Emmanuelle Gunaratne

Cours privés au Sri Lanka, petite enquête

14h – Comme tous les jours, Miss Suriya entre dans sa pièce préférée : la fenêtre grande ouverte sur le jardin, sur le rebord de laquelle écureuils et oiseaux se posent pour épier l’intérieur, la porte grande ouverte sur la véranda, une lumière crue qui éclaire les quelques bureaux placés autour de sa table. Elle attend tout sourire. Ses élèves ne vont pas tarder. Miss Suriya a la cinquantaine – à peine. Elle enseigne les maths. Elle adore les maths. Indienne d’origine, elle vit au Sri Lanka depuis une vingtaine d’années et a adopté la profession de professeure privée de mathématiques. Elle enseigne chez elle et a bonne réputation. Elle est précise dans ses explications, claire, encourageante et entretient une certaine émulation dans sa classe. Tous les après-midis, toute l’année, de 3 à 5 élèves en moyenne participent à ses cours. Niveau collège. Et travaillent sous son aile pendant 2 à 3 heures. Ce ne sont pas des élèves en difficulté. Certains sont mêmes très largement en avance par rapport au programme. Certains sont premiers de leur classe. Certains adorent les maths. Juste pour le plaisir alors? Par exactement. La flambée des cours privés vient d’ailleurs. D’un système sourdement compétitif.

Nishan participe depuis cette année aux cours de Miss Suriya. Il prépare le O’Level local, qu’il passera en décembre prochain. Quand la cloche de son école sonne à 1h30 (après 6h de cours), il a un ou deux cours privés supplémentaires l’après-midi. Sa mère, Nandika, me confie : “C’est un effort financier certain, mais ce n’est que pour quelques années”. Il a de bons résultats scolaires? “Oui, mais insuffisant par rapport à son ambition…. Il lui faut 9 “A” au O’Level!”. Les jeunes sont ainsi conditionnés à la réussite scolaire. Qui leur permettra d’envisager le système universitaire (gratuit) sri lankais. Qui leur permettra peut-être d’obtenir des bourses pour étudier à l’étranger. Qui leur assurera certainement une réussite sociale plus tard.

15h30 – Mr Krishnakumar, s’apprête à commencer son cours de physique. Sa classe comprend de 25 à 30 élèves. Il a ainsi deux classes par jour et cinq fois par semaine (soit 250 à 300 élèves). Chaque élève paie 3,500 LKR par mois. Si vous faites les calculs, vous obtiendrez un revenu à 6 chiffres, non soumis à l’impôt, bien largement supérieur (disons plus d’une dizaine de fois supérieur) au salaire d’un professeur d’école privée du même niveau. Il n’est pas besoin d’être matheux ou scientifique pour en arriver à la conclusion évidente : les cours privés sont un business florissant au Sri Lanka!

Si vous pensez échapper au système, vous déchanterez vite : ou votre enfant a réellement besoin de soutien scolaire et en tant que parent responsable, vous devrez lui donner toutes les chances de s’en sortir; ou votre enfant se débrouille bien et de lui-même il vous fera la demande, raisonnable et acceptable, de travailler, d’apprendre plus.

Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. J’ai découvert récemment un type très innovateur de cours privés. Il s’agit de “sleep-over tuitions”. Ce qui veut dire, les cours privés offrant l’hébergement! Ces cours s’adressent aux élèves qui sont déjà occupés tous les après-midis de la semaine et le week-end et qui n’ont que le soirs après le diner pour ajouter encore un cours. Pour ces élèves, mieux vaut dormir sur place. Et se lever bon pied bon oeil le lendemain – pour étudier!

Que doit-on penser de ces cours, de ce système? Dans un pays qui offre historiquement et largement une éducation gratuite, de la maternelle à l’université. Qu’en pensent sincèrement les jeunes? Courte enquête : les jeunes se sentent parfois emprisonnés dans ce système compétitif. Mais ils ne semblent pas en souffrir. L’ambiance pendant ces cours privés est studieuse et agréable. Jamais je n’ai entendu parlé de dépression nerveuse due à un surmenage intellectuel. Le Sri Lanka offre encore aux jeunes de nombreuses soupapes de sécurité. Conclusion optimiste? Mmm, restons tout de même prudents!

Emmanuelle Gunaratne


Sri Lanka, la lune pleure en ce soir de Vesak

Parce que c’est Vesak ce soir, la lune est ronde et belle et blanche. On la devine telle quelle. Cachée derrière de lourds nuages noirs. Elle éclaire peu ce soir. La ville reste sombre et morose. Pas de musique ni de pétards.

Parce que c’est Vesak ce soir, on attendait la fête. Déambuler dans les rues, s’arrêter aux « dansals »* et se laisser accoster par des jeunes devant leurs étals, et accepter un cornet de glace, un verre de pepsi. Reprendre la route, à pied, accompagnée des enfants béats, admirer les maisons et les jardins illuminés de couleurs gaies, les lampes de toutes formes construites diligemment par toute la famille réunie.

Parce que c’est Vesak, les rues devaient être bondées, joyeuses, bruyantes. Comme l’année dernière.

C’est Vesak. Les rues ne sont pas animées cette année. Bien sûr, les femmes ont revêtu leurs tenues blanches et pures et indiquent par cette écharpe de coton qu’elles observent « sil »** aujourd’hui. Elles rentrent du temple.

C’est Vesak – pleine lune de mai. On célèbre l’illumination de Siddharta qui sous son arbre Bô, médite et comprend, et devient ainsi le premier Bouddha. On célèbre le souvenir de sa naissance, transmis jusqu’à nous par des dessins de chérubin gracieux qui légèrement fait ses premiers pas  sur les fleurs de lotus, sous le regard bienveillant de sa mère et de la cour royale.

C’est Vesak et aujourd’hui la lune pleine éclaire sans doute la terre mais au Sri Lanka, elle fuit, derrière un voile nuageux et pleure encore. Elle pleure cette dernière semaine, le cyclone Roanu et les fleuves fous furieux, les pluies torrentielles, les flots de boue qui se sont déversés sur les villes et villages. Les disparus, oubliés, abandonnés, sans abris, déplacés.

Cyclone mai 2016, Sri Lanka
Cyclone mai 2016, Sri Lanka

Sirisena, notre électricien, se trouvait dans sa maison – toujours en construction – quand une pluie dévastatrice s’est déversée chez lui. Il habite près du fleuve Kelani. Il a eu le temps de transporter sur la terrasse au premier étage ses meubles, le frigo, quelques biens, et de quoi survivre, lui et sa famille 24h. Il a assisté avec effarement au spectacle dévastateur. L’ampleur des dégâts lui est apparue soudainement, à mesure que les planches de bois achetées pour ses portes et fenêtres disparaissaient avec les flots… Mais il ne pouvait rien, ni à cela, ni au reste. Témoin impuissant. Il lui fallait continuer à être patient. Attendre un bateau et des secours. Le lendemain. Prier pour que l’eau ne dépasse pas le premier étage. Veiller tour à tour. La situation ne s’est pas améliorée les jours suivants. Les pluies cycloniques ont continué et le fleuve ne s’est pas désempli, alimenté par les pluies des régions montagneuses. Sirisena et sa famille sont désormais hébergés chez des amis.

Des centaines de milliers de Sri Lankais sont ainsi déplacés.

La lune pleure aussi les centaines de villageois ensevelis, près de Kegalle, quand un pan de la montagne s’est effondré.

C’est Vesak pourtant. Un Vesak silencieux et endeuillé.

Emmanuelle Gunaratne

 

(*) Les dansals sont des stands qui s’installent le long des rues au moment de Vesak. Souvent financés par des particuliers ou des sociétés, ils organisent des offrandes pour les passants – boissons, repas, snacks. Les dansals contribuent à l’animation des rues et à une circulation intense! Les voitures s’arrêtent pour que les passagers aient leur cornet de glace à la vanille et n’hésitent pas à bloquer la circulation! Les gens font aussi la queue.

(**) Le jour de Vesak, certains Bouddhistes suivent ce programme religieux – « sil » – qui consiste en sermons, discussions et séances de méditation et prend place dans les temples.


Mais où sont les funérailles d’antan?

Mais où sont les funérailles d’antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères…”

Quand je pense à tes funérailles, c’est la chanson de Brassens qui se met à virevolter dans ma tête – surtout le refrain. Les funérailles d’antan. Parce que même au Sri Lanka, de belles funérailles comme les tiennes, je n’en avais jamais vues et je n’en reverrai sans doute pas de sitôt. Magnifiques, grandioses et émouvantes funérailles.

Tu avais eu tout le temps, tout le loisir, pendant cette sale période torturante de fin de vie – et le courage et l’envie – de tout organiser. Un dernier soubresaut de ta personnalité vibrante et ensoleillée. Il fallait que tes derniers moments soient orchestrés et majestueux et reflètent ta vie haute en couleurs. Les fours crématoires électriques du cimetière de Borella – bof. Trop propre et trop classique pour toi. En dix minutes, tout y est terminé. La foule est rassemblée devant cette façade grise et neutre, la famille et les très proches devant – face au mur. C’est tout juste si l’on regarde la petite fumée s’échapper de la cheminée. Ce mur, c’est encore plus triste. Comme un adieu volé.

Un bûcher en forme de stupa
Un bûcher en forme de stupa

Tu as donc préféré le cimetière du quartier près de la maison, à Beddegana. Moins bien entretenu, certes. Et moins « coté ». Cependant, ce petit côté sauvage a son charme. Pas de petits chemins perpendiculaires, ni de fleurs en plastique… Des mauvaises herbes. Quelques pierres tombales seulement çà et là. L’incinération est plus fréquente que les enterrements et quitte à récolter des cendres, autant ne pas les enterrer. Tu ne voulais pas d’une pierre tombale de toutes façons. Tu voulais partir poétiquement, aussi légère que le vent. Et que nous fassions voler tes cendres au-dessus des eaux du Kelani Ganga!

Une petite foule s’est réunie, vêtue de blanc, devant ton lieu d’envol. Voisins, amis, la famille, tes copines en grand nombre. C’était émouvant, ce grand bûcher préparé à l’ancienne. Immense, blanc, imposant. Une structure de bois recouverte de draps blancs. En forme de stupa. Tu nous avais demandé de suivre précisément le cérémonial imposé par la tradition. Tes deux petits-fils, la tête recouverte d’un tissu blanc, chacun muni d’une longue torche, après des rituels d’une marche symétrique de va-et-vient devant le bûcher, ont finalement mis feu à l’édifice en déposant les torches à l’intérieur, sur ton cercueil recouvert de bûches.

Le feu s'est tranquillement propagé vers le haut de l'édifice
Le feu s’est tranquillement propagé vers le haut de l’édifice

Le feu s’est tranquillement propagé vers le haut, très lentement. La foule observait l’édifice se décomposer, dans un son de crépitement. Des lambeaux de tissus s’échappaient de ce grand brasier. Les uns et les autres restaient sous le charme. Jusqu’à l’écroulement complet de l’édifice. Les flammes ont duré longtemps, bien longtemps après que la foule ne se disperse. Le soir, quand nous sommes repassés sur ces lieux après quelques heures, il y avait encore des braises rougeoyantes.

Embrasement du bûcher
Embrasement du bûcher

Nous nous sommes arrêté pour observer les braises. Comme dans la chanson, nous en avons profité pour payer un verre au fossoyeur. Pas parce que nous étions des « héritiers contents » (toujours selon la chanson…). Juste parce que – quand même – quelle vie d’être fossoyeur! D’assister à des milliers de funérailles dans sa vie. De nettoyer les cendres.

Il avait plu sur les cendres le lendemain matin. La journée était radieuse. Dans un petit pot en terre cuite libellé à ton nom, nous avons déposé quelques paquets de cendre encore humide, des bouts d’os. Puis, après une bonne heure de route pour trouver un coin tranquille le long du Kelani, nous avons cassé le pot au-dessus de la rivière et tes cendres s’y sont répandues.

Ricochets sur le Kelani Ganga
Ricochets sur le Kelani Ganga

Et longtemps encore, nous sommes restés les yeux rivés à suivre tes ricochets.

 

Emmanuelle Gunaratne

 


Rêve insolite d’un thalagoya en pyjama

C’était l’heure de la sieste, un de ces après-midis où la chaleur vous aplatit d’un coup sur le lit. Je me trouvais donc emportée dans un sommeil lourd, à mille lieues de la réalité.
Ce furent les chuchotements inquiets de mon mari qui me tirèrent de mes rêves. “Il y a quelqu’un sous le lit. Ça bouge” me disait-il. Il osa le premier se pencher du lit pour vérifier. “Ne bouge pas, c’est une bête”.
J’imaginais un serpent qui, d’un moment à l’autre, s’enroulerait autour du pied du lit puis ramperait vers moi, menaçant. Eh bien, quelle ne fut pas ma surprise quand je vis poindre hors de sa cachette, le crâne triangulaire d’un énorme thalagoya*. Et qu’en plus, comble du comble, ce thalagoya portait des lunettes!
Figurez-vous la bête : un reptile, croisement entre un lézard géant et un iguane, d’environ 1m50 de long, qui erre habituellement chez nous (au Sri Lanka) enfoui dans les égouts, à la recherche d’escargots, d’insectes, d’oeufs et d’herbes, et qui trouve aussi son compte dans les déchets, les poubelles. Vous pouvez fréquemment le voir vous toiser quelques instants de son regard, montrant sa langue bifide et disparaître. On le dit inoffensif.

Thalagoya sri lankais
Thalagoya sri lankais

Mais là, il se tenait à un demi-mètre, aussi apeuré que moi. Je n’avais alors vu que sa tête, qui dépassait de dessous le lit. Je le devinais déjà, gauche et tentant malhabilement de trouver une issue de secours. La fenêtre était encore ouverte, mais mon mari lui en bloquait l’accès.
Il restait la porte entrouverte.
Il sortit brusquement de sa cachette et s’engouffra dans la mince ouverture de la porte. Il était énorme – oui, bien un mètre cinquante, et, chose extraordinaire, il avait revêtu mon pyjama. Mon pyjama blanc avec des mini fleurs grises et bleues. Je l’avais négligemment abandonné au pied du lit ce matin-là et il avait dû profiter de notre torpeur pour s’y faufiler. La queue remuait dans les deux jambes de pyjama. Comment? Cela reste un mystère, tout comme le fait que le tee-shirt du pyjama, dans lequel il aurait dû nager, lui seyait parfaitement.
Le thalagoya à lunettes et en pyjama parvint à sortir de notre chambre.
Il entrait maintenant dans la salle à manger.
Quelle scène drôle et rocambolesque! Le thalagoya tentant de s’enfuir, emballé par la peur, dans mon pyjama bleu-blanc-gris. Son corps et sa queue remuant en tous sens, frappant sous ses coups dispersés et involontaires livres et objets qui jonchaient la pièce. Mon mari, qui le chassait, armé d’une batte de cricket, prise au hasard, et les enfants, soudainement tirés de leur occupation, complètement éberlués, qui observaient cette apparition improbable du thalagoya à lunettes dans le pyjama de leur mère.
L’animal s’échappa finalement par une fenêtre ouverte. Nous étions plantés là, hébétés, le regardant s’éloigner. Il sautait d’arbres en arbres, puis s’envola dans le ciel. Toujours dans mon pyjama bleu-blanc-gris. Il disparut de notre vue, et s’effaça dans le ciel nuageux.

(*) Thalagoya, තලගොය en cinghalais


Good Market : rendez-vous samedi, près du Nuga Tree

Rendez-vous samedi, de 10 h à 18 h – “rain or shine” – qu’il pleuve des cordes ou sous un soleil brûlant – rendez-vous près du Nuga Tree, Colombo 7.

La petite communauté concernée aura reconnu l’appel du Good Market!

Depuis 4 ans, tranquillement, une mini communauté concernée – combien ? Une centaine au départ? – s’est agrandie en une petite communauté, 80 000, si l’on se base sur le nombre d’amis Facebook. Enorme!

Au départ, le concept est simple : il s’agit de rassembler toutes les bonnes initiatives : celles qui embellissent le monde, la Planète, celles qui adoucissent la vie de la communauté, celles qui oeuvrent pour la paix, le richesse spirituelle, celles qui prennent soin de notre santé. D’où le nom, le “good” market – difficilement traduisible dans la langue française. Un slogan qui accroche : Good for the Planet, Good for the Community and Good for YOU! (Bon pour la Planète, bon pour la communauté et bon pour toi).

On a donc regroupé ces initiatives sous un espace commun et on leur offre un accès à un marché.

Artisanat local vibrant de couleurs
Artisanat local vibrant de couleurs, réalisé par des femmes veuves après le conflit, près de Polonnaruwa.

Le Good Market, ça pourrait sembler légèrement bobo… Qui veut manger bio et sain ? Qui s’intéresse à l’artisanat local, aux produits de beauté naturels, aux techniques de massage pour le bien-être ? Mais vous constaterez rapidement que l’esprit se veut avant tout populaire, car l’idée de ce marché est de provoquer des rencontres. Les Sri Lankais urbains qui reviennent à des valeurs simples et des Sri Lankais convaincus de la richesse de leurs produits et services. L’idée aussi, c’est d’être une source d’inspiration, une petite économie modèle et de grandir, pour devenir un jour un marché accessible à tous.

Près du Nuga Tree, on fait des rencontres passionnantes.

Avec "Thusare Talking Hands", des non-voyants sont formés au massage shiatsu.
Avec « Thusare Talking Hands », des non-voyants sont formés au massage shiatsu.

On aime les massages chez Thusare Talking Hands, les mains qui parlent, ce sont les mains d’une dizaine de personnes non-voyantes, formées aux techniques du massage Shiatsu. On s’y bouscule. C’est un moment reposant. 20 minutes de massage, nuque, épaules, orteils… Waouh!

Il s’agit donc d’un activisme doux, qui valorise ces initiatives discrètes contribuant, chacune à leur manière, à un monde meilleur, plus équitable et plus durable. Agréablement et subrepticement, on y aborde les thèmes clés du développement durable tels que la biodiversité, la réduction de la pauvreté, la consommation responsable. On y apprend à apprécier la culture bariolée du Sri Lanka : les mehendi (henné) de la musulmane Farhath, les spécialités culinaires tamoules de Jaffna, les cours de yoga ou de zumba en plein air et ouverts à tous…

Susantha au Brown Bean Coffee
Susantha au Brown Bean Coffee

On s’arrête facilement à Brown Bean Coffee. On aime l’histoire de Susantha, le fondateur. Il est toujours là qui s’active avec le sourire . On perçoit encore, derrière ce sourire et cette posture active, une pointe d’inquiétude, malgré tout, celle de bien faire. Il a commencé sa vie professionnelle lentement, comme d’autres, au Moyen-Orient, en tant que barista. Il est passionné de café, de recettes exactes de capuccino et café latte. Il revient après plusieurs années sur sa terre natale lankaise, avec un petit capital, suffisant pour vivre son rêve d’entrepreneur et démarrer sa propre coffee shop. Il rencontre les bonnes personnes et le Good Market, qui vont l’aider dans les démarches administratives et lui permettre de réaliser son rêve.

Légumes bio provenant d'une ferme près d'Anuradhapura
Légumes bio provenant d’une ferme près d’Anuradhapura

De l’autre côté du marché, on rencontre l’association Sevalanka, qui, sur ces terres d’Anuradhapura, a développé une ferme bio, où l’on protège des variétés de riz menacées.

Pour paraphraser Yann-Arthur Bertrand, qui s’exprime sur ces mêmes thèmes, “.. réussir sa vie professionnelle, c’est pas très difficile mais réussir sa vie d’homme, c’est beaucoup beaucoup plus compliqué…”. Il faut faire preuve de beaucoup d’humanité. Et l’humanité s’exprime ici à travers ces valeurs de partage.

Alors, rendez-vous samedi près du  Nuga Tree ? Vous repérerez facilement ce ficus géant aux racines multiples entrelacées, aux branches tombantes qui se ressourcent en terre. Et sous son ombrage immense, vous rencontrerez une population avide de changements. Pour ceux qui ne peuvent nous y rejoindre, rendez-vous ici ou .

A l’heure des grandes décisions, de la COP 21 et autres stratégies planétaires, revenons vers ces valeurs simples qui sont l’affaire de chacun.

Emmanuelle Gunaratne

Crédits Photos : merci aux photographes talentueux qui se promènent sur le Good Market et partagent leurs photos en ligne!


Enfant moine

Rita se lève toujours du bon pied. Elle rejoint son travail vers 7 h le matin, à pied et en bus, traversant la longue vallée de Mirihawatte. Vêtue d’une jupe de coton fleurie et d’un chemisier léger. Elle emporte son déjeuner qu’elle cuisine avant de partir. Dans son baluchon.

Bon pied bon oeil : elle offre toujours une mine réjouie, un sourire immense, franc, jusqu’aux oreilles. Elle adore son travail : elle entretient un jardin – dans une association. Elle aime la compagnie de ses collègues et l’environnement fleuri, sain, vert, des montagnes environnantes. Les senteurs multiples et les couleurs rafraichissantes du jardin.

Rita est jeune. Autour de 35 ans, probablement. Elle est grande, élancée, engage facilement la conversation et rit souvent.

Nous nous sommes rencontrées en désherbant un parterre. En retirant quelques herbes étrangères parmi les pieds de menthes, basilic, roquettes et autres feuilles de salade. Elle parlait de sa vie. Des difficultés quand elle a perdu son mari, son père, la même semaine. Un accident, une maladie. Pas de ton plaintif. Toujours la même voix forte, factuelle. Pas de sourire non plus – là, juste – il s’efface. C’était il y a deux ans.

Young male monks (7-9) walking up steps outdoors, rear view
Jeunes moines lankais

Elle parle de son fils. Il avait 10 ans à l’époque. Maintenant, il est moine. Il vit dans un monastère près de Colombo. Elle part le voir ce vendredi qui vient et revient dimanche, en soirée, bien sûr elle a son travail lundi. Elle tente de me montrer une photo sur son petit téléphone portable. Mais on n’y voit rien, sous le reflet de ce soleil radieux. Une fois par mois, elle lui rend visite. Un large sourire éclaire son visage.

Rita dit qu’il a décidé. On ne sait pas trop, lui, elle. En tous les cas, il voulait aussi rejoindre le Sangha, selon elle. Et elle est contente qu’il ait pris cette décision. Qu’ils aient pris cette décision.

Toujours accroupies parmi nos parterres de feuilles, nous continuons à discuter. Du moins, j’écoute et j’essaie de penser. Rejoindre un ordre est une décision lourde déjà pour un adulte. Alors, pour un enfant? Pourtant, pas de tristesse dans le timbre assuré de Rita.

Don, sacrifice? Pour les âmes des disparus? Résignation? Quelle logique a bien pu diriger Rita et son fils vers cette décision.

Ou bien, la nécessité? Si c’était la pauvreté qui l’avait poussée, subrepticement, vers cette décision? L’appât d’une assiette remplie pour lui, d’une éducation offerte? De la tranquillité de le savoir dans un lieu sûr, sécurisé, bienveillant? (Et là on fait abstraction de certaines allégations d’abus envers ces jeunes, qui pèsent sur ces lieux). D’un avenir assuré?

La réalité est sans doute quelque part entre toutes ces raisons ou bien ailleurs, un peu plus loin. Insaisissable. Dans ce sourire franc éternel, dans cette voix forte, dans cette attente tournée vers vendredi et la visite du week-end à venir.


Des arômes de café bien particuliers

Le café de l’enfance, avait l’arôme de la sécurité, des petits-déjeuners, des tartines grillées, des parents, de la cellule familiale qui prenait le temps, au matin, de partager un moment. Qui prenait le temps de la tranquillité.

A l’adolescence, le café a conservé son arôme de tranquillité. Il a aussi revêtu celui de la liberté. La petite tasse de café, expresso, on la dégustait au “Bureau”, le bar-café qui nous accueillait les jeudis après-midi, pendant l’heure d’étude. On s’y retrouvait à quatre copines, Claire-Marie et les autres, et on prenait la consommation la moins chère, 4 francs la tasse.

Le café de la vingtaine est devenu plus artificiel. C’était celui des machines à café. Dans un gobelet en plastique beige. Je le prenais lacté et chocolaté. Au boulot à Evry. Il avait un peu moins l’arôme de la tranquillité, il avait toujours l’arôme de la liberté, celui d’échapper quelques minutes à l’ambiance sérieuse du bureau et de retrouver l’insouciance des potins et des rires autour d’une machine.

Les meilleures graines seront sélectionnées manuellement, chez Hansa (Sri Lanka)
Les meilleures graines seront sélectionnées manuellement, chez Hansa (Sri Lanka)

Au Sri Lanka, quand je suis arrivée, pas de machine à café au bureau. C’était la tasse de thé, qu’on venait nous apporter – Nihal ou Azar – sur un plateau, servi à heures précises, 10 h et 15 h 30, cérémonialement. Ces années-là, le café, c’était le luxe. Le luxe retrouvé lors de mes voyages en France. Dans un grand mug. Un café partagé avec ma soeur, après le déjeuner. Un café spécial, aromatisé, d’Ethiopie, paquet sélectionné dans une boutique de café à Angers. Dans le café de la trentaine, j’ai découvert de nouveaux arômes. Moins d’insouciance, toujours autant de plaisir, de tranquillité et de liberté et aussi l’arôme des confidences. Délicieuses, avec un carré de chocolat.

Savez-vous planter les caféiers? On les plante avec le doigt.
Savez-vous planter les caféiers? On les plante avec le doigt (à la mode, à la mode…)

Le café de la quarantaine est devenu une affaire très sérieuse. L’expresso, les gobelets en plastique, j’aime plus. Les cafés des plantations, je peux plus. Les lectures, les voyages sont venus entre-temps, bouleverser ma conscience. J’ai découvert l’arôme particulier des graines de café sri lankais. J’en connais les arbres, qui poussent dans les jardins ombragés près des forêts, près d’un arpent de thé, au milieu d’un jardin potager. Ce sont des caféiers de la biodiversité. Ici, pas du capitalisme. Ici, pas de prolétariat. Cet arabica a l’arôme de la liberté. La mienne et celle des producteurs.

Curieuse de découvrir encore de nouveaux arômes. Curieuse, intriguée… Il paraît qu’il y en a plus de 700 dans le café. Parole de connaisseurs.

Emmanuelle Gunaratne


Une barrière de gliricidia chez Nandana

Nous étions chez Pradeepa le mois dernier, nous voici maintenant chez Nandana. Toujours sur le même projet, à long terme, d’apporter un soutien aux familles pour l’établissement de jardins biologiques, sur la commune de Mirihawatte au Sri Lanka. Avec l’espoir affiché qu’un jour, cette montagne, qui sert de source pour le grand fleuve de Mahaweli sera replantée d’une forêt riche en biodiversité, assurant ainsi le protection d’espèces rares, un sol riche, un air et une eau purs. Et que les habitants y puiseront aussi leur revenu, en partie grâce à leurs jardins, qui seront le complément de cette forêt. Aujourd’hui, nous nous penchons sur la technique des barrières végétales de gliricidia, très présentes autour des “home gardens” sri lankais.

Nandana et Shirani ont deux enfants. Août, ce sont les vacances. Il y a donc toujours des petits amis, des voisins ou des cousins qui traînent aussi dans le jardin. Le terrain est vaste, la terre devenue ingrate sur ce sol en pente et difficile d’accès. Nandana est cultivateur : thé, kithul, choux, tomates et autres légumes et fruits. Il utilise des engrais et fertilisants chimiques. Ce n’est donc pas l’intégralité que l’on

Préparation des trous...
Préparation des trous…

convertit au bio. Une petite partie seulement de ces 3 acres (1,2 ha) . Une opportunité pour démontrer qu’il y a un marché pour les produits bio, que la terre sera enrichie naturellement, que ce système où les producteurs fixent leurs prix sera avantageux pour la famille de Nandana. Bref qu’il n’y aura pas de baisse de revenu. Et qui sait, peut-être qu’un jour, Nandana évoquera le besoin de convertir toute son exploitation en bio! Et puis, il y a les enfants qui courent ici et là pendant que l’on travaille et qui apprennent aussi, en regardant et en participant à l’excitation du groupe.

Ceci pour replacer dans le contexte le thème de cette fiche : le comment et le pourquoi d’une barrière végétale de gliricidia.

Equipe au travail, pour planter une trentaine de pieux.
Equipe au travail, pour planter une trentaine de pieux.

Au deuxième jour de notre mission, après la fabrication d’un tas de compost dans les règles de l’art, nous commençons donc, armés de bêches, de piques, de coques de noix de coco, à gratter, percer, trouer la terre sèche du jardin, en intervalles réguliers de 1 mètre environ. Au total une trentaine de trous, profonds d’environ 30-40 cm. Le soleil tape dur déjà en milieu de matinée. Une autre partie du groupe, à la machette, choisit et taille les branches d’arbres de gliricidia. Il en résulte une trentaine de pieux, droits et défeuillés, bien vivants sous leur air sobre de bâton de pèlerin.

 

On taille les branches solides des gliricidia du jardin
On taille les branches solides des gliricidia du jardin

Qu’est-ce donc que le gliricidia? 

Bien connu de toute la zone tropicale, le gliricidia sepium (nom scientifique) – de la famille botanique des fabacées (légumineuses) – compte une multitude de noms communs, ce qui révèle l’importance de cette espèce auprès des populations rurales. C’est en effet un arbre qui présente de multiples fonctions. De taille moyenne, il pousse rapidement (environ 3 mètres sur la première année), et sert facilement de haie – comme chez Nandana. Les branchages, une fois taillés, sont appliqués sur les champs, comme fertilisant naturel. Cette légumineuse se décompose en effet rapidement et produit de l’azote en grande quantité. C’est donc un excellent fertilisant organique quand les produits du taillage sont posés entre les rangs de thé ou de cocotier. Il réduit même l’incidence de certaines maladies comme le mildiou sur les feuilles de thé. Sa richesse en azote en fait une matière première verte idéale pour le compost. Egalement connu comme combustible efficace dans les foyers, il prévient aussi contre l’érosion, propriété très utile pour le jardin en étages multiples et en pente de Nandana. Il apporte aussi de l’ombre aux caféiers et cacaotiers et est apprécié comme forage animalier.

On effeuille les branches pour en faire des pieux.
On effeuille les branches pour en faire des pieux.

C’est donc une espèce essentielle dans l’agriculture tropicale et bien connue à travers le Sri Lanka comme sur ce village de Mirihawatte.

En fin de matinée, la barrière a pris sa forme simplissime initiale – une série de bouts de bois plantés autour du jardin, raccordés de trois rangées de fils de fer. Dans six mois, on devinera déjà l’esquisse d’une haie plus touffue. D’autres espèces, plantées entre les gliricidia auront aussi poussé. Dans un an, le jardin bio sera complètement

On effeuille les branches pour en faire des pieux.
On relie les pieux avec trois hauteurs de fils de fer.

délimité par cette barrière végétale d’arbres. Le veau de Nandana en appréciera le feuillage, les rangs de la petite plantation de thé attenante y trouveront leur source de fertilisant naturel, les tas de compost leur dose d’azote et les caféiers juste plantés un ombrage rafraichissant.

Cette mission a été conduite dans le cadre d’un voyage solidaire organisé par Double Sens. Les missions sont coordonnées par l’association Rainforest Rescue International, qui promeut au Sri Lanka et à travers le monde, le concept de forêt analogue, sur le site de Belipola (village de Mirihawatte).

Emmanuelle Gunaratne

On relie les pieux de gliricidia avec des fils de fer
On relie les pieux de gliricidia avec des fils de fer

 

 


Le compost en tas, dans le jardin de Pradeepa

Voici la première d’une série de fiches pratiques sur la biodiversité portant sur le jardinage bio. Elles sont réalisées à partir de mes expériences de l’été alors que j’accompagne des groupes de voyageurs français « solidaires ». Ils – ou plutôt elles, car il s’agit en très grande majorité de femmes – ont choisi de dédier une partie de leur temps de vacances à la rencontre des Sri Lankais, sur des projets environnementaux. En même temps, c’est tous les jours un apprentissage : des méthodes de compostage à la construction de barrières végétales, des règles de certification « bio » aux avantages de la polyculture à outrance, des réflexions et concepts posés sur plans aux sourires satisfaits des fins de journées, on apprend tout autant qu’on donne! Aujourd’hui, la méthode du compost en tas!

C’est dans le jardin de Pradeepa, sur les hauteurs du  village de Mirihawatte (dans les montagnes, près de Bandarawela, à environ 2 100 m d’altitude) que nous bâtissons notre tas de compost. Une étape essentielle pour le jardinage bio. Ici, les jardins sont vastes et les plantes poussent vite. La matière pour le compost ne manque pas. La méthode idéale pour ce lieu, c’est le compostage en tas, une technique idéale pour les jardins qui produisent beaucoup de déchets verts.

On prépare le bout de terrain carré réservé pour le compost, à mi-ombre, marqué par les piquets à chaque coin, 4 m2. On le bêche avec un mamothi et on réserve la matière verte. Puis on aère la terre en la piquant.

Collecte de branchages et feuilles mortes.
Collecte de branchages et feuilles mortes.

On récolte feuilles et petit bois mort en grande quantité. C’est ce qui constituera la matière carbonée – avec la paille, la sciure de bois, du papier ou carton. Parallèlement, on a à disposition les déchets azotés du jardin, la matière verte – mauvaises herbes, déjections animales (on a acheté 3 sacs de fumier de vache, chèvre, poule), les branchages verts des barrières végétales, des feuilles de bananier, des déchets de cuisine…

Sur une surface de 1m2 de cette terre aérée et bien arrosée, on dispose méthodiquement une couche épaisse de matières sèches et mortes (feuilles et petits branchages). Environ 15 cm de hauteur. On arrose bien.

Arroser très généreusement entre chaque couche.
Arroser très généreusement entre chaque couche.

Puis on continue avec des matières vertes, sur le même carré, environ la même hauteur. On saupoudre généreusement de fumier de poule et on arrose à nouveau généreusement.

On répète cette superposition en alternant déchets azotés et carbonés de façon bien équilibrée, jusqu’à ce que la pile de couches successives atteigne environ 1 m de hauteur. Le type de fumier varie (poule, chèvre, vache). En milieu de pile, on a ajouté une couche de copeaux de bois sur la couche de branchages secs. Très important : on arrose largement entre chaque couche! On termine le tas par de l’herbe sèche, de la paille et on recouvre de terre du jardin.

Piquer le tas en maints endroits pour apporter l'oxygène.
Piquer le tas en maints endroits pour apporter l’oxygène.

Il faut maintenant ajouter l’oxygène : on pique le tas jusqu’au sol une dizaine de fois. Puis on ferme le tas avec une bâche en plastique.

Pradeepa est ravie. Chaque matinée de travail est coupée par une longue pause. Aujourd’hui, elle nous a préparé un kolakanda. Pour les enfants qui gravitent autour du jardin, c’est l’occasion très enrichissante d’échanger. La langue n’est pas une barrière.

Retourner le tas tous les 7 jours.
Retourner le tas tous les 7 jours.

Au bout de 7 jours, on retournera cette pile pour reformer une structure carrée qui aura diminué en hauteur. On recommencera 7 jours après. Au 21e jour, le compost sera prêt à l’utilisation. 1m cube au départ constitue 450 kg de compost! Pour un jardin de 2 ares (200 m2), on recommande 7 tas de compost..

Cette expérience dans les jardins sri-lankais est menée lors de voyages solidaires organisés par l’agence française Double Sens. En juillet,  l’équipe (composée de cinq femmes et un jeune garçon) a contribué à la mise en place de deux jardins bio dans le village de Mirihawatte et à la plantation d’arbres le long de la rivière – au total 140 plantes et 34 arbres.

C'est chaud? C'est que ça marche...
C’est chaud? C’est que ça marche…

Ces actions sont encadrées par l’association Rainforest Rescue International qui vise à la promotion de la forêt analogue, sur le site de Belipola.

 

 

 

 

Emmanuelle Gunaratne


Protection des mangroves: le Laudato Si’ du Sri Lanka

A l’heure de la publication de l’encyclique Laudato Si’ du pape François, consacré aux questions écologiques, nous revenons sur une décision majeure du gouvernement lankais, prise en mai dernier. Elle concerne la protection de l’intégralité de ses mangroves. Cette décision, saluée par la presse et par les organisations environnementales comme un pas historique, résonne aujourd’hui comme une illustration toute adaptée au discours papal. Le Sri Lanka est pionnier, au niveau mondial, dans la protection des mangroves existantes, soit de 8000 ha de végétaux.

L’initiative est née en 1997, avec une association locale, Sudeesa, qui travaille alors à la protection des écosystèmes côtiers. L’association s’appuie pour cela sur les femmes de ces régions, les incitant à protéger les mangroves en échanges de micro-crédits. Les femmes utilisent cette aide financière pour démarrer une activité lucrative et sont sensibilisées à la nécessité de prendre soin de l’écosystème côtier. Par extension, ce sont les familles et l’ensemble de la communauté qui bénéficient de ces programmes.

Programme de sensibilisation à Ambalantota, organisée par Seacology
Programme de sensibilisation à Ambalantota, organisée par Seacology

Et voilà que désormais, 18 ans plus tard, ces initiatives s’étendent à l’échelle nationale, avec la participation du gouvernement sri lankais et du groupe environnemental Seacology (basé aux Etats-Unis). Ampleur multipliée. Une initiative sur 5 ans, un projet de 3,4 millions USD pour préserver l’intégralité des mangroves de l’île.

“Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer.” (Laudato Si’)

Ces paroles font écho aux discours du président lankais, Maithreepala Sirisena : “Il va de la responsabilité de toute institution gouvernementale, des institutions privées, des organisations non-gouvernementales, de la communauté des charcheurs, de l’intelligentsia et de la société civile de s’unir pour trouver des solutions et protéger nos mangroves”.

Les mangroves sont des écosystèmes de marais maritimes incluant de nombreux arbres et végétaux principalement ligneux comme le palétuvier, et que l’on trouve le long des lagunes. Le Sri Lanka en est riche, comptabilisant plus de 21 types de mangroves, une richesse de biodiversité. Les poissons et autres animaux marins aiment les racines longues, habitat favori pour leur reproduction. Source aussi de revenus pour les pêcheurs et leurs familles. Les deux-tiers des protéines consommées par les Sri Lankais proviennent du poisson et 80% du poisson consommé a été pêché dans les lagunes de la côte. Sur le plan écologique, les mangroves sont aussi parmi les écosystèmes les plus productifs en biomasse de la planète. Elles contribuent aussi à la résilience écologique des côtes contre les cyclones, raz-de-marée, et limitent l’érosion.

Un écosystème riche en biodiversité
Un écosystème riche en biodiversité

Or, pour le Sri Lanka, 76% de ce capital aurait disparu au cours du dernier siècle. Une véritable catastrophe écologique… A qui la faute? La guerre civile est jugée responsable du tiers de cette perte. Les mangroves étaient en effet un refuge idéal pour les Tigres tamoules et beaucoup ont été détruites pendant les affrontements. Egalement les éleveurs de crevettes qui souvent sans autorisation ont détruit les mangroves pour y installer leurs fermes. Et puis les villageois qui coupent le bois comme source d’énergie pour cuisiner. Dans tous les cas, un manque d’information et d’éducation.

Aujourd’hui, on mesure les effets catastrophiques. Le poisson devient rare. Le tsunami de 2004 a fait des ravages.

“Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale”. (Laudato Si’)

Les plus larges concentrations de mangroves sont localisées sur la lagune de Puttalam (nord-est de l’île), sur les districts de Trincomalee et de Batticaloa (nord-est). Régions ravagées par le conflit, appauvries, éloignées des routes commerciales du pays. Une crise complexe socio-environnementale.

“Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature” (Laudato Si’).

Une organisation internationale, une association locale et le gouvernement lankais s'engagent ensemble pour la protection de l'intégralité des mangroves au Sri Lanka
Une organisation internationale, une association locale et le gouvernement lankais s’engagent ensemble pour la protection de l’intégralité des mangroves au Sri Lanka

Le nouveau programme s’appuie toujours en grande majorité sur les groupes de femmes. Pratiquement, cela commence par des programmes de sensibilisation dans les villages côtiers. Les participantes à ces programmes comprennent rapidement l’importance des mangroves pour l’écosystème, y compris pour la population marine. Ces programmes de sensibilisation offrent un accès facilité à des prêts de micro-crédit (d’un montant de 100 USD). Les femmes sont parallèlement formées à un métier qui leur permettra de débuter une petite affaire : restaurant, salon de coiffure, boulangerie, atelier de couture, commerce pour trouver de nouveaux débouchés pour le poisson, apiculture… En échange, elles s’engagent à protéger une zone de mangroves qui leur est attribuée. Pour inciter les familles à ne plus se “servir” du bois des mangroves, on leur donne aussi un fourneau à faible utilisation d’énergie.

Une femme s'engage dans une entreprise de boulangerie - Ambalantota, Sri Lanka (Seacology)
Une femme s’engage dans une entreprise de boulangerie – Ambalantota, Sri Lanka (Seacology)

Les lignes de l’encyclique résonnent encore :

“Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres”. (Laudato Si’)

Sur les 1500 communautés côtières qui vont bénéficier du programme, on estime à 15000 le nombre de personnes qui pourront avoir accès au micro-crédit. La moitié, des veuves de guerre. Le reste, des personnes ayant quitté tôt l’environnement scolaire.

N’est-ce pas déjà une forme de “nouveau dialogue sur la façon dont nous contruisons l’avenir de notre planète” comme le souligne et le souhaite ardemment le pape François? Le Sri Lanka s’en dit convaincu, espérant faire des émules parmi les pays voisins asiatiques, riches également en mangroves.

Emmanuelle Gunaratne

Projet de conservation des mangroves au Sri Lanka
Projet de conservation des mangroves au Sri Lanka


Deux minutes de silence… Vive la paix !

Cela fait six ans. Le 19 mai 2009, c’était la fin du conflit armé. Les drapeaux du lion fier et victorieux, brandissant son épée flottaient dans les rues et sur les réseaux sociaux. L’écrasement, la victoire et la paix. Pas vraiment la paix d’ailleurs, le mot est encore tabou. Il serait de mauvais goût de danser aujourd’hui, de chanter dans les rues parce que le pays est en paix. Trop de violences,  de souffrance. Difficile de tourner la page et d’avancer. D’ailleurs, ce n’est plus le « Victory Day » avec ses parades militaires que l’on célèbre aujourd’hui, mais plus humblement un « Remembrance Day ». Changement de gouvernement, changement de style. La paix a encore un goût amer. Qui oserait célébrer trop fort serait vite montré du doigt.

Voilà alors, je propose deux minutes de silence pour les victimes, pour les familles endeuillées, pour celles spoliées, qui n’ont pas récupéré leur foyer, qui vivent dans les camps. La liste est longue, alors on s’arrête là.

Six ans. Et je mentirais si je n’avouais pas avoir savouré cette paix. Du moment où les armes se sont tues, enfin, ce stress permanent de tomber sous une bombe s’est évanoui. Enfin, j’ai oublié les dangers. Emprunter le centre-ville de Battaramulla aux heures de pointe, me garer dans les parkings sous-terrains des twin towers. On a très vite oublié la crainte qui pesait sur nos épaules. Envolée. Et c’est agréable de reprendre une vie plus normale. C’est humain, non?

Deux minutes de silence pour les victimes du train Jaffna – Colombo, en 1985. Il aura fallu plusieurs décennies pour remettre la « Queen of Jaffna » sur les rails. Ce n’est pas seulement un voyage en train, c’est un pont, avait dit le président Rajapaksa, lors de l’inauguration.

C’est aussi un symbole et sans doute en faudra-t-il beaucoup plus pour guérir les âmes blessées. Enfin, ce sont les premiers pas quand même. Les échanges intérieurs. La curiosité. Visiter Jaffna, le Nord, l’Est. Voir. Regarder. Accueillir. Entendre. Ecouter.

Je suis partagée. Oui, j’aime être positive et penser qu’enfin le pays est en paix, qu’enfin, on peut regarder sereinement vers l’avenir. Pourtant, une petite voix intérieure me rappelle que la paix est amère.  Oui, je perçois une petite voix qui me reproche discrètement de savourer égoïstement cette paix.

La paix réside en chacun de nous. Elle prend le visage de Nathan, d’Amanda, de Trudy et de tous ceux qui mènent quotidiennement leurs initiatives en faveur de l’échange et du respect entre les peuples.  Une marche organisée entre Dondra et Point Pedro, dont les profits vont à la construction d’un hôpital pour les enfants atteints du cancer à Jaffna. 400km pour la paix. Une association qui organise des discussions entre les femmes affectées par le conflit, toutes ethnies confondues. Elles parlent des langues différentes, sans interprète, et finissent par se comprendre. Un retraité de l’armée, qui veut offrir sa bibliothèque entière à l’Université de Jaffna. Tout un symbole. Cette association qui, pendant les années les plus sombres du conflit, assurait des formations pour les jeunes cinghalais, tamoules et musulmans. Pour créer des liens, maintenir des rapports humains entre les peuples. Des pas concrets.

C’est décidé.

Je vais prendre le train moi aussi pour le nord. Apporter ma brique à ce chantier immense.  C’est la seule façon pour la savourer complètement, cette paix.

Emmanuelle Gunaratne

 

 

 

 


S’il vous plaît, dessine-moi une forêt

Il m’est apparu un jour, un jeudi je crois, à l’heure la plus caniculaire de cette journée d’avril. Entre 11 h 30 et midi. Le soleil était au zénith. J’avais quelques courses à faire, une petite heure à tuer entre deux rendez-vous et je me dirigeais vers l’entrée de Lakpahana, traversant Reid Avenue, en plein coeur de Colombo. Les bâtiments fraîchement rénovés du Race Course, à ma gauche, éclataient d’une blancheur aveuglante sous le soleil. Le ciment et les pierres des trottoirs semblaient prêts à se fissurer tant la chaleur aspirait chaque goutte de l’atmosphère. Le pas porté par ma détermination à trouver un abri ombragé au plus vite, j’avançais, terriblement ennuyée par un mal de tête tenace et prise dans mes pensées.

Je ne l’avais donc pas vu arriver. Il m’était soudain apparu, tel que je l’avais vu dans les livres, tel que vous le connaissez. Petit bonhomme aux boucles blondes, au regard vrai, insistant, interrogateur. Adossé au tronc d’un manguier. Surprise par cette apparition, je me suis arrêtée, évidemment. Le spectacle était rafraîchissant.

– S’il vous plaît, dessine-moi une forêt.

C’est ainsi qu’il m’a abordée et c’est ainsi que j’ai rencontré le Petit Prince.

– Une forêt ? Lui ai-je répondu, étonnée. Une forêt d’arbres ?

Parce que je pouvais bien lui dessiner une forêt, je ne voyais pas ce que ça changerait.

– Une forêt, oui. Avec des milliers d’arbres, m’a-t-il dit d’un air doux et rêveur. Avec des milliers d’animaux aussi, et des milliers d’insectes, et des milliers d’oiseaux, de papillons. Avec des fougères qui vous chatouillent les genoux et des cascades rafraîchissantes. Avec des rivières et des milliers de poissons qui dansent dans l’eau. Une forêt abreuvée de pluies et bruyante du chant des grenouilles et des oiseaux. Une forêt vibrante de vie…

La voix du Petit Prince était posée, claire et son rire résonne encore aujourd’hui dans ma mémoire. C’était notre première rencontre. Il avait ensuite disparu comme il était apparu, en un clin d’oeil. Et m’avait laissé plantée, là, sur ce trottoir brûlant de Reid Avenue.

Belipola, Mirihawatte, Sri Lanka
Belipola, Mirihawatte, Sri Lanka, Crédit Photo : EG

Cette première rencontre, bien que brève, fut déterminante dans ma vie. Disons que, depuis, tout a changé. Aussi étrange que cela puisse paraître, le désir exprimé par cet enfant – que je lui dessine une forêt – est devenu, de ce jour, ma priorité. Pourquoi l’ai-je écouté ? Pourquoi ai-je accordé autant d’importance à sa demande ? Je vais vous dire, franchement, que c’est d’abord et justement parce que c’était un enfant. Je savais bien qu’il ne s’agissait pas d’un caprice. Je savais que son regard suppliant, qui me poursuivait désormais, n’était motivé que par sa propre conviction d’enfant, que c’était ainsi que l’on pouvait sauver la planète. Et parce que moi aussi, je voulais faire l’expérience – au quotidien – de cette vie vibrante de jungle et de forêts tropicales rafraîchissantes et abreuvées de pluies. Même des mini-forêts, au coeur de Colombo, au coeur des villes.

La quête a commencé, depuis. Je rencontre des passionnés de forêts, des acteurs dans le domaine de l’environnement et du développement durable, des écologistes, des paysans bio, des professeurs d’université, chercheurs, protecteurs d’espèces en voie de disparition… Ils m’apprennent, chacun à leur façon à dessiner une forêt, une forêt où l’homme a sa place. Ils me disent que sur le dernier siècle, le Sri Lanka a perdu 95 % de sa forêt originelle. Et là je revois le regard triste du Petit Prince. D’abord ça a été la généralisation des plantations, durant les années de la colonisation. La découverte alors des richesses que pouvaient apporter les monocultures de thé, de caoutchouc, les rizières, les cocotiers, les forêts de sapins, d’eucalyptus. Puis le sol s’étant appauvri, on a eu recours aux engrais chimiques, aux pesticides. Vous connaissez la suite. De nombreuses variétés d’arbres, de plantes, indigènes au Sri Lanka, ont disparu. Des espèces animalières ont disparu. D’autres encore sont menacées.

Mais voilà, ces amis, dont je vous parle sont super actifs! Et depuis que je les connais, j’ai moi-même une bien meilleure idée de ce qu’est une forêt. Je suis nulle en dessin. Aussi, je ne saurais sans doute toujours pas dessiner une forêt. Alors, j’ai pris des photos. C’est tout aussi parlant qu’un dessin et j’espère que le Petit Prince ne m’en tiendra pas rigueur. J’ai pris ces photos à Belipola, site proche de Bandarawela, dans les montagnes sri lankaises, une forêt dite “analogue”, complètement replantée, sur les 35 dernières années par un scientifique de l’environnement convaincu de la nécessité de reconstituer les poumons du Sri Lanka. Et voilà ce que ça donne!

 

Merci à tous les amis du Petit Prince que j’ai rencontrés lors de cette quête.

Emmanuelle Gunaratne

P.S : Je vous conseille les visites des sites suivants : Belipola, Rainforest Rescue International, Sinharaja Forest

 

Terre aride il y a 35 ans, le site de Belipola, Mirihawatte, Sri Lanka, a donné le jour à une forêt tropicale d'une riche biodiversité
Terre aride il y a 35 ans, le site de Belipola, Mirihawatte, Sri Lanka, a donné le jour à une forêt tropicale d’une riche biodiversité. Crédit Photo : Emmanuelle Gunaratne

 


Les deux faces d’une svastika

Ma fille vient d’avoir 7 ans. Elle a reçu, pour son anniversaire, un magnifique présent, de la part de son grand-père paternel, cinghalais : une svastika toute resplendissante, en or massif, montée en pendentif autour d’une chaîne.

Elle est fière de la porter, parce que son grand-père lui a dit que c’était une amulette, un porte-bonheur, que ce bijou devait lui porter chance, tous les jours de sa vie. Un symbole de bon augure, de bonne fortune. Bon présage, à l’âge de raison! Elle est fière aussi de la porter, car elle sent sur ses frêles épaules le poids symbolique de ce cadeau. Ce sont les économies d’une époque, fondues dans l’or et transformées en amulette. Son grand-père, un demi-siècle plus tôt, en avait commandé deux à un orfèvre. L’une pour sa femme et l’autre pour lui. Une seule lui restait. Et, c’est elle, sa petite-fille, la plus jeune, qu’il a choisie, pour hériter de cet objet historique, familial et qui plus est, protecteur. La voilà donc, elle, à 7 ans, qui s’inscrit dans l’histoire bouddhiste de la famille. Côté paternel.

La svastica, un symbole de bon augure, vieux comme le monde.
La svastika, un symbole de bon augure, vieux comme le monde. Ici, sur des cachets, de la civilisation de la vallée de l’Indus, préservés au British Museum.

Su-asti-ka, mot d’origine sanskrite : Su- le « bien », Asti-  « être ». Ka, juste un suffixe. Une magnifique svastika qui doit lui porter chance et bien-être. Voilà, là, c’était la jolie face, dorée, de la svastika.

Malheureusement, ce beau bijou, fort de tant de symboles sur cette terre lankaise, est destiné à n’en pas dépasser les frontières. Ma fille a un autre héritage, qu’elle ne connaît pas encore. Qu’elle connaîtra bientôt, enfin, un peu plus tard. Croix gammée, signe honni. Trop de souffrances pour son arrière-grand-mère maternelle, française. 1945. Ses deux jeunes frères résistants ne reviendront pas. L’histoire reste en pointillés. Sujet tabou dans la famille. Douleur immense, refoulée. Quelques bribes en resurgiront au détour de conversations. Mais généralement, cette histoire restera un grand silence. Côté maternel. Autre face, noire, de la svastika.

Alors, je contemple ma fille, si fière d’arborer ce bijou autour de son cou. Si innocemment. Et je pense à toi Mémé. C’est étrange, non? Cette ironie du sort. J’espère que tu souris quand même, de là-haut. Oui, c’est ton arrière-petite-fille, cette belle gamine avec la svastika autour du cou… Comme quoi, les symboles…

Après tout, n’est-ce-pas un pied de nez au nazisme que de voir cette petite fille mixte, eurindienne, porter ce qui a été défini un temps comme un symbole de la race aryenne « pure ». Quelques années qui auront corrompu à jamais le sens de ce symbole millénaire de bonne fortune.

Ma fille, en tous cas, n’en sait encore rien. Elle porte sa svastika, fièrement.

Et moi, je veillerai à ce que son amulette ne passe jamais les frontières du Sri Lanka, qu’elle reste pour elle une protection, un porte-bonheur. A jamais.

Emmanuelle Gunaratne

Là, c'est la jolie face, dorée, de la svastika.
Là, c’est la jolie face, dorée, de la svastika.


Petite Chamodhi, puisque tu deviens grande…

Chère petite Chamodhi,

Voilà je t’écris, afin que restent dans nos mémoires ces événements de la semaine passée. Tout s’est terminé samedi soir. Depuis, tu as dû reprendre ta vie normale et sans doute es-tu maintenant de retour à l’école.

Comment as-tu vécu ces moments… comment pourrait-on les définir de…   » passage à la vie de femme  » ? C’est un peu prématuré sans doute, tu as à peine treize ans. De  » passage à l’adolescence  » ? Bah non, ça, ça ne veut rien dire ici. Alors quoi?  » Puberté « , bof, ce n’est pas très chouette comme terme. Evidemment, tu n’es pas prête à marier. Ce n’est pas ça non plus qu’on célèbre, tu n’es encore qu’une enfant.

Et pourtant, les premières menstruations, c’est quand même un événement majeur dans la vie d’une petite fille qui grandit. Alors, ça méritait bien tous ces petits rituels pendant lesquels toute la semaine, tu as été choyée par ta maman, par ta grand-mère, par les tantes, les cousines, tandis que tu restais isolée dans ta chambre et dans cet environnement féminin… Cela méritait bien aussi la grande soirée que ton père a organisé en ton honneur, pour clôturer l’événement, les 350 invités, cette belle robe de princesse, le maquillage, tous les bijoux en or et les petits talons. Ça méritait sûrement aussi le petit endettement de la famille*. Mais là, je ne commenterai rien. Après tout, c’est la tradition et puis voilà, ce rite de passage, il restera ancré en toi, toute ta vie, comme un grand trésor.

Oui, Chamodhi, comment as-tu vécu ces moments? Je serais curieuse de le savoir.

Combien d’attentions pour toi… D’abord, quand c’est arrivé, tu as couru en parler à ta mère. Tous ont été informés dans la famille et le voisinage et au-delà, et ton père a prévenu son employeur. C’était une évidence – il a pris d’office une semaine de congés pour gérer rituels et célébrations. Puis, tes parents sont allés consulter l’astrologue qui, en fonction de la date et l’heure des premières menstruations, a établi la date et l’heure propices pour les rituels de la semaine. Toi, confinée dans ta chambre, pendant toute la semaine, tu t’es reposée, nourrie de plats végétariens, sans aucune friture. Heureusement, ta cousine est restée avec toi. Elle aussi, elle a raté l’école. Finalement c’était bien agréable, cette ambiance calme, un peu feutrée, les rideaux tirés, laissant juste filtrer quelques rayons de ce soleil brûlant de ce mois de mars. Il y avait les jeux et les livres, de quoi dessiner et écrire. Une semaine de retraite. Tu n’as pas vu ton père bien sûr, pendant cette semaine, ni ton frère, évidemment, ni aucun homme. Juste quelques femmes de la famille.

La jeune fille présente des feuilles de bétel à ses parents.
La jeune fille présente des feuilles de bétel à ses parents.

Et après une semaine, enfin, on t’a lavée en versant cette eau douce, tiède et odorante sur ton crâne. Les yeux fermés, tu sentais et respirais toutes ces épices dans lesquelles l’eau avait été bouillie : le curcuma, le jasmin, la cannelle, le bois de santal, une note de cardamome… Tu aurais voulu que ça dure encore et encore, la sensation de l’eau tiède qui rafraîchit la tête, le visage, le corps et l’esprit. Puis le drap de coton blanc frais qui t’a recouverte. Les rituels ont continué. Tu as présenté des feuilles de bétel à ta mère, puis à ton père, que tu revoyais pour la première fois depuis l’événement. Tu as été recouverte d’or, de cadeaux. Les femmes de la famille t’ont à nouveau isolée et tu as été parée et préparée pour la fête de la soirée : collier d’or et pendentifs aux oreilles, crayon khôl, rouge à lèvre, une robe orangée de froufrous, des petits souliers à talons… Enfin, prête pour  » affronter  » la soirée**.

On allume la lampe à huile pour marquer le début des célébrations.
On allume la lampe à huile pour marquer le début des célébrations.

Puis la fête a commencé dans une salle louée. Les invités affluaient. Et toi, les reconnaissant à peine, te prosternais devant chacun, un peu gauche, parce que ça n’arrêtait pas. A peine relevée fallait-il encore redescendre à terre. Cadeaux, des bijoux pour la plupart… Ton frère, de quelques années ton aîné, arborait fièrement son costume, et affairé, courait ici et là pour l’organisation. Une sono lançait des tubes cinghalais. Séance photos posées sur le grand canapé, avec certains invités. La lampe à huile a été allumée, puis le buffet ouvert. Les invités se sont pressés pour se servir et, après le repas, ils ont dansé. Les hommes sont allés à l’étage. Là où se tenait le bar. Et toi, plus tard, dans la nuit, quand tout est redevenu calme, tu es allée au temple avec la famille, pour la bénédiction.

Finalement, elle a couru cette semaine, et cette journée. Et toi, Chamodhi, tu es devenue un peu plus grande, tout simplement.

Serais-tu étonnée si je te disais que moi quand ça m’est arrivé, je l’ai juste mentionné à ma mère. J’étais un peu embarrassée. C’était un soir. Je me souviens de ce moment, de la date et même de l’heure. Mais, je n’ai pas reçu de cadeaux, ni célébré l’événement avec un repas ou de quelque autre manière. Je suis allée à l’école le lendemain, secrètement fière malgré tout. Sans doute, j’ai dû aussi me confier à ma meilleure copine.

Petite Chamodhi, je te souhaite une vie épanouie. Je t’embrasse,

Emmanuelle Auntie

* La famille de Chamodhi a dépensé environ 3, 5 lacks – 350 .000 roupies – pour la cérémonie, soit 120 fois le revenu mensuel familial.

** Les célébrations liées aux premières menstruations varient selon le milieu culturel au Sri Lanka. Dans les familles plus occidentalisées, on marque plus simplement l’événement, par un repas avec les très proches (grand-parents) et des cadeaux (bijoux en or, parfois un sari). Cependant, les célébrations comme les a vécues Chamodhi sont les plus usuelles. Ici, lien sur une célébration dans une famille tamoule aisée.

Les célébrations autour des premières menstruations varient selon les milieux socio-culturels au Sri Lanka.
Les célébrations autour des premières menstruations varient selon les milieux socioculturels au Sri Lanka.


Vivement l’école!

C’est une petite école pas comme les autres, dans une banlieue sud de Colombo (Sri Lanka), à Mount Lavinia. Elle compte maintenant 36 élèves, de 2 à 17 ans. Tous attachants, de milieux défavorisés, et enfants dits « avec des besoins spéciaux »*. Effectivement, ils vous prennent la main et ne vous lâchent plus. Des sourires attendrissants de Suba à la poigne serrée de Nuturu, vous sentez bien qu’ils trouvent là, dans cette petite école, tout ce dont ils ont besoin : au-delà de l’éducation adaptée, des cours d’orthophonie, de physiothérapie, on y délivre surtout une patience infinie et beaucoup d’amour, de compassion et d’engagement inconditionnel. Tout cela dans le but de faire émerger, chez chaque enfant, les compétences exceptionnelles qu’il recèle. Afin qu’elles ne restent pas enfouies et gaspillées.

Demandez et vous obtiendrez… 

Les enfants en cours d'orthophonie - Crédit Photo : Emmanuelle Gunaratne
Les enfants en cours d’orthophonie – Crédit Photo : Emmanuelle Gunaratne

« Demandez et vous obtiendrez »… Telle pourrait être la devise de Lakshmi Karunajeewa, la fondatrice et directrice de cette école. Après plusieurs années passées dans des institutions spécialisées pour enfants représentant des retards mentaux ou physiques importants, Lakshmi a décidé de fonder sa propre école, en 2006, afin de pouvoir donner à ces enfants différents et particulièrement à ceux issus de familles déjà vulnérables et dans la pauvreté, une éducation adaptée.

Partie de rien, Lakshmi s’est battue. Complètement dépendante de la générosité d’autrui, elle a commencé l’école dans un garage, prêté par un temple, avec quelques jeux et tapis. Rapidement les élèves ont afflué. Un soulagement pour les parents qui trouvaient enfin une institution adaptée. Puis de bouche à oreille, au fil des ans, les donateurs se sont fidélisés, complètement rassurés par l’engagement, le sérieux et le caractère philanthropique de l’entreprise de Lakshmi.

Les Sri Lankais sont facilement généreux : pour l’anniversaire d’un enfant, à l’occasion de l’anniversaire du décès d’un proche, on organise des « dana » (දාන, en cinghalais, qui signifie aumônes) qui consistent à assister ponctuellement des personnes dans la nécessité, souvent des orphelinats. L’école de Lakshmi bénéficie très régulièrement de ces dons charitables ponctuels. Des repas pour les enfants, le personnel, des goûters pour accompagner le thé du matin: ces actes de bienveillance sont accueillis avec des sourires. Il m’est arrivé de passer à l’heure du déjeuner et de constater la détresse des repas pitoyables envoyés de la maison (parfois un simple morceau de pain pour le déjeuner). La maigreur de ces enfants. Leur retard de développement physique. Certains enfants cumulent décidément la malchance au départ de leur vie.

D’autres personnes donnent des jeux, des équipements pour le développement éducatif. Une association à l’étranger envoie régulièrement des fonds destinés à équiper l’école de matériel éducatif et à assurer les repas non couverts par les dons en nature. Quelques entreprises locales font participer les employés financièrement et humainement. Au moment de Noël, l’école reçoit beaucoup de visites, tant et si bien que, pour accommoder tout le monde, et surtout ne refuser aucune aide, l’école n’a fermé cette année qu’à la veille de Noël pour les vacances! Un joueur de cricket, star nationale, offre une partie du loyer. Bref, les contributions des uns et des autres ont suffi depuis 2006 à assurer la survie et maintenant le développement de l’école. Lakshmi a déménagé plusieurs fois pour accueillir plus d’élèves et l’école bénéficie maintenant de locaux spacieux et agréables. Depuis début 2014, Lakshmi a même entrepris d’assurer quotidiennement la prise en charge par l’école du déjeuner, nutritif et complet. Une cuisinière le prépare sur place. Les ingrédients sont achetés par l’école grâce aux dons. Lakshmi commente : ce système incite les parents à envoyer leurs enfants régulièrement à l’école. C’est aussi le but!

Et puis, c’est aussi grâce aux enseignants, parfois bénévoles, souvent employés à très faibles salaires, que l’école survie. Il y a Maduwantie, une jeune femme, toute souriante, qui a d’abord découvert l’école lorsqu’elle a inscrit son fils. Son fils est resté 4 ans, pendant qu’elle même recevait une formation et y enseignait. Après le décès de son enfant il y a 3 ans, elle y est restée. Un peu pour son fils, mentionne-t-elle. La plupart des enseignantes sont ainsi très expérimentées, toutes ont des qualités humaines exceptionnelles, de compréhension, douceur et patience.

Des cours adaptés à chacun, du sur-mesure d’amour

L'atelier pâte à modeler.
L’atelier pâte à modeler.

Le climat s’y prête ici. Certains ateliers peuvent être organisés dans la cour de l’école. Un petit groupe d’enfants autistes jouent ainsi autour d’une table, à la pâte à modeler.  Des enfants travaillent leur équilibre sur des troncs d’arbres, sautent à cloche-pied sur des briques. Dans les classes, on a séparé les élèves en trois groupes : selon l’âge ou la spécificité de leur handicap.

Jeux d'équilibre dans la cour.
Jeux d’équilibre dans la cour.

De nombreuses activités sont suivies individuellement : ainsi en va-t-il des sessions de physiothérapie ou du travail musculaire. Quelques équipements dans une salle spéciale sont utilisés lors des visites bi-hebdomadaires du physiothérapiste. Il en va de même pour la salle « sensorielle », tout juste installée. Des rideaux noirs pour maintenir une ambiance calme et sombre. Des lumières multicolores de guirlandes électriques au mur, pour focaliser l’attention de l’enfant, une piscine en plastique remplie de boules colorées, des rideaux de perles en bois pour sentir sur la peau, entendre ces tintements doux, des tapis au sol doux, rugueux, lisses, moelleux ou granuleux pour l’éveil des sens…. Un duo enfant-enseignante à la fois, pour bénéficier de chaque atelier tranquillement et complètement et sauvegarder le matériel coûteux. Lakshmi a aussi installé un petit jardin, des jeux d’eau, un bac à sable. Un vieux piano offert trône au centre de la pièce principale. La musique bien sûr, tout comme la danse et le dessin, sont des matières essentielles au développement des enfants.

Dans cet univers encourageant la créativité, les enfants progressent. La plupart ont complètement changé, deviennent plus calmes et plus autonomes pour les activités essentielles comme manger, s’habiller ou se laver. D’autres, comme Nuwanthaara, qui avaient pu, pendant quelques années, bénéficier d’une éducation standard, au sein d’une école gouvernementale, ont été redirigés vers cette école spéciale en raison de leur retard de développement. Grâce à l’attention spéciale qu’elle reçoit, Nuwanthaara peut maintenant lire, compter, communiquer. Les enfants qui progressent sont fiers d’eux-mêmes.

Restaurer la dignité chez ces enfants

La classe des petits. On y apprend principalement à s'exprimer.
La classe des petits. On y apprend principalement à s’exprimer.

Le plus frappant au sein de cette petite école est l’esprit de respect, de dignité et de compassion qui règne dans les relations humaines. Une évidence qui pourtant est couramment bafouée ailleurs. Les enfants handicapés souffrent bien souvent de l’inadaptation des structures sociales, de la stigmatisation de l’entourage, de l’isolement et parfois du rejet de leur proche. C’est une réalité commune au Sri Lanka.

Alors, quand on a la chance d’avoir près de chez soi, cette petite école pas comme les autres, gratuite, ouverte à tous les cas particuliers, qui prend en compte les besoins fondamentaux des enfants nécessiteux, qu’on soit parents, élèves ou simple observateur, on ne peut que se réjouir, encourager et s’écrier : « Vivement l’école »!

Emmanuelle Gunaratne

* La traduction anglaise « children with special needs » est communément utilisée ici.


Miam, du « beli »!

Une coque vert clair, jaune doré, orangée, brune, toute tâchée. Mon voisin Upali vient de m’offrir ce trésor : un « beli » (බෙලි, en cinghalais) qui paraît mûr à point. On va se régaler.

Les Sri Lankais vérifient son parfum avant de l’ouvrir. Le fruit dégage un arôme doux et sucré. On prend la machette et de deux coups, il s’ouvre. La chair est pulpeuse, fibreuse, tendre, légèrement acidulée voire une pointe âcre bien que toujours agréable. Un goût proche d’une marmelade qui mêlerait citron et tamarin. Ça fond sur la langue, on suce les pépins englués dans un gel visqueux. Quelques cuillerées et on sent déjà les bienfaits sur l’estomac. Ici, on apprécie les qualités nutritives du fruit, riche entre autre en calcium, vitamines B, vitamines A…

La coque est laissée à sécher en plein soleil. Dans quelques jours, on la consommera en décoction : très goutée, elle est prescrite en ayurveda pour lutter ou prévenir les problèmes gastro-intestinaux ou de constipation. Engorgée de ce fruit, la peau dégage le même arôme!

Quand les après-midis se font chauds, on prépare une tisane de fleurs de beli (බෙලි මල් තෙ, beli mal te). On la sirote à l’heure du thé, rafraîchissante, avec un petit morceau de « hakuru » (හකුරු, mélasse obtenue à partir des fleurs de kithul).  Tout est bon dans l’arbre de beli, fruits, fleurs, écorce, feuilles, et même la coque!

Emmanuelle Gunaratne



Saveurs authentiques du Sri Lanka : un bon « dhal curry »

Tous les jours! Au déjeuner en accompagnement du riz, au dîner avec des rotis*, des string hoppers*, parfois même au petit déjeuner pour y tremper le pain frais. Matin, midi et soir, on ne se lasse pas d’un bon dhal** curry!

Il y a des variantes à la recette. Celle-ci est simple et délicieuse.

Préparez d’abord les ingrédients : 3 gousses d’ail taillées en brunoise , un brin de poireaux finement émincé, 1/4 de cuillère à café de curcuma, quelques feuilles de coriandre, un morceau de bâton de cannelle, une pincée de sel, quelques grains de fenugrec légèrement dorés à la poële, 3 graines de cardamome. Mesurez 2 verres de lentilles corail, 2 verres de lait de coco léger, 1 verre de lait de coco plus concentré.

Une fois les lentilles bien lavées, mélangez-y les 2 verres de lait de coco léger, puis toutes les épices. Laissez cuire à feu moyen en remuant régulièrement une bonne dizaine de minutes. Vous voyez que les lentilles sont presque cuites. Terminez la cuisson à feu vif après avoir ajouté le lait de coco plus concentré, environ 5 minutes. C’est prêt!

Les bienfaits des lentilles ne sont plus à démontrer! Sources végétales de protéines, ces légumineuses apportent les acides aminés essentiels, particulièrement quand elles sont associées à du riz ou autres céréales. Vous faites le plein d’antioxydants avec le curcuma, la cannelle.

Suggestions : Complétez votre repas végétarien avec un mallung de feuilles vertes. C’est délicieux! Ajoutez quelques feuilles d’épinard en fin de cuisson. Gardez le reste de dhal pour le mixer à votre soupe qui gagnera en onctuosité!….

Emmanuelle Gunaratne

* les rôtis sont des galettes à base de farine et de noix de coco râpée.  Les string hoppers (ඉඩ්ඩි අප්ප en cinghalais, prononcez Iddi Appa) sont des des nouilles fines à base de farine de riz, cuites à la vapeur en forme de galettes légères. Ces deux préparations sont appréciées le soir au dîner.

** le terme « dhal » regroupe tous les types de lentilles. Du sanscrit, il signifie « séparer ».  Ces légumineuses sont en effet séparées de leur pellicule (décortiquée) avant d’être consommées. En cinghalais, on les désigne sous le terme « parippu » (පරිප්පු)

Découvrez les saveurs authentiques du Sri Lanka en cliquant ici!