Stéphane Huët

God save my Euro

Quand deux amis mauriciens sont au stade Anjalay pour voir le Club M affronter le Ghana en match de qualifications pour la CAN 2017, ils parlent de la Premier League. Quand ces deux Mauriciens sont fans de Manchester United, ils parlent précisément de José Mourinho.

Maurice en rouge, Ghana en blanc : le 5 juin 2016 au Stade Anjalay © S.H
Maurice en rouge, Ghana en blanc : le 5 juin 2016 au Stade Anjalay © S.H

Pendant le match, ils parlent des joueurs mauriciens en lisant les numéros sur leurs dos car ils ignorent leurs noms. Ils connaissent seulement Kevin Bru parce qu’il joue à Ipswich. Les deux fans de Manchester United trouvent logique que le Club M se prenne un but à la 71e minute même si le gardien, Kevin Jean-Louis, était jusqu’alors très bon. Un but d’André Ayew, le joueur de Swansea. C’est super de voir un but d’un joueur de Premier League devant soi quand même.

Du coup on reparle du championnat anglais et on évoque le salaire mirobolant que devrait toucher Ibrahimovich s’il vient à Manchester United. Alors l’un d’eux – appelons-le Raymond – se révolte et trouve ça « indécent ». Son compagnon de match le calme en lui rappelant que ce n’est pas son argent. « Oui, mais quand même », proteste mollement le gauchiste en bois.

Depuis des mois, Raymond a d’ailleurs pris ses distances avec le foot. Il a regardé la Coupe du Monde 2014 même s’il a entendu dire que des familles ont été déplacées pour construire des stades de foot. C’est ce que lui avait dit un de ses amis qui avait boycotté ce Mondial 2014…pendant les trois premiers jours seulement.

Et puis, Raymond a appris que des dizaines de Bangladais, Indiens et Népalais mouraient sur les chantiers des stades de foot pour la Coupe du Monde 2022 au Qatar. Horreur. Alors, c’est clair : il ne peut cautionner cette institution qui, en plus, est corrompue. Ah, quels bandits ces Blatter et Platini ! Déjà qu’il n’aimait pas le stéréotype qui veut que le fan de foot est forcément un gros lourdaud misogyne pour qui match résonne avec bière et pizza. D’ailleurs, il ne consomme aucun des deux depuis qu’il est suit la mode du régime sans gluten. Même si So Foot (le meilleur média du monde) lui a donné la confirmation qu’on peut aimer le foot et être cultivé, il préfère ne pas prendre le risque d’être étiqueté footeux de base.

euro 2016 logo

Résultat : Raymond n’éprouve aucune excitation pour l’Euro 2016. Il préfère attendre le prochain match de son équipe nationale composée de joueurs non-professionnels et pauvres. En plus, se souvenant du premier Euro qu’il a regardé il y a 20 ans, il regrette l’absence de démons comme Paul Gascoigne (la violence conjugale en moins), à l’Euro 2016.

De toute façon il n’a pas de télé. Il sait qu’il y a de mégas promotions dans les magasins d’électroménagers à l’occasion de l’Euro. Mais Raymond ne va tout de même pas participer à ce grand bazar capitaliste. Non, il prétexte une occasion pour pouvoir dîner et dormir chez ses parents. Puisqu’il y est, il peut regarder le match d’ouverture d’un œil distrait, en étant plus attentif aux tweets de @philousports. Il est tout de même fier de voir son compatriote, Salim Baungally analyser le match à la mi-temps. Il va dormir à la 71e minute parce qu’en réalité il s’en fout du score de France-Roumanie.

https://twitter.com/philousports/status/741376104926220288

Comme il s’en fout de savoir ce que vaut Gareth Bale sans CR7 et Benzema. Il se moque de l’Albanie n’aurait pas été qualifiée si l’Euro n’avait accepté que 16 équipes. Tout de même, puisqu’il est cultivé et qu’il veut le faire savoir, il s’interroge sur le poids géopolitique du match Angleterre-Russie de ce samedi 11 juin. Est-ce que 22 joueurs qui s’époumonent sur une pelouse peuvent résoudre le cas Litvinenko ? C’est son petit côté Ian Fleming. Tiens ! Rien que pour ça, ce match mérite une attention particulière ce soir.

Alors Raymond va faire une bonne grosse boule avec son éthique bien-pensante et va bien fort frapper dedans pour qu’elle aille bien loin – elle atterrira peut-être à Doha. Il va faire comme quasiment tout le monde. Il va chercher un lien streaming stable comme un drogué cherche son fixe. Ou mieux, il mendiera une place devant un écran plasma en proposant des biscuits sans gluten en échange.


Mama Jaz : quand le jazz est là, le séga s’emballe

La première édition de Mama Jaz s’est tenue à l’île Maurice du 25 avril au 1er mai 2016. Ce festival de jazz a été une bouffée d’air frais.

C’était une programmation appétissante. Mama Jaz annonçait des musiciens mauriciens que je n’avais encore jamais vu en concert – à deux exceptions. Motivé par les futures découvertes, ce festival de jazz m’a permis de retrouver les soirées musicales surprenantes, comme je les aime.

Visuel du festival Mama Jaz 2016
Visuel du festival Mama Jaz 2016 (source)

On m’avait parlé de Belingo Faro comme un musicien qui fait du jazz expérimental. Mama Jaz était l’occasion de découvrir, enfin, ce pianiste. Ce mardi 26 avril, en entrant au Conservatoire François Mitterrand à Quatre-Bornes, les restes de fumigène qui flottent dans la salle ressemble à mes fantasmes des bars de Saint-Germain-des-Prés des années 50. Sauf que la majorité des fauteuils sont inoccupés.

Ce soir, Belingo Faro n’a rien d’expérimental. C’est un jazz très classique avec des accents créoles qui fait parfois penser à Claude Nougaro. Il alterne entre standards et compositions. Il est accompagné de « deux jeunes musiciens » : Ashley Spéville à la basse et Fabrice Ramalingum à la batterie. Ce n’est pas ce que j’attendais, ce n’est pas ce que je préfère dans le jazz, mais c’est un très beau concert, plein d’émotions. Et je suis particulièrement captivé par Ashley Spéville dont la gestuelle sur scène ressemble aux sons qui sortent de sa basse.

Trois jours plus tard, je suis de retour au Conservatoire pour découvrir Neshen Teeroovengadum dont je n’avais jamais entendu parler. Même ambiance saint-germaine dans la salle qui est légèrement plus remplie que mardi. Ça commence avec un morceau plan-plan. Je ne sais pas si je vais tenir 1h30 à ce rythme. Et puis Teeroovengadum commence le deuxième morceau avec un riff séga qui a des sonorités mandingues. C’est surprenant, ça me prend aux tripes.

Il enchaîne et se déchaîne avec Ping-Pong. « J’ai choisi ce titre parce que cette musique va dans tous les sens », prévient Neshen Teeroovengadum en mimant des coups de raquette. Jason Lily monte alors sur scène pour se mettre aux percussions. Effectivement, c’est une musique qui va dans tous les genres, mais sans jamais être décousue. C’est la première fois que je vois un bassiste utiliser une pédale wawa. L’effet est impeccable sauf au moment de son solo. Steven Berton en abuse, ce qui masque la qualité de son jeu. Jusqu’ici, le claviériste Jocelyn Armandine suivait religieusement ses partitions. Mais pour son solo endiablé, il se lâche et révèle enfin son instrument.

Un autre morceau a un fond rythmique qui rappelle We will rock you. Mais ça n’a rien à voir avec Queen. Neshen Teeroovengadum explique qu’il s’est inspiré du Kollatam, une musique du Tamil Nadu en Inde. Il en profite pour dénoncer avec une pointe d’humour le fait que Susheela Raman avait été priée d’enlever Paal et Ennapane de son concert à l’île Maurice en 2012 car ces deux chansons sont habituellement reprises lors de processions religieuses. Ironie : Immedia, l’organisateur du concert de Susheela Raman qui avait censuré la chanteuse anglaise est aussi à l’initiative de Mama Jaz. Mais le guitariste termine son explication avec optimisme : « nous avons une culture riche qui ne demande qu’à être exploitée ».

29 avril 2016 - Neshen Teeroovengadum Kintet au Conservatoire François Mitterrand lors du festival Mama Jaz
29 avril 2016 – Neshen Teeroovengadum Kintet au Conservatoire François Mitterrand lors du festival Mama Jaz © S.H

Je sors du concert de Neshen Teeroovengadum stimulé et très content à l’idée d’aller partager ma découverte. Mais cet immense guitariste est déjà connu de mes amis mélomanes. Tout comme l’excellent batteur Christophe Bertin, le bassiste Steven Bernon et Jason Lily, un habitué des bars branchés de l’île. C’est ça d’avoir vécu hors du pays pendant 11 ans.

J’ai beaucoup d’attentes pour le concert de Jerry Léonide le samedi soir. Je ne le connaissais pas avant l’organisation de Mama Jaz – il en est d’ailleurs l’un des initiateurs. Je sais seulement que c’est « un pianiste Mauricien qui vit à Paris ». Pour nous Mauriciens, vivre à l’étranger est souvent un gage de qualité. Mais je me méfie de ce genre de fausses évidences.

Ce soir, Christophe Bertin est encore là, le célèbre Philippe Thomas est à la trompette et Kersley Pytambar à la contrebasse. Tout en se dirigeant vers le jazz, la musique de Jerry Léonide navigue entre le classique et le séga, en faisant parfois des détours dans le bebop. Il ne fait pas que vivre à Paris, il est très fort. Pour moi, c’est l’illustration parfaite du genre « jazz mauricien ». Rien que les titres montrent que son île est une source d’inspiration. Déjà le titre de l’album, The Key, la devise de l’île Maurice étant « l’étoile et la clé de l’océan Indien ». Ensuite les morceaux : Gris-Gris, Black River Road (la rue où il a grandi à Pointe-aux-Sables), Paul et Virignie ou South East Wind. Celle qui me touche le plus est Chagos, un hommage aux déportés chagossiens. Avant de la jouer, il évoque rapidement les tergiversations entre Obama et Cameron en précisant que ce n’est pas la politique qui le préoccupe, mais la souffrance des gens. Les différents thèmes de ce morceau pourraient bien illustrer ce drame : d’abord le calme, l’angoisse, la mélancolie pour terminer avec plus d’énergie.

Les configurations de la salle et de la scène font que je suis derrière le pianiste. J’adore voir ses doigts qui s’agitent sur le piano – on dirait qu’il fait n’importe quoi, mais ce qui en sort est ultra précis – et entendre ses chaussures qui claquent sur le scène quand il bat la mesure. Après le concert, j’ai l’occasion de parler à Jerry Léonide qui m’informe que les marchands de CD pirates à Port-Louis n’ont pas encore son album. Je le commanderai sur Internet.

La soirée continue à La Maison de l’étoile, Eurêka à Moka pour célébrer en beauté la Journée internationale du jazz où on alterne entre musique live et dj set d’Electrocaïne. Quand j’arrive, c’est le saxophoniste Samuel Laval et son quintet qui animent avec brio. Je vois enfin le talent de celui qui est considéré comme le fils spirituel de feu Ernest Wiehe, le plus bel ambassadeur du jazz à l’île Maurice. Les musiciens jouent en rond au milieu de l’immense salon de la maison coloniale, entourés des spectateurs. Sakti P et Maxï passent ensuite derrière les platines pour un set teinté de jazz et c’est fabuleux. Comme me fait remarquer un ami, ils font des choix audacieux (c’est la première fois que j’entends Mulutu Astatke dans une soirée) et le public en redemande. La petite heure électronique passée, le salon est à nouveau enflammé par le Philippe Thomas Syndicate. Avec eux Lion Klash vient improviser quelques phrases, la Sud-africaine Siya Makuzeni (qui sera en concert à l’Institut français de Maurice la semaine suivante) passe par-là et fait un peu de scat. C’est tellement bon d’être là ce soir.

30 avril 2016 - Le Philippe Thomas Syndicate à Eurêka pour Mama Jaz © S.H
30 avril 2016 – Siya Makuzeni se joint au Philippe Thomas Syndicate à Eurêka pour Mama Jaz © S.H

Gavin Poonoosamy, coordinateur de l’événement, expliquait que Mama Jaz a été créé par des « fous furieux » pour offrir une plateforme aux musiciens jazz de l’île Maurice, sans ambition mercantile. Cette envie sincère de partager la musique a été palpable. En plus des concerts, de jeunes musiciens mauriciens ont aussi pu échanger pendant des ateliers. Avec leur folie, ils ont proposé un festival de qualité (mention spéciale pour Frédéric François qui gérait impeccablement la sonorisation du Conservatoire François Mitterrand) qui fait honneur à la bonne musique et au public.

Je serai content de pouvoir dire que j’ai assisté à la première édition de Mama Jaz. Le rendez-vous est déjà pris pour l’année prochaine. Je verrai même des petits frères de cet événement dans quelques années : à quand Mama Rok ou Mama Klasik ?


Rumeurs et tremblements

Aujourd’hui, 25 avril 2016, est le triste premier anniversaire du séisme de Gorkha, au Népal – c’était hier, 12 baisakh 2073, si on se réfère aux dates népalaises. Je me suis rappelé des rumeurs drôles et irritantes propagées durant les jours sans réponse d’avril et mai 2015.

Quelle est la différence entre un géologue et un astrologue ? Le géologue donne une hypothèse sur le lieu et la force d’un séisme dans une fourchette de 80 ans ; l’astrologue prédit précisément la date et le lieu d’un séisme. Mais à la fin, les deux se trompent.

Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H
Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H

Une série de séismes est venue à point nommé ce mois-ci rappeler que nous approchions du premier anniversaire du séisme de Gorkha : le Japon, les îles Tonga, l’Équateur et celui d’Afghanistan qui s’est fait sentir jusqu’en Inde – aux portes du Népal. Il n’en fallait pas plus pour que les quelques Népalais figurant dans mes contacts Facebook ressortent un article de janvier 2016 qui prévenait que la zone himalayenne « pourrait » être touchée par un séisme de magnitude 8.2. J’ai eu du mal à accorder du crédit à cet article.

Quelques semaines après le séisme du 25 avril 2015, Roger Bilham, Professeur en géologie à l’université du Colorado, donnait une conférence privée à l’école Rato Bangala de Patan. Il a raconté que lui et ses collègues savaient qu’un séisme important allait toucher la zone himalayenne autour de l’année 2015. Leurs calculs indiquaient que l’épicentre du « prochain gros séisme » serait dans l’ouest du Népal. « Et bien on s’est plantés ! » s’était exclamé Roger Bilham avec un certain entrain.

Comme quoi, même les experts qui bossent avec passion sur le sujet (Pr Bilham nous a dit avec un enthousiasme sincère qu’on avait « de la chance d’avoir vécu ce séisme ») ne peuvent prévoir le lieu et l’intensité d’un séisme – ils émettent uniquement des hypothèses.

Avant de commencer sa conférence, Pr Bilham avait expliqué que celle-ci devait être ouverte au public, mais que les organisateurs avaient préféré l’annuler « pour ne pas créer de psychose ». J’aurais pensé que la psychose naît lorsqu’il y a un manque d’information. Évidemment, chaque catastrophe est accompagnée de son lot de rumeurs. Mais il m’a semblé que les rumeurs répandues après le séisme du 25 avril 2015 résultaient d’un besoin de trouver des explications face à l’inexpliqué.

Pr Roger Bilham lors d'une conférence à l'école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian
Pr Roger Bilham lors d’une conférence à l’école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian

Ces rumeurs m’ont souvent fait rire, elles m’ont parfois irrité. J’ai moi-même cru à la première prédiction du dimanche 26 avril, quand une collègue m’a dit qu’une plus grosse secousse était prévue pour 13h. Ces annonces étaient fréquentes et usantes pour ceux qui y croyaient.

Après les prédictions sont venues les rumeurs sur les causes du séisme. Bien que liées à un événement tragique, certaines étaient mignonnes par leur naïveté. Une rumeur disait par exemple que la terre avait tremblé parce qu’un gros poisson, bloqué sous la croûte terrestre, avait bougé sa queue. Une autre, plus mystique, voulait que le séisme ait été causé parce qu’on avait tué un serpent à tête d’homme.

On a ensuite eu plusieurs histoires sur les conséquences du séisme : le tigre du zoo de Katmandou s’était enfui ; le gouvernement allait émettre un passeport spécial pour que les victimes soient déplacées dans des pays plus sûrs, ou encore cette rue dans le Gorkha, qui s’était ouverte comme une bouche pour avaler un arrêt de bus et tous les gens qui y attendaient puis s’était évidemment refermée sans laisser de fissure. La plus folle de toutes ces histoires, est celle qui annonçait que la lune avait fait une rotation de 180° suite au séisme. On avait tous entendu parler de ces histoires, mais chacun avait sa variante.

Il suffisait d’un simple « j’ai entendu dire que » pour qu’une histoire crédible, mais non sourcée, devienne un fait. On a cru que les Japonais allaient financer la restauration de tous les monuments endommagés par le séisme ; alors que l’ambassade du Japon à Katmandou ne confirmait pas cette information, l’UNESCO expliquait de son côté qu’il s’agissait d’un citoyen japonais qui avait émis le souhait d’aider à la reconstruction des sites patrimoniaux. La vérité est qu’un an après le séisme, il reste encore énormément de choses à faire pour le patrimoine, comme pour les victimes et les déplacés. Malgré la bonne volonté d’organisation privée comme le Kathmandu Valley Preservation Trust (KVPT), les autorités népalaises gèrent très mal ce dossier, ainsi que beaucoup d’autres dossiers qui concernent l’après-séisme.

Quand elles n’étaient pas « la prédiction d’un astrologue », beaucoup de rumeurs étaient suivis de la mention « c’est une info des Américains », dans ce cas tout le monde y croyait. Je me souviens d’une conversation où on parlait des données sérieuses du National Seismological Centre, une personne s’était énervée « mais c’est des conneries ! Qu’est-ce qu’ils en savent ? » Il n’y a plus de bon sens quand on a peur.

L’estampille « info des Etats-Unis » a provoqué une autre rumeur : les fausses prédictions étaient diffusées par les Américains. Une diplomate me l’avait dit très sérieusement avant de pouffer : « ils sont cons ces Américains ». Ils ont bon dos. Je m’étais risqué à faire savoir que les médias indiens avaient diffusé pas mal d’informations erronées. « Mais quel est l’intérêt des médias indiens de faire ça ? » m’avait demandé la diplomate en fronçant les sourcils. « Le sensationnel = audimat. Mais au fait, quel serait l’intérêt des Américains à lancer des rumeurs ? »

Le traitement sensationnaliste par les médias indiens a d’ailleurs vite agacé les Népalais. Ils avaient manifesté leur colère avec #GoHomeIndianMedia hashtagué sur les réseaux sociaux et tagué dans les rues.

#GoHomeIndianMedia peint sur le pont près de l'Ashok Stupa de Pulchowk
#GoHomeIndianMedia peint sur le pont près de l’Ashok Stupa de Pulchowk © S.H

Les médias indiens ne sont pas les seuls concernés par ce type de pratique. Une journaliste mauricienne m’avait appelé pour connaître la situation suite au tremblement de terre. Elle m’avait demandé « racontez-nous, c’est le chaos ? ». Je ne pouvais décrire que ce que je voyais à Katmandou : beaucoup de bâtiments tenaient encore et la vie avait presque repris son cours. « Ah… OK ». J’avais senti la déception dans la voix de la journaliste.

Le 29 avril, suite aux bousculades à la gare routière de Katmandou, j’ai reçu un appel d’un journaliste canadien de 98.5fm qui voulait avoir des précisions. Je lui avais dit que je n’avais pas assisté aux émeutes et que je ne savais que

ce qui se trouvait déjà sur Internet. Il voulait tellement une voix du Népal qu’il a insisté « vous pouvez pas, quand même, dire quelques mots là-dessus s’il vous plaît ? »

Des journalistes népalais ont commenté avec aigreur le traitement du séisme par certains médias étrangers – je suis convaincu qu’il ne faut pas tous les mettre dans le même panier. Les mêmes critiques surgissent aujourd’hui alors que la presse internationale revient au Népal pour faire leurs sujets « un an plus tard ». Elles soulignent par ailleurs que le blocage à la frontière indienne qui avait débuté fin septembre et qui a été tout aussi éprouvant pour le Népal n’avait pas eu une couverture appropriée, vue l’ampleur de la situation.

Finalement, je ne suis pas mieux qu’eux. Je réapparais au même bon moment avec ce titre trouvé depuis des mois (merci Amélie Nothomb) en espérant avoir des clics et des likes.


Népal, 57 ans d’avance

Mercredi dernier c’était le nouvel an népalais. Voilà un beau prétexte pour ressortir mes souvenirs de ce pays surprenant (et revenir à Mondoblog). Vous venez avec moi ?

Aujourd’hui, ce n’est pas le 20 avril. C’est le 8 baisakh 2073, le huitième jour de Bikram Sambat, le calendrier officiellement utilisé au Népal.

Le dernier mois de 2072 sur le calendrier Bikram Sambat chevauche les mois de mars et d'avril © S.H
Le dernier mois de 2072 sur le calendrier Bikram Sambat chevauchait les mois de mars et d’avril 2016 © S.H

Je m’étais rendu compte de ce décalage calendaire quelques jours avant de prendre l’avion pour Katmandou. On était en septembre 2013 et le Népal affichait déjà l’an 2071. J’avais sérieusement réfléchi là-dessus. Quand même, 57 ans !

En atterrissant au Tribhuvan International Airport, j’ai constaté que les agents d’immigration n’étaient pas des robots. En sortant, j’ai été rassuré de voir que les voitures ne volaient pas.

Pendant mes premières semaines à Katmandou, j’ai essayé d’observer comment se manifestait cet écart de 57 ans sur le calendrier géorgien. J’imagine que certains rient devant leur écran, pensant qu’il serait plus juste de dire que le Népal a 57 ans de retard. Ils auraient raison sur certains points.

Jamais un Népalais n’a pu m’expliquer pourquoi leur calendrier a commencé en 57 av JC – une recherche sur Internet permet de trouver des explications. C’est typiquement le genre de situations où j’ai senti le décalage du Népal. J’ai toujours été intrigué par le fait que les Népalais peuvent affirmer des choses sans en connaître l’origine. Il est vrai que dans certains pays occidentaux – et à l’île Maurice – aussi on hurle des vérités moisies sans se poser de questions. Mais c’est plus frappant au Népal. Certaines traditions entretenues ont des conséquences plus importantes, si l’on pense aux discriminations de genre.

Chhaupadi par exemple, est une coutume de l’ouest du Népal où les filles sont confinées dans de minuscules cabanes pendant leurs menstruations. Même des familles aisées de Katmandou la pratiquent en 2016, bien que l’isolement ne soit pas tout à fait le même : certaines filles n’ont pas le droit d’entrer dans la cuisine ou de toucher la nourriture pendant les règles. « Elever une fille, c’est comme arroser le jardin de son voisin », dit un proverbe népalais.

Sinon oui, on s’éclaire encore à la lampe à pétrole dans certains villages et même dans certaines maisons de Katmandou. Les taxis sont des Suzuki Maruti qui datent des années 90s. Quand on regarde les fils électriques emmêlés aux poteaux sur la route, on se dit qu’il y a du boulot. Et les scènes d’amour au cinéma sont censurées – un petit côté pudibond victorien.

Malgré tout, j’ai souvent pensé que le Népal avait quelques coups d’avance sur l’occident.

À la publication de mon deuxième billet de blog au Népal, mon ami Serge me demandait avec humour si on avait Internet au Népal. En réalité, le Népal est plutôt bien connecté quand on sait que c’est l’un des pays le plus pauvre d’Asie (il se dispute le haut du classement avec le Laos et le Timor-Oriental).

Il a fallu seulement deux jours pour être connecté à Internet dans une maison qui n’avait pas de ligne téléphonique. Alors qu’en France, j’ai déjà eu à attendre un mois pour être connecté. Je dois reconnaître que cette rapidité est probablement due aux méthodes népalaises moins propres qu’en Europe : le technicien est arrivé à vélo avec une échelle, une bobine de câble, une pince et le modem ; il est monté à un poteau dans la rue, y a connecté un fil qu’il a tiré jusqu’à notre maison (avec bien deux mètres de fil en trop). À peine le technicien était parti que je pouvais déjà poster mes selfies sur Facebook.

Je me souviens qu’un vendeur de SFR Réunion m’avait ri au nez quand je lui avais demandé si on pouvait avoir un accès 3G avec un compte prépayé. Au Népal c’est possible (comme à l’île Maurice et Madagascar). J’avoue que ce n’est pas toujours stable (comme la connexion filaire), ça ne marche pas dans tous les villages et ne ce n’est pas donné, mais c’est une option. En plus, tous les restaurants de Katmandou ont un accès wifi, même dans les gargotes à momos. Cette ville serait le paradis des Mondoblogueurs.

Connexion wifi à Nice Momo, un resto crasseux de Katmandou Ⓒ S.H
Connexion wifi à Nice Momo, un resto crasseux de Katmandou Ⓒ S.H

Ça a été encore plus étonnant quand j’ai constaté qu’il est très rare de trouver des bars avec un accès wifi au Japon. On pourrait penser que c’est parce que tout le monde a la 3G sur son téléphone, mais c’est quasiment impossible pour un touriste d’acheter une SIM au Japon.

En plus d’être relativement accessible, la télécommunication pallie les lacunes des autorités. Il y a des applications népalaises pour à peu près tout. Comme Load Shedding, qui donne les programmes de coupures d’électricité, avec une fonction qui permet d’allumer la lampe du téléphone directement sur l’interface. Les applications et réseaux sociaux ont été particulièrement utiles dans les jours qui ont suivi le séisme du 25 avril 2015 – quand on ne les utilisait pas pour propager des rumeurs rocambolesques.

Ce qui est une parfaite transition pour rappeler qu’à côté de ces avancés technologiques, l’humain garde une place importante.

Quelques semaines après mon arrivée au Népal, j’ai vu dans un journal, une photo de cinq cyclistes qui roulaient l’un derrière l’autre en transportant un long tuyau qui allait alimenter leur village. J’ai alors compris que la notion de « communauté » a vraiment un sens pour les Népalais. Cette impression a été confirmée durant les semaines qui ont suivi le séisme car, même si c’était la cacophonie, j’ai surtout retenu l’entraide. Quelques étrangers qui résident au Népal depuis (trop ?) longtemps disent que « les Népalais se détestent ». Mais ce n’est pas le Népal que j’ai connu. Peut-être que je ne suis pas resté assez longtemps pour le voir ?

Le Népal est bien en avance sur les pays développés car il était dans la merde bien avant que la crise de 2008 n’éclate. Et comme la population a compris depuis longtemps qu’elle n’a plus rien à attendre du gouvernement, elle s’organise. C’est de la belle débrouille.

The Economist vient de publier un article à propos d’un Italien qui aurait inventé un nouveau job : faire la queue pour les autres. Au Népal, ça existe depuis longtemps.

Il faut tout de même reconnaître les initiatives remarquables des dirigeants. En 2007, le Népal devenait le premier d’Asie du sud (il reste le seul jusqu’aujourd’hui) à avoir dépénalisé l’homosexualité. En 2015, il a reconnu le troisième sexe avec fierté – même si l’orientation sexuelle peut encore susciter des conflits dans les familles. Deux ans plus tôt, la France se déchirait presque pour les mêmes droits et le sujet est encore ultra tabou à l’île Maurice.

La presse qui a joué son rôle pour ce genre d’avancées sociales, se porte plutôt bien. Selon un rapport de l’UNESCO le Népal compte 3408 journaux, 515 stations de radio et 58 chaînes de télévision – beaucoup étant des médias communautaires. En plus d’avoir de nombreux médias, le Népal a beaucoup de lecteurs et auditeurs. J’imagine que les patrons de presse du reste du monde seraient jaloux en voyant ces chiffres.

Deux pochoirs : le poète népalais, Laxmi Prasad Devkota à côté Steve Jobs sur un mur de Kunpondole, Katmandou © S.H
Deux pochoirs : le poète népalais, Laxmi Prasad Devkota à côté de Steve Jobs sur un mur de Kunpondole, Katmandou. Au Népal, aucune loi n’interdit le street art © S.H

Ironiquement, c’est probablement parce que les médias n’ont pas entamé leur évolution numérique qu’ils se portent bien. Et cette situation est symptomatique. Avec son retard historique, j’ai l’impression que le Népal a quelque chose de la société vers laquelle certains jeunes du monde aimeraient aller : plus sincère, heureuse et calme (et pardon pour cette description stéréotypée du Népal).

Bien qu’il soit un pays pauvre, pas industrialisé, où les morales religieuses (hindoues et bouddhistes) sont présentes, le Népal est surprenant par ces quelques coups d’avance.

Son meilleur coup est le sens de la fête. Car au 1er baisakh, s’ajoutent le Nouvel An tibétain, le Nouvel An newar, le Nouvel An gurung, le Nouvel An tamang et bien sûr, le 1er janvier. Avouez que c’est quand même futuriste d’avoir tant d’occasions de réveillonner. Au fond, je soupçonne le gouvernement népalais d’utiliser le calendrier Bikram Sambat pour avoir un énième prétexte pour faire la fête.



« In Visible » : sentir les images

Le photographe Rohan Thapa a son exposition In Visible au Nepal Art Council de Katmandou du 9 au 14 août. Avec 72 portraits, il tente de créer des interactions entre voyants et malvoyants.

Le prospectus annonçant l’exposition In Visible était déjà intrigant. Il y avait une grosse empreinte de doigt, les dates, le lieu et le nom du photographe, Rohan Thapa. En cherchant un peu plus d’informations, j’ai lu que l’artiste voulait « combler le fossé entre les malvoyants et les voyants ». Avec des photos ? De quoi me rendre encore plus curieux.

Visuel de l'exposition "In Visible" © Rohan Thapa
Visuel de l’exposition « In Visible » © Rohan Thapa

Devant la porte de la galerie du rez-de-chaussée du Nepal Art Council à Katmandou où est In Visible, on réalise que l’expérience ne sera pas uniquement visuelle. Le premier sens à être stimulé est l’ouïe. Une mélodie aérienne d’Andy Stott accueille les visiteurs. En entrant dans la galerie, on constate que cette musique accompagne la vidéo (provenant des archives d’une clinique ophtalmologique) d’un œil qui cligne, projetée sur un mur blanc de la galerie. On peut lire la présentation de l’exposition sur le mur perpendiculaire. Les deux autres murs sont vides.

Dans In Visible, six présentoirs en forme de prisme triangulaire horizontal sont alignés au milieu de la salle. Soixante-douze photos sont réparties en groupes de 12 sur deux faces de ces présentoirs. Ce sont les portraits de personnes qui viennent de se faire opérer au Tilganga Eye Hospital. Toutes les photos sont en noir et blanc – et floues.

L'exposition In Visible a été agencée par photo.circle © Gopen Rai
L’exposition In Visible au Nepal Art Council de Katmandou a été agencée par photo.circle © Gopen Rai

Quand Rohan Thapa est allé prendre ces photos au Tilganga Eye Hospital il y a trois ans, il n’avait pas d’idée précise en tête. « Je savais seulement que je voulais faire un travail sur les problèmes de vue au Népal », m’explique le photographe. Les premières photos qu’il avait développées étaient sorties floues par erreur. « Je me suis rendu compte que les gens que je photographiais devaient probablement me voir de cette façon », poursuit-il. De cette erreur technique lui est venu le concept de son exposition.

En survolant cette exposition mise en place par photo.circle, je n’ai vu que des portraits flous, une série redondante. Je me suis dit que c’était encore une arnaque cachée derrière un autre « concept artistique ». Mais en prenant le temps de regarder chaque photo, je me suis senti mal à l’aise. Ça me dérangeait de ne pas pouvoir distinguer les détails des visages que j’avais en face de moi. Pour un petit instant et dans un espace très limité, le visiteur voyant peut prétendre expérimenter les contraintes des personnes sur les photos. Étant myope, ça m’a rappelé la sensation asphyxiante lorsque je ne porte pas mes lentilles de contact. C’est là que j’ai pensé que Rohan Thapa parvenait à combler une partie du fossé.

Les 72 photos ont également des petits points en relief dans différents alignements. Ce sont en fait des mots utilisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui sont imprimés en braille. Fait tout à fait inhabituel dans une exposition : le visiteur d’In Visible est invité à toucher les photos pour sentir les mots. L’empreinte de doigt sur le prospectus prend alors tout son sens. C’était un peu bizarre d’avoir cet œil orwellien qui me regardait en train de faire ce qui est habituellement interdit dans les galeries – si l’on exclut l’exposition Touchez le Prado qui permet aux malvoyants de découvrir des tableaux du Musée du Prado grâce à des reproductions en relief.

Sur chaque image de In Visible est imprimé en braille un mot utilisé dans la Déclaration universelle de Droits de l'Homme © S.H
Sur chaque image d’« In Visible » est imprimé en braille un mot utilisé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme © S.H

Avec In Visible, Rohan Thapa voulait donc créer une interaction entre les voyants et malvoyants. Je ne sais pas comment il l’avait imaginée, mais il y a eu une inversion des rôles lors de l’inauguration de son exposition dimanche dernier. Alors que les aveugles sont normalement ceux qui sont guidés, j’ai vu une malvoyante expliquer à sa fille et d’autres visiteurs voyants ce qui était écrit sous les points en relief.

Rohan Thapa dit qu’il a conçu cette « exploration sensorielle » pour mettre en évidence la dépendance visuelle dans notre société. « Notre nature va au-delà, comme un bébé qui palpe tout et met des choses dans sa bouche pour explorer le monde », dit le photographe. Justement, avec le toucher, la vue et l’ouïe, j’aurais souhaité qu’In Visible stimule aussi le goût et l’odorat.


Le séisme en musique

Le 20 décembre 2012, je publiais une compilation des 8 chansons les plus sexy avant la fin du monde. Souvenez-vous : on nous avait prédit l’apocalypse à cause d’un trou dans le calendrier maya. Deux ans et demi plus tard, la Terre est toujours là et je reviens avec une bande-originale d’un séisme au Népal. Cette année, ça swingue pour la fête de la musique.

Elvis Presley – All Shook Up

Vibrations, bruits étranges, tremblements. Le 25 avril 2015, nous avons été des millions à être secoués – aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Entre le moment du séisme de magnitude 7.6 qui frappe à 11h56 et 23h59 ce même jour, il y a eu 37 répliques au-dessus de 4.0. Il arrivait qu’on ne sache plus si c’était vraiment la terre qui bougeait ou si c’était dans notre tête. L’instinct de survie nous fait faire des choses étranges. On fléchissaient légèrement les jambes et mettaient les bras sur les côtés (comme un surfeur) pour tenir l’équilibre. Si la terre tremblait réellement quand on était dans cette position, notre corps ondulait d’une telle façon qu’on croyait avoir le parfait déhanché d’Elvis Presley (qui le doit à Forrest Gump, évidemment). Le King a les genoux faibles et a sent qu’il ne peut tenir sur ses deux pieds parce qu’il est amoureux. Nous, c’était parce que la terre était en colère.

Beatles – With a little help from my friends

À peine 24h après le tremblement de terre du 25 avril, les amis du Népal sont arrivés avant même que le gouvernement n’ait eu le temps de chanter Help!. Ils ont été nombreux à débarquer sans vraiment se coordonner avec les autorités sur place. Tellement qu’à un moment, certaines forces militaires n’ont même pas eu le temps d’intervenir et ont été accueillies par un Hello Goodbye. Dans un élan d’orgueil, le gouvernement népalais a voulu tout contrôler pour faire croire qu’il gérait la situation. Pour ça, rien de plus simple que de jouer le Taxman avec les associations locales qui importent du matériel de secours.

Pearl Jam – Tremor Christ

Le 12 mai, la terre se remet à trembler violemment et c’est long. C’est à nouveau la panique. Autour de moi, certains ont imploré les divinités. Alors, évidemment je pense à Tremor Christ. Même s’il me semble que cette chanson de Pearl Jam parle de la drogue, quelques vers isolés collent parfaitement à mes idées de ce 12 mai. Le destin, la chance, la foi, la perte de contrôle face aux lois de la nature, la survie. La musique transmet la tension. Et au milieu de ça, le groove de la basse de Jeff Ament a quelque chose de paradoxalement rassurant. Tremor Christ est paru sur le troisième album de Pearl Jam, Vitalogy, en 1994. C’était à un moment où le groupe de Seattle était au sommet de la vague. Et encore, si vous entendiez mon ami Ti Zérar chanter Tremor Christ, il vous donnerait plus de frissons qu’Eddie Vedder.

George Brassens – Les copains d’abord

https://www.youtube.com/watch?v=rslShTbqNbo

Comme déjà évoquée plus tôt sur ce blog, la grosse réplique du 12 mai m’a donné l’impression d’être en haute mer. Puisqu’il fallait s’accrocher à un bateau sûr, autant embarquer sur « le seul qui ait tenu le coup » jusque-là. On a retrouvé les copains et on s’est protégé de la pluie sous une grand-voile. Même si on avait pu se sentir impuissant, ça nous faisait du bien d’être tous ensemble dans la même « maudite galère ».

Rage Against The Machine – Calm like a bomb

Ça a été impressionnant de voir des meubles qui bougent seuls et des constructions qui s’écroulent. Mais le plus troublant a été d’entendre la terre qui grogne. Depuis le séisme du 25 avril, ces 300 et quelques répliques ont toujours ce bruit indescriptible. En Haïti ils avaient appelé ça « goudougoudou ». Au Népal on trouvait que ça ressemblait à une explosion. Pas comme dans un film de Michael Mann. Quelque chose de plus sourd, plus enfoui. Comme une bombe douce et calme.

Radiohead – Paranoid Android

Les répliques qui se sont enchaînées sur les trois semaines après les 25 avril, nous ont exténués. Moins on avait des explications à ce qui était en train de se passer, plus on faisait des suppositions les plus improbables. La peur nous conduit à trouver des explications, quitte à créer des rumeurs. Les rumeurs provoquent la peur. Il n’y a pas mieux que Paranoid Android pour illustrer cet engrenage infernal. Au début de la chanson, Thom Yorke demande à on-sait-qui d’arrêter de faire du bruit, car il essaie de se reposer. C’était un peu ça ici : on essayait de se reposer, mais il y avait toujours ce bruit pour maintenir l’angoisse. J’avoue que je n’ai jamais compris le sens de Paranoid Android, mais là encore, quelques vers du dernier couplet illustrent bien l’expérience du séisme : les craquements, la poussière, la panique, les enfants de Dieu. Chaque séquence de ce titre (des journalistes anglais avaient vu en Paranoid Android « le Bohemian Rhapsody des temps modernes ») pourrait aussi bien représenter chaque étape de mon expérience du séisme jusqu’à aujourd’hui. La partie chorale pourrait représenter le moment de répit avant le 12 mai. Et quand Jonny Greenwood s’excite dans un solo fort en distorsion, serait le moment où l’on replongeait dans le chaos. Et puis Paranoid Android avait sa place dans cette compilation car, comme disait Stéphane Ibars à mon ami Jean-Baptiste Bourély, alors animateur de l’émission Mix de Chambre sur Radio Campus Avignon, « il faut toujours Radiohead dans une soirée ».

Marina Foïs – Alcool

Quand on a peur, quand on est exténué, quand on se sent impuissant, il est parfois agréable de se laisser aller à des plaisirs simples et faciles. À un moment avec ces secousses quasi-permanentes, on a l’impression d’être tout le temps ivre. Comme c’était ennuyeux d’avoir seulement l’impression, j’ai préféré être sûr de l’état dans lequel j’étais. Comme dit Natacha dans Filles perdues, cheveux gras : « Le monde me donne la gueule de bois et l’alcool arrange ça ».
P.S : attention, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé.

Blondie – Heat of Glass

Après les secousses, il a fallu faire un peu de ménage. Je ne sais pas vous, mais j’aime bien écouter de la musique quand je range. Et dans ces moments-là, c’est la voix de Debbie Harry qui me motive le plus. « Ooouu ooouu haa haa ».

Coldplay – Everything’s not lost

Aujourd’hui, presque deux mois, après le 25 avril, on voit que les autorités ont encore du mal à gérer la crise. Mais il y a quand même des signes positifs. Quand je vois des jeunes motivés se bouger pour protéger leurs patrimoines en péril, quand je vois qu’il y a plusieurs petites initiatives pour essayer d’égayer la vie des sinistrés, je me dis que tout n’est pas perdu. C’est un peu comme Coldplay même. À entendre les purées sucrées qu’ils font depuis Viva la Vida or Death and All His Friends, je me prends pour la marionnette de Francis Cabrel aux Gignols : Coldplay « c’était mieux avant ». Puis je fais mon vieux réactionnaire et retourne à la base, Parachutes, pour retrouver un peu d’espoir pour ce groupe dont la vague a cassé encore plus rapidement que celle de Pearl Jam.


Un mois et puis s’en va

On ne sait pas si ce mois a été long. On a perdu la notion du temps. Il s’est passé beaucoup de choses à Katmandou depuis le 25 avril 2015. Tout s’est enchaîné. Tous ceux qui le pouvaient se sont activés, d’une manière ou d’une autre – parce qu’ils n’avaient pas le choix, par altruisme ou par obligation professionnelle.

Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H
Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H

À mesure qu’on s’éloigne du 25 avril, on aime penser que les choses s’arrangent. Mais samedi 23 mai, une tempête a fait des ravages dans Katmandou – une personne est morte, écrasée par un arbre. Pour enfoncer le clou, il y a eu un glissement de terrain dans le district de Myagdi où 25 maisons ont été détruites, mais heureusement pas de victime. Comme si la nature voulait fêter ce premier mois après le séisme.

On veut penser que les choses changent. Mais pendant un mois, le sol a continué de ronfler. Tous les jours, le centre de sismologie recense environ quatre secousses d’une magnitude supérieure à 4. Et ça va continuer. La dernière secousse enregistrée était ce lundi 25 mai à 11h, avec une magnitude de 4.1 et l’épicentre dans le Dolhaka.

Parfois on croit que la terre a bougé. C’est seulement une Royal Enfield qui passe, un téléphone sur la table qui vibre ou un mélomane qui bat la mesure The view from the afternoon avec son talon. Lors de ces tremblements mensongers, certains décollent rapidement, mais pas complètement de leur chaise. Dans leurs yeux grands ouverts – je déteste ce regard que je dois probablement avoir au même moment – on lit la peur et l’interrogation. Quand ils comprennent que c’est une fausse alerte, ils se rassoient en soupirant.

Quand ce sont de vraies secousses, on court à l’extérieur. Ça passe et on réactualise le site Internet du centre de sismologie toutes les minutes pour avoir la confirmation. On est alors partagé entre deux sentiments. Rassuré : « ouf, je n’hallucine pas ». Irrité : « mais putain, ça s’arrête quand ? »

On ne sait pas. Les sismologues ne peuvent pas le prédire. Le géologue britannique, Roger Bilham, disait que lui et ses copains de l’université du Colorado avaient émis des hypothèses sur le scénario du prochain séisme qui allait toucher le Népal après celui de 1934. En montrant des schémas de ses hypothèses et de ce qui s’est réellement passé le samedi 25 avril 2015, il a conclu avec un sourire : « on s’est planté ». Cette impuissance de la population mélangée à la peur et au besoin de savoir donne lieu aux rumeurs les plus insensées (peut-être le sujet d’un prochain billet).

Pr Roger Bilham lors d'une conférence à l'école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian
Pr Roger Bilham lors d’une conférence à l’école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian

C’est une inquiétude quasi permanente. Le 25 avril et le 12 mai sont encore bien présents dans les conversations. On dédramatise en essayant d’en rire. Mais est-ce vraiment raisonnable ? Au lieu de rigoler, on ferait mieux de vénérer ceux qui se cassent en quatre pour aider les autres. Comme ils utilisent Facebook pour poster des romans et des photos relatant leurs performances, je peux les soutenir avec mes likes.

Le dessinateur népalais, Rabindra Manandhar illustre le spectacle de la distribution du matériel de secours après le séisme du 25 avril
Le dessinateur népalais, Rabindra Manandhar illustre le spectacle de la distribution du matériel de secours après le séisme du 25 avril

Après 30 jours, les annonceurs n’achètent plus de publicités dans les médias népalais. Quelques journaux et chaînes de télévision n’ont plus d’argent et sont obligés de remercier leurs journalistes.

Après un mois, les philanthropes de l’aide humanitaire sont toujours là avec leurs mignons gilets arborant le nom de leur organisation. Ils resteront encore au moins deux mois. Les sceptiques se demandent si ces aides sont vraiment efficaces sur le terrain et se posent des questions sur l’argent utilisé. On craint que le Népal revive ce qu’a vécu Haïti en 2010. En attendant, beaucoup de Népalais se serrent les coudes. Ils se débrouillent seuls parce qu’ils n’ont pas d’autres choix.

Pendant quatre semaines j’ai parlé à quelques-uns d’entre eux. Ils avaient certainement mieux à faire, mais ils ont pris le temps de me raconter leur histoire. Comme ce monsieur à Harisiddhi, debout sur les débris de sa maison où sa sœur est morte ensevelie. Après avoir répondu à mes questions, il s’est soucié de savoir si j’avais faim. Le Népal peut vraiment nous faire culpabiliser.

Quand on est dans la circulation chaotique sur Pulchowk, il est facile de penser que c’est le retour à la normale. Il suffit de voir, deux kilomètres plus loin, des bâches protégeant des sans-abris sur le rond-point de Maitighar Mandala pour réaliser que finalement, c’est encore la merde pour beaucoup.

Après un passage sur le Kathmandu Durbar Square défiguré, on se demande quand tout ça redeviendra vraiment « normal ». Mais on trouve toujours une petite lueur d’espoir en voyant que les petites scènes qui font le charme de cet endroit perdurent.

23 mai, Kathmandu Durbar Square : tout n'est pas perdu © O.B
23 mai, Kathmandu Durbar Square : tout n’est pas perdu © O.B

Un mois après le tremblement de terre, on est moins dans l’urgence. On a des journées avec des moments libres où l’on a l’occasion de prendre du recul. Ça fait bizarre. Mais il faudra endurer encore plus de moments où l’esprit naviguera en eaux troubles sans qu’on puisse tenir le gouvernail.


Donnez-moi la réplique

On croyait que c’était terminé. On commençait à se détendre. Les répliques étaient devenues plus rares et moins fortes. Ceux qui ont dormi à l’extérieur pendant deux semaines, inquiets par les fissures dans leurs maisons, étaient enfin rentrés chez eux.

Et bam ! Ça a repris ce mardi 12 mai à 12h50. Une bonne réplique de 6.8 magnitude locale, selon le centre de sismologie du Népal – 7.3 si l’on se réfère aux mesures du United States Geological Survey (USGS). Elle était puissante, mais surtout longue. Peut-être 25 secondes.

Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre le mardi 12 mai © S.H
Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre le mardi 12 mai jusqu’à 17h © S.H

J’étais encore avec mes chers collègues. J’étais encore assis. Mais cette fois devant mon ordinateur. Le temps que je me demande ce que je devais faire, cinq étaient sous leur bureau. Sauf une collègue et moi qui sommes restés assis. Et notre boss : il était debout, tenait une colonne au milieu de la salle et il rebondissait comme s’il était dans un bus Sajha Yatayat (ou de Rose-Hill Transport).

Ça a tangué. Les câbles électriques fixés au poteau juste en face de ma fenêtre faisaient l’élastique. On est descendus quand ça s’est arrêté – notre bureau est au deuxième étage. Tous les gens du quartier étaient dans la rue. On a levé la tête vers les vieux bâtiments pour évaluer leurs résistances – comme si on aurait pu faire un diagnostique.

On est allé dans un restaurant proche du bureau. On a pianoté frénétiquement sur nos téléphones pour savoir où était l’épicentre et connaître la puissance de cette dernière secousse. On a vu beaucoup de conneries. Un épicentre en Afghanistan, un épicentre en Chine, et la magnitude qui changeait tout le temps : 6.9, 7.1, 7.3 ou 7.4.

On a vu des photos. Des marées humaines dans les rues de Katmandou parce que des personnes étaient sorties comme l’exige la consigne de sécurité.

Plusieurs personnes se sont installées à Itumbahal après la réplique de 12h50 le 12 mai © S.H
Plusieurs personnes se sont installées à Itumbahal après la réplique de 12h50 le 12 mai © S.H

Ça a rebougé quelques minutes plus tard. Katmandou est à 2000km de l’océan Indien. J’ai fait beaucoup de balades en bateau et j’adore ça. Il a fallu que je me retrouve dans un pays enclavé pour avoir, pour la première fois de ma vie, le mal de mer – en tout cas, ça ressemblait aux symptômes que m’avaient décrit ceux qui n’ont pas le pied marin.

Je suis encore « aller voir » Katmandou. À 14h, les rues étaient désertes. Le parc Tundikhel, qui avait commencé à se vider quelques jours plus tôt, avait retrouvé ses anciens locataires. J’en ai profité pour aller poser des questions au centre de sismologie. Je voulais comprendre enfin les différences de magnitude. Bon, ce n’était pas toujours facile à suivre. Mais je sais au moins que quand une secousse est moins forte que le premier séisme, c’est une réplique.

Chez nous, l’immense miroir du salon qui avait résisté à la secousse du 25 avril s’est finalement brisé. Sept ans de malheur ? Les paniers à légumes se sont cassés la gueule. Et une bouteille de shampooing s’était fracassée dans le carré de douche. Autour, les maisons qui avaient du mal à tenir se sont effondrées un peu plus. Certains voisins étaient de retour sur le terrain en face de notre maison.

La réplique de trop © S.H
La réplique de trop © S.H

Le soir, on a accueilli quatre amis qui sont venus dormir dans notre jardin – on a préféré rester prudent. Il y a eu un agréable apéro avant d’aller sous la bâche qui allait nous protéger d’une pluie éventuelle. Ça m’a fait penser que, plus tôt dans l’après-midi, une amie qui me donnait de ses nouvelles écrivait : « je suis sous une table avec un verre de gin tonic ». Le séisme rendrait-il alcoolique ? C’est passager : seulement pour contrebalancer le tangage permanent.

Autour de cette table en plastique rose, on ne se l’est pas dit, mais ça a fait du bien de se réunir. On a parlé du séisme, bien sûr. Et on a posé la question : « mais ça va durer encore combien de temps ? » Mais on a surtout beaucoup ri.

On a encore ri à 2h07 du matin quand on a été réveillés par une secousse. Un bon 4.2 avec l’épicentre juste sous Katmandou. On bien senti et entendu celle-ci. Les voisins se sont affolés. Les corbeaux ont croassé. Les vitres ont vibré. Et toujours ce bruit sourd de la terre qui bouge.

J’ai somnolé pour être à nouveau réveillé par une autre secousse à 3h10. Malgré la magnitude plus élevée (5.9) on a eu l’impression qu’elle était moins puissante que la précédente. Probablement parce que son épicentre était à Dhading, à 41km de Katmandou. Après ça, difficile de dormir. Surtout avec les moustiques qui m’emmerdaient, même après m’être aspergé d’Odomos.

Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre dans la nuit du 12 au 13 mai
Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre dans la nuit du 12 au 13 mai

Après une brève disparition des pages d’accueil de sites d’information, le Népal est redevenu sur le devant de la scène – à côté du Burundi et Cuba. Mark Zuckerberg a ressorti son safety check. Les messages ont afflué et ça a fait chaud au cœur de les lire (merci).

Pour la famille et les amis au pays, ça a été la goutte d’eau. Mes parents ont été interrogés : « pourquoi vous ne dites pas à Stéphane de rentrer ? » Mais c’est vrai ça, pourquoi je ne rentre pas ? Parce que, de toute façon, il est prévu que je parte définitivement du Népal dans quelques mois. Parce que j’ai l’arrogance de croire que je ne crains rien. Parce que comme me disait un proche « c’est vraiment triste pour beaucoup de Népalais et le Népal, néanmoins quelle expérience unique à vivre, quand on survit ». Parce que je pourrai me la péter en racontant ce que j’ai vécu – d’ailleurs, ça a déjà commencé ici.

Ce matin, j’ai glissé sur un peu de shampooing qui était encore dans le carré douche. Ça m’a donné un haut-le-cœur. Plus que la réplique de la veille. Et puis j’ai ri, encore. Ça serait con de survivre à un séisme et de mourir après une glissade dans sa salle de bain, non ?


Ça ne devait pas arriver

On se souvient tous de ce qu’on faisait quand la terre du Népal a tremblé sous nos pieds le samedi 25 avril 2015. Moi, j’étais en train de couler un bronze.

C’était dans une chambre du Hattiban Resort. Perché dans les hauteurs de Satikhel, cet hôtel offre un panorama sur une partie de la vallée de Katmandou. J’étais en week-end team building.

Il y a eu un gros bruit. J’ai cru que c’était le tonnerre. Et puis tout a bougé. Le sol, comme le Star Tours de Disneyland Paris. Le meuble de la salle de bain s’est avancé vers moi. Les vitres du carré de douche ont vibré. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai tout de suite pensé « ça ne va pas durer ». Mais ça a continué.

J’ai remis mon short avec difficulté. J’ai marché calmement vers la porte de la chambre. Quelques collègues étaient accroupis dans la cour de l’hôtel. L’un d’eux, les yeux grands ouverts, m’a hurlé de venir les rejoindre. Je suis resté debout pour regarder autour de moi. Deux filles étaient debout devant la porte de leur chambre, une serviette autour d’elles – une avait de la mousse de savon sur les bras. Notre patron a levé le doigt vers Katmandou : « Regardez la poussière qui monte ! » C’était les bâtiments qui s’écroulaient. En voyant la densité du brouillard rougeâtre qui s’élevait à l’est, on a eu l’impression que Bhaktapur était en train de disparaître.

Les bâtiments s'écroulent, la poussière s'élève © Bikram Rai
Les bâtiments s’écroulent, la poussière s’élève © Bikram Rai

Ça s’est calmé. J’ai commencé à réfléchir. Je suis allé prendre mon téléphone dans la chambre – cette fois j’ai couru. Il n’y avait pas de réseau, mais étonnamment, la connexion Wifi de l’hôtel fonctionnait. J’ai pu prendre et donner des nouvelles. Deux collègues ont foncé vers Katmandou à moto sans attendre.

On est vite allé chercher des images des dégâts sur Internet. La première était celle de la tour Dharahara. J’ai dû passer cent fois devant cette tour depuis que j’habite au Népal. Ce n’est que quelques heures avant le tremblement de terre que j’ai su son nom quand une collègue m’a dit « regarde, on voit Dharahara d’ici ». Les images des ruines des Durbar Squares de Katmandou et de Patan ont suivi.

Il y a eu des répliques. On entendait la terre trembler. Ceux qui n’avaient pas encore eu des nouvelles de leur famille sont rentrés à Katmandou dans la seule voiture que nous avions. Le reste a attendu à Satikhel. L’hôtel avait prévu une fourgonnette pour nous ramener mais, vu les circonstances, n’a pas voulu prendre cette responsabilité.

Après la quatrième secousse, j’ai dit « je veux boire ». J’avais dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. On s’est assis dans l’herbe – là même où quelques-uns s’étaient accroupis plus tôt – pour boire notre bouteille de Khukri.

On a écouté de la musique et on a parfois plaisanté. À chaque réplique (il y a en a eu une vingtaine avant que nous partions de l’hôtel) quelqu’un disait « oh mon Dieu ». Entre chacune d’elles, on était complètement insouciant. On était bloqué là. Ke garne ?

J’étais particulièrement désinvolte. Jusqu’à ce qu’on me dise : « Mais Stéphane, c’est LE gros séisme qu’on attendait après 1934 ».

On a pu avoir deux taxis vers 17 h 45. Ils ont profité de notre détresse pour nous prendre Rs1500 la course. En arrivant à Katmandou, c’est devenu plus concret. Les murs en morceaux, l’abri qui couvrait la statue du roi Tribhuvan sur le rond-point de Tripureshwor était à terre, les ruines du Hem Hiranya Temple de Thapathali.

Les ruines du Hem Hiranya Temple à Thapatali © S.H
Les ruines du Hem Hiranya Temple à Thapatali © S.H

J’ai retrouvé ma moitié sept heures après le séisme. Elle était sur un terrain à côté de notre maison avec les voisins. Ils étaient contents de me voir. Il commençait à faire nuit et je voyais difficilement ma maison. J’ai voulu y entrer.

Le meuble à chaussures était au milieu du couloir. Les bouteilles étaient par terre. Les vélos dans la cuisine étaient tombés. Ça m’a fait bizarre. Mais je n’ai pas pris le temps de m’émouvoir : « Il fallait faire vite ». J’ai pris un sac de couchage, quelques trucs à grignoter et je suis sorti.

Le soir, nous étions une quinzaine entassés sous une bâche qui nous a protégés de la pluie. On aurait dit un mikado. Certains ronflaient, les autres parlaient fort, mais ça ne m’a pas empêché de dormir.

À 5 h le lendemain matin, on a tous été réveillé par une grosse réplique de magnitude 5.5. Il y a eu un « boum » et des cris ensuite.

Je suis parti à 6 h, malgré l’objection de certains voisins qui disaient que ce n’était pas prudent. Avec ma collègue Tsering, on a fait un tour de la ville « pour voir ».

Sur le Patan Durbar Square, les temples Chau Narayan et Hari Shankar n’étaient plus qu’un tas de briques et de bois. J’ai ressenti une nouvelle petite secousse – c’était dans mon estomac. À Basantapur, une pelleteuse déblayait les débris. On est allé à Tundikhel, le terrain des parades militaires, où des centaines de personnes s’étaient installées.

Patan Durbar Square et ce qu'il reste de Chau Narayan et Hari Shankar © S.H
Patan Durbar Square et ce qu’il reste de Chau Narayan et Hari Shankar © S.H

À 11 h 30, Tsering m’a prévenu qu’il devait y avoir un plus gros tremblement à midi. « C’est la télé nationale qui l’a annoncé ». On est monté sur un scooter avec un troisième collègue pour aller dans un espace ouvert. On a été con. Le centre de sismologie du Népal est formel : on ne peut pas prévoir quand il y aura un séisme.

Il y a tout de même eu une réplique de magnitude 6.9 à 12 h 54. C’était comme si je devais tenir en équilibre sur un rola bola. Les gens autour ont poussé des cris de surprise et sont très vite retournés à leurs activités. J’ai alors réalisé que tout n’était pas aussi dramatique qu’on l’avait prédit.

Avant ce samedi 25 avril 2015, le sujet « séisme au Népal » revenait assez souvent dans les soirées avec des amis. Les prédictions étaient apocalyptiques. Katmandou allait disparaître. La Bagmati allait provoquer des tsunamis. On n’allait pas pouvoir communiquer pendant 10 jours. Les secours seraient incapables d’arriver parce que l’aéroport international aurait été enseveli. Roland Emmerich pouvait aller se rhabiller.

J’ai toujours suivi ces conversations de façon distraite. On aurait pu penser que c’était du snobisme. En fait, je refoulais cette appréhension. C’était un déni égoïste : « Il n’y allait jamais avoir de tremblement de terre tant que je serai au Népal ».

Le séisme du 25 avril est un drame. 7365 personnes sont mortes et ce chiffre va probablement augmenter. On peut quand même être soulagé que ça se soit passé un samedi à midi. Il n’y avait pas école. Peu de gens étaient chez eux. Ça aurait été plus grave si ça avait été un lundi à 23 heures.

Trois heures après le tremblement de terre, les avions décollaient et atterrissaient à Tribhuvan International Airport. 80 % de Katmandou est resté debout – peut-être un peu brinquebalant, il est vrai. Certains avaient toujours la 3G.

Deux jours après le séisme, j’ai eu l’impression que la vie avait repris son cours. On tanguait debout, comme après une journée passée en mer. Mais les véhicules étaient sur la route. Le Mauritius High Commision à New Delhi m’a appelé pour prendre de mes nouvelles et me demander si je connaissais d’autres Mauriciens au Népal. C’est con, mais ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi Mauricien.

Quand on vit confortablement à Katmandou, on se dit que les choses ne sont pas si graves. Et quand on voit des murs fracassés sur la route, des familles qui dorment encore (plus d’une semaine après le séisme) sous des bâches sur les trottoirs, on se dit qu’on est quand même de sacrés chanceux.

La capitale est loin de Gorkha (où était l’épicentre du séisme) et Sindupalchok où des villages entiers ont été dévastés. Malgré les photos ou vidéos qui circulent, on a du mal à mesurer l’ampleur du séisme.

Ce samedi 2 mai, ça faisait une semaine qu’une partie du Népal s’était effondrée. J’ai voulu sortir un peu de la capitale.

Je n’ai pas reconnu Harisiddhi où presque toutes les vieilles maisons sont à terre. Bungamati attend toujours des tentes pour loger 750 familles. Sankhu est complètement ravagé – on dirait des images de films de guerre – et les distributions de couettes provoquent des cohues.

Une maison à Sankhu qui menace de tomber une semaine après le séisme du 25 avril © S.H
Une maison à Sankhu qui menace de tomber une semaine après le séisme du 25 avril © S.H

J’ai été un peu secoué (désolé pour le jeu de mots) de voir les dégâts et le malheur des gens en vrai. Pour la première fois, j’ai eu peur.

Mais cette catastrophe naturelle ne va pas changer ma vie. Je ne vais quand même pas me dire que j’aurais pu y passer. Bientôt tout sera fini pour moi. Quand Katmandou sera rafistolé, je serai content d’aller dans un bar pour regarder des matchs de la Premier League.

Je n’écouterai pas mon cœur qui palpite parce que je passe à côté d’un bâtiment de 6 étages. Il vaut mieux continuer à refouler toutes ces craintes.

Aujourd’hui, je m’assois sur le trône en lisant Rolling Stone Magazine sans même avoir un soupçon de souvenir de Hattiban Resort.


Bisket Jatra : une affaire d’hommes

Ce mardi 14 avril 2015, on fêtait le Nouvel An népalais. Selon le calendrier Bikram Sambat, on était donc le 1er jour du mois baisakh de l’année 2072. Et les célébrations avaient déjà commencé quelques jours plus tôt.

Malgré ses 57 ans d’avance sur le calendrier grégorien, le Népal reste très attaché à ses traditions vieilles de plusieurs siècles. On le sent régulièrement quand on vit à Katmandou. Une visite à Bhaktapur (« la ville des dévots ») pendant Bisket Jatra le confirme.

Un char à Bhaktapur lors de la célébration de Bisket Jatra © O.B
Un char à Bhaktapur lors de la célébration de Bisket Jatra © O.B

Comme j’aime bien « comprendre la signification » des rituels que je découvre, j’ai posé des questions à des vieux et jeunes, des Newars – puisqu’il s’agit d’un festival newar dans une cité newar. Je n’ai pas eu de réponse claire sur les origines de Bisket Jatra. Sur Internet, on a du mal à décider si c’est une tradition qui remonte à l’ère Licchavi (entre 400 et 750 apr. J.-C.) ou si elle aurait commencé sous le règne du roi Jagajyoti Malla (1613-1637). Qu’importe : le but est de s’amuser et d’en prendre plein la vue.

Bisket Jatra commence à Bhaktapur quatre jours avant le Nouvel An népalais. Peu de personnes connaissent la signification du festival, mais tout le monde parle du jour où les habitants de l’Ouest affrontent les habitants de l’Est dans un tir à la corde un peu particulier. Les cordes sont attachées à un énorme char en bois qui a la forme d’un temple. Des centaines d’hommes tirent alors sur la corde pour ramener de leur côté le char où se trouve l’effigie du dieu Bhairav. Il y a, chaque année, des blessés (et parfois des morts). La faute à un peu trop d’alcool, les jets de briques « pour jouer » et le char qu’on n’arrive pas à retenir qui finit sa course dans la foule.

Le dernier soir du calendrier Bikram Sambat (troisième jour de Bisket Jatra), on érige sur la place Yoshin Khel un mât de 25 m représentant un lingot (symbole phallique) dans une crevasse en pierre représentant le yoni (symbole génital féminin). Une autre compétition aura lieu le lendemain où deux groupes devront essayer de tirer le mât de leur côté avec les cordes qui y sont attachées. La nouvelle année népalaise commencera réellement lorsque le mât sera à terre.

Bhaktapur, place Yoshin Khel le quatrième de Bisket Jatra © O.B
Quatrième jour de Bisket Jatra : le mât et le char de Bhairav entourés de spectateurs sur Yoshin Khel à Bhaktapur © O.B

Une légende explique ce rituel. La fille du roi de Bhaktapur était insatiable et exigeait un nouvel amant chaque soir. Chaque matin, le nouveau prétendant était retrouvé mort dans son lit. Mais un jour, un courageux prince voulut tenter sa chance. Il resta éveillé toute la nuit et vit deux serpents venimeux sortir des narines de la princesse. Le prince les tua avec son épée. Le lendemain matin, le roi accueillit la nouvelle en érigeant deux drapeaux sur une longue perche en bois appelée Yoshin. L’élévation du mât à Bisket Jatra serait donc une commémoration de cette légende.

Je suis à Bhaktapur précisément le jour du Nouvel An népalais. On m’avait prévenu que ça allait être endiablé. D’habitude, Bhaktapur est relativement calme, mais ce mardi après-midi la cité médiévale est agitée. Les rues sont bondées. Les haut-parleurs sur Tamaudhi Square grincent. Les gens se bousculent et hurlent. Il y a des bâtons à selfies partout. Ça sent le rakshi.

La foule attend la chute du mât © O.B
Quatrième jour de Bisket Jatra : la foule attend la chute du mât sur Yoshin Khel à Bhaktapur © O.B

L’ambiance devient plus intense à mesure qu’on s’approche de Yoshin Khel. Plusieurs centaines de personnes sont rassemblées autour du mât. Il y a tout près le char qui va transporter le dieu Bhairav. D’autres observateurs sont prudemment installés sur les terrasses en haut des immeubles autour de la place.

Au pied du poteau, quelques jeunes hommes attendent en fumant des cigarettes. Et puis d’un coup, ils déroulent les cordes qui se trouvent autour du mât et les lancent à leurs partenaires. La foule se disperse le plus loin possible de la bataille qui va commencer. Et elle exulte à chaque fois que le mât penche d’un côté.

Ce n’est que quand le mât est au sol que le char peut être conduit vers Taumadhi Square. Tout brinquebalant, il balaie pas mal de choses sur son passage : des tuiles sur les toits des maisons tombent et des fils électriques sont emportés.

Le char de Bhairav est tiré de Yoshin Khel vers Taumadhi Square © O.B
Le char de Bhairav est tiré de Yoshin Khel vers Taumadhi Square © O.B

Des dizaines d’hommes sont derrière pour le pousser. Des centaines sont devant et le tirent à l’aide de grosses cordes. Quand le char a du mal à avancer, les quelques messieurs qui sont dessus encouragent ceux qui le transportent. Ils se mettent alors à hurler tous ensemble et ça donne un concert riche en testostérone.

Plus tard dans la nuit, le char de Bhairav va aller rencontrer celui de sa compagne, la déesse Bhadrakali. Les chars vont se toucher pour symboliser la copulation des dieux.

À part pour les quelques spectatrices, il semblerait que les réjouissances de Bisket Jatra ne soient réservées qu’aux messieurs. Certains sont contents de montrer leur virilité en tirant sur des cordes et d’autres jouent aux chefaillons, haut perchés sur leur char.

En fait ce festival, avec des conséquences relativement moins importantes, est un peu comme d’autres traditions népalaises. On les maintient sans les questionner, quitte à parfois provoquer des exclusions archaïques.


« Ani Ukali Sangai Orali » : apprenez à connaître la musique népalaise

Quand je parle de musique népalaise à mes amis qui ne vivent pas ici, je sens de la suspicion à l’autre bout de la fibre optique. On imagine les voix stridentes des chanteuses indiennes ou les mélodies irritantes des films de Bollywood.

C’est vrai qu’il y a un peu de ça. Mais enfermer les artistes népalais dans la catégorie des copieurs serait comme penser qu’il n’y a que des treks à faire au Népal. Ils ont aussi leurs identités.

En fait, les musiciens népalais font du bon rock, du blues et les rappeurs se débrouillent tant bien que mal. Le jazz est le style qui monte depuis quelques années à Katmandou. Un conservatoire de jazz a ouvert en 2007 et le festival de jazz en est déjà à sa 13e édition. Enfin, quelques artistes comme Navaraj Gurung, Bijaya Vaidya ou Kichaa Chitrakar revisitent leurs musiques traditionnelles en y ajoutant quelque chose de notre temps – et c’est bon.

Pochette de l'album Ani Ukali Sangai Orali de Night, conçu par Bijay Pokhrel
Pochette de l’album Ani Ukali Sangai Orali de Night, conçu par Bijay Pokhrel

Le groupe Night entre dans cette dernière catégorie avec leur premier album, Ani Ukali Sangai Orali, sorti le 27 décembre dernier. J’ai récemment voulu le faire découvrir à des amis mélomanes. Les retours ont été mitigés. Un seul a aimé, trouvant des ressemblances avec le groupe réunionnais Ziskakan – je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose. Un m’a avoué qu’il était « trop formaté » pour apprécier cette musique. Un autre a pensé que je pouvais aimer Night que parce que je suis « dans le contexte népalais ».

Contextualisons, donc.

Du métal à la musique traditionnelle
Night est un projet qui réunit des ethnomusicologues qui redonnent vie à des instruments népalais « en voie de disparition ». Le groupe s’était fait connaître avec les vidéos Know your instruments (Apprenez à connaître vos instruments) – des séquences d’environ cinq minutes, présentant ces instruments. Surprenante évolution quand on sait que Jason Kunwar et Niraj Shakya avaient formé ce groupe en 2006 pour faire du métal avant-gardiste.

C’est Jason Kunwar qui s’intéresse d’abord à ces instruments menacés. Lors de voyages professionnels dans les milieux ruraux du pays, il découvre des sonorités qu’il n’avait encore jamais entendues. Devant la richesse de ce patrimoine musical, il décide repousser les frontières de son groupe. « On a commencé à composer des mélodies contemporaines en valorisant ces instruments oubliés », raconte Jason.

Mais les projets de Jason et Niraj ont du mal à se concrétiser. Les allées et venues des différents membres au sein du groupe ralentissent son évolution. Niraj Shakya préfère voir ces rotations positivement : « L’identité de Night est la somme de toutes ces contributions ». Après quelques années à se chercher, le groupe trouve sa forme actuelle en 2012. « On a enregistré quelques chansons en studio quand on a commencé à se tenir plus confiants », poursuit Niraj. Ce n’est donc qu’en décembre 2014 que Night sort son premier album.

J’appréhendais un peu cette sortie. Il y a quelque chose d’assez mystique dans les concerts de Night et je me demandais si l’enregistrement studio n’allait pas enlever cette magie. Et bien pas du tout. En écoutant Ani Unaki Sangai Orali j’ai eu les mêmes frissons que lors de leurs concerts.

Que ce soit sur CD ou sur scène, les musiciens de Night confirment qu’ils connaissent effectivement leurs instruments. Vingt-quatre sont joués sur Ani Unaki Sangai Orali – dont certains ont été enregistrés pour la première fois en studio. Night rend ainsi hommage à la mosaïque musicale du Népal (que je connais trop mal).

Le groupe définit sa musique comme de la « new-school folk ». Effectivement, comparé aux rythmes abrutissants du « fusion-folk » qui animent tous les événements de Katmandou, Night apporte de la fraîcheur à la musique népalaise.

Mais Ani Unaki Sangai Orali, ce n’est pas que des instruments. La chanteuse et musicienne Sumnima Singh impressionne en changeant aisément des notes graves aux aigües. Et c’est un délice quand sa voix rencontre celle de Jason Kunwar sur les compositions brillamment arrangées.

Je ne comprends, malheureusement, pas grand-chose au népali, mais Niraj m’a traduit quelques passages. À travers leurs textes, les membres de Night veulent aussi rendre hommage aux villageois qu’ils ont rencontrés lors de leurs voyages à travers le pays. La chanson-titre (qui signifie « en montant et descendant les collines ») fait allusion à l’expérience quotidienne de certains Népalais qui parcourent les collines dans les endroits reculés. La courte, mais intense Sunko Jutta (« Les chaussures dorées ») fait référence à ces Népalais qui vont dans les pays du Golfe à la recherche d’un avenir meilleur, mais qui retournent au pays dans des boîtes – le clip illustre bien le thème de la chanson.

Ani Unaki Sangai Orali est un album rempli d’émotion. Même si je ne comprends pas les paroles, la mélancolique Tuina Ko Cha Hai Bhara remue mon petit cœur à chaque écoute. Mais comme un album ne peut être parfait, je trouve dommage que la basse ne soit pas plus présente dans ce new-school folk de Night.

Comme les explorations dans les régions éloignées du pays ont contribué à sa composition, Ani Ukali Sangai Orali est une agréable balade qui permet de découvrir de nouvelles sonorités du Népal.


Katmandou : pédaler dans le dal bhat

« Bicyle or die » annonce la sonnette de mon vélo. Je l’ai trouvée dans un magasin danois au Japon. Rien de plus normal. Mais la citation mériterait une recontextualisation pour les cyclistes de Katmandou.

"Bicycle or die" sur Pulchowk, Patan © S.H
« Bicycle or die » sur Pulchowk © S.H

Imaginez les pires clichés sur la circulation chaotique d’Asie. Les klaxons qui retentissent sans raison, les véhicules qui avancent de tous les côtés, les embouteillages monstrueux et la pollution. C’est ça, vous êtes à Katmandou. Après 16 mois au Népal, il m’est encore difficile de décrire ou de comprendre sa route. Il est intéressant de voir que, même s’ils sont les plus exposés aux accidents, les cyclistes (j’en fait partie) s’en sortent assez bien dans la cacophonie katmandaise.

Ici le roi est l’Atlas, le vélo indien « Superstrong ». À l’île Maurice, on l’appelle « bisiklet zadinié » parce que, s’ils n’ont pas une moto, tous les jardiniers de l’île utilisent ce vélo avec son guidon si reconnaissable. Donc le vélo du jardinier mauricien est, en fait, le vélo du Népalais lambda.

Avant l’arrivée massive des véhicules au Népal dans les années 1990, la bicyclette y a longtemps été associée à un statut social élevé. Mais aujourd’hui lié à la subsistance, le deux-roues non-motorisés n’a plus le même prestige. Il reste néanmoins un moyen de transport très utilisé pour différentes tâches, parfois les plus inattendues.

Dans certains endroits reculés du Népal, le vélo sert d’ambulance. Depuis qu’il est abordable à quasiment tous les porte-monnaies, on a remarqué une augmentation du nombre de filles dans les écoles rurales. Il participe aussi à l’indépendance économique des femmes du Terraï qui, grâce à leur vélo, peuvent accepter des emplois plus éloignés de leur domicile.

Malgré le nombre affolant de véhicules motorisés à Katmandou, le vélo y est aussi utilisé pour diverses courses. Mais, contrairement aux milieux ruraux du Népal, on voit très peu de dames cyclistes dans la capitale.

Environ 1000 bicyclettes partent quotidiennement du marché de Kalimati pour livrer fruits et légumes aux grossistes ou pour les vendre dans la rue – 40% du stock de Kalimati est expédié sur des vélos. L’Atlas sert aussi à livrer les bombonnes d’eau potable – une activité relativement lucrative dans un pays où l’eau du robinet n’est pas potable. Et plus de la moitié des bonbonnes de gaz sont acheminées dans les foyers par des cyclistes.

Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Livreur d'eau potable à Patan Dhoka, Patan © S.H
Livreur d’eau potable à Patan Dhoka © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H

Les « Superstrong » sont souvent adaptés pour transporter des charges plus importantes. Une plateforme sur deux roues est fixée sur le porte-bagage pour transporter barres de fer, sacs de riz ou matelas. Quelques soient ces cargaisons les plus improbables, les cyclistes affichent toujours une impassibilité remarquable dans la circulation étouffante de Katmandou.

Les éboueurs de certains quartiers de Katmandou sont aussi à vélo, remorquant des bacs déglingués et annonçant leur arrivée à l’aide d’un sifflet. Ces cyclistes ont adapté le système de freinage à leurs lourdes charges. Oubliez les freins à patins, une pression avec un bout de caoutchouc sur la roue avant fait mieux l’affaire. La bâche trouée qui recouvre les ordures permet à une partie de leur collecte de s’envoler dans une pitoyable chorégraphie aérienne.

Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H
Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H

Du livreur de fruits à l’éboueur, ces frêles cyclistes descendent toujours de leur Atlas sans dérailleur avant une ascension. Il y a parfois un gentil passant pour aider à pousser ces vélos surchargés.

L’Atlas ne permet pas de briller socialement sur la route, mais de plus en plus d’étrangers ou de Népalais aisés n’hésitent pas à enfourcher des Giant, Trek ou Commencal pour aller travailler. Et cette tendance pour le VTT utilitaire est assez logique. Face aux pénuries régulières de carburant et au système de transport en commun inefficace, la bicyclette est une alternative fiable et rapide pour sillonner les routes embouteillées de Katmandou. Peut-être que l’aspect écologique persuade aussi ? Le gros avantage du vélo c’est qu’il est le seul véhicule autorisé pendant les bandhs, ces grèves générales forcées.

Malgré le nombre grandissant de cyclistes dans Katmandou, la ville n’a pas l’air de s’adapter au vélo. Pourtant, en 2005 le gouvernement a annoncé la construction d’une piste cyclable de 44 km, après avoir signé la « Velo Mondial Charter and Action Plan for Bicycle-Friendly Communities ». Cette charte fournissait un ensemble de directives pour promouvoir la bicyclette comme une alternative efficace et respectueuse de l’environnement. Mais le projet n’a pas abouti.

En réaction à cette inertie, des cyclistes se regroupent pour faire pression sur les autorités. Kathmandu Cycle City 2020 (KCC), par exemple, a été créée en 2009 dans le but de promouvoir une culture des transports non-motorisés à Katmandou. Cette association, formée à la Kathmandu University, fait du lobbying auprès du gouvernement pour que la capitale devienne une ville cyclabe d’ici 2020.

Comme dans d’autres villes du monde, « Critical Mass » est le rendez-vous que donne KCC chaque dernier vendredi du mois. Entre 50 et 300 personnes sur différents moyens de transports non-motorisés (vélos, trottinettes, rollers, skate-boards) y participent. « Le but de notre premier rassemblement était de montrer aux autorités, qui pensaient que le vélo ne concernait qu’une partie négligeable de la population, qu’il y avait un nombre conséquent de cyclistes dans la capitale », m’expliquait Sailendra Dongol, membre actif de KCC.

Les Critical Mass ayant pris de l’importance, les départements du transport et des routes sont plus attentifs aux demandes de KCC et consultent l’association lorsqu’il y a des projets de constructions de routes dans la ville. Les membres KCC animent des ateliers dans le but de sensibiliser les politiciens aux problématiques des cyclistes. « Nous sommes reçus poliment et on constate qu’il y a d’énormes lacunes en termes de politique des transports », regrette Sailendra.

Départ d'un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC
Départ d’un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC

Le 31 octobre 2011, le biologiste Pralad Yonzon a été heurté par un camion à Balkhu, sur la Ring Road, alors qu’il pédalait de son bureau à son domicile. Il est mort deux semaines après l’accident. C’est tristement ironique parce que Yonzon était un cycliste passionné, qui militait pour que Katmandou devienne une ville cyclable. Son décès avait attiré l’attention sur les aménagements sécuritaires nécessaires pour les cyclistes.

Peu de choses ont changé depuis. Le gouvernement a fait construire deux pistes cyclables : une entre Tinkune et Maitighar (2,5km) et l’autre entre Kalimati et Balkhu (1,3km). Ça fait 3,8 sur les 44km prévus. Le plus ridicule est que ces pistes ne sont pas facilement accessibles, loin de là. Il faut descendre de son vélo, le porter sur quelques mètres pour atteindre la piste de Maitighar. « C’est l’interconnexion entre les pistes qui est un gros problème de sécurité routière », ajoute Sailendra Dongol.

Malgré tout, avec ses amis du KCC, il ne désespère pas. Ils reçoivent des soutiens ponctuels de personnalités qui peuvent faire le poids dans certaines décisions politiques. Leela Mani Paudyal, le Chief secretary écolo du gouvernement qui ose mettre les mains dans la rivière Bagmati dégueulasse est l’un d’entre eux. Il est lui-même cycliste et participe régulièrement au Critical Mass.

Ni militant écologique, ni passionné, pour moi le vélo reste le moyen de transport le moins cher et nettement plus efficace dans les embouteillages. Mais je n’irai pas jusqu’à dire, comme Sailendra Dongol : « je me sens bien quand je pédale à Katmandou ».

La poussière pique les yeux. Les klaxons intempestifs agressent. La conduite intuitive des automobilistes et des motocyclistes est anxiogène. Les piétons qui ne regardent pas avant de traverser sont exaspérants. Le mauvais état des routes demande une concentration permanente. Les jours de mousson, on a droit à une pélothérapie gratuite. Et malgré mon super masque qui bloque les particules fines, je sens l’effet de la pollution de l’air – dans l’Environmental Performance Index 2014 sur la qualité de l’air, le Népal est classé 177e sur 178 pays (l’île Maurice est première).

Pochoir d'un vélo avec des ailes de papillon à Kupondole © S.H
Pochoir à Kupondole © S.H

Pour toutes ces raisons, je doute que l’utilisation du vélo à Katmandou procure tous les bienfaits qui y sont habituellement associés. Au contraire, je me pose des questions sur son impact sur la santé physique, mais surtout mentale. Et je ne suis pas le seul. D’ailleurs, ceux qui voient la sonnette de mon vélo me demandent s’il ne faudrait pas y apporter une adaptation katmandaise : remplacer « or » par « and ».

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*  Le dal bhat étant le plat typique du Népal.


Katmandou, l’Holocauste et l’île Maurice

Il a fallu que je me retrouve à Katmandou pour qu’une rescapée de l’Holocauste me raconte l’histoire des détenus juifs de l’île Maurice.

Autant que je m’en souvienne, on n’a jamais commémoré l’Holocauste à l’île Maurice. Quelques-uns de mes enseignants en ont parlé, mais cette partie de l’histoire n’est pas enseignée dans les écoles mauriciennes. Il faudrait déjà qu’on commence avec l’histoire de notre propre pays. Pourtant, 30 000 de nos compatriotes avaient rejoint les forces armées de Sa Majesté pendant la Deuxième Guerre mondiale – l’île étant encore territoire britannique à l’époque.

Alors que le 27 janvier, beaucoup de pays organisaient des manifestations pour célébrer les 70 ans de la libération des camps d’Auschwitz, l’île Maurice restait muette. En tout cas, elle ne figurait pas sur la carte qui réunissait tous les événements dédiés à cet anniversaire. Remarquez, le Népal n’y apparaissait pas non plus. Et pourtant, on a commémoré l’Holocauste à Katmandou du 27 janvier au 4 février.

When words fail à l'Alliance française de Katmandou du 27 janvier au 4 février
When words fail à l’Alliance française de Katmandou du 27 janvier au 4 février

Pendant ces neuf jours, When words fail, une exposition des peintures de Sara Atzmon s’est tenue à l’Alliance française de Katmandou. Cette survivante de l’Holocauste a également témoigné de son expérience aux collégiens de Katmandou. Un employé de l’ambassade d’Israël à Katmandou me confirmait que c’est la première fois qu’un tel événement était organisé au Népal.

Sara Atzmon avait été envoyée aux camps de concentration de Bergen-Belsen à 10 ans et en est ressortie 6 mois plus tard. Ce n’est qu’à 55 ans qu’elle a commencé à exorciser ses souvenirs en peignant. C’est elle qui le dit : « Ce n’est pas de la peinture, c’est un cri du cœur ». Ses tableaux témoignent effectivement d’un certain tourment. Les cheminées et les rails – symboles lugubres de l’Holocauste – sont des éléments récurrents dans ses tableaux.

À 82 ans, Sara Atzmon continue de parcourir le monde pour « promouvoir la tolérance et la paix ». C’est un personnage intéressant qui, malgré son âge et le traumatisme qu’elle a vécu, a une certaine pêche. Au vernissage de son exposition à Katmandou, Sara Atzmon s’est assise au milieu de ses tableaux (et de la centaine de personnes qui étaient venues voir son exposition) pour répondre à mes questions.

Sara Atzmon à l'Alliance française de Kathmandu devant son tableau Hair © Cynthia Choo
Sara Atzmon à l’Alliance française de Katmandou devant sa peinture Hair © Cynthia Choo

Pendant les  quinze minutes de discussion, elle a toujours dit « chez vous » en pensant que j’étais Népalais. Jusqu’au moment où elle a demandé confirmation. J’ai répondu, Mauricien, elle s’est emballée et a saisi mon bras.

« Ma sœur a été envoyée dans ton pays en 1939 par les Britanniques ! », m’a-t-elle raconté. Je lui ai demandé si elle était bien sûre :
– L’île Maurice !?
– Oui, elle était avec d’autres juifs qui voulaient se réfugier en Palestine.
– Dans l’océan Indien ?
– C’est ça.
– La toute petite île ?
Elle a fait oui avec la tête en souriant. J’ai froncé un peu les sourcils et elle a répliqué « tu ne connais pas assez l’histoire de ton pays ». Ah, ça c’est sûr.

J’ai vérifié l’information. Sara Atzmon disait vrai – bien que je n’avais pas vraiment douté. Il y a eu plus de 1 500 juifs qui avaient déportés à l’île Maurice en 1940. Alors qu’ils tentaient d’entrer en Palestine pour fuir le régime nazi, les Britanniques qui y « exerçaient leur mandat » les ont redirigés vers l’île Maurice. Ces juifs sont repartis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 127 d’entre eux sont morts avant 1945 et ont été enterrés au cimetière de Saint-Martin, dans l’ouest de l’île.

Quand j’en ai parlé à un ami mauricien, il avait l’air bien au courant. Il m’a précisé que Nathacha Appanah évoque la présence de ces 1 500 juifs dans son livre Le dernier frère. Visiblement, je ne connais pas assez la littérature de mon pays non plus. J’ai aussi découvert que Michel Daëron a réalisé le documentaire La dérive de l’Atlantic dans lequel une ancienne réfugiée retourne à Maurice pour revoir l’endroit où elle avait séjourné pendant cinq ans.

Je ne vais pas faire du copier-coller, car pas mal d’informations sont disponibles sur Wikipedia ou ailleurs. Il y a aussi le témoignage d’un des anciens déportés qui raconte son arrivée à l’île Maurice.

Et dire que je passais devant le « cimetière juif » de Saint-Martin deux fois par jour. Je n’avais jamais cherché à savoir comment ils étaient arrivés là. Ça n’avait pas d’importance. Ils étaient arrivés dans l’île comme tant d’autres bien avant. Mais ce cimetière et toute l’histoire autour réduisent le fossé historique entre la Shoah et l’île Maurice. Rien que pour ça (et le fait que nos grands-parents aient combattu), on devrait convenablement expliquer ce qu’a été la deuxième guerre mondiale dans les écoles mauriciennes.

J’imagine mes amis qui en train de dire « mais enfin Stef, tu ne savais pas ça ? » C’est un peu ridicule, oui. Mais j’aime le fait d’avoir appris cette page de l’Histoire dans des circonstances improbables. Il a fallu que je sois à Katmandou où on commémorait l’Holocauste pour la première fois, pour rencontrer une ancienne détenue d’un camp de concentration, dont la sœur avait été envoyée dans mon pays pour comprendre pourquoi il y a ce « cimetière juif » à Saint-Martin.

Quand les mots flanchent vraiment
En voulant approfondir sur cette partie de notre histoire, j’ai retrouvé une information que j’avais oubliée : en 2009, Enrico Macias avait été interdit de concert à l’île Maurice pour avoir participé à un défilé pro-israélien. La même année, le gouvernement mauricien avait rompu ses relations avec Israël suite à « l’usage disproportionné de la force par Israël » à Gaza.

Je ne sais pas comment Sara Atzmon pourrait réagir en apprenant ces vieilles anecdotes. Elle a montré beaucoup de compassion quand on a parlé des 10 ans de guerre civile au Népal. « Je pense que tout peut-être résolu avec des négociations », a-t-elle commenté. Mais elle a été beaucoup plus surprenante lorsque nous avons abordé le conflit israélo-palestinien.

Moi : Vous défendez la tolérance et la paix ?
Sara : Oui.
Moi : Alors que pensez-vous de ce qui se passe en ce moment dans votre pays, Israël – le conflit avec la Palestine ?
Sara : C’est très triste. Nous avons des voisins très compliqués. Vous savez, beaucoup d’argent est envoyé à Gaza. Et que font-ils avec cet argent ? Ils achètent des armes pour les bombardements et ils ne font rien pour la population. Leur peuple reste pauvre, très pauvre. Parce que dans leurs maisons, ils gardent les armes et ils bombardent Israël. Nous devons riposter, nous n’avons pas le choix.
Moi : Vous pensez qu’il n’y a pas d’autre choix ?
Sara: Non. Si quelqu’un essaie de te tuer, qu’est-ce que tu ferais ? Tu essaierais de te protéger, non ?
Moi : Parce que, plus tôt vous me disiez que tout pouvait être résolu à travers des négociations. C’est pour ça que…
Sara : (Elle m’interrompt) Il n’y a pas de négociations. Ils veulent tuer. Ils tuent même leurs concitoyens – ceux qui ne sont pas d’accord avec le régime.
Moi : Ah oui ?
Sara : C’est très triste. Tous les pays arabes se battent tout le temps. Ils se battent entre eux. Regarde la Syrie, l’Irak. Maintenant les Egyptiens et les Jordaniens savent vers qui se tourner. On essaie tout le temps de les aider.
Moi : Hmmm…
Sara : Mais qu’est-ce qu’on devrait faire ? Riposter ou pas ?
Moi : Évidemment, là je vais vous dire qu’on devrait essayer de ne pas riposter, mais je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation et…
Sara : (Elle m’interrompt à nouveau) Si quelqu’un essaie de te tuer, tu ferais n’importe quoi.
Moi : Peut-être, mais je ne me suis jamais retrouvé dans une telle situation.
Sara : Oui, et bien tu devrais apprendre en regardant ce qui arrive aux autres. (Rires).

Lorsqu’elle a arrêté de rire, j’ai remercié Sara Atzmon pour m’avoir accordé ces quelques minutes.

Deux semaines après cet échange, je n’ai toujours pas compris le raisonnement de cette personne qui pense qu’on peut résoudre des conflits par le dialogue, sauf quand ça se passe chez elle. Je crois que je m’attendais trop à ce que Sara Atzmon me dise « la guerre c’est mal ». Que pouvais-je espérer d’autre d’une dame qui a vécu les pires atrocités et prétend promouvoir la paix ?

Néanmoins ma conversation avec Sara Atzmon a été très instructive. Entre autres choses, ça m’a prouvé que ce conflit est une pagaille incompréhensible. Surtout pour un Mauricien qui ne connaît pas son histoire et qui vit à Katmandou.


Qu’est-ce que j’en ai à foutre de la politique (mauricienne) ?

Ce mercredi 10 décembre 2014, pas moins de 936,975 Mauriciens étaient appelés aux urnes pour des élections législatives anticipées. Mais quel intérêt j’avais à suivre ce cirque depuis le Népal ?

En octobre 2010, j’étais de passage à l’île Maurice après six belles années d’études en France. Alors que je contemplais l’île aux Bénitiers depuis Chamarel, un ami m’apprenait que le gouvernement, fraîchement élu, avait évoqué l’instauration d’un salaire minimum. J’avais froncé les sourcils pour marteler (sur un ton exagérément militant, je l’avoue) qu’il était temps.

L'île aux Bénitiers vu de Chamarel © S.H
L’île aux Bénitiers, vu de Chamarel © S.H

Du haut de ses 185 cm, mon ami m’a dit avec condescendance : « ki to kozé ? To mem pa res Moris… »[1] C’était un peu vexant, mais il avait raison. Six années sans connaître la souffrance quotidienne des Mauriciens. Comment osais-je me permettre de m’intéresser à leur sort ? Six ans hors du pays et, à peine arrivé, je prévoyais déjà de repartir. Qu’est-ce que toutes ces promesses en l’air pouvaient bien me faire ?

Les élections législatives s’étaient tenues le 5 mai (tout un symbole : le jour de l’anniversaire de la mort de Sir Gaëtan Duval) de la même année. Je n’avais pas pu voter parce que je n’étais pas au pays au moment du scrutin. Non, les Mauriciens de l’étranger ne peuvent pas voter par procuration. Difficile de se sentir concerné avec un système pareil. Pourquoi donc m’intéresserais-je à la politique mauricienne, alors que je ne vis plus dans le pays depuis septembre 2004 ?

Plus tôt en 2010, j’ai vu l’indifférence de quelques amis français pour les élections régionales dans leur pays. J’ai alors insisté sur le fait que « le vote n’est pas seulement un droit, mais un devoir ». Je ne sais pas d’où m’était venu cet esprit civique. Mais j’étais (et je suis encore) un étranger en France. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire qu’ils ne votent pas pour leurs élections (régionales, qui plus est) ?

Deux ans plus tard, beaucoup de mes contacts mauriciens sur Facebook s’excitaient après l’élection d’Obama. Je n’ai jamais compris l’engouement pour ce monsieur qui n’allait avoir aucun impact sur le développement de l’île Maurice, alors que la plupart ne savaient même pas qui était leur propre président.

On m’a expliqué qu’Obama était un peu « le président du monde » et que le nôtre (qui s’appelle Kailash Purryag) ne faisait que ratifier des lois au Château du Réduit. C’est vrai, quelle importance de savoir qui est le président sans pouvoir d’un tout petit pays (le mien, en l’occurence) ?

Je vivais à Nosy Be à ce moment-là. La « crise » qui avait éclaté à Madagascar en février 2009 battait son plein. Le pays connaissait de nombreux problèmes : coupures d’électricité interminables, cherté et pénuries fréquentes de carburant, corruption, impunité. L’indifférence, voire la participation des politiciens dans cette pagaille m’exaspéraient. La tension montait graduellement et, dans le désespoir, quelques-uns ont commencé à faire n’importe quoi (je sais que l’incompétence des autorités n’est pas une excuse à la violence).

Mais je vivais sur une « île paradisiaque », je pouvais avoir des fruits de mer quand je le voulais et j’étais mieux payé que la plupart des locaux. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire de voir les dirigeants gâcher l’énorme potentiel de ce pays que j’adore ?

Grande régate de Nosy Be 2012 - c'est vrai que c'était un peu le paradis © S.H
Grande régate de Nosy Be 2012 – c’est vrai que c’était un peu le paradis © S.H

Aujourd’hui, je vis au Népal. La politique est un roman passionnant que les meilleurs scénaristes de Netflix n’oseraient imaginer. J’ai essayé de comprendre, mais c’est dur de tout suivre. 601 députés élus le 19 novembre 2013 ont pour mission d’écrire la nouvelle Constitution du pays. Ceux élus aux élections de 2008 après l’abolition de la monarchie avaient déjà eu cette tâche, mais n’avaient pas fait leur devoir. Le Parlement actuel a pour énième date butoir le 22 janvier pour rendre la nouvelle constitution. J’ai entendu dire qu’elle était plus ou moins écrite, mais qu’on discute maintenant du partage des pouvoirs entre les principaux partis.

Malgré ces prétendues disputes de cour de récréation au plus haut niveau de l’État, ça tourne relativement bien à Katmandou. Une génération de jeunes gens motivés n’attend plus rien des politiciens. Ils se bougent pour proposer un « changement positif ». Il y a beaucoup d’activités culturelles dans la capitale et le pays est photogénique. Alors, pourquoi me soucierais-je de savoir que le gouvernement népalais n’a toujours pas signé le « Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants » depuis 2000 ?

Vu magnifique sur l'Himalaya dans le cadre enchanteur de Makamana © O.B
Vue magnifique sur l’Himalaya dans le cadre enchanteur de Makamana – pourquoi se plaindre ? © O.B

Ce mercredi 10 décembre 2014, les Mauriciens sont allés élire leurs députés lors des élections législatives anticipées qui font suite à des parades nuptiales dignes d’une mauvaise telenovela.

En mai 2012, Paul Bérenger, leader du Mouvement militant mauricien (MMM) et de l’opposition s’était allié au Mouvement socialiste militant (MSM) de Sir Aneerod Jugnauth – un parti qui s’était tout juste retiré du gouvernement mené par le Parti travailliste (PTr) du Premier ministre, Navin Ramgoolam. Ces deux « mouvements militants » avaient gagné les législatives de 2000 ensemble. Dans les années 80, ce n’était d’ailleurs qu’un seul parti. Mais suite à des mésententes avec Bérenger, Jugnauth avait préféré créer son propre parti.

Finalement, le « requin » Bérenger a concrétisé une alliance avec Ramgoolam en milieu d’année – je passe sur les maintes tergiversations qui l’ont précédée. Le leader de l’opposition qui fait une alliance avec le Premier ministre, avouez que ce n’est pas banal. Les deux hommes avaient gagné les élections de 1995 avant que Bérenger ne se fasse virer parce que, dit-on, c’est un boulimique du travail qui fourre son nez dans tous les dossiers.

Notre cher Kailash Purryag a donc dissous l’assemblée le 6 octobre 2014 (il fait un peu plus que donner des autographes, en fait). Les élections législatives, initialement prévues pour 2015, devaient alors être organisées dans un délai maximal de 150 jours.

Entre-temps, le Parti mauricien social-démocrate (PMSD) de Xavier-Luc Duval (qui était aussi dans le gouvernement, mais qui s’est gentiment fait pousser dès l’arrivée du MMM) s’est allié au MSM pour aller aux élections sous le nom l’Alliance Lepep.

Ça vous donne la migraine ? Moi aussi. Mais on arrive à mieux comprendre ces étapes grâce à la bonne analyse de LSL Radio sur les enjeux de ces élections 2014.

Les dinosaures de la politique mauricienne monopolisent les médias, mais quand je lis des commentaires sur Facebook, je suis sûr d’une chose : le parti « d’extrême gauche », Rezistans ek Alternativ va gagner. Ça me rappelle 2007 quand je ne rencontrais que des gens « de gauche » en France. On connaît la suite. Pour les législatives 2014 de Maurice, il faudra attendre le vendredi 12 décembre. Mais je serai tenté de paraphraser cyniquement Fabrice Acquilina : « On ne vote pas avec des likes ».

De toute façon, de quoi je parle ? Je vis au Népal.

Je ne vais pas regretter que Rezistans ek Alternativ qui travaille assidument sur le terrain toute l’année ne donne que les raisons de ne pas voter pour les « partis traditionnels » au lieu de convaincre sur leur programme. Je ne vais pas m’offusquer parce que le candidat indépendant Percy Yip Tong (aussi atypique que brillant) a été interrompu lors d’un meeting alors qu’il avait les autorisations légales pour le tenir. Je ne vais pas prétendre que c’est anormal que sur 726 candidats, seulement 128 sont des dames – et combien de « jeunes » ?

Mais malgré mon indifférence forcée, j’admire sincèrement la verve de Gaël Étienne qui analyse la situation socio-politique de son pays depuis Grenoble – il s’était déjà fait remarquer avec sa lettre au Premier ministre après les inondations de mars 2013. Mais contrairement à lui, je n’ai plus envie d’entendre que « je ne suis point sur les terres mauriciennes ou que je n’ai pas cette connaissance infuse du terrain ».

J’ai arrêté de m’arracher les cheveux qui deviennent trop rares sur ma tête en lisant les aberrations de ces dirigeants qui ne me dirigent pas. La seule chose qui m’intéresse dans la politique à l’île Maurice aujourd’hui, c’est de voir les vidéos du Parti malin. Face à ce cirque, autant prendre un minimum de plaisir.

Peut-être qu’un jour, quand j’aurais décidé de me poser enfin dans mon cher pays, je saurais enfin ce que c’est de vivre (ou galérer) à Maurice. Peut-être qu’alors je rirais moins. Peut-être que c’est seulement là qu’on finira par croire que je me sens intimement concerné par ce qui s’y passe.

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[1] « De quoi tu parles ? Tu ne vis même pas à Maurice » en créole


#TaughtNotTrafficked : avant-première de « Sold » à Katmandou

Sold raconte lexpérience horrible dune adolescente népalaise à Calcutta. Alors que sa sortie officielle est prévue pour mars 2015, plus de 500 personnes ont eu le privilège d’assister à une avant-première du film au cinéma QFX Kumari de Katmandou, le mardi 18 novembre. J’en faisais partie.

« Si tu veux avoir l’Oscar de la meilleure photographie, il suffit de tourner un film au Népal », m’a dit Luke, un Australien en stage à Katmandou. Dès les premières images de Sold, je me suis dit que Luke avait raison. Mais je ne suis pas sûr que Jeffrey Brown ait fait ce film en convoitant une statuette d’orée (qu’il a déjà reçue en 1985 pour Molly’s Pilgrim).

Sold raconte l’histoire de Lakshmi, une népalaise de treize ans. Après avoir été amadouée par Bimla, elle accepte de partir de son village himalayen pour aller gagner de l’argent « en ville ». L’adolescente se retrouve, en fait, dans « la maison de la joie » à Calcutta, entourée d’autres filles plus âgées et dévergondées. Lakshmi est accueillie par Mumtaz, « la madame » qui a l’air généreuse et qui est ravie de constater que la jeune népalaise veut gagner de l’argent rapidement pour pouvoir payer un toit en tôle à ses parents (comme c’est touchant).

On est crispé dès que Lakshmi entre dans « la maison ». Alors que l’adolescente découvre son nouveau domicile en se demandant naïvement quel y sera son travail, on devine déjà toutes les atrocités qu’elle va endurer. Quand elle comprend enfin pourquoi elle a été emmenée à Calcutta, Lakshi se révolte mais n’arrivera pas à s’enfuir.

Entre temps, Sophia, une photographe américaine arrive à Calcutta pour travailler avec une ONG qui tente de sauver les enfants vendus. Un jour, alors qu’elle se promène près de la maison de la joie, Sophia voit Lakshmi derrière les barreaux de sa chambre et a le temps de la prendre en photo. Elle va remuer ciel et terre pour sauver cette adolescente qu’elle a aperçue pendant quelques secondes. Sophia pleure lorsqu’elle revoit la photo de Lakshmi sur son iPad – elle a l’âge de sa propre fille, évidemment.

C’est le moment où Jeffrey Brown a failli me perdre. Après les larmes et les violons, j’ai eu peur que ça ne tourne au classique impérialiste où l’occidental(e) vient sauver l’indigène qui ne peut s’en sortir autrement. Mais même si on n’a pas droit à un dénouement du niveau de The Usual Suspects, le scénario n’est pas aussi simple que ça. C’est surtout pour Lakshmi que les choses deviendront plus compliquées.

Dans un tel contexte, on pense spontanément à Slumdog Millionaire – Jeffrey Brown ne cache pas le fait de s’être inspiré du film de Danny Boyle. Mais Sold est plus tragique. Bien que la narration soit raisonnablement lente, le choc est assez brutal. L’atmosphère lugubre de la maison de la joie contraste violemment avec les images de l’Himalaya au début du film.

Sold révèle des acteurs impeccables. La meilleure est Sushmita Mukherjee, habituée à des films de Bollywood, parfaitement terrifiante dans le rôle de Mumtaz – j’ai eu du mal à la reconnaître lorsque je l’ai vue « en vrai » après la projection du film. Niyar Saikia, la jeune indienne qui interprète Lakshmi, est aussi épatante alors qu’elle s’aventure pour la première fois hors des petites productions assamaises.

Jeffrey Brown a mis dans Sold les petits ingrédients suffisants pour que je verse une larme. Je n’ai pas pleuré, mais j’ai été particulièrement dérangé. Sûrement parce que le film raconte l’histoire horrible d’une Népalaise de treize ans et que je vis actuellement au Népal. Ce qui est plus troublant c’est que, selon un rapport de Childreach Nepal, Lakshmi ne serait qu’une parmi les 12 000 enfants népalais qui sont vendus chaque année en Inde, au Bangladesh et dans les Émirats arabes unis.

La campagne #TaughtNotTrafficked a été lancée au Népal par Childreach lors de la projection du film Sold © Childreach Nepal
La campagne #TaughtNotTrafficked a été lancée au Népal par Childreach lors de la projection du film Sold au Kumari Hall de Katmandou © Childreach Nepal

C’est justement cette ONG qui était à l’initiative de cette projection spéciale pour lancer leur campagne Taught Not Trafficked au Népal. Après le film, une discussion a eu lieu avec la productrice Jane Charles, le réalisateur Jeffrey Brown, la photographe activiste et extrêmement talentueuse, Lisa Kristine (qui a inspiré le personnage de Sophia), Sunita Dunwar, une survivante du trafic d’enfants, Chandni Joshi, ancienne directrice régionale du programme UN Development Fund for Women (UNIFEM) et Tshering Lama, le directeur de Childreach Nepal.

Ce débat a rappelé que les trafics humains ne concernent pas uniquement les filles et la prostitution. On parle aussi d’esclavages modernes. Le ton était évidemment très solennel et les intervenants ne cachaient pas leur émotion. Sauf Sunita Dunwar, bizarrement. Cette Népalaise a vécu quasiment la même histoire que Lakshmi. Bien qu’un peu répétitive, son intervention (en népali, traduite par Tshering Lama) était très importante.

Au lieu de faire un témoignage poignant, Sunita a préféré éveiller les consciences : « oui, il faut contrôler nos frontières, mais il faut surtout sensibiliser les parents dans les villages du Népal, qui ne savent pas ce que vont devenir leurs enfants une fois qu’ils ont reçu l’argent ». Elle a également indiqué que la méthode la plus simple pour combattre tout trafic est l’éducation – si un enfant va à l’école jusqu’à ses 16 ans, on réduirait le risque de 80%.

De g. à d. : Jane Charles, Jeffrey Brown, Chandni Joshi, Lisa Kristine, Sunita Dunwar et Tshering Lama © Luke Pender
18 nov. 2014 au QFX Kumari de Katmandou – de g. à d. : Jane Charles, Jeffrey Brown, Chandni Joshi, Lisa Kristine, Sunita Dunwar et Tshering Lama © Luke Pender

C’est justement quand elle a répété cette phrase pour la troisième fois que j’ai pensé à ces enfants qui me servent le dal bhat dans les gargotes de Katmandou alors qu’ils devraient être à l’école. Jusque-là, j’étais confortablement assis dans ce fauteuil de cinéma en train de me dire « heureusement qu’il y a des associations qui bossent parce que le gouvernement ne fait rien ». En fait, je me suis rendu compte qu’on a tous une petite responsabilité.

Pour clore la discussion, Chandni Joshi a demandé à toutes les personnes présentes de se lever, de mettre la main sur le cœur et de promettre qu’ils ne seront jamais impliqués dans le trafic d’enfants. C’est à ce moment-là que le jeune homme à ma droite a pleuré. Après ce débat, les Miss Népal de 2002 à 2012 se sont prises en photo avec toute l’équipe du film en prenant des poses très glamours – de quoi dédramatiser la situation rapidement. Je sais très bien que si Emma Thompson (productrice exécutive du film) était là, j’aurais été parmi ces groupies.

J’ai profité de ce moment de relâchement pour demander au réalisateur pourquoi il n’avait pas choisi une Népalaise pour jouer le rôle de Lakshmi. Jeffrey Brown m’a expliqué qu’après des centaines de castings, il avait finalement trouvé « la Népalaise pour le rôle ». Mais la famille de la fille n’avait pas donné son accord pour qu’elle joue dans le film. Grâce à une famille un peu trop rigide, la carrière de Niyar Saikia va probablement décoller.

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Sold a été adapté du livre éponyme de Patrica McCormick. Le personnage de Sophia, interprété par Gillian Anderson, n’est pas dans cette version originale. Jeffrey Brown a voulu la rajouter en apprenant l’énorme travail de Lisa Kristine au Ghana, en Inde et au Népal.


Après Dashain vient la tempête

Katmandou se transforme un peu pour être plus calme et rieuse. Peu de gens savent vraiment ce qu’on célèbre, mais tout le monde en profite. C’est Dashain, « le Noël népalais ».

Sur la route, peu de voitures et de rares piétons. Dans l’air, pas de fumée noire et la vision des montagnes enneigées. Tous les commerces et surtout les administrations tournent au ralenti. Ce n’est pas un bandh. C’est Dashain (parfois orthographié « Dasain »).

Pour expliquer aux étrangers ce que représente cette fête dans leur pays, quelques Népalais la comparent à Noël. C’est la plus grande fête du pays où quasiment tout est fermé (même quelques journaux) pendant dix jours. Les Katmandais d’adoption rentrent dans leurs villages et villes d’origine pour fêter Dashain en famille. C’est aussi le moment où les expatriés profitent pour rentrer au pays. Et pour ceux qui n’ont pas pu prendre l’avion, il reste l’application Dashain Tihar Aayo qui propose de se réunir virtuellement.

Quasiment tous les Népalais, quelle que soit leur croyance, célèbrent cette fête hindoue. Beaucoup accueillent ces dix jours de repos bien mérités sans vraiment savoir ce que ça représente. Une amie bouddhiste m’expliquait que pour Dashain, elle fait aussi des offrandes aux divinités hindoues, un peu par automatisme : « Ma maman fait les puja à sa façon, je le fais à ma façon. Ça n’a pas d’importance ».

Ça n’a pas d’importance sauf quand on veut comprendre ce qu’est vraiment Dashain. J’ai posé la question à environ cinq personnes qui m’ont donné chacune leur version. Mais j’ai compris les grandes lignes : Dashain représente la victoire du bien sur le mal. C’est la victoire de la déesse Durga sur Mahishasura après dix jours de combat – « Dashain » signifiant « dix jours ».

Statue représentant Durga en train de mettre la misère à Mahishasura exposée lors d'une cérémonie à l'école  © S.H
Statue représentant Durga en train de mettre la misère à Mahishasura exposée lors du Shree Durga Puja à la Galaxy Public School © S.H

La fête commence à Shukla paksha (en sanskrit « shukla » signifie « blanc ») qui est la quinzaine lumineuse de la lune dans le calendrier hindou. Ceux qui la célèbrent réellement plantent des graines de jamara (l’orge) ce premier jour. Les pousses doivent germer dans l’obscurité. Elles devront être humides et avoir une apparence vert-jaunâtre lorsqu’on les coupera au dixième jour de Dashain. C’est le jour où l’on peut voir beaucoup d’hindous se promener en ville avec un tika rouge au front et quelques branches de jamara, fraîchement coupées, suspendues à leur oreille – une demande de bénédiction à Durga pour la prospérité. Les festivités de Dashain se terminent à purnima, la pleine lune.

Ce n’est ni l’anniversaire d’un garçon né dans de la paille, ni l’attente maladive d’un gros barbu qui va descendre par la cheminée, mais Dashain me rappelle beaucoup Noël, effectivement.

Deux semaines avant le début des festivités, tout commence à tourner au ralenti. On entre dans une phase de léthargie précoce et à chaque petit ennui administratif ou professionnel, le prétexte « c’est bientôt Dashain » est imparable. La plupart des grands magasins affichent les « Special Dashain SALES » qui seront maintenues jusqu’à Tihar. Les taxis réclameront un « bonus Dashain ». Dans les petits commerces où je suis habitué, je me permets de demander en souriant un « Dashain discount ». Il a toujours été accepté avec un grand sourire.

Dashain transforme un peu Katmandou qui devient un endroit plus agréable pour les piétons. Dans cette ambiance relativement calme, on entend la gaieté des habitants qui sont restés dans la capitale. Sur chaque place, il y a des rassemblements d’enfants et d’adultes avec une énorme bobine de ficelle dans les mains. Au-dessus de leurs têtes, des dizaines de cerfs-volants fabriqués avec des emballages plastiques récupérés tourbillonnent loin dans le ciel. D’autres montent sur leur toit pour lancer leurs jouets. Le but est de « couper » le cerf-volant d’un autre. Pour y arriver, le bout de ficelle juste en dessous du cerf-volant est enduit de verre pilé. Quand un cerf-volant est à terre, le vainqueur exulte, parfois sans savoir à qui appartient le cerf-volant qu’il vient de couper. Le vaincu court en riant à la boutique du coin pour en racheter un autre aérodyne à Rs 10.

Petits et grands font voler leur cerf-volant à Basantapur, Katmandou © S.H
Petits et grands font voler leur cerf-volant à Basantapur, Katmandou © S.H

J’ai tenté de faire voler un de ces cerfs-volants et j’ai galéré. Tellement que Bishal, mon voisin de 12 ans, est venu me donner quelques leçons. Après avoir lui aussi eu du mal à faire voler cet engin qui piquait trop à gauche, il me l’a rendu en disant « achète-toi un meilleur cerf-volant et je reviendrai demain ». De quoi me faire regagner un peu d’amour-propre.

Dashain, c’est aussi le moment où les balançoires en bambou apparaissent dans les coins de rue. Là aussi, on voit des enfants et des adultes qui sont là pour « montrer comment faire ». Mais une fois qu’ils ont atteint l’euphorie des oscillations, ils ont du mal à laisser leurs places aux plus jeunes.

Jhamsikhel, Lalitpur - Une balançoire éphémère installée pendant Dashain © S.H
Jhamsikhel, Lalitpur – Une balançoire éphémère installée pendant Dashain © S.H

La fin officielle de Dashain était le mardi 7, selon le calendrier Brikam Sambat. Tout le monde est retourné au travail en traînant les savates, avec une espèce de gueule de bois. On dirait les crises de foi d’après-Noël. Mais Katmandou a vraiment repris son activité chaotique ce lundi 13 octobre.

Avec un temps pareil, même les drapeaux de prière tibétains font la gueule © S.H
Avec un temps pareil, même les drapeaux de prière tibétains font la gueule © S.H

Les fumées noires sont de retour, les klaxons me défoncent les tympans. Et comme si que ça ne suffit pas pour nous rendre nostalgiques du Katmandou calme, depuis hier après-midi la capitale est sous le déluge et est frappée par de gros orages – les conséquences de Hudhud, le cyclone qui a tristement ravagé l’Andhra Pradesh en Inde.


Deux retours

Lectrices, lecteurs, internautes, internautes, public chéri mon amour[1],

Je vous demande pardon – spécialement aux cinq abonnés au Feedburner de ce blog. Je vous ai laissés pendant deux longs mois. Je suis le premier (et peut-être le seul) à en avoir souffert. Mais je suis de retour.

Pourtant, avec tout ce qui s’est passé ici, j’aurais pu vous raconter plein d’histoires.

Les dames habillées en sari rouge ont dansé dans les rues pour fêter Teej. La Kumari, haut perchée dans son chariot, a été transportée dans le vieux Katmandou à l’occasion d’Indra Jatra. Des comédiens népalais m’ont vraiment fait croire que j’étais en Louisiane en interprétant superbement bien In the red and brown water. Des artistes se sont réunis autour du noble projet Artists Unite pour récolter des fonds pour aider les victimes des récentes inondations au Népal. Des écrivains d’Asie du Sud ont animé des conférences intéressantes au Ncell Nepal Literature Festival. L’artiste anglaise, Jan Salter a exposé 206 portraits émouvants (les « Faces of Nepal » conçus entre 1968 et 2014) au Nepal Art Council. Les cerfs-volants sont sortis pour annoncer l’arrivée de Dasain.

Des cerfs-volants restés coincés dans les fils électriques à Basantapur © S.H
Des cerfs-volants coincés dans les fils électriques à Basantapur avant le début de Dasain © S.H

Deux, c’est aussi le nombre d’années qui se sont coulées depuis la publication de mon premier billet, le 26 septembre 2012 – d’ailleurs, il serait bon d’avoir quelques nouvelles de ces deux marins allemands. Entre-temps, il s’est aussi passé des choses. Il y a eu un départ de Madagascar, un interlude sénégalais, un départ pour le Népal et un interlude ivoirien. J’ai aussi fait un saut au Japon où le choc culturel (s’il y en a eu) n’était pas celui que j’appréhendais.

Le plus intéressant, c’est qu’il y a eu du nouveau sur Mondoblog également. Nous venons d’accueillir 100 nouveaux contributeurs sur la plateforme. J’ai été ravi de constater l’arrivée d’une Mauricienne, d’un Mauricien et d’une voisine du Sri Lanka. Je me sens moins seul (façon de parler). En tout cas, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire leurs premiers billets. Allez les découvrir.

Oui, il y avait tant de choses à mettre en lumière. Mais la paresse est une bien vilaine chose.

Heureusement, deux c’est aussi le nombre de semaines qu’il faudra attendre pour voir se réveiller Katmandou. Après Dasain, la capitale retrouvera sa circulation étourdissante (nuages noirs et klaxons), mais surtout, elle nous offrira un peu de nourriture pour l’âme. Jazzmandu nous fera dodeliner avec sa programmation conventionnelle (à deux exceptions près). Planet Nepal sera une grosse fête de musique, de cirque et d’art de rue pour nous sensibiliser aux enjeux environnementaux (si vous voulez soutenir l’Alliance française de Katmandou dans ce projet, n’hésitez pas à donner quelques euros). Enfin, Tihar bouclera les festivités à la mi-novembre, avant que nous replongions dans l’hiver népalais.

Je me prépare donc à raconter ces futurs événements. Et pour les choses vieilles de plus de deux mois, je me demande encore si ça a du sens de les relater ici – serait-ce utile ?

Au Nepal Literature Festival, l’auteure bangladaise Farah Ghuznavi m’a un peu décomplexé sur ce genre de questions. Elle a affirmé qu’elle est son premier public, qu’elle ne pense jamais aux lecteurs en écrivant. J’ai trouvé ça égoïste, mais ça a conforté mes envies de publier les vieux textes qui encombrent mon disque dur.

En même temps, écrire pour soi ou écrire pour être apprécié par un éventuel lectorat, les deux relèvent d’un certain narcissisme, non ? Il n’y a pas de doute, je suis vraiment le seul à avoir souffert de ces deux mois sans publication.

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[1] Permettez-moi d’emprunter la formule à Pierre Desproges.