes ses formes et coutures. Dans tous ses états. Avec pour seul objectif d’inciter les jeunes à la lecture en les invitant à mettre le livre dans leur quotidien. Le livre n’est que cet exercice de rien du tout pour bon nombre de gens qui ne savent pas que c’est le seul moyen que nous autres Haïtiens avons pour nous sortir de l’ornière du sous-développement. L’auteur de Chanson pour amadouer la mort croit qu’ « encourager les jeunes à lire, surtout dans des clubs de lecture comme Ciel (Club d’initiation et d’entraide à la lecture), Cijl (Club pour initier les jeunes à la lecture), Signet-Araka est un devoir ». D’où la nécessité de porter chaque jeune haïtien à faire du livre l’évangile de leur salut. Car les livres ont pour enjeu, comme nous le dit le psychologue Boris Cyrulnik, d’inventer la civilisation. Plus on lit, plus on navigue dans des mondes insoupçonnés. Parce que les livres, souligne le psychologue, font des nomades, et parce que le livre a cette capacité de rendre visible l’invisible en éliminant les frontières géographiques ou historiques, aussi est-il vrai qu’en lisant nous pouvons habiter l’univers.

Prenons les livres en otage et faites-en nos compagnons !


Dèv, la déesse candide de Bonel Auguste

« Dèv » de Bonel Auguste est un poème assez évocateur. Vivant. Tendre. Sensuel. Fait avec des mots qui disent l’attachement du poète à l’être aimé. Véritable hymne à la beauté et à la tendresse, il vante les charmes et l’élégance de cette femme qui est, à ses yeux, une merveille de la nature. Un poème tout en musique comme il sait en faire. Qui exprime toute la volupté, la sensualité, la douceur et la candeur de ce corps excitant peut-être non encore souillé.

« Dèv » mélange rêve, envie et passion. Écrit à la première personne, le texte se présente volontiers  sous une forme de poème-conversation ou plutôt un dialogue entre un « je »  et un « tu » évoquant ainsi la subjectivité de l’écriture. Il met en images, à travers la crucifixion du cœur du poète, la dépendance de ce « je » par rapport à ce « tu », donc l’autre. Une conscience qui médite sur l’absence de l’autre et le vide que toute (éventuelle) absence risque de laisser dans sa vie. Aussi le poète se remémore-t-il les parties du corps de sa bien-aimée (hanches, regard, cheveux) qui ne sont autres que l’objet de sa béatitude. Sa plénitude et tous les changements opérés dans sa vie par le simple geste de ses doigts sur son visage. Ce poème témoigne aussi de toute la douceur du plaisir amoureux, le bien-être procuré par cette femme qui, à première vue, ne semble pas exister que dans l’imaginaire du poète.

 

Dèv

 

Lè m ale lakay ou

Ou pa la

Kè m ret kloure sou pòt la

Tankou yon Jezikri

 

Lè m anvi wè yon zetwal

K ap danse

Se ranch ou m gade

Lè m anvi wè yon milyon flè woz

K ap glise tonbe sou sab blan

Se batman je w mwen swiv

 

Kou m anvi  santi yon ti solèy

Mele ak lapli sou yon vil

Kote chak mi se yon ranje vyolon

Yon liy koral

M glise men m sou cheve w

 

Ou poze men w sou figi m

Tout kout grif nan lavi m

Tounen tatouwaj

 

Bonel Auguste, Nan dans fanm, LEGS ÉDITION, 2015, 64 pages.


Les matins humides de Marie Alice Théard

 

Marie Alice Théard est surtout connue comme galeriste, historienne de l’art. Commissaire d’exposition à Festival Arts, cette galerie d’art de l’avenue Magny à Pétion Ville, coin tranquille, cadre idyllique propice à l’évasion et la création, qui n’a de cesse de booster la création picturale. Grande dame au cœur tendre, élégante, très cultivée cette passionnée folle du troisième art qui, du haut de ses soixante ans, traînant derrière elle tout la grâce d’Hélène et la sagesse de Minerve, est aussi une artiste qui sait faire « éclater les mots » en morceaux de rêves, de songes, de corps et de murmures qui disent ses zones d’ombres et ses désirs ensoleillés.

Poète des petits matins humides et des nuits chaudes, sa verve poétique est d’une sensualité et d’une sensibilité hors saison qui rappelle en certains endroits les « solitudes dans la touffeur des mêmes draps » de Yanick Jean. Chez elle, l’écriture poétique prend des proportions érotiques contagieuses. Une poésie fièvre ardente qui brûle la peau et incendie les reins. Il ne s’agit point de cet érotisme à bon marché éparpillé sur les pages blanches de ces poètes des heures sombres perdus à Vingt milles lieux sous les mers. Une poésie dépouillée des artifices de la pudibonderie. Qui dit sans fard et sans malice les cris et les élans d’un cœur qui s’ouvre tout entier à l’autre…

 

Petit matin

Hier au petit matin dans l’alcôve froissée la chaleur de ton réveil me rappela mes souvenirs d’éclat de rire

des gestes de cœur qui remontent à mon enfance

Et j’ai voulu arrêter le fleuve des heures qui voyagent pour te garder encore encore encore

 

J’ai voulu dessiner pour toi des graffitis de monts bleus

où s’accrocheraient des grelots d’argent à chaque phrase banale

J’ai voulu des gestes ordinaires balayer le littoral pour y créer des baies de plénitude où tu viendrais reposer oubliant la douche matinale

J’ai voulu recréer ta chaleur au fond de mes draps

J’ai voulu me fondre en toi

[…]

Ma main accapareuse aurait aimé ébouriffer tes émotions multiples dans l’inlassable enfouissement

de l’agrafé de nos étreintes

et la confondance de nos replis secrets

Mais la germination du soleil arrêta mon audace

conversation anodine avait pris place

Cette admission dans l’embrasure de la fenêtre de nos amours

est un arc-en-ciel porteur d’heureux présages

 

THÉARD, Marie Alice, Au pays du soleil bleu, Pressmax, S.A, 1997, 77 pages.


Liancourt découvre Marie Vieux-Chauvet

 Après la séance plénière déroulée à Alvarez resto club le vendredi 12 août écoulé, c’est à Liancourt, dans le département de l’Artibonite que l’atelier autour de Marie Vieux-Chauvet a déposé ses bagages les jeudi 18 et vendredi 19 août 2016. Environ une quinzaine de jeunes ayant à leur tête le professeur Marc Exavier ont fait le voyage dans la cité de Jacques Stéphen Alexis en vue de partager avec les Liancourtois leur passion de ce « plaisir gratuit qui donne accès à la liberté » qu’est la lecture.

 

La première destination était Verrettes, cette ville qui a accueilli, de 2013 à 2015, les trois éditions de la foire « Verrettes à découverte du livre ». Ce projet initié par l’ancien député de la zone Vikens Dérilus en collaboration avec le groupe Apolect (Actions pour la lecture) s’est malheureusement arrêté en chemin. Il était environ 13h15 quand la caravane a débarqué dans cette commune qui a vu naître l’ancien président Dumarsais Estimé (1900-1953). Direction : bibliothèque du Centre de lecture et d’animation culturelle, Clac. Le soleil est de plomb. Il n’y a pas âme qui respire sur la petite place d’à côté. Quand enfin le bus s’est arrêté devant l’entrée du centre, un ouf de soulagement s’échappa du groupe des missionnaires. C’est qu’ils avaient hâte de voir la bibliothèque et faire connaissance avec ces jeunes qui, depuis plus d’une heure, attendaient le message du salut.

La petite salle de lecture qui fait aussi office de bibliothèque n’est pas assez confortable. Ce qui, en toute sincérité, n’invite pas vraiment à la lecture. Surtout en cette période estivale, mais bon, ici l’utile ne rime pas toujours avec l’agréable. C’est d’ailleurs le cadet des soucis de ceux qui décident. Nous avons des enfants qui sont habitués à recevoir le pain de l’instruction à même le sol. Tant mieux, il y a quelques livres, ceci pour tous les âges. Et des toilettes aussi. Si, dans la salle d’à côté quelques jeunes se donnent à fond dans la préparation d’un spectacle, dans la bibliothèque, quelques enfants, tête baissée, accrochés à leur livre, s’adonnent à l’exercice de la lecture. Et quand le professeur Marc Exavier prend la parole pour ouvrir l’atelier sur l’auteur d’Amour, Colère et Folie, une voix, au fond de la salle, se fait entendre :

  • « Professeur, où est Marie Chauvet ? Je suis venue pour la voir, car le responsable du centre nous avait dit qu’elle sera là. »

Elle a dix-neuf ans. Élève de neuvième année fondamentale, elle dit avoir une passion pour la lecture et aimerait que d’autres jeunes de la commune aient accès au livre. C’est dans cet esprit qu’elle a fondé avec quelques amis du quartier le « Club des amis fidèles de la lecture » (Clafil). Si autant que les autres elle ne savait pas que Marie Chauvet est morte depuis 1973, c’est la faute au ministère de l’Éducation nationale qui, jusqu’à présent n’a pas pensé à revoir le curriculum et intégrer la littérature contemporaine dans le cursus scolaire. Outre Marie Vieux-Chauvet, il existe de grands auteurs de notre littérature classés parmi des classiques qui devraient être étudiés dans les écoles. Nos ministres ont préféré se confiner dans les détails plutôt que de s’occuper vraiment d’éducation. Il faudrait peut-être un jour écrire une Lettre ouverte à ceux qui aiment l’école.

Une fois la rencontre terminée, la caravane prend la direction de Deschapelles, une autre ville du département. Même si les infrastructures y font énormément défaut, il y a l’hôpital Albert Schweitzer fondé en 1956 par le philanthrope et médecin américain William Larimer Mellon, dit Larry Mellon, qui dessert une bonne partie de la République. Il y a aussi et surtout la Bibliothèque communautaire de Deschapelles (BCD), un vrai havre de paix pour Michaël, ce petit garçon de huit ans qui passe son temps à regarder les dessins et les couleurs qui emplissent les pages ; aussi pour Medgine, cette petite fille de neuf ans qui cherche dans la lumière des livres le goût et le plaisir de vivre. Medgine habite juste à côté. Élève de troisième année fondamentale, elle passe tout son temps ici. C’est qu’elle espère lire tous les livres de la BCD et connaître beaucoup d’histoires qu’elle pourra partager avec ses amis.

Bâtie sur une superficie de 291m2, la bibliothèque est le fruit de la solidarité d’un groupe d’étrangers, américains pour la plupart, touchés du désastre causé par le tremblement de terre de 2010. Inaugurée le 8 janvier 2016, elle a été fondée par l’Organisation pour le développement économique et social de Deschapelles  (Odes), avec le support de la Sister city essex Haïti des États-Unis d’Amérique. Elle fait aujourd’hui partie du réseau des bibliothèques supportées par la Fondation connaissance et liberté (Fokal). Dotée de près de 3 000 titres, s’il faut se fier aux propos de son animateur, Odverne Charles, la bibliothèque dispose d’un club de lecture et fonctionne du lundi au vendredi de 9h jusqu’à 21h, et le samedi jusqu’à 16h. Si la littérature est très présente à la BCD, il faut toutefois signaler que le livre haïtien est quasiment absent de toute la gamme de titres qui garnit les rayons. Juste une trentaine pour les 150 lecteurs qui la fréquentent chaque semaine.

Le lendemain, nous avons visité deux autres bibliothèques : la Bibliothèque publique flanm lespwa de Liancourt et la Bibliothèque du centre culturel Konbit de Liancourt, deux initiatives de jeunes de la zone qui rêvent de transformer la première section communale de Verrettes. Ne pouvant alimenter ces deux espaces de recherches qui desservent les écoliers et étudiants, ils appellent à la bonne volonté des uns et autres, des autorités publiques en particulier, pour faire de ces réduits de vrais centres de documentation.

Le clou de de la visite a été l’atelier réalisé autour de Marie vieux-Chauvet dans les locaux de l’Association des parents et professeurs d’écoles de Liancourt (Appel). Environ une cinquantaine d’écoliers, étudiants, professeurs et directeurs d’école ont assisté à l’activité qui a pris au début l’allure d’une conférence autour de la vie et l’œuvre de la romancière-martyre. Après les interventions d’Exavier, Jean Cajou et Jean James Rolph qui ont présenté une lecture de la première partie de Les rapaces –le dernier roman de l’Invitée d’honneur de la 22ème  édition de Livres en folie, des échanges assez fructueux ont lieu entre le public et les membres de l’atelier autour des trois premiers livres de l’auteur. Réagissant sur la teneur du message que véhicule son œuvre, l’assistance n’a pas caché son désir de voir cet auteur enseigné et étudié dans les écoles. « Pourquoi n’avais-je pas eu la chance de découvrir Marie Chauvet plus tôt ? Pourquoi nous ne trouvons pas ses livres dans les bibliothèques ? », demande une jeune fille d’une dix-huitaine d’années environ dans un français impeccable qui prouve sa maîtrise de la langue.

Réalisée avec le soutien du maire de Verrettes-Liancourt, Fritz Joseph, en collaboration avec la population Liancourtoise, sans oublier le directeur de l’Institut mixte Lavoisier de la Croix-des-Bouquets, cette caravane de lecture a été un vrai prétexte pour permettre aux jeunes de faire la connaissance de l’auteur-centenaire, mais surtout de découvrir l’univers du livre et de la lecture. En cette période estivale, quoi de plus précieux que de profiter des moments de la lecture ? C’est Proust même qui le dit dans l’incipit  de son essai Sur la lecture, à savoir qu’« il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré ».

Cap à présent sur Fonds-des-Nègres, la prochaine destination…

Dieulermesson PETIT FRERE


Cet atelier de lecture qui fait tant rêver…

Lundi 1er août 2016. Il est 11h30 a.m. Nous sommes à Carrefour-Feuilles, en plein coeur d’une petite bibliothèque pour enfant aménagée dans cette maison familiale qui invite à la retraite. Des livres sont exposés sur une table autour de laquelle des jeunes, une dizaine, écoutent attentivement le professeur Marc Exavier, ce féru de littérature qui, non sans plaisir, parle de Marie Vieux-Chauvet. C’est l’été, c’est donc les vacances. L’heure est aux plaisirs de toutes sortes, mais surtout la lecture et la découverte. C’est, en tout cas, ce qui réunit ces fous du livre et de la lecture en ce matin ensoleillé. L’auteur de Numéro effacé est dans son assiette. L’atelier annoncé depuis tantôt un mois sur l’auteure de la très célèbre trilogie Amour, Colère et Folie, le roman le plus cité et le plus connu mondialement, est lancé.

Ce lundi matin, rien, sauf l’inattendu, ne pouvait nous empêcher d’être à ce rendez-vous combien important des vacances. Le plus sérieux à nos yeux pendant cette période, mais le moins attendu par les jeunes plutôt intéressés aux activités mondaines. Cela se comprend, nous sommes dans un pays où les choses de l’esprit sont banalisées au profit des futilités et stupidités de tout genre qui mobilisent tout l’argent de la République. Ce matin-là, c’est un groupe de jeunes avides de savoir, en quête de nouvelles découvertes, motivés et attentionnés que j’ai découverts. Ils avaient pour tout bagage les livres, du papier, une plume, ces outils qui doivent leur permettre de décrire le monde dont ils rêvent habiter. Ce pays qu’ils souhaiteraient inventer, sans l’aide de l’État qui ne songe même pas à leur existence, voire penser à les accompagner dans le cours de cette découverte, le temps d’un seul mois.

Ce matin-là, ce sont des jeunes de seize à vingt-quatre ans que j’ai vus, les yeux grands ouverts, suspendus aux lèvres du professeur, cet homme du monde, poète marginal, qui ne désespère pas devant la situation lamentable du pays. Lui qui croit encore que la jeunesse haïtienne peut réaliser des prodiges.

Vendredi matin, je suis retourné à la bibliothèque. Les jeunes étaient encore là. Pleins d’assurance dans la voix, dans une langue assez maîtrisée, ils discutaient sur Fille d’Haïti, le premier roman de Marie Vieux-Chauvet. Certains timides, d’autres plutôt indépendants, ils exposent leurs opinions, défendent leurs points de vue avec tact. Ils sont des écoliers du secondaire, des étudiants de l’École normale supérieure, des étudiants en gestion, journalisme et qui cultivent un goût pour la littérature. Ils n’ont pas de gros moyens comme nos chers parlementaires et directeurs généraux qui se la coulent douce tous les jours à la plage, mangent dans les grands restaurants de Pétion-Ville ou de Manhattan le temps d’un week-end avec les taxes des contribuables. Les institutions publiques qui travaillent dans le domaine du livre n’ont pas levé le petit doigt pour soutenir cette activité. Leurs responsables se plaignent comme le simple citoyen qu’ils n’ont pas de moyens. Pas de budget pour reprendre les propos de la directrice de la Bibliothèque nationale, Emmelie Prophète, lors de son intervention à la Fokal jeudi dernier autour de la littérature jeunesse. Heureusement qu’il y avait Le Nouvelliste et l’Association Legs et Littérature (ALEL) qui ont donné des livres pour permettre la réalisation de cet atelier qui fait tant rêver ces jeunes…

Dieulermesson PETIT FRÈRE, M.A.


Haïti, cette hypocrisie qui nous ronge et nous tue

Haïti chérie. Perle des Antilles. Pays pourri. Pays d’amour, pays de merde. Haïti, pays où l’on apprend à l’enfant comme au petit écolier à dire que le ciel est jaune, la mer est grise et le soleil est noir. Oh terre de tous les contrastes! J’aime ce pays autant que je déteste nombre de ses habitants. Certains parce qu’ils sont des lâches. Ils pactisent avec le diable contre leur gré, dans l’indignité et le déshonneur, en quête d’illusions perdues et ils s’en plaignent. D’autres parce qu’ils n’ont pas de cœur. Ils vendent leur âme à un sous, pour sauver une position, en piétinant ceux à qui ils ressemblent. D’autres encore parce qu’ils n’ont aucun attachement à cette terre qui les a nourris, enrichis, enfin…

Ici il faut apprendre à se taire. À se fermer les yeux. À faire comme si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. A dire « oui » même devant l’inacceptable. Un pays où l’on a fait que mentir à nos pauvres petits écoliers des siècles durant. Je pense à Anna, la petite fille de dix ans de La faute à Fidel qui n’avait pas la langue dans ses poches. Moi, je ne veux plus vivre parmi des Judas déguisés en Christ. Ces prêtres qui disent la messe avec un permis de séjour sous leur soutane. Ces hommes politiques qui nous prêchent l’évangile du développement avec une casquette made in China et des sous-vêtements importés de France ou de Suisse. Ces enseignants et écrivains qui nous déforment la réalité avec des histoires à nous faire dormir debout.

On peut bien m’en vouloir pour cette vérité qui dérange. Mais entre nous soit dit, Christophe Wargny avait bien raison de dire qu’Haïti n’existe pas[1]. Combien d’entre nous, de nos jours, pensent vraiment le collectif ? Nous sommes pratiquement tous in transit. Aucun attachement à cette terre. Aucun sens du bien commun. Depuis des décennies, Haïti est classé par le Time Magazine parmi les pays les plus « misérables et dangereux » du monde, écrit Wargny dans son livre. Mais qu’avons-nous fait pour apporter des correctifs ? Changer cette image ? Des gouvernements se sont succédé, des ministres affairistes et des diplomates (piqués par le virus d’une « diplomatie d’affaires ») ont promis monts et merveilles quand se présente à eux la possibilité de s’offrir une douce retraite à l’abri d’ennuis de toutes sortes. Au mépris de l’Autre. Son semblable. Parce qu’en fait ils n’ont rien en partage. Tout est dans le singulier, l’individuel et le privé. C’est Wargny qui, en 2004, eut à soulever la question :

Existe-t-il d’ailleurs en Haïti… des valeurs communes » Une citoyenneté ? Non. Les concepts sont au mieux à accorder au pluriel, dans une histoire aussi singulière. Le mot « patrie » y sert souvent. De paravent ou d’exutoire. Non, deux siècles après Toussaint Louverture, libérateur d’une île plus que des esclaves, Haïti est bien un pays en laisse. Ou une île qu’on laisse. Laisser, c’est quitter, dans le sens français de l’île. Abandonner[2].

Il suffit de penser à cette horde d’Haïtiens, cette bande de désespérés qui mettent le cap sur le Brésil, le Chili et d’autres pays de l’Amérique du Sud ou centrale en quête de paradis (sans ciel), de jour comme de nuit, dans des conditions difficiles à imaginer. Autrefois, l’eldorado était l’Amérique du Nord, la France, mais aujourd’hui, c’est juste à côté. Chez le voisin qui nous ferme ses portes et nous jette à la rue comme des chiens sans collier, sans papiers. Nous sommes devenus des enfants, pour reprendre le titre d’un roman d’Hector Malot, Sans famille.

Pas plus tard qu’hier, un ami m’a dit que « nous ne sommes pas dans un pays normal. Pour une vétille, on peut te buter ». Ça je le sais, mais qu’importe. Personne n’est éternel dans ce monde. Nous sommes tous venus pour nous en aller. Mais tant que nous sommes encore en vie, nous nous devons bien de trouver au moins une raison d’exister. Se dire comme Lotus[3] ou Annaïse[4] quel usage faut-il faire de sa présence au monde ?

Nous avons beau lire, apprendre ou écouter les vers de Corneille présentés par notre ancien professeur de littérature française, ou encore des pièces classiques vues lors des cours de secondaire. Ces vers du genre :

Rodrigue, as-tu du cœur[5]

Ou encore

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être

Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître[6].

Que devient tout ceci ? À quoi a bien pu servir tout ça en regardant notre état si lamentable ? Aucun sens de l’honneur et du devoir. Tout ce qui compte pour nous, c’est le ventre et le bas-ventre. Et nos dirigeants, de Duvalier à Aristide jusqu’à Martelly, l’ont bien compris. Ils se sont évertués à nous gaver de plaisirs malsains. A-t-on jamais pris le temps de se demander pourquoi les « Ti-Sourit » pullulent autant les quartiers de la capitale et nos villes de province ?

La vérité […], la voilà : ils craignent de nous voir instruits, parce que l’instruction pousse l’homme à se révolter. L’ignorance crée la résignation,

nous apprend Marie Vieux-Chauvet[7].

Nous avons beau aussi réciter sur les bancs de l’école ou lors des tests d’examen du bac, ces tests qui, de nos jours, n’existent que de nom, les vers du fameux poème Les dix hommes noirs d’Etzer Vilaire. Que ce soit celui du patriote :

Je n’échangerais pas d’honneur contre un empire !…

Si la mort est un mal, la vie en est un pire ;

Et j’aime mieux mourir vaincu, mais indompté,

Pauvre, mais noble encore et l’âme en liberté[8] !

Ou celui du désespéré ;

 Rien chez nous, pas un but, pas un motif de vivre,

Plus même une chimère ondoyante à poursuivre[9] !

Cette société nous a tellement fait de torts. Nous a tellement causé de préjudices. Se taire. Même devant la bêtise. La vie ici ne vaut pas plus qu’un tas de fumier. Ça passe comme un éclair. Les assassins, les tueurs à gage et tous autres bandits de grand chemin sont dans la ville ! Pauvre Jean Do !

Je pense encore à cette dame qui débitait tant de bêtises sur les écrivains et la littérature lors d’une activité pour jeunes dans l’enceinte même d’une bibliothèque, sans respect pour son auditoire, et qui se croyait autoriser à dire n’importe quoi parce qu’elle est respectée et vénérée de bon nombre de flatteurs et d’admirateurs ; ou encore à ce monsieur qui a voulu m’arracher le micro parce que j’ai osé remettre la dame à sa place parce qu’ici on lui avait appris à tout acquiescer. Tout comme l’écrit Mahmoud Darwich (poète de la résistance) cité par Trouillot l’Ancien (le romancier) :

Je revendique le droit de parler pour tous ceux qui ont vécu ici, parce que je ne suis ici ni un intrus, ni un passant[10].

Et si nous pensons à ses propos que Roumain met dans la bouche Manuel :

Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence[11].

Il nous faut parfois élever la voix, dénoncer l’inacceptable. Peu importe le prix à payer. Ne pas avoir peur de déplaire, de voir certaines portes se refermer, de perdre certains amis, de perdre des privilèges. Ne pas avoir peur d’être censurés ou de se voir marginalisés. Car avant d’être littéraire, homme de science, écrivain ou quoi que ce soit, nous sommes avant tout des citoyens appartenant à une communauté. Nous portons ses frustrations, ses amertumes, ses angoisses et son mal de vivre…

Un homme organise un atelier de lecture et d’écriture pour le compte des jeunes de la République dans des conditions vraiment précaires. Personne ne s’en occupe. C’est fou, laisse-le alimenter sa folie, semblent se dire les uns et les autres, ceux qui disposent des moyens et qui ont les commandes de ce qui relève de la Culture. Dans mon quartier, il est minuit et je n’arrive pas à dormir. Il y a l’effet « Ti-Sourit » qui prend ses formes. Et la voix de stentor de l’animateur qui vous arrache du sommeil. Et toute cette batterie de sponsors qu’il remercie fièrement et incessamment. Bon, c’est tout de même les vacances. Les jeunes ont besoin de s’amuser un peu, n’est-ce pas ?

Indignons-nous ! Et ayons le courage de dire NON à la bêtise…

Dieulermesson PETIT FRERE

 

[1] Christophe, Wargny, Haïti n’existe pas. 1804-2004: deux cents ans de solitude, Paris, Autrement Frontières, 2004.

[2] Idem, p. 15.

[3] Héroïne du roman Fille d’Haïti de Marie Vieux-Chauvet paru en 1954.

[4] Héroïne du roman La belle amour humaine de Lyonel Trouillot paru en 2011.

[5] Le cid, Acte I, scène 5.

[6] Horace, Acte II, Scène 3.

[7] Marie Vieux-Chauvet, La danse sur le volcan [1957], Paris, Maisonneuve & Larose et Emina Soleil, 2004, p. 12.

[8] Etzer Vilaire, Les dix hommes noirs [1901], Port-au-Prince, LEGS ÉDITION, 2014, p. 23.

[9] Idem, p. 26.

[10] Lyonel, Trouillot, Haïti (re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, Haïti Solidarité Internationale, 2001, p. 11.

[11] Jacques, Roumain, Gouverneurs de la rosée [1944], Montréal, Mémoire d’encrier, 2007, p.16.


Willems Édouard : désespoir, colère et deuil

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles :
      On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
      Et nous laisse crier.

Malherbe, Consolation à M. du Perrier sur la mort de sa fille.

 

L’assassinat de Willems Édouard le vendredi 8 juillet dernier a soulevé la colère et l’indignation de nombreux membres du secteur culturel. Willems, pour les uns, était un ami, pour d’autres, l’homme timide, et d’autres encore, un rude travailleur, un homme de service. Sa disparition a laissé un grand vide qui prendra certainement du temps à être comblé dans le domaine du droit d’auteur. Personne ne s’y attendait ce vendredi matin comme les autres où, à la rue Gabart, le soleil jetait ses premiers rayons sur le paysage. La rue Gabart, pour paraphraser Jean Emmanuel Jacquet, est plus qu’une maladresse. C’est là que l’inattendu nous a surpris, une balle au côté gauche où se cache l’amour.

Colère. Oui, c’est le mot pour dire non à ce fléau qui nous ravit ceux qui nous sont les plus chers. Non à cette infamie qui nous pousse à vivre comme des chiens. Colère. Pour dire non à cette apocalypse qui nous assomme en plein jour. La vie est trop belle pour la laisser ainsi partir sans jouir un peu de ses plaisirs.

Passionné et spécialiste de la question du droit d’auteur, Willems Édouard détenait un diplôme d’études spécialisées en management culturel et était professeur à l’Université d’État d’Haïti (FLA et FDSE). Directeur des Presses nationales d’Haïti de 2004 à 2011, il a pu, grâce à son dynamisme et son sens aigu du service public, refaire l’image de cette institution et permettre la circulation de grands classiques de la littérature haïtienne, longtemps indisponibles. Poète, Willems a, comme Gary Augustin (1958-2014), très peu publié. Seulement deux recueils de poèmes : Rêve obèse chez Mémoire en 1996 et Plaies intérimaires chez Mémoire d’encrier au Canada en 2004, la maison d’édition de son ami montréalais Rodney Saint-Éloi, à huit ans d’intervalle.

 

Dieulermesson PETIT FRERE


Et si Lyonel Trouillot (re)pensait vraiment la citoyenneté?

Haïti (re)penser la citoyenneté est le titre d’un essai de Lyonel Trouillot paru en Haïti en 2001 avec l’appui du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). C’est un livre capital sur la figure et l’usage de la notion du citoyen en Haïti. L’ouvrage a été publié aux éditions Haïti solidarité internationale (HSI) dans la collection essais. Il comprend deux parties. La première porte sur un constat flagrant de l’auteur à savoir l’existence d’un déficit de citoyenneté dans le pays. La seconde partie soumet à l’attention du lecteur quelques propositions autour de la construction du citoyen.

Dans ce livre, l’auteur de La belle amour humaine pose un problème majeur. Celui du citoyen et, par ricochet, de l’identité haïtienne. La citoyenneté est une question essentielle pour la construction d’un mieux-vivre et d’un vivre-mieux dans une communauté avec soi et avec l’autre. Donc du vouloir vivre ensemble. En d’autres mots, cet exercice qui aide à penser et à orienter l’avenir sur des sentiers justes. Il existe une crise flagrante de citoyenneté dans notre Ayiti Toma. L’Haïtien n’a aucun sens de la notion de solidarité. De l’égalité et de la collectivité. Il se définit de plus en plus seul. Dans un mépris total de l’autre. Sans aucun sens du bien commun. Sans humanité et acceptation de l’autre.

Plus loin, l’auteur nuance et affirme que c’est l’existence de plusieurs types de citoyens dans le pays qui lui porte à parler d’une crise de citoyenneté. À lire cet essai, l’on ne peut s’empêcher de se rendre compte combien la société haïtienne est morcelée. Écartelée. Brisée. C’est une société qui ne cesse de créer des frustrés. Des exclus et des marginaux. Que nos institutions ne cessent de produire et d’alimenter les inégalités. La haine de l’autre et ses semblables. Des institutions qui nous apprennent à faire semblant. À maquiller la réalité. À donner le faux pour vrai et vice versa. Qu’il s’agisse de nos écoles, des associations religieuses ou des groupements politiques qui ne cessent de croître. Comme des champignons.

Le livre dit notre malaise social. Nos vices et nos infortunes. Il met sous nos yeux l’Haïtien qui n’a aucun sens des valeurs humaines et sociales. Qu’elles soient morales, culturelles et intellectuelles. Préjugés de couleur, problèmes de classes. Discours creux. Aucune formation sociale qui mette l’accent sur de véritables réseaux de solidarité réels et permanents. Trop de différenciations sociales. Nous vivons dans une société répressive. Le pays est un véritable étouffoir. L’individu est sclérosé. Pris dans un étau. Il devient un monstre.

Avec un œil sociologique, Lyonel Trouillot nous apprend à travers ce petit livre que les structures de notre société sont en train de basculer et qu’il nous faut une recomposition d’ensemble. Il nous faut une nouvelle figure de l’intellectuel, un autre modèle politique avec de vrais politiciens aptes à gérer les affaires de la Respublica et définir, tous ensemble, les objectifs de demain, dit-il, entre les lignes. Aussi pourront-ils associer, pour reprendre la formule chère à Max Weber, l’éthique de conviction à l’éthique de la responsabilité. Reste toutefois à savoir dans quel registre ou quelle intervalle de citoyenneté se situe l’auteur !

Toutefois, si le livre ne respecte aucun cadre méthodologique puisque dépourvu de références bibliographiques, de sommaire (pas même une note d’introduction), il est toutefois important de signaler qu’il est digne d’être lu. Même si la philosophie, nous dit, Marie Gaille, auteure d’un livre sur la question (Le citoyen, Paris, GF Flammarion, 1998), peut éclairer la notion de citoyen d’un discours qui lui soit propre, elle n’est pas, en tout cas, en mesure de négliger les approches juridiques, historiques, sociologiques, anthropologiques ou historiques. Autant de questions que l’on peut déceler à travers Haïti (re)penser la citoyenneté. Après la lecture du livre, on est en droit de s’interroger sur le sens de la notion. La citoyenneté est-elle l’exercice d’un droit ou d’un statut ? Se référant à Hannah Arendt, on pourrait tout aussi se demander si elle est l’évocation d’une affiliation ou d’une d’exclusion ? Encore moins un exercice d’égalité ou de liberté ?

Dieulermesson PETIT FRERE

 


Les pantoufles de Jeanie Bogart…

La poésie de Jeanie Bogart sue la tendresse, l’étreinte et le souvenir de ces rendez-vous manqués avec l’aube. Écriture de l’intime, des émotions fortes qui dit le rapport de la poétesse avec le monde, l’autre et son milieu. Sentiments de mal-être, de douleur et de deuil qui émanent du départ ou de la séparation. Dans le débarras de cette chambre qui garde encore le parfum de ce corps devenu ombre, le silence laissé par ses mots qui résonnent dans le lointain, il n’y a que ses pantoufles qui restent… Cette part de lui-même qui permet de mesurer le vide créé par l’absence.

Dans l’imaginaire de la poétesse, les pantoufles sont assez symboliques. Elles évoquent l’espoir, quitte à ce qu’il soit fou, d’un retour probable de cet être qui berce encore sa vie. À lire ses vers, l’on comprendra que ce sont, entre autres, les départs, les cassures qui permettent à l’amour de prendre racine. C’est elle qui le souligne : « le ciel n’est pas bleu sans nos désillusions amoureuses ».

L’on ne peut nier la part du narratif dans la prose poétique de Jeanie Bogart. Elle raconte sa solitude, son abandon dans une langue dépouillée, libérée et pleine de subjectivité à tel point que le lecteur est quelquefois pris au piège des regards jetés çà et là, devenant ainsi une part de son intimité. Elle oscille entre « certitude douteuse » et « espoir ». Sensible et fragile, la poétesse est torturée par des bribes de souvenirs parce que refusant d’admettre la séparation de cet être dont elle attend toujours la renaissance comme un bruit d’orage.

Un jour… Tes pantoufles…

Je regardais tes pantoufles, et dans le débarras de ta chambre, ma
mémoire s’habituait à la légère couche de poussière qui recouvrait tes
meubles et qui envahissait notre âme.

N’en est-il qu’illusion, cette vermine fouillant partout et grouillant à
travers nos deux vies ? Absence latente d’une certitude douteuse. Nous
n’aurons peut-être pas assez de temps. Ce temps qui me colle à la peau
comme une sangsue exsangue. Ce temps monotone, crasseux, ventru,
dément. Ce temps que je supplie de nous laisser encore un peu de temps.

Et surtout l’envie de fuir cette vie, de fuir ces démons ; l’envie de fuir
nos propres réalités. Aurons-nous suffisamment de temps pour ?

À faire l’amour à tort ou à raison, à tort et à travers parce qu’on aurait
aimé basculer nos vies, nos souffrances, nos espoirs. Se baiser rageusement
comme on aurait voulu baiser notre mal. Nous n’avons pourtant rien fait
de mal. Juste une tricherie contre soi-même. La cadence accélérée de l’incompris.
Le train de l’avenir poursuit sa course haletante, loin de nous.

Dans la poussière de tes pantoufles s’élevait le désir de palper
l’invisible, l’inexistant

Qu’adviendra-t-il de ce que nous ne saurons sans doute jamais ?
Aquarelle sans image et incolore? Parfum d’une passion incontrôlée ?
Rejet de deux vies désabusées ?

Nous ne serons jamais de ce monde où les monstres s’acharnent à
dénouer nos doigts, à dénouer nos amours et à défaire nos illusions.
Nous ne serons jamais de ce monde où le temps, monolithe de souffrances,
de noire tristesse a barbouillé nos rencontres à venir.

Je ne savais pas ce que mon corps faisait. Je ne savais pas ce que ton
cœur voulait. Mais je savais que tes pantoufles, avec toi, reviendraient
un jour me dire que tes doigts attendent les miens pour se nouer, que
le ciel n’est pas bleu sans nos désillusions amoureuses, que le temps s’en
ira nous laissant sur la rive du fleuve Espoir.

Jeanie Bogart, Un jour… tes pantoufles, LEGS ÉDITION, 2015, p. 32.

 

 

Dieulermesson PETIT FRERE

 


Jacques Roche, cet enfant de la canne*

« Nous sommes morts assassinés ».

Kateb Yacine, Le cadavre encerclé.

Ce 14 juillet ramène le onzième anniversaire de l’assassinat de Jacques Roche. Jacques, le poète martyr. Le poète au souffle du vent. Pétri du rêve de liberté et de paix aux portes de nos horizons d’outre-tombe. Parti trop tôt, il nous a légué ses lettres encore toutes fraîches –écho de sa joie que nous gardons encore comme le chant d’un général sur front de guerre.

Jacques ne savait que parler – par sa plume et sa voix – pour tous ceux dont les voix sont prises au piège du silence. On l’entend, encore derrière tous les murs de Berlin, érigés par les forces ténébreuses, qui revendique par grappes et en tonnes le droit d’un vouloir-vivre. Dans la  »Solidarité » du rêve et  »La longue marche » vers la quête du bonheur fragile. De l’espoir à inventer. Des chemins à traverser pour atteindre les cimes de L’œuvre collective.

Jacques, mon frère, célébrant de la vie, porteur des zestes de l’espérance, ton corps est à la terre la sève nourricière qui fait germer le jour. L’insecticide qui terrasse les herbes folles de la honte et de toutes nos bêtises pour faire place à la récolte douce de la félicité sans trêve. Ton âme vit parmi nous dans chaque rayon de soleil qui illumine nos fronts. C’est Césaire qui nous l’a appris :  »La mort expire dans une blanche mare de silence ». Rien que pour donner forme à la vie. C’est toute la ville qui est en larmes. Le cœur saignant, les mains vides caressant  »Les feuilles d’automne » qui tombent, fredonnant  »Les chants du crépuscule » dans l’espoir de ton retour aux portes de la nuit.

Onze ans déjà. Pas une ride dans nos souvenirs. Tu nous asperges encore de tes cris. On entend encore le silence de ton cœur qui palpite dans ta poitrine. Les mains calleuses qui t’assomment de gifles et de coups dans le dos. Tes yeux face à la nuit et tes mains en direction du soleil. Ton corps frissonnant sur le macadam.

On ne t’oubliera pas Jacques. Comment saurait-on faire une chose pareille? Ta mémoire erre dans notre quotidien. Pour d’autres, tu es mort pour rien mais pour nous –les combattants intrépides des dissidents du droit de vivre – on n’oubliera jamais la cause que tu défendais. En te mettant au service et à l’écoute des autres. On ne souillera pas ta mémoire. Mais on veut que tu saches, mon cher jacques, que Les damnés de la terre n’ont pas encore trouvé la sortie de l’enfer comme l’a signalé Sardou. Ici, vivre est toujours un défi. On se bat pour exister parce qu’on sait que c’est un devoir. Un droit aussi. On continue à chercher encore les chemins de l’espoir parce qu’on sait, qu’on le veuille ou non, que Le vent de la liberté soufflera sur nos toits.

* L’enfant de la canne est le titre d’un poème de Jacques Roche

Dieulermesson PETIT FRERE

 


Il était une fois Lesly François Manigat 

Il est des noms qui sonnent fort dans l’histoire de la pensée en Haïti et, qui sait, peut-être au-delà des frontières. Des noms qui attirent l’attention et méritent qu’on s’y attarde. Qui stimulent l’effort et appellent à la réflexion. Lesly François Manigat est de cette catégorie. Fin historien, grand orateur à la verve séduisante et contagieuse, cet homme politique intransigeant et rigoureux dans ses réflexions et prises de position aura marqué pendant des siècles la production intellectuelle du pays. Retour sur cette figure imposante et emblématique de l’histoire contemporaine décédé le 27 juin 2014.

Lesly François Manigat est un monument de l’intelligentsia haïtienne. Point besoin de chercher midi à quatorze heures pour reconnaître son poids dans la galerie des penseurs des 20ème et 21éme siècles haïtiens. Difficile de lui coller des épithètes pour le qualifier ou le décorer. À lui seul, il représente toute une encyclopédie. Une bibliothèque ambulante. Un monstre de la pensée historique et critique, une somme de savoirs. Un érudit authentique. Une plume intrépide. Enfin, et ce n’est pas tout, un fin analyste politique et un modèle d’excellence.

Né le 16 août  1930 à Port-au-Prince, il est le fils de François Saint-Surin Manigat et de Haydée Augustin, tous deux enseignants. Il est le petit-fils du général Saint-Surin François Manigat, homme politique ayant occupé de grandes fonctions sous le gouvernement de Lysius François Salomon. Il fut ministre de l’Intérieur, délégué de la nouvelle Banque Nationale d’Haïti et ministre de l’Instruction Publique.

Il a fait ses études classiques au Collège Saint Louis de Gonzague dirigé par les Frères de l’Instruction chrétienne (FIC)  puis des études supérieures à Paris où il a obtenu un doctorat en Philosophie. En Haïti, il a mené une double et importante carrière administrative et universitaire. Exilé en 1963 en France, aux Etats-Unis et au Venezuela, sous la dictature de François Duvalier, il a été maître de conférences à l’Université Paris VIII (Vincennes) et maître de recherches associé au Centre d’études des relations internationales.

En 1970, il a épousé à Paris, en secondes noces Mirlande Hippolyte, constitutionnaliste, ancienne élève de l’École normale supérieure et docteure en Sciences politiques. Elle est la première femme à faire partie du Sénat de la République. De son premier mariage, Manigat a eu six filles: Marie-Lucie, Marie-Dominique, Viviane, Jessie, Roberte et Sabine.

Carrière universitaire

Fondateur et premier directeur de l’École des hautes études internationales de l’Université d’État d’Haïti (Ueh) en 1958 et devenue plus tard INAGHEI (Institut national d’Administration, de Gestion et des Hautes Études Internationales). En 1966, il a prononcé une conférence à la Sorbonne au sein de la Société d’Histoire moderne (La substitution de l’hégémonie américaine à la prépondérance française en Haiti: la conjoncture de 1909-1912). L’étude a été publiée dans le Bulletin de la Société de l’Histoire moderne puis dans la revue d’Histoire moderne et contemporaine et dans le livre de Jean Bouvier et René Girault (L’impérialisme français avant 1914). Elle a été ensuite traduite en plus d’une douzaine de langues dans l’édition abrégée d’un ouvrage collectif édité par Marc Ferro chez Robert Laffont. Conférencier à la Maison des Polytechniciens en 2001 et à Athènes, en Grèce, en 2003. À Institute for the Story of Man en 1977 à New York où il a prononcé une conférence sur  »La relation entre le marronnage et les révoltes » puis « La révolution à Saint-Domingue-Haïti », communication publiée par les Annales de l’Académie des Sciences de New York.

En 1971,  il est professeur à l’Université Paris VIII (Vincennes), à Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 1988 et à l’Institut des Hautes études internationales de Genève en Suisse, la même année. Il fut ensuite appelé à enseigner dans plusieurs autres universités dont la Johns Hopkins University à Baltimore aux États-Unis, l’Institut d’Études Politiques à Paris, le West Indies Universities à Trinidad, le Yale University (pour une brève période) et à l’Université de Caracas au Venezuela (aujourd’hui Universidad Central de Venezuela).

Passionné d’histoire, doué d’une intelligence hors pair et d’une connaissance très profonde de l’histoire mondiale, en général, et de l’histoire d’Haïti, en particulier, Lesly –comme on l’appelle dans les cercles amicaux- fait figure d’exception parmi les historiens de sa génération. Son œuvre porte la marque de tous les grands événements et de toutes les urgences qui ont jalonné l’histoire de ce pays qui l’a vu naître. C’est une œuvre totale. Tout y passe ou presque : la culture, la politique, l’économie, la sociologie, la géographie, les conflits etc… D’une rigueur et d’une exigence académique inclassable, il est l’auteur de plus d’une soixantaine de monographies, études et articles sur l’histoire de l’Amérique latine contemporaine et des Caraïbes.

L’homme politique

C’est surtout au cours des années 1950 qu’a débuté la carrière politique de Manigat. Il a d’abord travaillé au ministère des Affaires étrangères. En 1957, il a appuyé la candidature de François Duvalier et partagé son idéologie. Peu de temps après l’accession du médecin de campagne au pouvoir, leurs relations n’étant plus au beau fixe, il a dû subir quelques persécutions. Ainsi, en 1963, il a été incarcéré pendant deux mois pour avoir soutenu, lui reproche-t-on, les grèves des étudiants du début des années 1960. Relâché, il s’est exilé et s’établi aux États-Unis, en France et au Vénézuela.

En exil, il entre dans l’opposition. Militant farouche, nourri d’idées et d’ambitions progressistes, il a fondé en 1979, au Vénézuela, le « Rassemblement des démocrates nationaux progressistes » (RDNP) –parti politique qu’il a dirigé pendant 25 ans- et critiqué ouvertement le régime en place. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, il rentre au pays et se porte candidat à la présidence aux élections présidentielles devant avoir lieu le 29 Novembre 1987, sous la bannière de son parti.

Malheureusement, les élections n’ont pas eu lieu. Port-au-Prince s’est vu livrer à un véritable carnage en ce matin du 29 novembre. Toutefois, deux ans après, il devient à la faveur de l’armée, comme il aime à le dire, le 39ème président constitutionnel d’Haïti (février-juin 1988) –soit le premier issu d’une élection quoique contestée par la majorité des regroupements et partis politiques de l’époque.

Suite au limogeage puis l’arrestation du général Henri Namphy pour cause d’insubordination, il s’est vu renverser du pouvoir le 20 juin 1988 à l suite d’un coup organisé par certains membres des Forces Armées d’Haïti. Le pouvoir étant, de nouveau, remis à Henri Namphy, Leslie François Manigat a dû, une fois de plus, s’exiler pour ne revenir qu’à la veille des élections de 1990. Candidat à la Présidence d’Haïti en 2006, il a été battu par son rival, René G. Préval, l’homme de Marmelade –Ti René pour les intimes- qui a fait, non sans tracasseries, son deuxième mandat.

L’intellectuel, l’historien

Lesly est, en dépit de tout ce qu’on peut lui reprocher entre autres son obsession pour le pouvoir,  un chercheur remarquable et exceptionnel. Personnage énigmatique aussi, esprit critique et pénétrant, son travail d’historien est d’une richesse étonnante. La classe intellectuelle haïtienne aurait dû lui accorder un ‘‘Award of recognition’’ pour service rendu à l’avancement de la pensée (historique et politique) pendant les trente dernières années. Pour sa grande contribution à la recherche historique. Un trésor national. Disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre de l’École des Annales qui prônait l’écriture d’une histoire totale, une histoire complète. Une histoire vivante qui tient également compte du présent.

Ses travaux sur l’Amérique latine, l’histoire d’Haïti sont d’une grande valeur. Son premier livre Évolutions et révolutions : l’Amérique latine au XXe siècle (1889-1929) paru dans la collection l’Univers contemporain des Éditions Richelieu en 1973 se veut un maître ouvrage, une référence sûre pour la connaissance de l’Amérique latine. Ayant fait l’objet de son enseignement à Paris VIII au cours de l’année universitaire 1971-1972, il est d’une grande richesse documentaire et doté  de réflexions très poussées sur les problèmes, les progrès et les idées et idéologies qui ont traversé et bouleversé ‘‘l’Extrême occident’’ –expression récente utilisée par les géographes en référence à l’Amérique latine.

D’autres ouvrages, tout aussi importants et de grande facture témoignent de la richesse intellectuelle, le sens critique et la rigueur qui habitent cet historien haïtien. Cette denrée rare. Un trésor national vivant. Tant par l’incommensurabilité du patrimoine qu’il nous a légué que par son attachement à l’histoire de ce pays qui l’a bercé. Vraiment un peuple qui vient de produire Lesly François Manigat, pour reprendre l’éloge de Jacques Stéphen Alexis au sujet de Jacques Roumain, ne peut pas mourir.

 

Dieulermesson PETIT FRERE

 

 

 

 

 


Etzer vilaire, ce poète mal connu

Etzer Vilaire est un poète méconnu ou plutôt mal connu. C’est Jean-Claude Fignolé qui, en 1970, en a fait la révélation. Point n’est besoin de rappeler que bon nombre de nos poètes classiques, la plupart ayant étudié dans les écoles haïtiennes, sont en grande partie méconnus ou mal connus de ceux qui parlent d’eux. Qu’ils s’agissent de professeurs, élèves, historiens de la littérature ou autres. Et pour cause, ils ne lisent pas les textes. Car quand il leur paraît impossible d’expliquer ou de comprendre un extrait ou un poème de ces auteurs, le plus facile à leurs yeux est de recourir à la religion ou à la superstition. L’on se souvient de l’histoire du papillon noir posé sur le berceau de Coriolan Ardouin. Bref…

Il y a toute une légende autour de ce poète qui a fait la gloire de la ville de Jérémie au début du vingtième siècle. Qu’il fut un enfant maladif, protestant endurci, laïque à certaines heures. Chef de file de la tendance éclectique du mouvement de La Ronde, il lui est souvent reproché par la critique littéraire traditionnelle d’être anti-nationaliste, anti-patriote, pour n’avoir pas pris position contre l’occupation américaine. D’être un écrivain exotique qui n’a donné aucune place à sa patrie dans sa poésie. Du moins, c’est ce qu’on nous a appris et continue encore d’apprendre à nos chers écoliers dans les salles de classe. Que sa poésie manque de pittoresque, nous disent Pradel Pompilus et son compère Raphaël Berou. Même remarque avec Dieudonné Fardin qui dit « Le vocabulaire de Vilaire n’est pas très pittoresque, il refuse d’enrichir la langue par l’apport d’expression locale, à la manière de Durand ». Même cas de figure pour Hénock Trouillot aux yeux de qui « les poètes de la Ronde auraient créé une littérature d’évasion ». Comme si tous les écrivains devraient avoir une seule manière d’écrire. Autrement dit, les mêmes procédés d’écriture. Plus loin, il écrira qu’ « il n’y a eu aucune allusion dans son œuvre [l’œuvre de Vilaire] à l’occupation américaine ».

En effet, dans un article paru le 24 juin 2014, notre collègue Wébert Charles avait déjà porté un démenti formel. À savoir qu’il a publié à compte d’auteur un livre titré La vie solitaire pendant l’occupation américaine, lequel a été retrouvé dans les archives de son petit-fils, Etzer Vilaire Fils. Une prose poétique d’une grande beauté, écrite dans une langue savante, avec des descriptions qui rappellent les belles natures de Les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Le poète évoque, non sans colère, la violence de la traite négrière et les conséquences de la colonisation, y compris l’invasion des Yankees au début du vingtième siècle.

Vilaire est un classique de la littérature d’Haïti. Enseigné dans les écoles, précisément au Secondaire, son œuvre a été longtemps indisponible sur le marché. Mis à part son recueil de poèmes Les dix hommes noirs, il a publié des œuvres de grande portée historique, politique et littéraire. Enfant, nous avions appris plein de choses pour ne pas dire plein de mythes sur les écrivains haïtiens. Tant dans les manuels que dans les cours de littérature fortuits qu’il nous arrive d’avoir au fil des années. Ce que l’on connaissait d’Etzer Vilaire, par exemple, se résumait à sa déception amoureuse qu’il a connue avec Henriette Rouzier qu’il immortalisa dans ses Pages d’amour, et à qui il fait allusion dans Les dix hommes noirs.

Écolier, l’on ne nous a jamais appris qu’en 1912, son œuvre a été couronnée par l’Académie française. D’ailleurs, que savait-on, par ces temps d’errances et d’ignorance, d’une Académie ? Ni le mot ni la chose n’étaient encore à la mode ici. Chez nous. Il a fallu l’élection de Dany Laferrière pour qu’on en parle. Poète de l’universel, de la nature humaine, Vilaire est, par la force de son écriture et le choix des thèmes qui prédominent dans sa poésie, un fin romantique. Amoureux de la nature, c’est toute la vie humaine avec tous ses soubresauts, ses coups bas et ses risques et périls. Son œuvre charrie toutes les péripéties de la vie quotidienne haïtienne de son époque. Ce n’est pas sans raison que l’historien Roger Gaillard a cru voir dans ses deux premiers recueils, l’un aux accents tristes et l’autre aux élans tragiques et fatals, le « témoin de nos malheurs ». Tant qu’il a su dire le mal de ce pays, l’angoisse qui le rongeait devant l’abandon total de la jeunesse de sa terre désespérée et désorientée, devant « l’agonie morale » de cette société qui pue l’indécence. Cette « société bloquée », mangeuse d’hommes et de femmes, qui frise l’indifférence et l’effondrement.

Dieulermesson PETIT FRERE


Haïti : littérature, sexe, tabou…

Le mot « sexe » n’existe (presque) pas ou plus dans la littérature haïtienne. C’est Dany Laferrière qui a eu l’heureuse audace de souligner dans son Journal d’un écrivain en pyjama qu’« écrire le sexe, c’est parfois mieux que le faire » ( p. 164). Mis à part quelques flirts dispersés çà et là dans quelques paragraphes ou une page tout au plus dans une œuvre, tout le reste n’est autre que des histoires de bonne compagnie. Comme si parler de sexe ou décrire des scènes érotiques relevait d’un péché capital, voire mortel. Qu’il faudrait alors se préserver des flammes de l’enfer ! Moralisme oblige. Quel écrivain haïtien prendrait le risque de mettre en scène un héros ou une héroïne se vautrant dans la luxure ?

Robert Desnos écrit dans De l’érotisme que « l’œuvre de Sade a révolutionné la littérature érotique autant que la littérature en général » (p. 98). Ici, nous vivons dans une société où les mythes et les tabous ont la vie dure. Ce qui fait que des questions liées à l’homosexualité, l’androgynie, l’inceste sont considérées comme une « boîte de Pandore ». Or, l’amour qui nous fait vibrer aujourd’hui et que nous revendiquons avec la liberté de nos actes comme prétexte est celui que formule Sade dès la première Justine et qui, avec Les liaisons dangereuses de Laclos,  La religieuse ou Les bijoux indiscrets de Diderot et les Lettres portugaises de Guilleragues d’une part, Les confessions de Rousseau d’autre part, « constitue le point de départ de toutes les œuvres d’ordre purement amoureux » (Desnos, p. 94).

Il est dit que le 1929 d’Aragon et de Péret est une preuve que l’amour fou surréaliste prenait parfois les formes les plus crues. Que dire de Le sexe mythique (1975) de Nadine Magloire et Alléluia pour une femme-jardin (1981) de René Depestre , deux œuvres qui furent les premières à se détacher de la pudibonderie amoureuse de l’époque duvaliériste ? Même si la palme revient à Jacques Stephen Alexis (L’espace d’un cillement, 1959), Marie Vieux-Chauvet (Amour, Colère et Folie, 1968), les premiers à avoir mis sous nos yeux, quoiqu’en filigrane, la description de scènes érotiques.

Il ne fait pas de doute que la littérature a une influence sur les mœurs. Car elle « doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture » (Barthes) parce qu’utilisant « le langage (qui) lui-même est un fait social » (Escarpit). Impossible à l’heure actuelle de faire un état des lieux de la littérature érotique en Haïti, puisqu’elle n’existe pas encore. Même si Kettly Mars est, jusqu’ici, la seule écrivaine à avoir mis dans ses romans une « imbrication du désir ».

Quel écrivain haïtien écrira le premier grand roman de l’homosexualité ?

 

Dieulermesson PETIT FRERE


Cavaillon, la ville tournesol

Je suis arrivé à Cavaillon au clair du crépuscule. Vendredi n’est pas un jour comme les autres, c’est le début du week-end. En cet après-midi tranquille et splendide, j’ai la tête aux ballades vespérales. La ville porte mal cette odeur ténébreuse. Deux jours depuis que les habitants sont dans le noir. Tout le monde se plaint, se lamente sur cette obscurité qui tombe sur la ville comme une malédiction. Avec ses rues propres, grouillantes de monde, les maisons bien construites, les écoliers au visage rayonnant d’espoir, la vie brandit ses airs dans le silence des passants, tout heureux de rentrer chez eux après une journée de dure labeur. Ici, les gens sont sympas. Ils sont toujours prêts à vous offrir un morceau de sourire. Cette contagion de leur joie de vivre.

Située dans le département du Sud, Cavaillon est une commune de l’arrondissement d’Aquin. À quelques vingt-cinq à trente minutes de la ville des Cayes, elle compte cinq sections communales (Boileau, Martineau, Gros-Marin, Mare-Henri et Laroque). Ce qui laisse l’impression qu’elle fait la grosseur d’un poin(t)g. Malgré le bleu colorant luisant sur les portes d’entrée, le bleu du ciel faisant corps avec la voûte de la belle Église Notre Dame du Perpétuel Secours au cœur de la Place d’Armes, la cité de Sylvio Cator ne dispose pas pour autant d’espaces de loisirs. Le seul lycée qui reçoit les élèves de la septième année fondamentale à la rhéto, le Lycée Platel Mageste de Cavaillon logé dans l’enceinte même d’une École nationale, est dans un piteux état. Isolé entre les haies de cactus, la poussière grasse du midi et les herbes folles, sans électricité, sans eau et sans bibliothèque et sans terrain de jeux, il est nettement dépourvu du strict nécessaire d’un vrai établissement scolaire.

Cavaillon, la terre de Gérard Jean-Juste, Yvon Neptune, Rodney Saint-Éloi et tant d’autres, est une ville debout. Aux accents aigus. À quelques mètres de l’entrée principale, sur la gauche, on trouve le commissariat de police. Plus loin, sur le coin droit, c’est le restaurant Kay madan Alfred, avec ses odeurs épicées, ses plats fumants qui accueille le visiteur, content de se rafraîchir après avoir laissé Port-au-Prince, cette capitale encombrante, alourdissante, malodorante et aux bruits sourds.

La villa des Tournessols, un havre de paix

À Cavaillon, il existe un orphelinat, la Villa des Tournessols, un havre de paix pour les petites filles démunies des différentes contrées du pays. Mis sur pied en 2008 par sœur Marie-Carmelle Durand, il constitue un vrai asile pour ces enfants au cœur candide, ces petites filles animées du désir de vivre, de tisser des rêves aux pieds de ce pays branlant, peinant à dessiner des aubes heureuses pour le bonheur de ses fils et ses filles. Elles sont trente-six à l’orphelinat. Les enfants ont droit à trois repas chauds par jour, elles vont à l’école gratuitement et disposent des heures de loisirs qu’elles utilisent dans la fabrication d’objets artisanaux en atelier pour être vendus, par la suite, à des visiteurs.

Affilié à l’école Marguerite D’Youville, une institution d’enseignement mixte de la zone, l’orphelinat bénéficie du support financier des Sœurs de la Charité de Saint-Hyacinthe, une Congrégation religieuse féminine du Canada. Cet après-midi, le hasard m’a conduit vers Claudia Trudel, Lyne et Sylvie Arseneault, trois québécoises en voyage humanitaire au pays et qui sont tombées amoureuses de Cavaillon qu’elles qualifient de paradis terrestre. En plus de travailler avec les enfants, elles se sont fait beaucoup d’amis, ont joué aux cartes avec des gens qu’elles trouvent toujours de bonne humeur. Elles qui croyaient qu’Haïti n’était qu’un pays pauvre, voué à la violence. Mais les gens oublient que la violence est partout dans le monde. Ici, elles ont rencontré des gens accueillants, les écoliers bien mis dans leur petite uniforme, des paysans qui offrent aux passants tout l’or de leur sourire. Et cet air festif qui ponctue la ville…

À Cavaillon, la vie sourit au rythme du jour. Il y a le soleil, les arbres, le silence et surtout la rivière. Il suffit d’un seul soir, au bord de cette eau qui capte à elle seule toute la beauté du bleu azuré et le chant de la nuit pour découvrir toute la tendresse de la nature. Cette nature qui nous aime et ne cesse de nous ouvrir son sein, comme l’a signalé le poète Lamartine. Cavaillon, la ville d’espérance, ouverte au bonheur, est une fierté haïtienne.

Dieulermesson PETIT FRERE

 

 

 

 


Mathilde dans ma mémoire…

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Baudelaire, Les fleurs du mal, Spleen, LXXVI.

Il y a le bleu de la mer. Il y a le gris de l’horizon. Et le ciel. Le vide. Puis, l’étendue…

Il faisait déjà nuit quand la voix du capitaine annonça le décollage. L’avion avançait lentement sur le tarmac, dans le plus grand silence comme un vieux serpent cherchant sa route au fond des bois. Il pleuvait dehors, de ces pluies fines qui annoncent le lever du jour. Mathilde rangea ses affaires dans son sac à dos et prit place à côté de moi. Elle devait avoir vingt ans quand je l’ai rencontrée pour la première fois.

C’était à Nice, sur la côte de la Méditerranée, un après-midi de mai quand les bateaux partent pour l’Atlantique. Un vent d’amertume flottait dans le coin de ses yeux. Elle avait l’air triste. Je pensais tout de suite que c’était peut-être à cause d’un chagrin d’amour. Elle marchait la tête dans la lune, les yeux mi-clos, c’était à peine si elle arrivait à contrôler ses pas… Je me suis mis à la regarder longtemps. Brusquement, elle s’arrêta, à quelques mètres de l’entrée qui donne accès au pont. Je pensais à l’aborder, lui dire le bonjour et m’enquérir de la cause de son malaise. Mais ce regard renfrogné, son rire étrange, j’ai tout de suite renoncé.

Elle était là sur le pont, juste à côté de moi, les bras appuyés contre le mur, le visage renversé, elle cherchait la face de l’eau. Elle avait un beau corps. Elle portait une longue jupe, fine, d’un bleu pale, couleur du ciel lorsque le temps est peu clair, et qui laisse voir ses hanches. Un t-shirt crème sans motifs faisait deviner les contours de ses deux petits seins. Le vent balançait la base de sa jupe. J’ai pu voir ses petits pieds roses, elle les balançaient doucement dans l’étendue. Elle tenait une bouteille d’eau dans une main et un livre dans l’autre avec un crayon à l’intérieur qui devait sans doute luiservir de marque-page. Le crayon tomba et roula jusqu’à mes pieds. Je me baissais pour le ramasser et mon front se heurta contre le sien au moment de me lever. Nos regards se croisèrent. Nos lèvres aussi. Surpris, nous nous excusions timidement avec ces mots maladroits dont on se sert en temps d’embarras.

Le soleil se couchait à peine. Les derniers rayons traversaient le ciel à la manière d’un courant d’air tellement tout passait si vite. Comme s’il fallait faire place à autre chose. La nuit, par exemple. Nous sommes restés longtemps sur le pont à attendre. À regarder passer le temps, l’onde qui fuit. À parler du passé, des autres, de nous. Et de tous ceux qui prennent la mer pour revenir ensuite ou ne plus revenir. L’espoir en bandoulière, en direction de toutes ces illusions perdues.

Le Pandora, un gros bateau de croisière grec, venait de jeter l’ancre. Nous le regardions s’éloigner, déchirant l’eau en direction du levant. Un gros coup de klaxon troua le silence. Au loin, un éclair fendit le ciel. Je regardai l’heure, 19h42, Mathilde avait froid. Elle appuya sa tête contre mon épaule et se mit à me parler à voix basse. Cela faisait seulement quelques heures que nous nous étions rencontrés. Le courant passait si vite que nous avions l’impression de nous être connus des milliers d’années auparavant. Je passais ma main droite autour de sa taille et la serrais contre moi. Elle fit de même. Je sentis toute la chaleur du soleil contre mon corps. Quelques gouttes d’eau dégoulinèrent le long de mon épaule droite. Les yeux rougis par les pleurs, Mathilde ne remettait pas encore de la mort de sa mère, Lise, disparue dans les événements tragiques du 13 novembre 2015 aux abords du Bataclan.

Lise était ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Fille unique, toute son existence tournait autour d’elle. Depuis, elle ne s’accrochait plus à la vie, même pas à la sienne devenue jour après jour une peau de chagrin.

Mathilde est à côté de moi. Dans cet avion qui nous emmène sous les Tropiques, le pays de Jacques Soleil pour refaire connaissance avec la terre natale. Le visage collé à la fenêtre, les yeux rêveurs, je me mis à m’imbiber de tous ces souvenirs laissés sur le pont de la côte d’Azur.

Tout à coup, un bruit sec déchira le silence et me fit sortir de ma rêverie. Le temps de reprendre mes sens, l’appareil décollait…

Dieulermesson PETIT FRERE