Les passeurs de lumière, festival hors norme
Imaginez un bourg tranquille, où s’active une équipe de bénévoles autour d’un chapiteau installé chaque année au cœur du village. West side story si vous voulez des références, version campagne finistérienne. L’essentiel de la programmation, projections, conférences, concerts, se déroule dans ce lieu intimiste qui en dit long sur l’esprit de convivialité recherché. Des couvertures sont à disposition pour les plus frileux, ainsi que des coussins pour les postérieurs plus habitués aux confortables sièges des salles obscures qu’aux tréteaux de fortune. L’ambiance est joyeuse et chaleureuse. Pourtant, ce que les images nous montrent ici, loin du massage médiatique qui annihile leur pouvoir d’explication du monde, a de quoi troubler.
D’autres espaces que le chapiteau accueillent organisateurs et festivaliers, avec cette même sobriété qui sied à aller à l’essentiel plutôt qu’à pavaner, blablater, entre deux cocktails et petits-fours : l’office du tourisme transformé en espace d’accueil, la salle des fêtes bien sûr, même l’église devient cinéma pour l’occasion, original et sympa. Des bénévoles tiennent la buvette et la baraque à frites où les échanges se poursuivent sous le soleil qui complète cette fête du cinéma hors norme, au seuil de l’hiver. Il y a du vin chaud pour réchauffer les cœurs, des sourires pour ne pas se sentir étranger, non désiré. Et cela n’a rien à voir avec la vocation touristique de cette commune proche de plages si prisées en été. Les touristes reviendront quand ce sera la saison. Pour l’heure, l’étranger qu’on accueille, c’est celui qui n’achète ni glace ni carte postale et pour cause, il aimerait plutôt rentrer chez lui s’il avait le choix.
L’écrivain Ricardo Montserrat est le parrain de cette 8ème édition sur le thème de l’exil, des exils. Ricardo est le fis d’exilés espagnols qui ont atterri en Bretagne pour fuir le régime de Franco. L’auteur de « Mon père, ma guerre » y vit depuis, fier de sa cité corsaire, Saint-Malo, mais toujours par monts et par vaux pour la défense de causes qui le révoltent. C’est ainsi que lors de l’inauguration du festival, le ton est d’emblée celui d’un engagement fort, d’un appel à la résistance. Ricardo perturbe même le déroulé des prises de parole des élus présents, convaincus – et je les sais sincères – de l’importance d’une initiative comme celle des Passeurs de lumière.
C’est possible à Bannalec de perturber, cela ne fait pas mauvais genre, ça rajoute au contraire à cet esprit de liberté, d’insoumission, d’incorrection qui devient l’élégance même du geste quand tout autour de nous se complet dans un cynisme ambiant, indécent, décomplexé. L’urgence s’impose partout, quand les solutions se font attendre avant d’être reléguées au chapitre « peut mieux faire ».
Alors Ricardo fait entendre la voix d’Asli Erdogan, journaliste et romancière emprisonnées depuis août dernier à Istanbul. Cette femme est un emblème depuis des mois que des citoyens se mobilise à l’internatinonal pour exiger sa libération. Asli Erdogan a été condamnée pour acte terroriste comme tant d’autre citoyens turcs embarqués dans la tourmente d’un régime devenu tortionnaire aux portes d’une Europe liée au sort de la Turquie par un chantage odieux sur le désenchantement de milliers de personnes fuyant qui la misère, qui la guerre, qui le non sens d’une vie arrachée à ce qui la rendait supportable, peut-être même tout simplement belle.
Et les images me viennent. Je les ai vus sous le chapiteau ces migrants qui traversent le Sahara clandestinement, entassés sur des pick up dont on s’étonne qu’ils soient si costauds pour faire le voyage sans trop de surprises. Le film s’appelle Mirages. Olivier Dury, le réalisateur, est là. Il explique comment l’idée de ce documentaire est d’abord née d’une rencontre fortuite dans le désert du Niger. Il bivouaquait avec des nomades quand un camion transportant un chargement d’hommes est venu demandé sa route après s’être perdu. Echange de regard entre étrangers. Une étincelle qui doit trouver un passage pour devenir ce film témoin d’une époque inconcevable au fil de cinq années durant lesquelles Olivier Dury retourne au Niger, trouve des appuis pour suivre la piste des migrants pour les filmer dans leur transhumance périlleuse vers des points de chute déshumanisés.
La projection de Mirages suit une conférence sur le scandale des Panama papers, animée par Anne Michel, journaliste du journal Le Monde et spécialiste d’un dossier qui a demandé des mois de secrets et une révolution dans le traitement de l’info à l’échelle d’un réseau mondial avant que l’info ne soir révélée au public le 3 avril 2016, au même moment, par tous les journalistes associés à ce travail colossal d’enquête sur des données bancaires et autres opérations financières.
Je pense à la sueur, à la peur, à l’argent donné aux passeurs par tous ces gens que nous refoulons ici, au prétexte que nous ne pourrions pas accueillir toute la misère du monde. L’argent n’a pas d’odeur, même l’argent sale, l’argent de la guerre, justement, l’argent de la drogue, du sexe, tout ce que l’homme moderne est capable d’inventer pour assouvir ses besoins de perversion se découpe sur fond de ciel idyllique dans des îles de rêve dans la silhouette de gratte-ciels vides : les iles vierges britanniques, les iles Caïman, Panama…
L’incongruité de cette collusion, collision, entre deux réalités concomitantes saute aux yeux, magnifiquement. C’est la force de l’image de nous confronter sans nous salir nous-mêmes à toutes les compromissions de ce monde de dupes, où l’absurde de certaines logiques fait loi au nom du libéralisme, et ce n’est même pas sûr.
Les photos de Paolo Woods présentées par Anne Michel dégagent paradoxalement la même intemporalité que les visages fatigués des scènes tournées au Sahara par Olivier Dury. Immense tragédie de la comédie humaine. L’enfer, ce n’est plus l’autre, comme disait Sartre, c’est nous tous qui faisons partie du jeu du sauve qui peut, du « je » impuissant, de plus en plus intolérant, de plus en plus suicidaire quand il s’agit de confier la gestion de nos intérêts communs à des décideurs omnipotents.
Quand je demande à Michel Dupuy, la cheville ouvrière du festival au sein d’une troupe bien rôdée, ce qui le pousse en tant que réalisateur à défendre cette belle idée des Passeurs de lumière, je n’ai pas besoin de réponse. Il m’a suffit de m’intégrer à cette équipe bénévole et de passer un week-end à Bannalec pour comprendre.
Quand je demande à Ricardo Montserrat lors d’une interwiew en amont de la manifestation, qui il souhaite rencontrer lors du festival et qu’il me répond : des gens. Maintenant seulement, je comprends.
» Des gens qui découvrent le cinéma ce jour-là. Nous avons accès aux films par la télé, par internet, mais là, on revient aux fondamentaux. La proximité, découvrir les films ensemble, c’est ça qui m’intéresse. » Ricardo Montserrat
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