Amalka

Transsibérien: écriture et passage de frontières

C’est cette fois non plus sur le Ring berlinois que Nicolas Ancion (auteur belge que j’avais eu le plaisir de rencontrer lors de l’événement « Litteratur auf dem Ring » en février dernier) a décidé de s’embarquer, mais sur le mythique train qui relie Moscou à Vladivostock, entre autres: le Transsibérien.
Un voyage auquel j’avais dû moi-même renoncer il y a quelques années, et qui continue de titiller mon imaginaire…
Entretien sur les rails avec un écrivain que les voyages et le passage de frontières inspirent.

Pourquoi avoir choisi de voyager sur le Transsibérien en particulier? Était-ce un but en soi? Un moyen de transport comme un autre? Y avait-il une envie de prendre part à un mythe?

Depuis cinq ans, nous passons au moins trois mois par année en voyage, en famille. Nous aimons beaucoup l’Asie, mais nous n’avions jamais eu l’occasion d’y aller par la terre. Mes enfants (qui ont 12 et 14 ans) et ma femme avaient très envie d’effectuer le périple par la terre, depuis le cœur de l’Europe jusqu’au ventre de l’Asie.
Il y a un gouffre entre l’image qu’on se fait des trains de légende et leur réalité concrète. Le transsibérien n’existe pas vraiment, ou plutôt ce n’est pas un moyen de transport. C’est une ligne de chemin de fer, pas un train somptueux, comme l’Orient-Express qu’on représente dans les films.

Le train a-t-il un caractère mythique, ou est-on déçu en y montant? Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce train et de ce voyage, et pourquoi fascine-t-il ou déçoit-il au contraire?

Le train en lui-même décevra le voyageur qui s’attendrait à monter à bord d’un engin unique en son genre, façon Concorde ou Titanic. Pour ma part, c’est une des découvertes du voyage : chaque nouvelle portion du trajet nous a permis de découvrir des voitures différentes. Aucun wagon restaurant n’est semblable, le menu varie à chaque fois…

Il est connu que les voyageurs sur le Transsibérien ont souvent recours à la vodka pour créer des liens, selon le fameux slogan “Vodka connecting people”. Toi qui y as voyagé en famille, avec tes deux enfants, comment s’est passé le contact avec les autres voyageurs?

Quand les Russes ou les Mongols montent dans le train, ils passent en mode « voyage » : ils retirent leurs bottines et enfilent les tapochkis, des pantoufles soit en plastique (qu’ils ont emportées avec eux) soit jetables (offertes par les chemins de fer à chaque passager). Ils laissent la porte de leur compartiment ouverte et les malheureux qui sont logés dans les couchettes du haut passent une bonne partie du trajet debout dans le couloir. Comme nous étions quatre, nous avons systématiquement choisi de rester ensemble dans le même compartiment.
Le point commun entre tous ceux qui sont sur la route est une passion pour la malbouffe : soupes chinoises industrielles, chips, bouteilles de soda par sacs entiers.
Au fond, le train n’est pas très différent des villes qu’il relie et traverse. Pour ma part, je n’ai ni vu ni bu de vodka pendant le trajet. Ce qui a permis les contacts, c’est plutôt mon multiprise pour partager les rares prises électriques fonctionnelles dans les couloirs.

Blaise Cendrars avait écrit “La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France”, sans jamais être monté dans le célèbre train. Est-il pour toi un lieu d’inspiration?

L’inspiration fonctionne en deux temps : je n’écris jamais sur ce que je vis ou ce que je vois. Quand je suis dans l’écriture, je m’extrais du lieu où je suis, c’est ce qui me permet d’écrire sur n’importe quel sujet n’importe où. Je n’utilise ni l’observation ni la retranscription de ce que je ressens ou redoute, mon écriture est toujours un travail de pure fiction. Cependant, à long terme, mon imaginaire est fatalement contaminé par ce que je vis, découvre, explore, lis. Il y a déjà eu des trains dans mes histoires et il y en aura encore…

Les couleurs du wagon restaurant- photo: Nicolas Ancion
Les couleurs du wagon restaurant- photo: Nicolas Ancion

Il y a plusieurs années, je devais moi-même monter à bord du train pour faire Moscou-Beijing, mais j’ai dû y renoncer et rentrer en France car ma grand-mère adorée venait de décéder. Pourquoi ta famille et toi choisissez-vous de voyager ensemble?

Voyager est un moyen de passer trois mois en famille, quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce que nous aimons beaucoup. La première fois que nous sommes partis en Asie, nous avons dû revenir d’urgence en Belgique pour accompagner les derniers moments de la grand-mère de nos enfants, qui avait voyagé toute sa vie. Nous leur avons promis alors de revenir voir Singapour que le retour prématuré nous avait empêchés de découvrir. Nous sommes revenus depuis, nous sommes repartis sur d’autres continents, c’est une chance de pouvoir travailler partout dans le monde et, pour mes enfants, d’étudier et de découvrir la planète en même temps.

Le Transsibérien est-il un voyage que tu conseillerais de faire aux jeunes adultes ou artistes ?

Tous les voyages nourrissent, mais on n’y trouve jamais que ce qu’on est venu y chercher : le dépaysement, le ressourcement, la solitude ou la fête, les choix sont innombrables. Ce qui est formidable avec ce long trajet en train, c’est le retour à un univers sans connexion (mais pas sans ordinateurs, car il y a des prises électriques). Et l’absence de connexion est toujours très productive, pour la concentration.

Le lac Baïkal - photo: Nicolas Ancion
Le lac Baïkal – photo: Nicolas Ancion

Quel est le pays, la ville ou l’endroit qui t’as le plus marqué au cours de ce voyage ?

Je pense que les endroits les plus marquants n’ont même pas de nom, dans mon esprit. Ce sont ces villages en Sibérie, dont la majorité des maisons semblent abandonnées et dont on se demande à quoi ressemblent les derniers habitants. Ils sont à des heures de route de toutes les villes et, dès octobre, la neige vient blanchir les toits. De quoi vit-on dans de pareils lieux ?

Quelle a été l’expérience la plus désagréable ?

Sans hésitation, c’est le moment où le train local ralentit en gare de Vladimir, première étape après Moscou, et que nous disons aux enfants de descendre tandis que je tire les valises. Ma fille descend sur le quai dans la nuit russe et… les portes se referment au nez de son frère. Le train redémarre, laissant ma fille de quatorze ans sur un quai de banlieue d’une petite ville russe. Nous avons tambouriné en vain sur la porte, tenté d’actionner tous les leviers. Heureusement, ma femme parle russe et a hurlé en direction d’un groupe de policiers assis dans le train pour rentrer chez eux. Ils ont actionné le système de freinage et avertit le conducteur par l’interphone. Ma fille a pu remonter dans le train, tremblante. Elle avait vu le train repartir sans elle, dans la nuit. Malgré les dizaines de secondes de panique complète, tout s’est arrangé. La gare où nous devions descendre était à une dizaine de kilomètres de là…

Y avait-il un élément du voyage auquel tu ne t’attendais absolument pas, qui t’as véritablement surpris, en bien ou en mal ?

Je me suis découvert une allergie aux couvertures mongoles en poil de chameau. J’ai été couvert d’urticaire pendant dix jours après le train de nuit entre Oulan-Bator et la frontière chinoise.

Si tu devais résumer ce voyage en une phrase ou un mot, quel serait-il ?

Peut-être qu’“apaisant” est un bon terme.
En tout, le périple de Saint-Pétersbourg à Pékin a duré un peu plus de trois semaines. Après quelques étapes, les heures de train et les nuits en couchettes nous semblaient si familières et confortables, que notre compartiment était comme un cocon mobile, monté sur rail, qui permettait, sans urgence, de passer de l’Europe à l’Asie à vitesse humaine.
Contrairement à l’avions qui bouleverse les cycles naturels du corps, impose le décalage horaire et les repas cadencés, le train respecte le cycle habituel des jours et des nuits, des repas. Il oblige aussi le voyageur à accepter la lenteur (toute relative) et à admirer la ponctualité de ces machines qui partent et arrivent à l’heure exacte en traversant pourtant six fuseaux horaires et trois pays immenses.

Les contrôleuses du Transmogolien
Les contrôleuses du Transmogolien – photo de Nicolas Ancion

Merci à Nicolas Ancion pour cet entretien, réalisé pour CaféBabel.


Elixir contre la terreur (Dakar 2015)

Je n’avais pas encore pu écrire après les attentats qui ont touché Beyrouth, Paris et Bamako le mois dernier. C’est désormais chose faite grâce à RFI et Mondoblog, Ziad Maalouf et Simon Decreuze, Manon Mella et Melissa Barra, qui nous ont organisé une savoureuse semaine de formation à Dakar.
L’occasion pour 75 d’entre nous de nous rencontrer, et d’enregistrer ensemble une émission radio autour de 2015 et 2016, entre bilan et espoir, regard critique et rêves d’une année nouvelle…

Voici ma petite contribution aux « Marchandes de rêves » radiophoniques, en souvenir de cette semaine qui me fit, avant tout, un bien fou. Car passer dix jours en terre africaine avec une troupe de nouveaux amis venus des quatre coins de la francophonie, de Madagascar à Haïti en passant par l’Algérie, le Togo, l’Angola, Maurice, Paris ou le Sri Lanka, cela met du baume au cœur, du Senecao dans le lait en poudre, et des glaçons dans la vodka (Castel Night Club represent).

Maintenant que nous sommes (presque tous) de retour chez nous, voici quelques rêves à humer pour prolonger le bonheur de ces dix jours derniers…

« Élixir contre la terreur, élixir contre le fanatisme!

Bonjour Madame: viens voir! viens voir! Tu n’arrives plus à t’endormir le soir? J’ai l’élixir contre le terrorisme, la peur et les cauchemars.
Viens voir Madame, regarde ça! Dans chaque flacon! tu vois? un rêve.
Tu le sniffes avant d’aller au lit. Tu peux même faire des mélanges, si c’est ton truc.

Tu vois le beau violet, là?
C’est le rêve du véritable Dieu, le Dieu ami, de la fin de la crainte.
Dans son monde, plus personne ne dit « Oh my God » mais « Oh My Poto »!
« MonAmi Akbar »! « La ilaha ila Allié »! « Au nom du Soss et du Bro et du Saint Buddy »!

Tu pars bientôt en voyage? J’ai ce qu’il te faut mon amie. Pour les soirs où tu ne dors pas dans ton lit, où tu as peur du décalage, j’ai le rêve où tu as un superpouvoir. En tous lieux, en tous pays, tu parles la langue de ton interlocuteur. N’importe lequel. Partout. Tout le temps. A chaque fois et à n’importe quel moment. C’est la compréhension mutuelle et absolue, sans faille et sans limite.

J’ai aussi le songe orange, dans lequel les barbares et les ogres ont lâché les armes pour jouer de l’orgue de barbarie.
Ils n’ont plus vingt ou trente-cinq ans, mais les cheveux blancs, des rides au front, aux yeux, et aux coins de la bouche.
Ils sont vieux. On voit qu’ils ont beaucoup pleuré, beaucoup ri. On voit qu’ils aiment et qu’ils connaissent la vie.

Ça te convient pas? Qu’est-ce qu’il y a? Tu travailles trop? T’as pas la tête à ça?
Attends attends, regarde : le tout émeraude, tout irisé, là.
Dans celui-là les idées noires et les pensées sombres de chacun sortent par les oreilles, en pellicules de film.
Elles sont toutes prêtes, y a plus qu’à les projeter chaque soir, au ciné du quartier. La séance est gratuite, ouverte à tous, et au lieu de se taper dessus et de se trucider, on fait de la critique cinématographique: on débat, on analyse, on explique.

J’ai aussi un rêve érotique! Y a plus de frontières, plus de pays ! Plus de ville, de village, de quartier, d’épicerie. Le monde n’est qu’un seul et gigantesque lit, et l’humanité, une joyeuse orgie.
Tu te réveilles crevée, ma sœur, mais ravie!

Et enfin pour les nuits les plus noires, je te le sors de derrière les fagots, juste pour tes beaux yeux ma jolie.
C’est le rêve où tu marches tranquillement dans la rue un vendredi soir pour rejoindre des copains, quand devant toi surgit un fou, venu se faire sauter. Ton cœur s’arrête.
Il va pour actionner sa ceinture et tu penses que ça y est, c’est terminé. Mais au lieu d’une explosion, c’est un retour en enfance qui se produit.
Le fou est là, devant toi, sur le bitume, c’est un bébé, et tu peux le prendre dans tes bras et t’en occuper.

Il te plaît celui-là? Parfait!
Je te l’emballe, ma sœur, c’est pour offrir ? Tu rajoutes 2000 francs CFA tu as le dream catcher assorti! Tu vois? Le beau filet pour retenir les rêves.

Quand tu ouvres les yeux le matin, avec un peu de chance, ils y sont restés accrochés, et tu peux alors tenter de les vivre éveillée… »

 

Elixir contre la terreur - marché Dakar
Élixir contre la terreur

Pour écouter l’intégralité de lémission l’Atelier des Médias diffusée le samedi 12 décembre 2015 (« Elixir contre la terreur » à partir de la dixième minute):


« The Martian », de Ridley Scott

Après avoir exploré quantité de scénarios possibles sur notre planète, Ridley Scott se lance le défi d’envoyer son protagoniste sur Mars et de l’y abandonner, laissé pour mort.


Lorsqu’une violente tempête se lève sur Mars, l’équipe de la mission Ares III doit lever le camp de toute urgence pour quitter la planète. Un débris heurte alors de plein fouet l’un des membres, Mark Watney (Matt Damon) qui disparaît dans la nuit, avant d’avoir pu rejoindre le vaisseau. Le danger est trop grand, et le capitaine Lewis (Jessica Chastain) doit se résoudre à partir.

Mais… Watney n’est pas mort! Si toute communication avec la NASA est désormais impossible, il est cependant bel et bien en vie, seul, sur Mars.

Comment faire durer un film à partir d’un tel pitch?

En faisant de Watney un Robinson Crusoé de l’espace, et en poussant aux extrêmes les règles de l’écriture scénaristique. Car pour rester en vie, Watney va devoir faire face à une multitude de problèmes, environ un par scène, de manière à toujours maintenir le rythme du récit. Quitte à avoir recours à de nombreux «deus ex machina», assumés avec un certain brio. Le scénariste Drew Goddard pointe les clichés du genre, puis saute dedans à pieds joints pour faire avancer son histoire. Nous sommes dans du grand divertissement à l’américaine, avec optimisme résolu, pensée positive, et devise inébranlable du « si on veut, on peut ».

En s’appuyant sur l’idée qu’un scientifique resté seul sur Mars voudra laisser des traces de son passage et de son expérience, Goddard instaure la dynamique d’un journal intime filmé de Watney, dans lequel il nous explique chacun des problèmes auquel il doit faire face. Rarement les buts et enjeux de chaque scène auront été exposés de manière aussi ostensible, mais si l’on désire se laisser prendre au jeu du genre, cela fonctionne, et l’on suit les péripéties de Watney avec un certain intérêt, en riant avec les personnages des grosses ficelles dont ils se moquent eux-mêmes.

On pourra regretter une certaine absence de profondeur et de psychologie, qui importent beaucoup moins que l’action, mais en passant outre ces faiblesses assumées, on sortira satisfait de ce que le genre propose: un film distrayant, dont certaines scènes recèlent une beauté particulière – la manière dont les astronautes se déplacent dans leur vaisseau comme des sirènes, ou les horizons désertiques qu’offre la planète rouge…

Un film à aller voir avec des amis, du popcorn, et ses lunettes 3D.

The Martian
M.W. téléphone maison

 


« Crimson Peak » de Guillermo Del Toro

Passionné de films fantastiques, amateur d’épouvante, Guillermo Del Toro réalise un conte gothique et somptueux, sans pourtant parvenir à convaincre.

Présenté comme un film d’épouvante avec histoire d’amour, « Crimson Peak » est un conte romantico-gothique d’inspiration victorienne, une histoire de fantômes et de meurtres sanglants.

Une jeune femme, Edith Cushing (Mia Wasikowska), habite Buffalo, dans l’Etat de New York, au début du siècle dernier. Fascinée depuis l’enfance par les créatures d’un au-delà plus proche qu’on ne le croirait, elle préfère écrire des histoires de fantômes plutôt que des romans d’amour. Lorsque le jeune aristocrate anglais Sir Thomas Sharpe (Tom Hiddleston) fraîchement débarqué d’Angleterre avec sa sœur Lady Lucille (Jessica Chastain), fait sa rencontre, il est l’un des premiers à prendre cette fascination au sérieux : Edith tombe amoureuse. Mais son père désapprouve…

S’il est aisé de comprendre combien le fait de filmer une histoire d’époque dans des décors et costumes splendides peut être jouissif et représenter pour Del Toro une véritable ambition, il est beaucoup moins évident de saisir ce qui, dans une intrigue comme celle de Crimson Peak, a pu l’intéresser : une histoire comme il en existe déjà tant d’autres, avec des oppositions primaires et attendues, des personnages figés dans des rôles convenus – la jeune blonde à la peau diaphane et aux habits de couleurs contre la méchante brune drapée dans des étoffes sombres, face à l’homme aux cheveux de jais et à la pâleur d’un vampire.

Triangle amoureux attendu, autour duquel évoluent des revenants, fantômes filmés de trop près pour demeurer effrayants.

Si le réalisateur parvient à nous faire sursauter plus d’une fois, à grand renfort de bruitages, de musique et de cris, la véritable peur ne nous saisit pas, car ces êtres venus hanter l’existence d’Edith sont en réalité plus risibles que terrifiants. Constitués d’une chair translucide ressemblant à des muscles à vif, avec de longs doigts poilus comme des pattes de tarentules, ils se traînent sur le sol, dans des positions comiques, répétant des mises en garde qu’ils crachotent comme des gargarismes.

On s’ennuie à regarder Tom Hiddleston et Mia Wasikowska, prisonniers de personnages convenus. Seule Jessica Chastain fait à chaque fois la différence : une retenue, une puissance, une vivacité dans le regard et dans la tenue. Ses apparitions font naître une tension que le récit ne provoquait plus, et l’on admire sa beauté, sa grâce, cette impression de danger qui émane d’elle.

Lorsque les longueurs se font ressentir (le film dure deux heures) et que la faiblesse du scénario irrite, on passe le temps en observant la magnificence des lieux, les détails des costumes, des objets, de la décoration qui font de «Crimson Peak» un film d’une vraie beauté.

Guillermo Del Toro use et abuse de symboles lourdement explicites : les mites et les papillons qui viennent mourir dans la demeure des Sharp, la terre glaise qui entoure la propriété isolée et dont suinte un liquide rouge sang… La chute du film achève de déconcerter, tant la mise en scène du combat final pourrait passer pour une parodie du genre, et l’on finit par rire, sans plus savoir ce que l’on a essayé de nous faire vivre ou partager.

Un film étrange, inégal, le plus souvent vide et caricatural, malgré une photographie magnifique, et des décors et costumes somptueux.

La belle Jessica Chastain, avant la mémorable et hilarante scène finale, avec pelle. (Vous m'en direz des nouvelles).
La belle Jessica Chastain, avant la mémorable et hilarante scène finale, avec pelle (dont vous me direz des nouvelles!).

 


Elle répondit : « Berlin, baby! »

Mon nouveau livre vient de sortir ! Disponible dans toutes les librairies (s’il n’est pas en stock, demandez à votre libraire de passer commande auprès de l’éditeur), sur le site de L’Harmattan ou sur Amazon.

« La fatigue. La fatigue avait fini par le lui enlever.
Il s’était assoupi, contre elle, encore en elle, pesant sur elle de ce poids aimé.
Inconnu, inespéré, quand elle ne pouvait plus y croire.

Mais impossible de rester seule, impossible. Elle avait bien essayé, s’était souvenue des conseils de Joseph.
Dessine-moi une histoire.
S’il te plaît, dessine-moi une histoire.

Avait pris dans son sac un bâton de rouge à lèvres, de ceux bien pourpres, bien écarlates, rouge violence, rouge accusation, s’en était orné la cuisse. Orné la cuisse, non, avait dessiné sur sa cuisse. Des traits, des ronds. Pas inspirée. Et puis ça ne bougeait pas, elle ne voyait rien, elle avait l’impression que ça s’était arrêté d’agir. 

À Berlin comme ailleurs, la drogue semble être partout : apprentissage, mirage, illusion, elle unit, sépare, ou détruit.

À travers cinq nouvelles et cinq personnages sont dessinés les contours d’un flirt maladroit, celui qui lie une génération aux drogues dites « récréatives »…

illustration de Roland Garrigue pour le recueil de nouvelles ELLE REPONDIT: "BERLIN, BABY!"
illustration de Roland Garrigue pour le recueil de nouvelles ELLE RÉPONDIT: « BERLIN, BABY! »

 


« Life » d’Anton Corbijn

Corbijn s’attache à saisir un instant de la vie de James Dean, à l’aube de sa gloire, et à travers le reportage photo qui contribua à faire de lui une icône.

 

Le grésillement d’une ampoule rouge nous illumine dans l’obscurité. A la radio est annoncé le titre du moment : « I’m wild about you baby » de Lightin’ Hopkins. Et l’ambiance est posée.

Nous sommes à L.A. dans les années 50, Robert Pattinson est au volant d’une belle voiture, la moue boudeuse, l’attitude détachée, et derrière lui scintillent les lumières de la ville.

Malgré ce visage désinvolte à la Marlon Brando, ce n’est pas sur ce visage que les caméras de l’époque sont braquées, c’est lui qui braque. Pattinson est Dennis Stock, un jeune photographe qui cherche à lancer sa carrière, et à devenir l’artiste qu’il se sait être.

Il ne veut plus grossir les rangs des « gorilles de tapis rouge » qui crient les noms des vedettes pour en apercevoir le sourire. Il veut créer la légende, et la devenir.

Invité à la soirée de Nicholas Ray qui s’apprête à tourner Rebel Without A Cause, Stock fait la connaissance d’un jeune acteur qui débute à peine; un dénommé James Dean. Cette voix, ce regard, cette pureté le marquent. Il convainc son éditeur de réaliser une série de portraits autour de cet homme aux allures de Rimbaud.

Quel défi pour Dane DeHaan ( Chronicle ) que d’interpréter à l’écran celui qui fit se languir des générations de spectatrices! Jouant avec la lumière, les clairs-obscurs, et la fumée de cigarette qui toujours nappe de glamour la figure du jeune premier, Corbijn tente de recréer la grâce qui émane des clichés de Stock. Mais James Dean est inimitable, et l’on a du mal à chasser la pensée que DeHaan s’applique et veut trop bien faire, lorsqu’il pousse sa voix dans les aigus, tente de retrouver une moue, un geste, une intonation. Malgré son talent, il n’y aura pas de ressuscitation.

Le choix de Corbijn de donner à voir un instant précis de la vie de Dean, à travers le reportage de Stock, était un parti pris intéressant, qui permettait de ne pas livrer au public un simple biopic, mais de véritablement explorer un monde et une époque, à travers deux existences se reflétant l’une l’autre: celle du photographe, ex-mari, mauvais père, vampire en quête de chair fraîche et de gloire, et de celui qui, à sept mois de sa mort, tentait encore de saisir le sens de la vie, loin d’Hollywood et des plannings de promotion.

Car ce qui contribua à faire de Dean la légende qu’il devint fut précisément ce reportage pour «Life», et Corbijn, lui-même ex-photographe rock, nous invite à en pénétrer les coulisses.

Mais lorsque deux êtres en quête d’eux-mêmes se retrouvent cloitrés dans une ferme enneigée de l’Indiana, il y a comme un flottement, et la beauté des images qu’en tira Stock ne suffit pas à créer une narration solide.

On s’ennuie un peu et l’on finit par espérer que bien vite reviendront les lumières et l’excitation des grandes villes.

Le film ne parvient pas à rattraper ces longueurs, et à réinsuffler de la vie dans l’intrigue.

Nous n’apprendrons pas à connaître l’amour de Dean pour cette vitesse qui allait le tuer, au contraire: on retiendra de lui la rencontre avec une âme déjà âgée, hantée par le désir de retrouver les siens; des retrouvailles qui n’auront plus jamais lieu, mais que le reportage de Stock immortalisa pour la dernière fois.

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« Much Loved », un film de Nabil Ayouch

Faisant fi des risques, Nabil Ayouch, accompagné par son sémillant quatuor de comédiennes, livre un portrait cru et véridique de l’une des réalités taboues de son pays en retraçant le quotidien de quatre prostituées à Marrakech.

 

Dès les premières minutes de son film, Nabil Ayouch nous précipite dans le vif du sujet : trois filles se préparent à se rendre dans l’une des luxueuses villas que compte Marrakech, pour offrir leurs peaux, leurs corps et leurs services à de riches Saoudiens venus se payer du bon temps.

Menées par Noha (Loubna Abidar, dont il n’est plus nécessaire de dire qu’elle est une révélation), le petit trio siffle de la vodka, sniffe un rail de coke, roule un joint ou se vernit les ongles tout en devisant gaiement : « Tu sais faire le 8 avec ton cul, pétasse ? »

Saïd, l’homme à tout faire, leur apporte le tajine, sert de chauffeur et leur distribue les préservatifs nécessaires au bon fonctionnement de la soirée. Ce sera le seul homme à se montrer doux, patient, compréhensif, à veiller sur ces filles dans l’ombre, discrètement, comme si elles étaient véritablement « sa famille ».

Présenté durant la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, le film se vit immédiatement interdire de diffusion au Maroc pour cause d’« outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et [d’] atteinte flagrante à l’image du royaume », tandis que son réalisateur et ses actrices recevaient des menaces de mort.

Car Much Loved n’hésite pas à dresser un portrait du Maroc comme on en voit rarement, dans une vérité dénudée, sans artifice ou mélodrame, à travers ces quatre personnages de femmes sûres d’elles, qui ont décidé de prendre leur vie en main pour répondre à leurs besoins et ceux de leur entourage.

Homosexualité, prostitution enfantine, débauche d’alcool et de drogue – Ayouch aborde tous les tabous l’un après l’autre, sans emphase et sans complaisance.

Les hommes sont Européens, des Français rencontrés en boîte, mais également des Saoudiens qui portent le keffieh, retenu par l’aghal qu’ils font tournoyer en dansant au-dessus de leur tête, comme des cowboys leurs lassos.

Entre deux verres de whisky, ils s’éloignent pour aller prier. Contradictions et paradoxes de ces hommes qui fuient la prison de la charia, pour appliquer comme ils l’entendent les principes du Coran.

Certaines scènes se ressemblent et se répètent, ralentissant quelque peu le rythme mais permettant aussi au spectateur de ressentir ce qu’a de lourd et de lassant le quotidien de ces femmes – la danse, les ondulations de hanches, de fesses, de chevelure et le jeu de regards, de voix. Mais toujours, on retrouve cette vivacité, cet esprit, cet humour ravageur qui rappelle la force et le tempérament de ces femmes, qui savent regarder leur pays, les hommes et leur destin en face, sans se mentir.

Cette capacité à plonger dans l’intimité de personnages au franc-parler et à l’humour comme une lame de rasoir, fait penser au cinéma de Kechiche; auquel vient s’ajouter le véritable courage dont Ayouch faisait déjà preuve dans Chevaux de Dieu, où il livrait un portrait saisissant d’un autre de ces fléaux qui ronge son pays de l’intérieur, en revenant sur les cinq attentats-suicides qui avaient eu lieu en 2003 à Casablanca.

 

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« Knight of Cups » de Terrence Malick

Knight of Cups, ou en bon français, Chevalier Armani des coupes de Dom Pérignon.

Avec «Knight of Cups», présenté en février dernier à la Berlinale, Terrence Malick finit par irriter son public, dans une auto-parodie agaçante et sans fond.

 

Le film s’ouvre, comme d’habitude chez Terrence Malick, sur un plan large d’un paysage sublime. La roche, le ciel, l’immensité de la nature. Christian Bale est seul face à la beauté de la création.

La photographie est prenante, les cadres et décors sélectionnés avec soin : Los Angeles, Las Vegas, Hollywood et les piscines de roof top parties.

Christian Bale est Rick, un scénariste américain à succès, dont la vie a perdu son sens. Flottant dans son univers d’enfant blanc privilégié comme un poisson sous Xanax, il avance, dépourvu d’expression, dans de vastes espaces, sans que jamais rien ne semble l’atteindre ou l’affecter.

Les jump cuts et la caméra mouvante – qui passe et s’éloigne et revient pour repartir encore – ne nous laissent jamais vraiment nous approcher des personnages ou entrer en empathie avec eux, et nous avons l’impression d’être une sorte d’esprit venu saisir la vie à travers une série de flashs, d’images, de sons. Et toujours, partout, une voix off, celle des différents personnages que l’on nous présente, et qui nous livrent un monologue intérieur et chuchoté truffé d’inepties sur la vie.

Autour de Christian Bale, pauvre petit garçon riche en quête d’un paradis perdu, se succèdent et se ressemblent les plus belles femmes du monde – Imogen Poots, Teresa Palmer, Freida Pinto, Natalie Portman, ainsi qu’une ribambelle de mannequins en sous-vêtements. Elles sont fraîches, comme sorties des pages du dernier «Vogue», l’œil charbonneux, la coiffure savamment ébouriffée, elles se trémoussent sur des lits d’hôtels en gloussant, marchent sur des murets, courent le long des plages.

Si le film est composé en chapitres, c’est bien à l’éternelle répétition d’une même scène que se livre ici Malick, qui semble n’avoir comme aspiration que de filmer un Bale mono-expressif, la bouche légèrement entrouverte, qui évolue (sans évoluer) dans de fastueux décors avec autour de lui une ronde de créatures sautillantes et légères, sur le même air de clarinette.

Seule l’apparition de Cate Blanchett vient rompre cet écœurant manège – il y a là une émotion, une grâce, un corps qui raconte une histoire. Mais bien vite elle disparaît, et nous retournons à des scènes survolées, mille fois répétées : ainsi le drame familial qui se joue entre Rick, son père (Brian Dennehy) et son frère (Wes Bentley) ne nous parvient qu’étouffé, dans une mise en scène caricaturale – larmes, cris, bris d’assiettes et de verres – et Barry le frère s’escrime à se piquer la main avec une fourchette en répétant « I wanna feel something ».

On a l’impression de regarder la vie depuis un aquarium étanche à toute émotion, et l’impeccable photographie d’Emmanuel Lubezki ne parvient pas à sauver les meubles, si design soient-ils.

Un portrait du vide ? On aurait aimé y croire. Mais c’est là tout le paradoxe de Malick qui, s’il désirait, à travers son film, critiquer le vide et la superficialité de notre société occidentale, a fini par y contribuer, en produisant lui-même un film creux, prétentieux, et superficiel.

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Wedding (RaysDay 2015)

Histoire courte écrite à l’occasion du RaysDay 2015, occasion pour les amoureux de la littérature de rendre hommage à Ray Bradbury le jour de son anniversaire.

 

 

Rebecca s’éveilla dans la lumière du petit matin.
Elle garda un instant les paupières closes, goûtant à la chaleur du soleil sur son visage.
Le calme ambiant était étonnant, pas un klaxon, pas une sirène d’ambulance.
Se décidant à ouvrir les yeux, elle aperçut au mur, les multiples assiettes de souvenirs qui l’avaient faite sourire la veille: Paris et la tour Eiffel, Rome et le Colisée, Venise et les barques.
A l’Est. C’est ça.
En Bulgarie.

D’un geste encore engourdi de sommeil, elle étendit le bras pour attraper son téléphone sur la petite table de chevet et lu, d’un œil qui voyait encore flou: quatorze heures.

Elle se redressa d’un bond.
Sa robe la serrait encore aux épaules, rendait maladroits ses mouvements.
Elle tenta d’ouvrir un peu la fermeture éclair, pour respirer plus facilement, n’y parvint qu’avec difficulté. Elle était raide, gauche, fatiguée. Et elle avait mal à la tête.

Énervée, elle sortit lentement du lit, marcha dans son collant troué qui lui saucissonnait le gros orteil jusqu’à la glace de la grande armoire en bois sculpté.

Le rimmel avait coulé, et le fond de teint apparaissait en touches impressionnistes, le chignon ne tenait plus qu’à une épingle et tombait en grandes boucles sur ses épaules prisonnières du tissu de la robe.

Elle sortit à pas feutrés pour se diriger vers la salle de bains. Le carrelage froid sous ses pieds nus la réveillait davantage à chaque pas.

Elle passa devant une porte ouverte qui laissait entrevoir un lit défait. Personne.

La salle de bains aussi était déserte, mais les gouttes d’eau autour du lavabo trahissaient un passage plus ou moins récent.

Une pochette en plastique pour avion gisait là, ouverte, qui semblait vomir son contenu : une brosse à dents, une épingle à nourrice, un peigne.

Elle ressortit, alla jusqu’à la chambre du fond du couloir où dormaient Aurore et Sébastien. Y passa lentement la tête pour y découvrir là aussi la lumière blafarde du jour.

Ils étaient partis, tous, sans la réveiller.

Toujours pieds nus, elle monta les escaliers de marbre qui menaient à l’étage. Regarda par la fenêtre. Plus une seule voiture.

Elle était seule.

Rebecca se servit un verre d’eau dans la cuisine, et retourna à la salle de bains. Elle trouva dans une trousse de toilettes aux motifs abstraits violet pâle un comprimé d’Efferalgan à dissoudre.

Tandis qu’il diminuait à vue d’œil en émettant un petit chuintement discret mais amical, Rebecca se démaquilla, avec un paquet de coton oublié près du lavabo. Elle n’avait ni le temps ni le courage de refaire complètement son maquillage, mais effaça les traces de la nuit, pour se rendre de nouveau présentable.

Elle avait les yeux gris, de grandes lèvres pulpeuses et voyantes. La peau diaphane de son visage lui donnait un certain éclat et, si elle avait perdu un peu de sa grâce enfantine, si le temps était venu épaissir ses traits, l’arcade de son nez, l’arrondi de son menton, elle n’en demeurait pas moins jolie.

Ses longs cheveux n’étaient pas naturellement blonds, mais en avait tout l’aspect. Rebecca était née rousse. Une couleur que sa mère adorait, mais qu’elle-même trouvait trop originale.

Profitant de son départ pour New York, elle avait décidé de se teindre, optant pour un blond à la fois commun et lumineux, quelque chose qui vienne rehausser la vague tristesse de ses yeux, et lui permette de se fondre dans la masse.

Elle retrouva ses chaussures dans un coin de la cuisine, près du garde-manger.

Elle savait que de l’autre côté l’attendrait un copieux buffet, mais attrapa tout de même une pomme dans une corbeille à fruits, délaissant une banane d’un jaune éclatant.

Les clefs du gîte se trouvaient encore dans la serrure, et elle les cacha dans la petite poche intérieure de son sac, avant de descendre les marches de pierre vers la grande pelouse verte.

Elle avait mal aux pieds, et choisit de chausser les tongs qu’elle avait emmenées par précaution dans son sac.
La nature était belle, baignée dans cette lumière qui scintillait derrière les arbres. Au loin, on apercevait les sommets des Carpates, et leurs neiges éternelles.
Le petit chemin de pierre semblait presque accueillant, tant la route était calme et le chant des oiseaux présent.

On était bien mieux ici qu’à l’intérieur de ce gîte désert.

En arrivant à hauteur de la maison, des échos de voix et de rires lui parvinrent, ainsi que quelques notes jouées à la guitare.

A l’étage, la porte était ouverte sur la pièce principale, depuis laquelle on atteignait le jardin. La réception de la veille avait eu lieu dans le grand hôtel de la ville la plus proche, mais aujourd’hui, seuls les témoins, proches et invités de France et d’Iran, étaient conviés à rester pour le brunch.

Elle fit le tour de la maison, prit l’escalier de bois, celui qui colimaçait jusqu’à la terrasse, depuis laquelle on avait une vue d’ensemble sur le jardin.

Les parents de Goran et de Sepideh avaient voulu faire simple, après le faste de la soirée de la veille, et de grandes nappes blanches avaient été installées ça et là sur la pelouse, pour permettre aux invités de s’y prélasser.

Rebecca repéra la nappe la plus fournie en corps alanguis, lunettes de soleil sur le nez, chapeau de paille posés en travers du visage, couronnes de fleurs traditionnelles glissées autour du cou, ou transformées en bracelet de lendemain de fête.

Le nombre de cadavres de bouteilles de champagne, de bière et de petits flasques de rakia qui jonchaient la pelouse tout autour de ces masses colorées vautrées au soleil laissait présumer leur état avancé d’ébriété.
Il faisait chaud.

Rebecca s’avança vers le buffet, disposé sous l’une des grandes tentes de jardin. Elle garnit son assiette d’une tranche de rosbif, d’un peu de salade, de condiments divers, et de quelques tomates. Puis se dirigea vers les sucreries.
Du coin de l’œil, elle avait repéré la longue silhouette d’Edouard. Il fumait une cigarette, et discutait avec le frère de Goran, dont elle avait oublié le nom. Un bel homme, bien charpenté, l’un de ces types qui avait dû être nourri au biberon de tarator, ce tzatziki bulgare ultra-protéiné.

Tout en installant délicatement une part de tarte au citron à distance raisonnable de la moutarde à l’estragon, Rebecca tenta de repérer si la menace de la jeune femme brune avec laquelle Edouard avait dansé toute la soirée de la veille planait encore.

Elle ne se rappelait que vaguement ses traits, c’était davantage sa silhouette qui marquait: une silhouette longiligne, fine, de longues jambes élancées, bronzées, une taille de guêpe, et une carnation lumineuse. De ces peaux dont le grain captait la lumière, et s’en faisait une parure.
Son décolleté, doré, laissait voir la naissance de seins étonnamment présents pour une jeune femme si mince. Sa robe rouge-orangée faisait ressortir la vitalité de sa peau vitaminée, l’éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents et de la couronne de marguerites dont elle avait orné ses cheveux.
Belle, bulgare, et rayonnante.

Le regard d’Edouard balaya la pelouse devant lui et leurs yeux se croisèrent, un instant. Il n’eut pour Rebecca aucune expression, rien. Pas même un frémissement de sourcils, qui aurait pu indiquer qu’il l’avait véritablement vue, remarquée, qu’elle n’était pas à ses yeux qu’une énième chaise de jardin.

Elle s’était jetée à son cou la veille. Tard. Après trop de verres de rakia, de coupes de champagne rosé.
Lassée de faire semblant de danser, lassée de faire semblant de s’amuser, lassée d’éprouver en son cœur un poids si lourd.
Elle était venue le chercher lui qui rentrait de fumer l’une de ces cigarettes trop tassées, trois fois plus fortes qu’en France, cinq fois moins chères qu’à New York.
Était venue le chercher, se concentrant pour marcher droit, pour marcher stable, pour planter ses talons sur l’épais tapis de velours rouge imitation Cannes, s’était approchée comme pour lui parler, et lui avait passé le bras autour du cou, dominante, dure, masculine, lui avait passé le bras autour du cou et avait ouvert sa main, comme une arme, résistante et dure, pour la plaquer sur sa nuque et pousser, pousser ce cou, cette tête, ce visage, vers elle, qui se hissait sur ses orteils, essayait de l’atteindre, d’atteindre ces lèvres qui se dérobaient.

Tout son corps s’était braqué, et elle l’avait senti contracter ses muscles, se faire violence pour ne pas l’envoyer valser d’un revers.

Elle redoublait la pression de ses phalanges sur l’arrondi de son crâne, déjà honteuse, déjà consciente du ridicule de la situation, du ridicule de cette pause, de cette position, elle poussant et lui reculant, elle forçant et lui échappant, mais elle ne lâcherait pas prise, il lui fallait obtenir ce qu’elle était venue chercher.

Enfin, elle effleura ses lèvres et, trop rapide et trop goulue, les lécha, les aspira, tentant, désespérée et malheureuse, de lui rappeler le goût de leurs baisers, le goût de leur entente sensuelle,  qu’elle assassinait à présent.

La honte, alors, qu’elle était parvenue à étouffer, la submergea, et elle s’enfuit, dehors,  sur les graviers de la petite place endormie.

Rebecca attrapa de sa main libre l’une des bouteilles d’eau minérale qui jouxtait les divers alcools sur la partie bar du buffet, et s’avança vers la nappe d’amis.

Elle prit soin d’aller s’asseoir à quelques mètres, contre le tronc d’un jeune et maigre pommier qui lançait ses branches vers l’azur dans le vibrant espoir d’un jour donner des fruits juteux dont tirer le premier calvados bulgare.

Elle voyait les ventres de Martha et de Flore secoués de rires complices. La main de Sepehr qui chassait les mouches avec un exemplaire du Monde ramené de l’avion.
Peu de membres de la famille de Sepideh avaient pu faire le voyage, et quitter l’Iran. Seule sa grand-mère, son frère et sa cousine germaine étaient présents.  Cette dernière résidait désormais à Paris, dans la chambre de bonne que Sepideh lui avait laissée pour emménager avec Goran.

Une main fraîche se posa sur son épaule et elle leva les yeux. Sepideh était là, ravissante dans sa robe blanche et or.
Rebecca se rendit compte qu’elle l’avait à peine vue la veille, et la gratifia d’un sourire gentil, faible. Sepideh. Femme auprès de laquelle venir se plaindre de s’être égratignée sur un rocher, à quatre comme à quatre-vingt dix ans.

Rebecca tapota du plat de la main l’herbe sèche à ses côtés, pour lui indiquer de venir s’asseoir auprès d’elle. Elle avait dans les mains une poignée de cerises qu’elle avait dû passer sous l’eau car quelques gouttes s’en échappaient, qui venait rafraîchir les pieds nus de Rebecca.

Sepideh s’assit, et croqua dans une cerise, prenant soin de ne pas détacher toute la pulpe, mais de faire en sorte que le noyeau reste en place, figé dans le cœur du fruit, comme un oiseau dans un nid.

Rebecca but une gorgée d’eau, en silence. Devant elle, le soleil commençait à créer un mirage, tant la pelouse était déjà brûlante. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait ainsi été en montagne, si près de l’astre de midi.

–       T’as disparu hier soir.

–       Oui.

Elles ne se regardaient pas mais contemplaient les montagnes qui se découpaient derrière les toits. Incroyable jardin en hauteur, morceau de colline au milieu des demeures.

–       C’était qui cette fille avec qui il a dansé toute la nuit ? demanda Rebecca, sans cesser de fixer l’horizon.

–       Qui ça ?

–       Bah Edouard !

Rebecca décrivit : la robe rouge-orange, les pas de danse, la souplesse des hanches. Sepideh ne répondit pas.

« A un moment donné, j’ai cru qu’il le faisait exprès, qu’il me cherchait, à danser comme ça avec elle, qu’il me provoquait pour voir jusqu’où j’irais. Mais je voulais pas faire de scandale, je voulais pas venir me planter au milieu d’eux, je voulais trouver quelqu’un d’autre. Ça sert à ça les mariages, non ? Mais y avait personne. Le type aux cheveux bouclés, il s’est effarouché comme une gazelle. Ton beau-frère, il avait l’air de trouver tout ce que je disais d’un inintérêt complet. Comment il s’appelle déjà ? Il parle bien anglais pourtant non ? Enfin voilà. Et après il était deux heures du mat et j’ai plus tenu. »

Sepideh s’était tournée vers Rebecca, la regardait, attentive, silencieuse, et les cerises avaient disparues, cachée dans le creux de sa main.

« Tu te souviens de ce qui s’est passé hier ? »

Rebecca tourna à son tour la tête vers Sepideh, vers ses grands yeux miel, les boucles de ses cheveux châtains, et ses longs sourcils fins qui venaient dessiner sur son front des plis marqués, présents.

« Bah oui! » Elle ajouta, pensive: « Malheureusement…»

Elle était presque soulagée à présent, de pouvoir mettre des mots sur cette soirée, sur ce sentiment de honte qui la rongeait, sur cette peine qu’elle traînait depuis la veille au soir.
Elle raconta la brûlure dans sa poitrine lorsqu’elle l’avait vu, à l’arrivée, sortant de la chambre du logis, beau, grand, bronzé, arborant un air sobre et serein qu’elle ne lui connaissait plus.
Le voyant surgir devant elle, à présent adulte, à présent homme, un homme qui avait délaissé la bouteille et les nuits sans sommeil, elle avait senti les dix années écoulées revenir la piquer en plein cœur, son ventre se serrer sous l’étau de sentiments qu’elle pensait oubliés, surmontés, histoire ancienne.

Elle l’avait fui, cinq ans auparavant, lui comme les autres, s’était précipitée dans un avion comme on sort sur le balcon prendre l’air, avait fait de sa carrière son compagnon, son cache-misère, New York, Ernst and Young et les barreaux de l’échelle.
Et aujourd’hui cinq ans plus tard, là voilà qui se sentait face à lui, face à eux tous, fragile, fine, du papier à gratter.
Cette armure qu’elle s’était composée, qu’elle arborait tous les jours dans le Grand Manhattan, dont elle avait voulu se faire une peau, n’était en réalité qu’une couche insignifiante, qui déjà s’écaillait.
En Europe, avec eux, sous leurs yeux, elle se sentait étrangère, intruse, « cherchez l’erreur ».

Rebecca marqua une pause, se tourna vers son amie pour vérifier qu’elle comprenait, qu’elle entendait cette souffrance.
Elle la dévisageait, neutre, pâle, impassible.
C’était une expression étrange, et inadéquate. Quelque chose d’inhabituel chez Sepideh, d’habitude si vive, si expressive.

Rebecca lui demanda si tout allait bien. Sepideh clôt ses paupières un bref instant en guise de réponse.

–       Je vais aller m’occuper de ma grand-mère.

–       Ah ! D’accord…

Sepideh se leva, prenant soin de détacher sa robe d’un chardon séducteur, et sortit de l’ombre protectrice du petit pommier.

Rebecca resta seule.

Sur la nappe, Flore continuait de rire. Un rire persistant, répétitif, chronique, cristallin et crispant. Un rire comme un réveil.

Elle saisissait des bribes de conversation venant de la nappe : Manon comparait sa robe à celle de Camille, expliquant les ruses auxquelles elles avaient eu recours pour l’obtenir à cinquante pour cent. Boro caressait la nuque d’Audrey, qui avait entrepris de résumer le conte préféré de son fils à Thomas, récemment devenu assistant maternel. Un royaume merveilleux fait de « cacadeaux » et de « cacatapultes ».

Elle avait entendu parler de ces mères qui ne parviennent pas à trouver de l’intérêt en leurs enfants. Qui retournent dès que possible à leurs bureaux, pour fuir les couches, les serviettes nettoyantes, les cris. Prennent une nounou et s’en reviennent à leur vraie vie.
A New York, c’était monnaie courante, les Américaines n’avaient de toutes façons pas de congé maternité digne de ce nom.
Ici, entourée de ces gens qui se liaient les uns aux autres, qui croisaient leurs destins, soudaient leurs destinées, elle retrouvait la sensation physique de l’aliénation, le corps de ses treize ans ans, trop grand, trop gauche. Ce jour où on l’avait invitée à une « teuf », et qu’elle avait répondu, du ton le plus détaché et avec la moue d’ennui la plus significative possible : « Bah pourquoi faire ? », pour cacher qu’elle ne connaissait pas ce mot.

Seule sur ce carré de pelouse, seule adossée contre cet arbre, posée sur ce pays étranger aux contours flous comme sur un tapis volant, elle attendait de reprendre racine.
Elle aurait dû se sentir chez elle, entourée des siens, du « noyau dur ». Elle aurait dû retrouver ce qu’à New York elle évoquait constamment : la famille, les liens éternels, les vrais, les durs, les de toujours.

Et aujourd’hui quoi ? On l’oubliait au gîte, on l’écoutait sans la comprendre, on préférait aller s’occuper de sa grand-mère. On parlait chiffons ou bébés, on n’avait rien à raconter.

Coquilles vides des soirées d’antan, restes d’une époque révolue, mascarade d’un cercle qui n’existait plus. L’image de leur jeunesse fragmentée, devenue kaléidoscopique. Comme ça, à première vue, c’était plutôt joli, mais qui voudrait habiter un mirage ?

Même Edouard, qui remuait tant en elle, Edouard dont elle désirait le sexe, la peau, les poings, Edouard qu’elle détestait, pour la traiter comme une étrangère, eux qui s’étaient connus, qui avaient dormi, petit déjeuné ensemble. Eux qui faisaient partie de cette même ronde absurde, ce même cercle infernal. Des amis.

Plus de sens dans rien de tout cela, et les buildings new-yorkais lui manquaient. La vivacité de la ville, celle dont on disait qu’elle était vide, creuse, sans fond : oasis d’espoirs, concentration d’illusions, mais si la vie calme d’Europe avait perdu toute véritable chaleur, alors pourquoi ne pas partir s’y faire une carrière, dans cette belle pomme rongée des plus gros vers, dans cette presqu’île de tous les possibles ?
Plus d’obligations, on pouvait faire passer un vernissage avant les copinages, le troisième job avant le premier amant. Tout le monde comprenait. On venait à New York pour dire adieu à la routine, aux amarres, aux conventions.

Un cliché où il faisait bon marcher à toute allure, sans respirer, apnée du métro, Ligne M, R, D : merde à la France et aux Français ! Merde à vous qui étiez mes amis, qui n’êtes plus mes amants, merde à toi qui te marie et me délaisse, pour cet homme que je ne connais pas, pour ce yaourt que je ne digère pas, pour cette rakia qui m’enivre et me tord le ventre.

Que lui trouves-tu ? Que t’apporte-t-il ? Pourquoi ce regard sur lui, ses épaules, ses muscles ? Cette carrure derrière laquelle tu disparais, fluette crevette, toi, mon amie, toi ma sœur, qui ne m’écoute plus.

Sa manière de rouler les r en Français, toi qui passa tant de temps à effacer ton accent, toi dont le chant laisse à peine deviner à présent les sonorités de l’ancienne Perse. Dans les [k] que tu inspires encore un peu. « Khakatapulte », « khakataclysme », « khakhatastrophe ».

Un océan, nous deux. Tu n’es pas venue me voir.

Et si tu le faisais, à présent, faudrait-il que j’accueille ton gorille, pour une nouvelle version du Tramway ? Stella et Stanley sont sur un bateau et Stanley tombe à l’eau !

Taffeter l’appartement brooklynois, baisser tous les abats-jours pour ne plus voir leur amour.

Et je me fous d’Edouard et de Vladimir, dont je me rappelle à présent le nom. Et je me fous de ces hommes sur la piste et aujourd’hui, alanguis, couchés, nus comme des vers en leurs costumes trop chics, trop parisiens, en leurs habitudes mondaines du dimanche, la bohême, le savoir-vivre, cette façon de parler doucement, de susurrer, de savourer les mots.
Cette langue, ma langue, que je ne parle plus, ces manières, les miennes, que je ne connais plus.

Vous m’êtes étrangers, tous, et je t’ai perdue, toi, mon amie.

–       Ça va, Rebecca ? Qu’est-ce que tu fais ?

Flore était là, près d’elle, une bouteille de champagne à la main.

Sans attendre d’y être invitée, elle vint s’asseoir tout contre elle, cuisse contre cuisse, dans ce pantalon gris trop large qui lui donnait des airs d’artiste.

–       Ça va mieux ?

–       Ça va, oui.

–       Vous vous êtes expliquées ?

Rebecca ne comprenait pas. Expliquées de quoi ?

–       Bah avec Sepideh.

–       Comment ça ?

–       Pour hier.

–       Hier de quoi ?

–       Tu te souviens pas ?

–       Mais de quoi, à la fin ?

Les yeux bleus de Flore étaient rivés sur les siens, la sondaient, vérifiaient. Elle eut un mouvement, comme pour parler, se reprit, puis se décida enfin:

–       Hier elle vous a surpris aux toilettes.

–       On n’était pas aux toilettes, on était dans le hall, et-

–       Nan, Rebecca, je te parle pas d’Edouard, là. Elle vous a surpris aux toilettes avec Goran.

Et alors tout lui revint.

 

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Nowhere ?

Alors que les burners du monde entier se mettent lentement en route pour le Burning Man 2015, une burneuse fançaise offre sa vision du petit frère espagnol du mythique festival américain, le dénommé « Nowhere ». Une rencontre qui a lieu tous les ans dans un désert proche de Barcelone.
L’occasion de revenir sur un phénomène d’importance : la consommation presque systématique de drogues lors de ce genre de réunions festives.

Après un premier séjour au Nowhere en 2014, dont elle revint enchantée, transformée, riche de nouvelles expériences et d’un nouvel appétit pour la vie, notre burneuse française livre du festival de cette année une vision pessimiste, sombre, critique,  fruit de l’écœurement qu’elle éprouve à voir une communauté abuser de substances pour parvenir à un sentiment de plénitude.

Une vision qui fut toutefois elle-même nourrie par un « semi bad trip » sous LSD, et qui pourrait donc nous pousser à nous demander si c’est là donner le bâton pour se faire battre que de vouloir critiquer une manière de faire la fête qui semble indissociable de la prise de drogues, lorsque l’on en consomme soi-même ?

Ce qu’elle nous donne à voir du malaise éprouvé face aux mœurs prônées par le festival est-il le fruit d’un malaise ressenti depuis le début, sobre et à jeun, claire et reposée ? Ou n’est-ce que la vision déformée par l’acide d’un carnaval purement ancré dans son imaginaire empreint de LSD ?

Voici ce qu’elle nous en dit:

« Je n’arrive pas vraiment à décrire le ressenti que j’ai eu du Nowhere cette année… mais en gros ce n’est ni plus ni moins qu’une grosse rave party dans laquelle tout est fait pour qu’on ait l’impression de passer une semaine dans un monde parallèle, avec des règles différentes en termes de commerce, de dress code, de comportements…

C’est une véritable utopie qui pousse les gens à se perdre, à dépasser leur propre zone de confort… je trouve cela dangereux dans un sens parce que c’est un monde où il n’y a vraiment plus de limites si ce n’est celles que l’on se fixe soi-même… Par conséquent, il est difficile de vraiment s’accorder avec les limites des autres quand les siennes sont déjà poussées à l’extrême…

A se demander pourquoi les gens ont besoin de tout cela… comme si la vie « normale » ne pouvait aucunement être satisfaisante pour eux, comme si la société était une contrainte telle qu’il leur était impossible de la vivre pleinement.

C’est l’extrême libération… et c’est drôle parce que pour pouvoir se libérer, les gens ont besoin de passer par les drogues. Ils ont besoin de se noyer le cerveau de substances pour pouvoir vraiment entrer dans cette utopie, ce monde rêvé, idéalisé à mort, où tout le monde s’aime, où tout le monde respecte tout le monde soit-disant…

Je ne sais pas ce qui me dérange le plus là dedans… Le concept de départ est intéressant, si l’on y réfléchit. Au fond pourquoi devrait-on accepter les règles de la société en fermant les yeux sans se poser la moindre question de savoir si cela nous convient et si l’on se sent pleinement heureux avec ces règles ?

Mais là, ce n’est pas seulement une recherche d’un monde meilleur ou d’une façon alternative de voir et de se comporter dans le monde, c’est un truc de schizophrène…
Ces gens travaillent toute l’année, ils sont architectes, informaticiens, commerciaux… Ce sont des gens qui n’ont pas juste un petit pied dans la société mais, carrément les deux pieds dedans. Et ils soulignent à tout bout de champ que les burners ou les gens qui viennent au Nowhere sont des gens « normaux ». Comme si ceux qui n’allaient pas chercher au-delà de leur zone de confort dans la société telle qu’elle existe étaient « anormaux »? Fous?

Le soir où j’ai pris du LSD, ce que j’ai vu n’était qu’une version exagérée de ce que je pensais déjà au départ de cette semaine. Plus la goutte faisait effet sur mon cerveau et plus j’avais l’impression d’être entourée de fous… Des fous persuadés d’être normaux alors qu’ils sont simplement fous… J’étais en haut de la montagne et je voyais le Nowhere en contre bas, j’avais l’impression que c’était un parc d’attractions. Pour fous.
Des gens qu’on aurait isolés loin au milieu du désert et qui seraient coincés à l’intérieur d’eux-mêmes… qui riaient bêtement comme des gosses. Des gens en pleine régression et sans conscience de l’être…

Certains jouaient à Mario Kart version réelle, déguisés en bananes, et ça les faisait marrer… Ils couraient partout comme des gosses, un véritable cirque !
On les voyait marcher, faire le tour du parc, en boucle, sans relâche, comme s’ils étaient coincés à jamais dans ce cercle. Tout en pensant que ce cercle, ce désert, cette boucle à l’infini étaient le meilleur endroit pour vivre. Sans même être conscients qu’ils étaient en fait en prison, dans un asile de fous.

Dans mon trip, je savais que je n’étais pas comme eux. Au début j’étais terrorisée par ce monde… j’avais peur de ne plus pouvoir en sortir. Tout était menaçant jusqu’au petit camion qui se transforme en insecte… et finalement doucement, l’environnement s’est transformé en asile de fous version cirque psychédélique pour adultes. Mais un cirque infernal.
Trop de fous rires partout, trop de gens qui font semblant d’être heureux… des rires fous, des rires qui raisonnent mal dans la tête, des rires qui font peur.
Et la drogue me faisait l’effet de petits cachets que l’on donne aux fous dans les asiles pour qu’ils ne broient pas trop de noir…

J’allais de temps à autre au welfare pour boire de l’eau, de l’eau saine… comme pour me purifier de ce cauchemar… mais dans le welfare il y avait tous les autres, les malades… ceux qui avaient pris des drogues mais pour qui ça n’avait pas marché…
Il y avait cette fille, petite, le visage d’une gamine de douze ans qui avait pris trop d’acide. Elle était terrifiée, inquiète, perdue. Alors on lui a donné des feuilles et des crayons pour qu’elle puisse colorier…
Et tous les autres par terre sur des tapis de sol, blanc comme des cadavres… ou ceux qui vomissaient de la mousse… et dehors, la folie totale…

C’était le jour qu’on appelle « Acid Friday », le jour ou tout le Nowhere entier est sous acide, à hurler de rire… c’était terrifiant… et les yeux des gens sous acide… Je sais pas trop ce que fait la pupille, mais c’est un regard qui est dur, piquant et à la fois paumé… un regard qui fixe quelque chose mais pas dans le réel… comme si l’on se concentrait sur quelque chose en soi, mais que l’on n’était plus vraiment là, présent au monde…

Ma conclusion c’est que quand on y regarde bien, la majorité des gens ont des problèmes affectifs… certains veulent trop donner d’amour, beaucoup plus qu’il n’en faut, comme pour combler un truc… d’autres sont en manque d’amour et viennent le chercher là…

Les gens cherchent la fusion par tous les moyens, la soit-disant « connexion » avec les autres comme avec la nature, ou la musique… un truc où l’on ne discerne pas vraiment les limites entre l’individu lui-même et ce avec quoi il désire fusionner.

Il y a ces gens qui sont nus et qui se mettent de l’huile sur le corps pour former une sorte de masse de vers luisants qui se montent les uns sur les autres. Il y a ceux qui font la même chose avec la boue. Il y a les orgies, le yoga ou tout le monde se touche, se réconforte et s’aime… les méditations extrêmes où le principe est d’externaliser toute sa colère, sa tristesse, son amour sur une personne lambda.

Un spectacle qui, à regarder, est assez effrayant. Surtout lorsqu’il s’agit de la colère: c’est fou à quel point ces gens sont en colère au fond d’eux-mêmes…

Et puis oui, en vrac, la nudité… cette obsession de la nudité… tant de gens nus… Finalement les habits aussi ce sont une barrière entre soi et l’autre, alors ça aussi il faut le faire sauter. Il faut tout faire sauter. Et moi, ça me dérange, ce principe du « pas de limites ».
On ne sait plus où l’on va, où tout cela s’équilibre, où se situe le respect des limites de l’autre. »

Nombreux sont ceux qui ne partagent pas un tel point de vue, qui va à l’encontre de ce que l’on peut entendre ou lire la plupart du temps, mais si ce témoignage m’intéresse personnellement, c’est parce qu’il exprime ce que  certains peuvent parfois ressentir devant la prise de drogues en masse, et devant ce besoin qu’a notre génération d’y avoir recours pour parvenir à se « libérer ».

Un musicien berlinois (qui ne dit lui-même pas non à un occasionnel cacheton) me racontait l’autre jour qu’il était soulagé de ne plus jouer dans l’un des grands festivals de l’été, car il avait l’impression d’être devant la foule face à une masse de dinosaures, d’êtres étranges, venus d’un autre monde, yeux exorbités, mâchoires saillantes et grinçantes, comme en permanence « fast-forwardés » dans leurs mouvements saccadés, ou au contraire, zonant l’air hagard tels des chevaux sous l’emprise de calmants.

Si ces témoignages ne sont qu’une facette d’une réalité multiple, et si l’on pourrait leur opposer nombre d’arguments souvent cités et mis en avant lorsque l’on revient sur l’expérience de festivals tels que le Burning Man, il mérite tout de même que l’on s’y arrête une seconde pour réfléchir à ces questions fondamentales:
Comment faisons-nous la fête, comment allons-nous vers l’autre? Comment faisons-nous tomber nos barrières pour vivre ensemble, et en communauté?
Et pour quelles véritables raisons prenons-nous de la drogue?

 

 

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« Jimi : All is by my side » de John Ridley

 John Ridley, scénariste oscarisé pour «12 Years a Slave», réalise son premier film, un biopic qui s’intéresse à la vie de Jimmy Hendrix dans le Swinging London.

« Jimi : All Is By My Side » retrace la vie de Jimmy Hendrix, depuis le petit bar new-yorkais dans lequel il fut repéré par Linda Keith, la compagne de Keith Richards (interprétée par Imogen Poots, aux faux airs d’Anna Karina), jusqu’à son départ pour le festival de Pop Music de Monterrey en juin 1967, où il partagea la scène avec Janis Joplin, The Who, ou encore Otis Redding.

Le biopic est un art compliqué : raconter la vie d’une légende tout en conférant au film rythme et tension n’est pas aisé, et nombreux sont les films du genre à avoir déçus leur public.

John Ridley use de la techinuqe du « jump cut », coupe à l’intérieur d’une même scène et joue avec les voix directes ou off, conférant ainsi un certain rythme à son film, tout en faisant planer une légère impression d’hallucinations visuelles et auditives. Le tableau qu’il brosse de la vie de Hendrix pourrait être qualifié d’ « impressionniste » : par petites touches, petites scènes, il établit une ambiance particulière, et nous donne à voir comme des instants volés de la vie de la star.

Star, Hendrix n’en est pas forcément une dans ce film qui s’attache davantage à montrer les coulisses que le show en lui-même.

Faute d’avoir pu obtenir les droits des morceaux originaux, la bande-son du film doit se contenter de peu, et nous ne voyons Hendrix véritablement chanter que dans une scène finale. Posé, il ne se laisse pas aller à la rage qui semble régir les autres grands noms de sa génération : comme Eric Clapton qui quitte précipitamment la scène, tant le talent de ce jeune admirateur, fraîchement débarqué des Etats-Unis et qui a demandé à faire un buff avec lui, est imposant.

Hendrix évolue dans la faune londonienne des années 60 avec bonne humeur et modestie. Il s’étonne lui-même de son succès, appelle son père à l’autre bout du monde pour en rire, se laisse conseiller par sa petite amie, Katie, pour savoir si la veste militaire qu’il choisit dans un magasin de friperies est assez « groovy ». Nous apprenons à le connaître et à l’aimer, cet homme plutôt sans histoires, au sourire doux, à la voix tempérée, qui semble faire de la musique parce qu’il l’aime véritablement et qu’il veut transmettre au public ce qu’elle signifie pour lui – une énergie, des couleurs, une vision du monde – plutôt que pour devenir un nom.

Le film aborde des thématiques chères à Ridley: ainsi, lorsque Ida, la nouvelle amie de Hendrix, métisse de Milwaukee, lui présente le militant Michael X, il s’entend dire qu’il ne sera jamais rien d’autre qu’une « curiosité » aux yeux des Blancs devant lesquels il se produit, et qu’il ferait mieux d’adresser sa musique aux siens, « à son peuple » pour lequel il pourrait devenir un symbole, une inspiration. Jimi répond qu’il ne fait que jouer de la guitare et que lorsque le pouvoir de l’amour sera plus fort que l’amour du pouvoir, les choses pourront enfin changer.

Mais derrière cette posture de « hippie cool » se cache un autre Hendrix que Ridley tient à présenter, malgré les démentis de la véritable Katie Etchingham : celui qui, violent, jaloux, rendu paranoïaque par les propos doucereux d’Ida, en vient à frapper sa compagne avec le combiné d’un téléphone au beau milieu d’un bar.

Ce défaut est rattrapé par l’interprétation d’André Benjamin (le chanteur du groupe Outkast qui se fit connaître avec le single «Hey Ya»), qui nous offre un Hendrix calme, « cool », sympathique et charmant.

Le film n’évite pas les clichés qui sont liés au sujet et à l’époque, non plus qu’un certain manque d’intrigue parfois propre au genre du biopic, mais parvient malgré tout, dans plusieurs scènes très justes ainsi qu’à travers la belle interprétation d’André Benjamin et du reste du cast, à nous toucher, et à nous donner l’impression d’avoir partagé un peu de cette vie, à la fois commune et très particulière.

 

André Benjamin, du groupe "Outkast", juste et touchant en Jimi Hendrix.
André Benjamin, du groupe « Outkast », juste et touchant en Jimi Hendrix.


Ronde du Ring (V sur V)

 

V

Marianne se réveille en sursaut.
Quelqu’un accouche ! Quelqu’un est en train d’accoucher !

Où est-elle ? Rio, Téhéran ?
Berlin… Le Ring ! Et la nuit tombée.
Dormait-elle ?

Cette fille sur le strapontin devant elle… c’est donc elle qui accouche ?

Des images se bousculent : Autant en emporte le vent , « If you put a knife under the mattress, it cuts the pain in two », du sang, de l’eau chaude, une bassine…

Marianne s’approche : elle n’accouche pas, elle étouffe ! Marianne lui tape dans le dos jusqu’à se brûler la paume de la main.

Ça y est, elle déglutit, lui fait signe d’arrêter, articule un son entre deux souffles saccadés, mais l’accent est rapide, le parler berlinois…

— Je ne comprends pas !

Marianne se redresse, se met à genoux devant elle pour parler à ses yeux :

— Respirez, ça va aller, vous avez dû avaler de travers…

— Vous – ah !vez – ha ! – de l’eau ?

Marianne nie de la tête, et caresse son bras, comme pour s’en excuser.
Au fur et à mesure que la jeune femme reprend son souffle, Marianne voit son front se barrer de la ride du souci, s’assombrir d’une peine vivante, pesante.
Elle semble sous ses yeux retomber dans une autre douleur, mentale, celle-ci, Elle s’est arrêté de haleter, fouille dans son sac, y trouve une petite bouteille d’eau.
Lève la bouteille comme pour porter un toast, et boit.

— Et ben putain… Ça m’était jamais arrivé un truc pareil.

— Mais c’était quoi ? Vous avez avalé un truc de travers ?

— Non. Je sais pas. J’en sais rien.

— Vous pouviez plus respirer ? Une crise d’angoisse ?

— Peut-être. Je sais pas. Je connais pas ça, moi, l’angoisse.

Marianne la regarde. Elle a l’air d’aller mieux, d’être prête à parler.
Quelque chose d’immédiatement touchant et sympathique. Peu maquillée, elle a une beauté naturelle, des yeux taquins et les ridules de ces gens qui rient chaque matin.
Elle continue de fouiller dans son sac, tombe sur un vieux Mars écrasé.

— Eh ! Mais c’est Noël, là. Malheureuse en amour, heureuse en snickers explosés du jour !

Ah. C’est donc du cœur qu’il s’agit. Elle aurait pourtant tout pour plaire…

— Une femme ? Un homme ?

— Bonne question ! Bonne question ! répète-t-elle. Vous avez raison ! Pourquoi est-ce qu’on mettrait toujours la faute sur les hommes ? Les femmes sont tout aussi folles !

Marianne sourit :

— Un homme, donc ?

— Oui, admet-elle en riant. Enfin nan ! L’ex-femme d’un homme.

Marianne se rassied.

— Vous vous appelez comment?

— Marianne.

— Salut, Marianne. Moi c’est Lisa.

— Enchantée.

Lisa boit une nouvelle gorgée de son eau claire et tiède, entreprend d’expliquer : « Cette fille elle est pas fiable : une de ces filles qui se racontent des histoires, et finit par y croire, dur comme fer, avec œillères. Vous voyez ? »

Marianne approuve, regarde la lune, derrière le tag gris sur la vitre gravée. Lisa croque dans son mars desséché.

— Vous descendez où?

— Je descends pas.

— Vous restez avec moi jusqu’à Treptower Park?

— D’accord. Mais vous continuez l’histoire, alors.

Lisa sourit. Tend le Mars sec, que Marianne refuse gentiment. Lisa reprend.

C’était il y a quelques années. Kordula habitait avec un homme, Rafael. Ils avaient vécu une brève histoire, avaient emménagé ensemble, très vite, trop vite, et leur amour avait tourné court.

Après deux mois de vie commune, ils s’étaient séparés, mais continuaient de vivre ensemble, le temps pour Kordula de se retourner, et de trouver un nouvel appartement.

— C’était à elle de partir ?

— Oui, Rafael payait les trois quarts du loyer, et voulait garder l’appartement, se mettre en WG. Mais comme c’est un garçon gentil et patient, il était prêt à se montrer conciliant.

Assez rapidement, Rafael tomba amoureux ailleurs. Mais Kordula était toujours là. Occupée à séduire le nouveau collègue de Rafael, Marco, un Allemand d’origine italienne.

Il faut savoir que seule dans la rue, dans un bar, dans une association, jamais Kordula ne rencontrait d’homme.

Il s’agissait toujours d’hommes en relation direct avec ses ex-compagnons : frères, vieux amis, supérieurs, inférieurs, assistés, assistants, proches, lointains, vilains, méchants.

« Tutti frutti gelati. Pourquoi faire chaste quand on peut faire chier ? »

Rafael, de son côté, voulait offrir un toit à sa belle, mais se voyait obligé de lui imposer la présence de cette voix perchée, et des petites culottes qu’elle faisait sécher, exclusivement et ostensiblement, dans le salon.

Rafael voulut tout d’abord se montrer clément, et ne fit pas de remarques. Il savait combien il peut être compliqué de trouver un logement décent en quelques semaines.

Il demanda donc simplement à Kordula de poursuivre ses recherches.

Mais elle semblait avoir changé d’idée, à présent qu’elle n’était plus seule mais accompagnée du nouveau Marco, qu’elle avait pris dans ses filets.

Pourquoi ne serait-ce pas après tout au bon Rafael de se pousser un peu de là qu’elle s’y mette ?

Oui, certes, il était seul à payer les trois quarts du loyer ainsi que l’intégralité de la caution, mais cela n’était-il pas parfaitement normal ? D’accord, son amie était Bosniaque et sans papiers, mais quoi ? Etait-ce là des paramètres dont elle devait, elle, Kordula, se soucier ?

Elle qui avait tout simplement fait sa part du boulot, et plus encore : supporté que, sans son accord et naturellement, Rafael propose à Mileva de l’héberger, la lui impose en somme, lui impose leurs soupirs ravis de derrière la porte, de dedans le lit.

Et si tout cela n’était qu’un juste retour des choses ?

« Finalement, c’est bien toi qui me rends la vie impossible depuis trois mois, en me mettant à la porte, en me forçant à partir. Trois mois d’enfer que j’ai dû supporter bravement, sans broncher, en perdant du temps sur ces odieux moteurs de recherche… C’est donc à toi de me dédommager », lui dit-elle.

Dès lors, la guerre fut déclarée.

Rafael tenta de remettre les points sur les i. L’idée avait été définie, arrêtée, acceptée des deux côtés : Kordula s’était engagée à partir.

Mais cette dernière voyait désormais les choses autrement : cette guerre, c’était la sienne, il lui fallait marquer son territoire à présent.

Cet appartement qu’elle n’avait jamais aimé semblait être devenu son bien, sa propriété, son pays hors duquel il fallait bouter Rafael.

Dès lors, elle s’appliqua, mit de la créativité dans ses idées. Alla même jusqu’à dénicher un site Internet sur lequel étaient répertoriées les différentes horreurs à faire vivre à ses colocataires, pour récupérer le loyer.

Comme, et de manière non exhaustive :

– S’introduire dans la salle de bain lorsqu’ils sont absents ou endormis, et prendre leurs brosses à dents. Se les introduire par le bon bout dans les orifices les plus amusants, et les reposer ensuite proprement, dans le verre approprié.

– Ne pas manquer de prendre une photo de l’acte, pour relayer l’information par après, au moment le plus propice.

– Dès que possible, s’emparer du téléphone de la rivale désignée, celle pour laquelle Rafael est prêt à faire ce que jamais il ne fit pour Kordula.
Prendre le téléphone de Mileva, donc, et repérer tous les noms des femmes un tant soit peu proches, avec lesquelles elle parle allemand, ou anglais.
Bien sûr, il y aurait des frappes non chirurgicales et on ferait quelques ratées, mais qu’importe. Le principal était bien de faire : einfach weiter machen.
Une fois les cibles repérées, envoyer du téléphone de la belle, avec systématisme et application, un SMS larmoyant à chacune d’entre elles, pleurant l’impuissance fantasmée de Rafael : « Des semaines qu’on fait pas l’amour. J’en peux plus, je deviens folle. Il arrive pas, il peut pas, on a tout essayé. Même le viagra ça marche pas. Je vais me suicider. »

– Appeler le Finanzamt et déclarer chacun des impayés. Falsifier des documents, provoquer une saisie d’huissier.
(Se retrouver un jour devant les types venus forcer la serrure et se rendre compte avec horreur que ses propres affaires sont aussi concernées, et qu’il va falloir passer une heure pour départager, prouver, faire accepter ce qui est sien. Retourner sur le site internet pour laisser parler son agressivité dans un commentaire brûlant. )

Rafael finit par aller voir Marco, pour s’expliquer.
Le bel italien tomba des nues. Jamais il n’avait été question pour lui d’emménager avec cette fille dont il ne savait pas si elle aimait les épinards ou la pizza ? De toute façon, il se voyait à peine depuis trois semaines, et lui, il préférait Kathrina.

Dès lors l’issue était claire, et Kordula, n’ayant pas les ressources nécessaires, dût finir par capituler.

Rafael alla et vint dans la maison tout le jour, occupant l’espace, jouissant du salon, ne levant pas le pouce mais regardant les meubles valser sur les épaules des porteurs. Son chez lui se vidait enfin de toutes ces horreurs rose pâle, dorées, de tous ces artifices.

La dernière lampe en taffetas installée dans l’ascenseur, il était temps de refermer la porte sur cette sale histoire.

— Tu me rends la clef? murmura-t-il posément sur le palier.

Kordula bouillait mais tentait de rester digne.

Marco l’avait quittée la veille. Dans sa rage silencieuse, elle n’avait tout de même pas manqué de repérer ce Joseph au café. Un collègue de Rafael. D’une pierre deux coups, vengeance à venir en bonne et due forme.

Ambiance glaciale, glacée.
Elle lui tendit la clef.

L’ascenseur s’ouvrit pour en laisser sortir leur voisine de palier qui les salua chaleureusement. Ils répondirent sans se quitter pas du regard, encore en lutte.

— Tout va bien, s’enquit la voisine ? étonnée de tant de froideur.

— Oui, merci, répondit Rafael. Kordula partait, là. Elle s’en va.

Kordula lui lança un regard meurtrier, et se retourna alors, dans un dernier défi, adressa à la voisine son plus charmant sourire, fleurs dans sa voix de poupée, de fausse enfance:

— Vous avez reçu mon email ?

— Oui… Mais vous êtes toujours intéressée ? demanda avec appui la voisine, que les circonstances semblaient consterner.

— Bien sûr ! Comptez sur moi, et tenez-moi au courant !

Sur ces mots, fière et hautaine, elle claqua des talons et se plaça dans l’ascenseur, lançant un dernier sourire à l’adresse de la voisine, tout en évitant soigneusement l’expression consternée de Rafael.

L’ascenseur partit, Rafael aurait voulu hurler de joie comme il s’était imaginé toute le journée qu’il le ferait, appeler Mileva, la faire tourner, se précipiter dehors chercher du champagne.

Au lieu de cela, il se dirigea lentement vers la voisine :

— Vous avez été témoin de ce qui s’est passé là, écoutez, j’en suis vraiment navré. On a de vrais différents, comme cela peut arriver quand on vit ensemble un moment, et voilà, maintenant c’est terminé, mais j’ai besoin de m’assurer de… j’espère que vous comprenez… c’était quoi, là, de quoi est-ce qu’elle voulait vous parler?

La voisine articula lentement.

— Mon ami et moi on va déménager. Elle en a entendu parler, nous a fait une proposition.

Rafael déglutit.

— Elle vous a fait une proposition ?

— Elle voudrait reprendre l’appartement.

Vision du petit matin.

Rafael et Mileva, dans les bras l’un de l’autre, à l’ombre des bambous du balcon, dans la chaleur de l’été.

Plus de bruit de voiture, on est côté cour, celle à laquelle seuls les enfants et les oiseaux ont accès.

Rafael durcit au contact des adorables fesses de Mileva, qu’il pénètre doucement, amoureusement, pour lui dire bonjour. Elle est éveillée et brumeuse, endormie et amoureuse, plongée dans le désir et l’envie.

Ils font l’amour et il lui mord la nuque, le haut du dos, là où la peau est tendre. Elle se retient de crier, mais en vain, et leur amour infiniment se répète dans l’écho des murs alentours.

Transport, sueur, union, quand soudain, éclair, quelque chose de blond, de jaune pâle, et un rose trop présent. « Joseeeeeeph… Je m’ennuieeeeee… »

Sur le balcon concomitant, Kordula. Kordula en peignoir de velours, ses joues de fermière essoufflée, et sa tasse de chicorée.

Kordula. Voisine. Pour l’éternité.

Rafael voulut rester digne, dans sa tentative de faire comprendre à la voisine qu’il ne fallait pas, qu’il n’était pas envisageable que Kordula emménage sur le même palier. C’était tout simplement impossible.

La voisine le regarda sans mot dire, presque avec suspicion : sans doute Kordula lui avait-elle raconté par le menu la vie qu’elle s’était inventée.

— Écoutez, je ne vous demande pas de me croire, ou de m’écouter, je ne veux pas rentrer dans des détails sordides qui n’intéressent plus personne. Je vous demande juste d’avoir la gentillesse de m’informer du moment où l’appartement sera sur le marché, afin de pouvoir de mon côté réagir aussi. Balle au centre. Vous ne prenez pas parti.

Au bout d’un moment, la voisine hocha de la tête. D’accord.
Rafael respira. Et retourna à une Mileva tremblante.

— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— La voisine a joué le jeu, et comme Kordula n’avait pas les fonds, pas l’argent, et que Joseph, pas fou, ne voulait pas s’installer avec elle, son dossier n’a pas été retenu.

— Et Rafael ?

— Il a vécu un an avec Mileva, jusqu’à l’été d’il y a deux ans, où elle s’est fait écraser devant chez eux par une voiture. Un homme qui sortait de boîte et retournait à Halle.

Marianne se tait.
Rencontrer ce Rafael, partager sa douleur.

— Et Kordula ?

— Kordula, elle s’est trouvé un nouveau type, Timo, un mec qui était à l’école avec Joseph il y a vingt ans. Ils l’ont croisé l’année dernière dans une soirée alors qu’ils étaient encore ensemble.

— Donc elle n’est plus avec Joseph ?

— Non ! Justement ! C’est moi qui suis avec Joseph ! Ils sont restés ensemble deux ans, jusqu’à ce que Joseph craque complètement. Quand nous nous sommes rencontrés, il était prêt à se jeter sur les rails du Ring !

— Vous êtes ensemble depuis combien de temps ?

— Quatre mois.

— Donc tout s’est bien terminé, finalement.

Elle soupire, fait un pauvre sourire.

— Peut-être, oui…

Elle regarde son téléphone.

— On le saura bien assez rapidement…

 

RingbahnCe texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!


« While we’re young » de Noah Baumbach

Considéré comme le « nouveau Woody Allen », Noah Baumbach offre avec While We’re Young une comédie dramatique, grinçante et juste.

 

Cornelia Srebnick (Naomy Watts) est penchée sur le berceau d’un nouveau-né, qu’elle contemple avec une expression béate. Son compagnon, Josh (Ben Stiller), la regarde, le visage empreint d’une grande émotion.

Cornelia entreprend de raconter au bébé l’histoire des trois petits cochons. « Il était une fois… », avant de s’interrompre. Que se passait-il, déjà, avant que le loup n’arrive ?

Le bébé s’agite. Cornelia bafouille, tente de reprendre le conte, de poursuivre la narration, mais elle ne sait plus, et le bébé crie, geint, tandis qu’elle le regarde, affolée, gauche, ne sachant que faire…

Arrive alors la véritable mère du bébé, qui le calme enfin.

Car Cornelia et Josh n’ont pas d’enfants, malgré leur âge : 43 et 44 ans.

Ils sont de ces couples qui ont « raté le coche » et qui ont décidé, plus ou moins par défaut, de profiter de leur liberté renouvelée.
On pourrait penser qu’il s’agit là du sujet du film: enfanter ou non, choisir une vie de famille ou pas, à un âge où il semblerait qu’il faille se justifier du moindre écart osé par rapport à un schéma établi et donné.

Mais chez Baumbach, cette première thématique vient en révéler d’autres, toutes aussi riches, fortes et actuelles: derrière l’enfantement se cache ainsi la création, thème abordé à travers le métier de Josh, réalisateur de documentaires, en quête de vérité. C’est cela même qu’admire tant Jamie (Adam Driver de Girls), réalisateur en herbe qui vient trouver Josh à la fin d’un de ses cours, pour lui signifier combien il respecte son travail. Jamie est marié à Darby (Amanda Seyfried) et à eux deux ils constituent le parfait couple de hipsters new-yorkais. Dans leur grand loft-coloc, pas d’écran plat, mais un magnétoscope qui lit des VHS. Pas d’iTunes, mais une bibliothèque de vinyles et une poule dans une grande cage chinée aux puces.

Cornelia et Josh se lient d’amitié avec ce couple de vingt ans leur cadet. Révolution dans les mœurs et les habitudes : Cornelia se met au hip-hop, tandis que Josh s’affuble d’un couvre-chef digne d’un chef de gang gitan.

Comment ne pas désirer aider et encadrer Jamie dans sa démarche de réalisateur débutant, le faire bénéficier de leur réseau, lui qui donne à Josh et Cornelia l’impression d’être à nouveau vivants, qui leur renvoie d’eux-mêmes une nouvelle image pleine de surprises?

Baumbach pose avec finesse des questions universelles, sur les relations humaines, amicales, amoureuses, sur les mœurs du nouveau millénaire et la frontière entre sphère publique et privée, intégrité et naïveté, ainsi qu’à notre rapport à la création et à la vérité.

L’ironie est partout dans cette comédie grinçante : dans les dialogues, excellents, comme dans les situations mises en scènes. On traite à la fois des clichés et de la vérité qui en découle et vient révéler les troubles profonds de notre époque et de notre société.

Les acteurs, portés par une écriture et des dialogues de qualité, sont d’une justesse et d’un naturel remarquables. Seule une séquence de cérémonie chamanique montre quelques faiblesses: une série de scènes un peu pâlottes que l’on aurait espérées plus mordantes. Mais très vite le rythme reprend, la tension remonte, et nous sommes de nouveau séduits, pris par le récit, et ses personnages.

Un beau travail d’écriture et d’interprétation, un film qui nous permet de rire avec bonheur de voir ainsi traitées et exposées nos propres peurs, angoisses et interrogations.

 

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Ronde du Ring (IV sur V)

IV

Ils sont sortis main dans la main.
Ils ne se connaissaient pas, pourtant.

Peut-être que c’était moi, cette fille, cette vision. Moi qui sortais main dans la main avec ce grand type, au regard doux. Ce type qui avait l’air d’un mec bien, d’un mec drôle.

C’est quoi ce bruit ?
Merde… c’est mes dents ! Faut du chewing-gum, putain, merde, ça s’entend.

Les poches vides, rien, que dalle.
Bon. Tant pis.

Elle réajuste sur son nez ses lunettes de soleil, l’écharpe noire dont elle s’est entourée la tête. Chaleur, protection, signes extérieur d’isolement complet, d’isolation.

Me parle pas, mec. M’approche pas, me touche pas. Silence. J’ai assez donné.
L’autre est sorti de toutes façons.

Trente-trois ans.
L’âge de la mort du Christ.
Vous allez vous aimer les uns les autres, bordel de merde?

Elle se mord presque l’intérieur des joues, tant ses gencives grincent. Se décide à sortir un mouchoir de sa poche.

Si j’en fais une petite boule peut-être que ça servira un moment.
Nouveau but de la vie : mâcher du papier. Mâcher jusqu’à l’avaler.

J’ai essayé, pourtant, mais que veux-tu.

Il ne bandait plus, il n’arrivait plus à bander.

Trop de pilules, trop de MD.

Elle l’a sucé, sucé, à en avoir mal à la mâchoire.
Ses cheveux mouillés dans le whisky qu’il s’était versé sur le bas du ventre. Mais jamais dur. Échec de ce muscle pendant, de cette chair désespérément molle.

Devant elle, une grande fille blonde, longiligne, dont la bouche laisse entrevoir un orifice humide, aux muqueuses mouillées.
Elle se masse le ventre, comme le font les femmes enceintes.
L’air idiot des grandes pimbêches qui respirent la bouche grande ouverte.
Quelque chose de Jabba The Hut.

Elle détourne le regard.

Qu’est-ce qu’elle fout là, qu’est-ce qu’elle cherche ?
Échappatoire ? Abattoir ?
Berlin n’est pas chez elle. Elle n’en fait pas partie.
Couloir de la mort, pied de l’arc-en-ciel.

Elle devait partir en Iran, aurait dû être à Téhéran.
Au lieu de Shiraz, le Chalet, ses toilettes où l’on se rend à trois.
Au lieu de Yazd, le Yaam, ses open airs secrets.

Elle rajuste son écharpe sur la tête, regarde autour d’elle. La vie en technicolor.
Round and round and round the ring. Jusqu’à en vomir de rire.

Elle devait partir en Iran.
Mais arrivée à l’aéroport, les cheveux défaits, la pupille traître : la honte.
Son foulard ne parviendrait pas à cacher le désastre.

Ne pas partir ainsi, ne pas leur donner cette image de ce qu’elle est devenue. Ne pas partir ainsi, ne pas salir ce rêve.
De substitution.

Elle aurait dû être en Iran, et elle est à Berlin.
Non. C’est faux. Des histoires.
Elle n’aurait pas non plus dû être en Iran.
C’est au Brésil qu’elle aurait dû être.

— Je veux plus.

— Tu veux plus quoi ?

­— Je veux plus.

Il jette son magazine sur la pile, dans le salon.

— Je pars plus. C’est terminé.

— De quoi tu parles, Maxime ?

Il a cette habitude qu’elle hait, de toujours se mouvoir lorsque la discussion importe. De l’obliger à le suivre de pièce en pièce, chienne quémandeuse de vérité.

— Maxime ! Arrête-toi ! Arrête-toi putain ! Reste là !

Il s’arrête. Il la regarde.

— C’est terminé quoi ? Qu’est-ce qui est terminé ?

— Le Brésil, on laisse tomber.

— Comment ça on laisse tomber ! ? De quoi tu parles ?

Elle entend son ton, ce ton dur, cette voix grave et blessée, qu’il déteste, rendue dure, urgente, pressée par l’émotion.

— Je suis out. Continue sans moi.

— Tu sais pertinemment que je peux rien faire sans toi, tu le sais pertinemment !

— Tu crois que tu me donnes envie, là ? Tu crois que tu donnes envie à qui que ce soit ?

— Envie de quoi ? De quoi tu parles ? Je te parle pas de me baiser là !

— Tu me donnes pas envie, Marianne ! J’ai envie de rien ! Tu te vois ? Tu vois ce que t’es, là ?

— J’ai passé deux ans, espèce de salaud, espèce de merde !, rugit-elle, honteuse des larmes qui déchirent déjà sa voix. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?

­­ — Quelque chose ! souffle-t-il, méprisant, regardant son ventre, vide, désormais gras, ses fesses à présent flasques.

— Espèce de vieux macho, espèce d’ordure machiste de merde !

— C’est ça, ouais. Insulte-moi si tu veux, j’en ai rien à foutre, je me casse. Je me casse, Marianne. Fais ce que t’as à faire, moi c’est fini, j’ai plus envie. Je me casse.

Ils s’appelaient Davi et Julia.

Leur peau était couleur de miel.

Comment leur expliquer, comment leur dire ?

Leur écrire ? Mais ils ne savent pas lire.

Dessiner ?

Comment dessine-t-on « je ne serai pas votre Maman » ?

Elle a fait envoyer des présents, demandé à la responsable du centre d’adoption d’expliquer, dans son portugais chantant, ce qui était arrivé.
« Ça ne marche plus les enfants. On vous en trouvera d’autres…»

Un type rentre dans le Sbahn, journaux associatifs sous le bras, absolument hilare : « C’est la Berlinale, les gars ! » et se marre.

Il a collé sur la une du canard deux petits smileys dérisoires, affichant eux aussi un enthousiasme débordant. Un chapeau de paille vissé sur le crâne, orné d’un bandeau bleu clamant « Party King », il exulte d’allégresse, et son humeur joviale et bavaroise l’atteint malgré elle. Joie de vivre impériale, irrépressible et contagieuse.

« C’est la Berlinale, les gars ! » et le revoilà qui explose de rire, et ses genoux peuvent à peine le soutenir. « Faut rigoler, faut rigoler, mon chat! », lui clame-t-il en s’éloignant.

Elle en pleurerait presque de nervosité, de fou-rire épuisé, tragi-comique.
Elle l’entend qui au loin continue d’haranguer les quelques passagers qui se sont éloignés de son pan de rame à elle, désormais presque vide…

 

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Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!


Ronde du Ring (III sur V)

 

III

 

Rafael reste seul.

Le wagon s’est rempli.

Il y a un type avec une caméra qui filme deux femmes qui écrivent, ordinateurs portables sur leurs genoux. L’une répond à ses questions dans un allemand parfait, à l’accent italien chantant. Elle explique s’être donné pour défi littéraire d’écrire vingt-quatre heure non stop sur le Ring.

Les gens ont vraiment rien à foutre de leur week-end, c’est dingue.

 

Kordula.

Qu’est-ce qu’on a bien pu lui trouver à cette fille ?

Une enveloppe colorée, quelque chose de brillant, de doux, avec des fleurs, des  gilets roses. Incroyable de facilité, dans un sens. Cette voix… cette voix dont il aurait fallu se méfier.

Quand on ne sait pas poser sa voix, c’est qu’il y a forcément un problème, non ?

Et ces cicatrices, sur sa peau, qu’elle masquait. Venues là toutes seules, grandies comme des chenilles de chair, se boursouflant avec les années, dessinant sur son corps des formes arabesques et gonflées ; témoins de quoi ? du poison qui la ronge, cette folle ?

Le piège du déni, le déni du piège…
Ou pire encore : si elle disait vrai ?

Sa manière doucereuse d’approcher Lisa, de lui souhaiter tout le bonheur. Tout le bonheur avant le grand chantier ? Tiens prends ça dans les dents mon enfant ! J’en ai un ! Et avec ton homme ! Qui est encore le mien !

Il existe des mots pour qualifier ce genre de personne.
Vibration dans sa poche.
Il sort son téléphone. Rien.
Et pourtant : tremblements.

Ce n’est pas son téléphone, non, c’est sa voisine.

Une jeune femme assise près de lui, peau diaphane et cheveux châtains coupés très court. Habillée pourtant d’un épais manteau, qui devrait la protéger du froid.

Nouveau frisson.
Rafael la regarde, cette fois avec insistance.

Son mascara coule, venant souligner l’amande de ses yeux d’un marron foncé. Il remarque ses mains, petites, fines, gantées de mitaines en laine noir, d’où dépassent les extrémités de ses doigts rougis par le rongement des peaux, maintenant que les ongles laissent perler le sang.

Tremblement.
Cela en deviendrait presque irritant.
Qu’est-ce qu’elle a ? Parkinson ?

Il s’étonne de sa soudaine mauvaise humeur envers cette femme qui ne lui a rien fait, cette étrangère qui lui fiche la paix.
Et s’aperçoit alors qu’elle pleure, cette jolie voisine, qu’elle se retient de pleurer.

Une longue nuit sans doute. Elle n’a pas l’air particulièrement fraîche, évite de croiser les yeux des voyageurs, fuit les regards, fixe un point mouvant par la fenêtre, qui l’accompagnerait dans sa course et dans celle du train.

— Vous avez froid ?

Elle ne l’entend pas.

Il répète. Elle le dévisage sans comprendre.

Pas Allemande.

— Are you cold ?

­­— No I’m completely drunk.

Ah. Bourrée. Tout va bien alors.

— Vous êtes pas d’ici ? Vous êtes perdue ?

— Non. Non, non. Pourquoi vous dites ça ?

— Je sais pas. Vous tremblez, vous avez pas l’air bien, je me suis dit que…

Elle tourne la tête. Semble déjà ne plus s’intéresser à lui. Recommence à s’acharner sur une croute sanglante du pouce gauche.

Il lui a tapé sur la main. Par réflexe. Il s’en veut déjà et le regard courroucé qu’elle pose sur lui le gêne… le trouble.
De grands yeux marrons. Marron profond.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Pardon, je suis désolé, ça a été plus fort que moi. Vous devriez pas vous ronger les ongles, comme ça.

Tremble à nouveau. Entre ça, et le roulement du train, à quand l’amour sur la machine à laver ?

— Vous allez où ?

— Je sais pas.

— Comment ça ?

— J’en sais rien je suis juste montée. Il fait le tour, non, c’est ça ? Pardon, je suis complètement bourrée. J’arrive pas bien à parler.

Elle ouvre la bouche et la referme, comme un fennec. Il n’a jamais vu de fennec mais c’est ce qu’il s’imagine qu’un fennec ferait. Ce geste, comme celui qu’ont les chevaux pour sentir les phéromones alentour. Flehmen. C’est ça. Histoire pour les mâles de repérer s’il y a de la femelle dans le coin. Et inversement.

— Y a des langues avec lesquelles ça passe pas. Quand je suis bourrée, quand il fait froid. L’anglais, c’est pas facile. Y a trop de consonnes.

Elle regarde par la vitre.

— On est où, là ? Berlin Ouest ou Est ?

— Est. Encore. Mais vous avez un endroit où rentrer ?

— Non.

Elle tremble de plus belle.

— Si. J’en ai deux.

— Deux ?

— Oui. Donc j’en ai pas. « J’en ai pas, j’en ai plein », dit-elle en français. Comme Romain Duris, dans le film. Tu connais ?

— Non. Vous êtes française ?

— Ouais, ça s’entend pas ?

— Si.

— Bah voilà.

Elle sort de son sac une mini-bouteille de vodka, de celles qu’on trouve dans les Späti. En boit une gorgée, la lui tend. Il accepte, boit. A son tour de frissonner.

­— Pouah ! Elle est dégueulasse, cette vodka !

— Ça se voit que je suis déchirée ?

— Un peu ouais. Mais on est à Berlin, tout le monde s’en fout.

— Je me suis barrée.

Il approuve. Oui. On le devine.

—J’ai bu que du vodka club mate. Je remarquais rien, je tenais tout, et tout d’un coup ça m’est monté à la tête, j’ai vu que je maîtrisais plus rien alors je me suis barrée.

Il reprend une gorgée, lui tend à nouveau la bouteille.

— Ça fait un mois que je suis là.

Elle raconte.

Un homme, fascinant, un poète, un prince errant, qui vit dans une WG, avec des étudiants. Dans sa chambre, des livres jusqu’au plafond, en toutes les langues. Dans sa cuisine, une grande table en bois, des fauteuils de cuir souple, une bougie, même au petit matin, et la radio, du jazz.

Du thé fumant dans des bols.

Mèche rebelle sur ses yeux noirs, perfection du cliché.

Sa manière de parler, trop rapide et ses discours, trop longs.

Et malgré tout, elle : fascinée.

— Fascinée par quoi ? Je sais même pas s’il les a lu, ces livres.

Des jours, des semaines, sans baiser.

Il ne la touche pas.

Elle est venue s’installer, il lui a donné sa clef.

Le matin, elle boit son thé seule, dans la cuisine. Il dort, dans le lit par elle chauffé, le dos tourné. Un mur.

Des jours, des semaines, sans baiser.

Il ne la touche plus, depuis qu’elle est venue, ne caresse plus sa peau. Il lui sourit, lui parle, des heures, tandis qu’elle se consume.

Elle ne dort plus.

Elle écoute sa respiration, écoute ce ronflement régulier, qui ne la berce pas mais lui transperce le cœur. Elle jalouserait même cet air, cet air qu’il prend, qu’il inspire, cet air qui entre en lui, qui emplit ses poumons, participe de lui, lui permet d’être, de vivre.

Il n’a pas besoin d’elle. Il dort. Elle ne dort pas.

Il ne la désire pas.

Elle le regarde dormir. Des heures. S’endort dans un sursaut, se réveille, se souvient. Coup au cœur.

Il est là, à côté de moi. Il ne me baise pas. Il se refuse à moi.

Elle le caresse, parfois. Des heures durant. Un désir mécanique le prend. Quelque chose de l’ordre du réflexe, son sexe dressé comme une plaie à l’index, que le jus d’un citron vert viendrait irriter.

Il bande, et ne la baise pas.

Elle sort, quitte l’appartement, hésite à laisser les clefs, mais ne sait pas où aller. Elle sort, arpente Berlin, qu’elle ne connaît pas encore. Les cils collés du mascara qu’elle n’a pas démaquillé depuis des nuits, le fond de teint collant sur sa peau. Belle et orange.

Un trait d’eye liner en plus, pour retrouver de l’épaisseur aux paupières, ôter un peu de cette transparence.

Insomniaque, oui, insomniaque de désir.

Elle se rappelle ce papillon, qu’ils avaient apprivoisés.

Elle avait dix ans, était la plus âgée de ses cousins. Ils l’avaient trouvé sur une pierre au soleil, l’avaient pris par les ailes, posé dans le creux de la main, emmené dans la salle à manger, placé sur la plus grosse fleur.

Le papillon volait de bouquet en bouquet, et jamais ne partait, malgré l’été, et les fenêtres grandes ouvertes.

Les enfants l’attrapaient, doucement, délicatement, entre deux doigts, pour lui faire des baisers.

Mais bien vite, elle s’aperçut qu’il laissait sur leurs doigts des dessins irisés, du bleu, de l’émeraude, du violet. Un conte de fée tracé à même leur peau, par la poudre de ses ailes qu’il leur abandonnait. Tant et tant qu’il finit par ne plus pouvoir voler : les ailes devenues transparentes ne le supportaient plus, et il mourut, des éclats de couleur qu’il leur avait offerts.

 

Elle marche, fait passer son énergie désespérée par le pas, par le battement du pavé.

Épuisée, à bout, mais jamais assez. Jamais assez pour s’arrêter, jamais assez pour pouvoir se poser, respirer, se calmer, revenir à elle-même.

C’est cela, oui. Elle ne s’appartient plus. Il la possède, sans la posséder.

Il la domine, sans la pénétrer.

Il la frustre, l’assèche jusqu’à la moelle.

Elle avance, elle a décidé d’avancer.

Jusqu’à trouver, jusqu’à se décider.

Cet autre homme, ce grand, ce fort, ce bel homme qu’elle a négligé. Ce bel homme auprès duquel, peut-être, se réfugier. Boire un verre d’eau. S’asseoir. Souffler. Souffler, bon Dieu. Depuis quand n’a-t-elle pas respiré, elle ?

A présent, le dilemme.

La déchirure.

Lequel?… Lequel?

Assise sur le banc en bois sur la terrasse du bar, elle regarde le petit matin perler sur Berlin.

Ce ciel trop rose, ce ciel trop violet.

Le bel amant est assis près d’elle, les yeux rendus minuscules par la fatigue, l’alcool, le doute.

Il ne comprend pas : ni son attitude, ni ses choix.

—   Je n’en ai pas fait de choix, je n’en ai pas.
J’ai l’impression d’être dans une pièce tout de bois, et de chaque mur partiraient plusieurs dizaines d’épais cordages, qui viendraient se croiser, s’entremêler, se mélanger en nœuds multiples au milieu de la pièce, précisément là où je suis.
Et je sais qu’à chaque pas que je ferai, forcément, je toucherai une des cordes, et qu’elle sera directement liée à l’un de vous. Je ne sais pas lequel de vous et je ne sais pas quelle direction prendre pour ne pas vous toucher, pour ne pas que l’une des cordes vous arrache la poitrine et le cœur. Je ne sais pas si je me trompe ou si j’ai raison. Si je me fais des illusions. Je suis prisonnière en liberté au milieu de cette pièce, et ce sont mes pas qui vous blessent.

Il est revenu. Celui d’avant, le poète, le prince errant. Évidemment. Éternelle ronde des amours. Mais que promet-il ? Quelle est cette manière d’aimer ?

Et maintenant qu’elle a goûté à l’amour de l’autre, comment s’y refuser ?

Elle ne sait plus, elle est incapable de savoir. Elle ne sait plus qui l’aime, qui lui ment, qui se raconte des histoires. Elle sait juste qu’elle est ivre, perdue, déchirée. Alors elle part.

Prend ses affaires, n’ose même plus lui embrasser le front.

Voudrait lui dire qu’elle l’aime, en est incapable, ne sait plus à qui appartiennent ses propres mots, si c’est bien d’elle-même qu’elle parle.

Elle part, se sauve, traverse l’Oberbaumbrücke.

Le rose s’est mué en matin, le soleil se lève sur la Spree. Warschauerstrasse. Le S-Bahn.

Monter dans le S-Bahn et ne plus jamais en descendre. N’était-ce pas là l’un de ses vieux fantasmes ? Prendre un bus et ne jamais en sortir ?

Fuir, acheter une Tageskarte, prendre le S-Bahnn et tourner en rond pour de bon.

Plus de choix, c’est un autre qui conduit, moi je suis simplement à bord, je me laisse mener, prendre, entraîner. Enfin. Par quelqu’un qui sait.

Alors voilà. Voilà ce que je fais là.

— T’es montée où ?

­— À Ostkreuz.

— T’as presque fait un tour complet, déjà, du coup.

— Peut-être. Sans doute. Je m’en fous.

— Je descends là, moi.

­— On est où ?

— Tu vas voir.

Il lui prend la main, et elle se lève, docile, gentille, obéissante. Sage comme une image.

Elle émet un petit rot, qui la fait soudain rire, et ils sortent ensemble du train, la main dans la main.

 

DB77807

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!

 


Ronde du Ring (II sur V)

II

Lisa.
On est où là ? Schönhauser Allee.
Le Ringbahn, pour rejoindre Ostkreuz.
Il est quelle heure ? Pas onze heures. Elle doit encore être à la maison, il a donc trente minutes devant lui.

Chaleur du S-Bahn, enfin.

Bien calé à côté de cette femme aux seins tombants. Quelque chose de rassurant, mais surtout de confortable. Un corps moelleux, une chaleur.

Comme celle de son amie Sabrina, qui s’endormait sur les canapés de chaque soirée.

Venir se blottir contre elle et se glisser ensemble dans la pile de costumes délaissés depuis laquelle regarder les autres danser, hurler, rire, se monter les uns sur les autres, bien cachés dans le linge vieilli, usé, sentant le placard et le grenier, et dormir.

On lui tape sur l’épaule.

— Hé ! Joseph ? Ça va?

Ce grand sourire franc, cette accolade… Il le connaît. Il le connaît pourtant.

— Raf ! Ah ! Pardon ! Pardon, mec.

Rafael rit.

— Pas de problème. Mal dormi ?

— Non, non, très bien dormi en fait. Très bien dormi…

Rafael le regarde, par en dessous, tout en se roulant une cigarette.

— Tu vas au boulot, là ?

Joseph réfléchit :

— Euh.. Non ! Non, non. Je suis off, aujourd’hui.

Rafael paraît surpris :

— Bah qu’est-ce que tu fous ici alors ? Il est vachement tôt ! Tu rentres de soirée ?

Joseph ouvre la bouche, veut parler du marché, du prix des avocats, mentir nonchalamment, mais seul un hoquet étranglé s’échappe de sa gorge. L’émotion le submerge.

— Hé ! Mon vieux ! Ça va ?

La voix trop suave de l’annonce des stations et la sensation d’avoir les jambes qui flanchent. Ce tremblement sous ses pieds, ce n’est pas la terre, juste le roulis du train.
Soudain, il se souvient : Rafael aussi, avec la folle. Un frère, dans l’adversité. Qui pourrait l’aider…

Il réunit ses forces, pousse sa voix cassée :

—   C’est Kordi !

—   Quoi Kordi ?

—   Je l’ai vue ! Elle est enceinte de moi !

— Quoi ?

— Elle m’a appelé ce matin, elle voulait me voir, on s’est vus, elle est enceinte, elle est enceinte de moi, mec, je fais quoi ? Qu’est-ce que je peux faire ! Je veux pas de ça, pas avec elle, pas avec cette dingue ! Je peux pas!

Rafael le regarde. Tente de comprendre, mais Joseph parle beaucoup trop vite. Il lui pose d’autorité la main sur l’épaule. L’arrête, le stoppe dans son élan.

— T’as couché avec Kordula ?

C’est au tour de Joseph de le dévisager.

— Bah oui ! Bah bien sûr !

— T’as trompé Lisa ?

Joseph se dégage.

—   Mais non, pas avec elle ! Kordula, c’était avant Lisa, putain! C’était y a une éternité, c’était l’année dernière putain d’sa mère! L’année dernière ! Et cette espèce de malade m’a rien dit! Elle s’est rendu compte de rien ! Enfin ça c’est ce qu’elle raconte. Je sais même pas de combien elle est enceinte ! Je sais même plus mais putain… ça fait des mois… ça fait des mois bordel….

—   Mais ça se voit pas ?

—   Bah je sais pas. Nan. Enfin j’ai pas vu…

Rafael soupire, tandis que Joseph s’assied.

La femme aux seins lourds est partie. Rafael s’assied avec lui.

— Lisa. Elle est au courant ?

— Non. J’y vais, là.

Rafael hoche la tête. Ils regardent dans le vide, devant eux. Le spectacle des pigeons picorant sur le pavé gris de la station Schöneberg.

Deux géants à bonnet, pantalons baggys, gants de ski, se marrent en regardant un minuscule écran.
On est où, là? Dans la vie de qui ?

— Elle est folle, Raf, tu le sais toi aussi. Je peux pas la laisser faire ce truc, je peux pas avoir un enfant de cette fille. Je peux pas faire ça à Lisa, je peux pas me faire ça à moi.

— Et Timo, il en dit quoi ?

— Il la touche plus depuis qu’il sait. Il dort sur le canapé.

—   Tu m’étonnes.

—   Elle est tarée, je te dis. En plus elle est tout le temps sur Tinder ! Même ce matin, en m’attendant, elle matait Tinder ! Sérieux ! A neuf heures du mat’ devant le café ! Si ça se trouve, il est même pas de moi ce gamin !

Redressement de la tête, vivant espoir.

—   Eh ! Mais c’est vrai ça ! Si ça se trouve il est pas de moi !

Joseph se tord la nuque, tel un pigeon contemplant le ciel et cette nouvelle éventualité.

—   Tu penses que c’est ça ? Tu penses qu’il est pas de moi ?

—    Comment tu veux que je sache répond Rafael en haussant des épaules.

Les r roulant de Mileva qui lui chantait un tango sarcastique et slave, sur lequel onduler des hanches.

Ra Ra raspiči samo dobre opiči…

— Mais non, non, je pense pas, non, ajoute-t-il doucement.

— Non ? Comment tu peux en être sûr ? Elle me fout devant le mur, là, au pied du truc, le fait accompli. Il me reste quoi, moi, comme choix ?

— Vous en avez parlé ? Elle dit quoi ?

Joseph déglutit.

— Rien, j’étais trop choqué. Mais faudrait que je l’emmène faire un test de paternité direct. Je peux croire à rien de ce qu’elle dit, elle raconte n’importe quoi cette meuf.

Le démarrage lent du train, roulis routinier, régulier.

Mileva. Et la façon qu’elle avait de scruter les rails, lors de ses voyages en train, pour tenter d’y apercevoir un étron, tombé des toilettes du wagon.
Ses réveils d’une morsure dans le cou.
Ses petites bouteilles de piment qu’elle se faisait envoyer du Brésil et dont elle parfumait tout, même les pommes.

— Mais déjà, c’est quoi ce truc de toujours sortir avec le pote de l’ex ? Nan ? C’est complètement tordu dès le départ !

Rafael acquiesce.

— D’abord toi, puis moi, maintenant Timo…

— Avant Timo, Marco, précise Rafael.

— Sérieux ? Marco aussi ? Putain je le savais même pas, ça, tu vois ! Mais elle nous a tous fait, alors ! On devrait commencer à se rendre compte ! Tous cons aussi ! Selbe Schuld ! Pas croyable, tout ça !

— Bah c’est sûr que Timo il aurait pu commencer à sentir le roussi.

— Et avec ça elle Tinder tout ce qui bouge ! Qu’est-ce qu’on lui trouve à cette fille ? Qu’est-ce qu’on lui a trouvé ?

Ils plongent dans le silence. Les tags colorés à côté du Bauhaus, à l’arrivée de Berlin-Halensee.

— Eh mais ! J’ai carrément raté mon arrêt !

— Tu voulais descendre où ?

— Bah à Ostkreuz ! Merde ! Je suis complètement de l’autre côté, là ! Je fais comment ? Lisa va bientôt partir bosser ! Il faut absolument que je lui parle !

— Sors à la prochaine, mec, sors à la prochaine et prends n’importe laquelle des trois lignes qui traversent, là. Sors, sors, et appelle-la !

— Okay !

Paniqué, il le regarde, incapable de bouger.

— Okay, okay.

— Sors, mec !

— Oui !

— Sors !

Les portes se referment sur lui, manquant d’arracher un bout de son anorak jaune, il est sorti, il est parti, il a disparu.

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!


La ronde du Ring (I sur V)

 — Il me touche plus. Il veut même plus dormir avec moi.

Quatorze ans, dans un hangar. L’air hagard, et des crampes au ventre. Elle s’appellait Karin, elle sentait la crème à resserrer les pores de la peau, qu’elle avait douce, d’ailleurs.

I should’ve known from the start

You know you got to stop (from my heart)

Elle a encore choisi le café parfait… Du Backstreet Boys à dix heures du matin…  j’te jure…

Il la regarde. Kordula. Dont les larmes dégoulinent le long des joues qu’elle a trop rouges. Comme toujours.

L’émotion, et cette manière de ne jamais réussir à placer sa voix.

Elle aurait dû faire quelque chose, prendre des cours de chant, de théâtre, apprendre à respirer.

Elle continue de lui parler et il n’entend plus que cela, cette voix trop aiguë, trop haute, ce souffle hoquetant.

Il se sent las, complètement las. Seulement l’envie d’étendre ses jambes et de laisser sa tête basculer vers l’arrière. Dormir. Éteindre la lumière. Recouvrir la cage aux perruches d’une couverture : c’est fini, les gars, baisse un peu l’abat-jour, tout le monde s’arrête.

S’arrêter. Débrancher le manège…

Elle continue de pleurer. Il faut qu’elle s’arrête. Lui dire n’importe quoi pourvu qu’elle s’arrête. La faire s’arrêter.

— Je vais parler à Lisa. D’accord ? Il faut que je lui parle.

— Oui…

— Je vais parler à Lisa, et ensuite je t’appelle, on se retrouve. Mais je peux pas, là, comme ça. Il faut que je parle à Lisa.

— D’accord…

Il remarque pour la première fois cette qualité molle, dans son corps. Elle qui est grande et fine, longiligne, les contours de sa bouche s’affaissent lorsqu’elle parle, et rappellent quelque chose de l’ordre de Jabba The Hutt. Quelque chose de mou, de mouillé. Les mots restent collés à ses lèvres humides, à cet orifice sombre, cette muqueuse moite.

Sursaut de dégoût.

Il doit sortir de là, sortir de ce café, oublier les Backstreet Boys et l’odeur artificielle de pain chaud que l’on sent dans les bouches de métro, sortir, prendre l’air, c’est l’hiver, le ciel est sans nuage, frais comme ces glaces verticales enrobées de plastique, sortir, dégager, allez !

— Je t’appelle. A tout à l’heure.

Il la plante là.

Il sait combien elle a horreur d’être plantée. Mais c’est fini, c’est terminé. Il n’a plus à prendre soin d’elle, plus à départager ce qu’elle aime, ce qu’elle n’aime pas ; il est libre, seul, on va sortir ! on y va.

Il sort.

Ring Bahn
Ring Bahn

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!


Se souvenir des mots nouveaux

« How are ya, love ? », et je me souviens de ce taxi londonien qui m’avait attrapée dans la rue, perdue et ravie de l’être, à six heures du matin, avant que je ne retrouve ma partner in crime préférée pour se goinfrer de crèpes, dormir dans les parcs et choquer les Chipriotes.
Mais combien les mots résonnent différemment maintenant que c’est lui qui me les dit.

 

« Strapontin » et je réalise que j’ai beau être parisienne de naissance, il m’en manque encore, en bonne expatriée, la pratique.

 

« Teuf ». J’ai douze ans et on m’y invite. Ingratitude de cet âge ignorant : je fais une moue tremblante mais méprisante, hausse les sourcils pour me donner de l’assurance, et réplique, d’un air désenchanté : « Bah pourquoi faire ? »

 

« Senf ». Je suis chez le médecin. Elle me demande ce que j’utilise comme savon pour ma peau irritée qui aurait besoin d’un liquide bien gras. « J’utilise ce savon français qui est très bien, je l’utilise depuis des années. » Long regard du médecin. Silence. Puis : « Je ne pense pas que c’est cela que vous vouliez dire. »
Je m’aperçois alors avec effroi qu’au lieu de dire : « Ich benutze diese französiche Seife », j’ai dit « Senf. »
« Senf. » Moutarde, donc. Nouvelle vision de la Française dans son bain.

 

«Je te kiffe ». J’ai quinze, une mini-jupe et des sandales à talons-ressorts particulièrement propices à escalader les rochers de Bretagne. Il a deux ans de plus que moi, des boucles brunes, et dans sa bouche, cette expression que j’avais bannie de la mienne devient onctueux caramel.

 

« Brag ».
Il y a un fauteuil en cuir, une bougie, un couloir étroit, des photos de pays inconnus aux murs, petites, alignées, discrètes, et du jazz à la radio. C’est le matin.
« I don’t mean to brag, dit-il, but this place might just be the best in the whole bloody Kreuzberg. »
Je m’abandonne au petit matin.

 

« Zincou. »
Tout le monde se prend dans les bras, accolade dans le dos, geste secret et connoté de la main. Zincou, et les accents chantants du Sud que je ne connais pas. Un monde s’ouvre à moi. Je n’ai pas dix-huit ans, et je découvre ce que c’est que de grandir en France, moi qui ai été longtemps exilée.
Zincou est pour moi le sésame, l’appellation ultime par laquelle désigner ceux qui sont notre clan.
Des années plus tard, marchant dans un couloir et ne pensant à rien, je suis brutalement frappée de compréhension: Zincou n’était que le verlan de « cousin ».

 

« TroPi ». « Malgré la pilule ». Et ma voisine de palier fond en larmes.

« Verwahrlosung » – Nina Kraviz est dans les limbes, en négligé de soie.

 

« Condoléances ».
Je le connais, ce mot. Mais c’est la première fois qu’il m’est adressé. Je le hais, ce mot. Je hais sa facilité, la convenance à laquelle il appartient. Je hais son état dépourvu de toute émotion personnelle, son insupportable banalité, la convention qu’il exprime et qui fait s’ouvrir l’enfer sous mes pieds. « Condoléances », un filet troué, sur-utilisé, que l’on jette à la personne qui se noie sans que jamais elle ne puisse l’attraper.

 

– Comment dit-on « irgendwie », en Français ?
– Ça dépend de ta phrase… qu’est-ce que tu veux dire ?
« Irgendwie…  je t’aime ».

 

France, Cotes d'Armor (22), ile de Brehat, moulin a maree du Birlot -Arcouest