Stéphane Huët

2014 : compte à rebours à Pokhara

Le 31 décembre, on est toujours en plein dans le 15th Street Festival de Pokhara. Retour sur l’échauffement, le match et les prolongations.

Notre soirée commence au restaurant Boomerang, très connu pour ses spectacles. Celui de ce 31 décembre représente différentes ethnies du Népal à travers leurs danses traditionnelles. Quand c’est au tour des Gurung, les danseuses tiennent le bout de leur jupe comme les danseuses de séga – mais les mouvements des bras, les pas, le rythme et les habits sont très différents. Toutes ces chorégraphies semblent raconter des histoires – souvent d’amour – mais on ne comprend rien aux paroles.
Pour permettre aux danseurs de changer de costumes, les musiciens nous gratifient d’interludes plaintifs où le tabla résonne trop fort. Tellement, qu’on est doublement content de voir réapparaître les danseuses et danseurs.

Ayant eu assez de danses traditionnelles, on se dirige vers le Club Amsterdam Café où l’on a vécu un grand moment rock deux jours plus tôt. Mais ce soir, le bar est très sélectif et les guitares électriques ont été remplacées par des rythmes techno. Alors on avance jusqu’au Monsoon qui n’a pas l’air très intéressant. Et en plus l’entrée est payante. Devant notre hésitation, l’homme à l’entrée propose quatre billets pour le prix de trois. Mais ça ne prend pas. Demi-tour vers le Rice Bowl Restaurant où un duo acoustique reprenait brillamment Bob Marley quelques minutes plus tôt. Pas très séduisant à l’intérieur : c’est plein à craquer comme un bus qui se dirige au nord du Fewa Tal (mais ça, c’est une autre histoire) et les musiciens font une pause.

31 déc. 2014 - soirée du Nouvel An au Paradise Café de Pokhara (Crédit : S.H)
31 déc. 2013 – soirée du Nouvel An au Paradise Café de Pokhara (Crédit : S.H)

La dernière étape est la bonne, mais pas sans embuche. L’ambiance du Paradise Café nous appelle même si le billet d’entrée + une bière offerte est à NRs1000. Comme je ne veux pas de bière, je négocie avec le videur qui confirme que je pourrai prendre une autre boisson au bar. Cool ! Mais le barman zélé ne veut pas en démordre. Normal, la San Miguel est partenaire de la soirée. Il chipote. Alors, comme un petit enfant pas content dans la cour de récréation qui va voir son professeur, je me dirige vers le videur : « mais vous m’aviez dit que je pourrais prendre une autre boisson ». En le disant, j’ai presque fait mon regard de cocker et retroussé ma lèvre inférieure. Je sais : c’est moi qui chipote. Mais le videur sympa [oxymore] demande au barman de m’accorder cette faveur. Et c’est comme ça que j’ai mon verre de Royal Stag.

Le ténébreux Shahrukh Khan est l'ambassadeur de la marque Royal Stag (Crédit : S.H)
Le ténébreux Shahrukh Khan est l’ambassadeur de la marque Royal Stag (Crédit : S.H)

Dans la cour du restaurant, un DJ est perché sur une scène et envoie de la dance, de la pop, du rock et des tubes de Bollywood. On passe d’AC/DC à Gangnam Style en passant par Calabria, Boney M et 740 Boys – de l’indémodable à la nostalgie, en passant par le has-been.
L’ambiance est bonne dans cette soirée qui correspond à mes fantasmes de la bourgeoisie népalaise. Le Black Label se mélange au Coca-Cola. Dans un coin, cinq filles lèvent le doigt au ciel à chaque gorgée de tequila – avec la lumière bleue tamisée qui les éclaire, ça fait très film américain. À cinq mètres de nous, un grand Népalais costaud complètement saoul se débat violemment alors que quatre personnes essaient de le calmer.
Un certain Mahesh s’approche de notre table pour nous inviter à suivre sa chorégraphie sur Badtameez Dil, extrait de la bande originale du film indien Yeh Jawaani Hai Deewani. Pas facile de bouger comme lui. Après nous avoir guidé, il me raconte qu’il travaille dans un bar à Los Angeles et qu’il est rentré pour fêter le Nouvel An en famille.

Après le compte à rebours, la soirée s’emballe et le barman a du mal à suivre. Un gin-tonic commandé et c’est une vodka-eau qui est servie. Aïe. Le grand costaud s’est endormi sur quatre chaises en rang. Les filles gardent le doigt levé en dansant.
Puis la soirée se termine brutalement et nous sommes les derniers à partir du Paradise Café. J’ai une énorme envie d’un sandwich comme ceux que dégustent Ted Mosby et Marshall Eriksen – après plus de deux ans – mais cette envie ne sera pas assouvie. Finalement, on se rabat sur le Meet Point Restaurant pour conclure ce réveillon. Depuis notre arrivée à Pokhara, j’ai été attiré par ce petit restaurant en face de notre hôtel. Tous les soirs, en rentrant de nos virées nocturnes, je voyais une ambiance séduisante – des Bideshi avec des Népalais tranquillement installés à la terrasse qui déborde sur la ruelle avec des foyers au milieu des tables pour réchauffer les clients. Il est 3h du matin et le gérant accepte de nous servir un poulet-frites pour nous requinquer après cette folle soirée. Autour de nous les uns articulent difficilement, les autres s’endorment.

Meet Point Restaurant : lieu de rencontres nocturnes à Pokhara (Crédit : S.H)
Meet Point Restaurant : lieu de rencontres nocturnes à Pokhara (Crédit : S.H)

Ayant commencé par l’authenticité soigné, en passant par l’ambiance locale aseptisée, voilà que nous terminons avec un after spontané. C’est une année qui commence bien.


Pokhara l’incomprise

Malgré toutes les médisances contre Pokhara, je suis allé en famille dans la deuxième plus grande ville du Népal pour assister au Street Festival. Bonnes musiques, sport, lever du soleil mystique et plaisir des papilles. Dommage pour ceux qui n’y iront jamais à cause des à priori.

Depuis le samedi 28 décembre, jour de notre arrivée à Pokhara, la ville est animée par la 15e édition de son Street Festival. Traduisant naïvement le nom de l’événement, je m’attends à un festival d’arts de rue.
La route qui longe la Fewa Tal[1] est piétonne pour l’occasion. Mais il y a très peu d’art. Trois ou quatre scènes sont perdues au milieu des étales des magasins et des tables de restaurants qui ont été prolongés jusqu’aux trottoirs. Tous diffusent leur musique et ce mashup n’est pas très harmonieux.

Ambiance sur la Baidam Road pendant le Street Festival (Crédit : S.H).
29 déc. 2013 à Pokhara – Ambiance sur la Baidam Road pendant le Street Festival (Crédit : S.H)

En fait, le festival a lieu dans un énorme parc et il faut payer NRs50[2] pour y entrer (NRs100 à partir de 18h). C’est une succession de concerts dans une fête foraine (grande roue, manège, jeux et restaurants). Lors de notre passage sur ce site, un groupe de rock fait danser tous les spectateurs. Même si le chanteur n’est pas très juste – surtout en reprenant de Sweet Child O’ Mine des Guns N’ Roses – les musiciens se débrouillent très bien et je sautille avec les autres membres du public.

Le lendemain, c’est la même cacophonie dans les rues de Pokhara. Mais ce soir, les commentaires footballistiques de Star Sports se mêlent au hip-hop népalais, aux chants traditionnels, à la techno et au rock.

Au fil de nos déambulations, on découvre le Club Amsterdam Café. Ce bar offre la meilleure animation du monde : rock et foot.

29 déc. 2013 - Rock et foot au Club Amsterdam Café de Pokhara. Le rêve.
29 déc. 2013 – Rock et foot au Club Amsterdam Café de Pokhara. Le rêve. (Crédit : SH)

Alors que deux groupes se succèdent pour reprendre Led Zeppelin, Nirvana, Deep Purple et Guns N’ Roses (apparemment, c’est un groupe très apprécié à Pokhara), le match Chelsea-Liverpool est projeté sur grand écran. Eto’o marque sur Another Brick in The Wall. L’ambiance monte considérablement quand un des groupes joue Sakara Nali du célèbre groupe de rock Nepathya, originaire de Pokhara.
Le balcon à l’étage donne au Club Amsterdam Café des allures de théâtre à l’italienne. Le tout s’apprécie avec un rhum Khukri. Qu’est-ce qu’on est bien à Pokhara.

La veille de la Saint-Sylvestre, ça devient très festif. Le Mount Kailash Resort souhaite déjà la bonne année avec un spectacle en plein air. On arrive quand un groupe de quatre danseurs se lance. On dirait le parfait clone népalais d’Alliage. Trois garçons peinent à exécuter la chorégraphie au fond de la scène. On le sent, le quatrième placé en avant prend ça très au sérieux : il ferme les yeux, mime les paroles de la chanson et, il faut l’admettre, bouge mieux que ses camarades qui ont l’air de s’en foutre complètement. On reste jusqu’à la performance d’une fille, habillée en sari, qui fait des pas de danse indienne sur un medley de chants traditionnels et Michael Jackson.

Le centre de Pokhara offre peu de divertissements dans la journée. Des sites intéressants autour de la ville sont accessibles en quelques coups de pédales. Rien que le trajet est une distraction. Dès que l’on sort du calme matinal (parce que la rue est exceptionnellement piétonne) de Lakeside, la Siddharta Rajmarg nous plonge dans une autre ambiance. Les gros camions, la fumée noire et épaisse des pots d’échappement et les klaxons nous rappellent ceux qui nous manquent le moins à Katmandou.

Au sud du lac, au niveau de Chhorepatan, se trouve le village tibétain de Tashi Ling. Ce camp de réfugiés est incroyablement calme. On peut aussi s’arrêter au monastère Shree Gaden Dargay Ling. Entre les deux, des petites échoppes qui proposent de l’artisanat tibétain est une étape pour les cars de touristes.

Camp de réfugiés tibétains de Tashi Ling : il est bon de rappeler que "Free Tibet" n'est pas qu'un slogan éphémère sorti à l'occasion des JO de Pékin (Crédit : S.H).
Camp de réfugiés tibétains de Tashi Ling : il est bon de me rappeler que « Free Tibet » n’est pas qu’un slogan éphémère sorti à l’occasion des JO de Pékin en 2008 (Crédit : S.H)
Camp de réfugiés tibétains de Tashi Ling : un temple bouddhiste entouré des maisons avec l'Annapurna en toile de fond (Crédit : S.H).
Camp de réfugiés tibétains de Tashi Ling : un temple bouddhiste entouré des maisons avec l’Annapurna en toile de fond (Crédit : S.H)
À l'intérieur du temple du monastère Shree Gaden Dargay Ling - je n'ai pas pu retenir le nom du garçon sur la photo (Crédit : S.H)
Je n’ai pas retenu le nom du garçon qui nous a ouvert le temple au monastère Shree Gaden Dargay Ling (Crédit : S.H)

C’est encore plus paisible au nord du lac. Les paysages défilent et sont très différents. Les parapentistes atterrissent, les hippies cherchent leur route, les buffles font la course, les paysans portent d’énormes bottes de paille sur le dos, les chevaux à côté des échassiers dans le marécage rappellent la Camargue, les élèves de l’école monastique Pal Ewam Namgyal jouent au basket-ball, des bus remplis (certains passagers s’accrochent de l’extérieur) s’enfoncent plus loin dans le village.
On a alors une toute autre facette de Pokhara et du Népal en général. C’est très agréable.

Paysans transportant des bottes de paille dans le marécage de Khapaudi, au nord du Lac Phewa (Crédit : S.H)
Des paysans transportant des bottes de paille dans le village de Khapaudi, au nord du Lac Phewa (Crédit : S.H)
Cour de récréation de l'école monastique de Pal Ewam Namgyal Pokhara (Crédit : S.H).
Cour de récréation de l’école monastique de Pal Ewam Namgyal Pokhara (Crédit : S.H).

Quand on est à Pokhara, autant en profiter pour monter à Sarangkot et admirer le lever du soleil. Le Lonely Planet parle d’expérience « mystique ». C’est tout à fait ça. Les premières lueurs éclairent progressivement l’immense Annapurna et ce n’est que trente minutes plus tard qu’on peut voir les courbes du soleil apparaître. Le fait d’entendre plusieurs langues autour de moi amplifie le caractère mystique de cette expérience. Des dizaines de touristes (Japonais, Français, Américains, Chinois, Allemands et Népalais) sont là pour assister à ce spectacle.

Sarangkot : à gauche, les premières lueurs sur l'Annapurna (Crédit : O.B)
6h30 à Sarangkot : à gauche, les premières lueurs sur l’Annapurna (Crédit : O.B)
7h00 à Sarangkot : à droite, les premières courbes du soleil apparaissent derrière l'horizon (Crédit : S.H).
7h00 à Sarangkot : à droite, les premières courbes du soleil apparaissent derrière l’horizon (Crédit : S.H).

Après les virées à vélo, il c’est plaisant de retrouver l’ambiance festive de Pokhara. De temps en temps des Népalais défilent en habits traditionnels et faisant retentir leurs instruments. Quelques rares groupes proposent un spectacle sur une des scènes de la rue.

Et quand on en a assez de tout ce brouhaha, on peut aller se détendre au bord du lac. Contempler la valse des barques multicolores. Convoiter la Pagode de la Paix dont on voit la tête en haut d’une colline. Discuter avec les vieilles et adorables Tibétaines qui essaient de nous vendre leurs bracelets.

Pokhara, le bord du Lac Phewa et la Pagode de la Paix en haut à gauche sur la colline (Crédit : S.H).
Pokhara, le bord du Lac Phewa : le toit blanc de la Pagode de la Paix en haut à gauche sur la colline (Crédit : S.H).

Ou tout simplement, prendre en verre et bronzer. Oui ! Parce que, même si les nuits d’hiver sont très fraiches, dans la journée le soleil tape et la température peut monter à 23°.
Ce pays est magique.



[1] Le lac Phewa. « Tal » veut dire « lac » en népali.
[2] 1€ ≈ 135 roupies népalaises ≈ 41 roupies mauriciennes


Amende douce

J’étais parti pour payer une facture d’électricité. Me voilà embarqué dans des péripéties pour payer une contravention pour stationnement interdit.

Ce mercredi, j’ai repéré où se trouve la Nepal Electricity Authority sur Durbar Marg[1] pour payer ma première facture d’électricité au Népal. J’y suis arrivé à 15h45, alors que les bureaux ferment à 15h. Ce jeudi donc, je sors tôt pour y être à l’ouverture des portes. Comme je suis un peu en avance, j’entre sur la New Road, le paradis des nouvelles technologies à Katmandou, pas loin de Durbar Marg.

New Road, Naya Sadak, Katmandou, Nepal
La New Road (Naya Sadak en néplai) de Katmandou n’a plus aucun secret pour moi (capture d’écran Google Maps)

Comme la Nepal Electricity Authority, beaucoup de magasins ouvrent à 10h. Alors je gare le scooter sur le trottoir, juste derrière une voiture, devant un horloger encore fermé. Tout le monde se parque n’importe où ici, surtout les deux roues.
Sans m’en rendre compte, je m’attarde sur des articles dont je n’ai absolument pas besoin. Le temps passe et je me rappelle qu’il y a cette facture à payer.

De retour à ma place de parking, le rideau métallique de l’horloger est levé et mon scooter a disparu. Horreur. Je pense au vol et à la fourrière, en espérant que ce soit simplement le commerçant qui l’a déplacé pour ne pas gêner l’accès sa boutique. Je lui demande s’il a vu quelqu’un toucher à mon scooter. Le monsieur lève la tête avec impassibilité, les paupières mis closes : « oui, c’est la police ».

Bien qu’on m’ait prévenu sur le comportement de certains policiers de Katmandou, je ne sais pas à quoi m’attendre. J’oublie tout et décide de rentrer dans l’arène pour faire ma propre expérience. Je suis tout excité.

Au poste de police, on me dirige vers une minuscule cabine qui contient une petite armoire, un petit bureau, une chaise et le policier qui va avec – appelons-le Raj. Il m’invite à m’asseoir.
« Vous avez enfreint la loi. Vous aurez une amande de Rs200 à payer. C’est OK ? » On dirait les « comment on fait ? » des policiers de Nosy Be quand ils surprennent quelqu’un qui a transgressé le précieux code de la route malgache.
C’est OK pour moi, je vais payer l’amende car je n’ai pas envie d’avoir recours à une alternative peu légale. Il essaie encore :
« Je vais vous donner un reçu, vous aurez à aller à notre banque, payer là-bas. Ils vont vous donner un autre reçu que vous allez me donner pour pouvoir récupérer votre scooter. C’est OK pour vous ?
– Écoutez, j’ai déjà enfreint la loi une fois. Je ne vais pas aggraver mon cas. Je vais donc faire ce que vous me dites pour que je puisse récupérer mon scooter », dis-je, imperturbable.
Il y un civil qui entre dans la cabine. La bouche cachée dans son écharpe, il marmonne quelques mots en népali à Raj. Celui-ci reprend dans ma direction :
– Est-ce que vous parlez népalais ?
– Non mais, ma koshish siknu[2].
Il fait une moue, se frotte la tête et inspire bruyamment entre les dents d’un air de dire « c’est embêtant pour vous ». J’ai décidé que rien ne sera embêtant pour moi. Je suis prêt à perdre une journée pour faire les choses dans les règles et m’assurer que un paisa (le centime népalais) n’ira pas dans sa poche. Essaie toujours mon gars, j’ai une patience en béton !

Un autre policier rentre dans la cabine – on y est coincés maintenant – pour dire que son walkie-talkie ne fonctionne pas (enfin, c’est ce que je devine par la situation). Raj m’oublie. Il prend l’appareil, enlève la batterie pour noter le numéro de série. Il essaie de le démonter, mais n’y arrive pas. Il prend un autre papier où il écrit à nouveau le numéro de série. Il montre les chiffres à son collègue pour être bien sûr de ne faire d’erreur en copiant le numéro. Il en fait une, il prend son Blanco, mais comme ça fait une vilaine tache, il prend un nouveau papier et recommence.
Du coup, je me dis que le béton ça peut quand même être fragile.

Une fois le manège des outils défectueux terminé, Raj me regarde et dit « Oh ! » comme s’il avait oublié ma présence.
« Je viens de me souvenir que vous pouvez payer directement ici.
– Vraiment ?
– Oui, je fais ça pour vous aider, ce sera plus simple pour vous.
– C’est tellement gentil de votre part ».

Il prend son carnet, rempli une feuille avec des informations que je devine sont la date, l’infraction, le type de véhicule. Il y écrit mon prénom en l’alphabet népali – c’est très joli – et je signe.
Quand je lui donne les Rs200, il les glisse rapidement sous son carnet et un autre policier assez âgé – appelons-le Sunil – rentre dans la cabine.
Raj me dit « C’est OK, vous pouvez y aller ». Un peu étonné et surtout avec l’envie de narguer, je demande un reçu, parce que ses collègues ne vont pas me laisser sortir comme ça sans la preuve que j’ai payé l’amende. Petit fougueux que je suis !
Il y a comme un malaise. Raj et Sunil se parlent en népali. Ce dernier me demande de me lever, s’assoie à ma place et remplit un coupon qu’il me tend, accompagné du papier que j’ai signé et mes Rs200 : « allez à la Global IME Bank pour payer l’amende. Ils vous donneront un reçu que vous présenterez pour pouvoir récupérer votre scooter ».
La lutte contre la corruption vaut bien la perte de quelques minutes de plus dans cette journée déjà bousillée.

Le fameux deuxième coupon qui allait me faire découvrir la New Road en profondeur (crédit : SH)
Grâce à ma témérité, c’est ce deuxième coupon qui va me permettre de découvrir la New Road en profondeur (crédit : SH)

Selon les indications de mes amis policiers, en sortant du commissariat il faut tourner à droite (en direction du rond-point Juddha Salik) pour rejoindre leur banque. Par prudence, je demande confirmation à un commerçant. Il m’indique que la Global IME Bank est dans l’autre sens, vers Kanti Path. Après quelques bonnes minutes dans cette direction, je demande à trois garçons assis sur les marches de la Kesha Plaza si la Global IME Bank est loin. « Non, mais vous n’êtes pas dans la bonne direction, il faut aller vers Juddha Salik », me répond l’un d’eux. OK, pense à la lutte contre corruption Stéphane. Je reprends la direction que m’ont indiquée les policiers. J’arrive dans une rue où il y a plusieurs banques, mais pas celle que je cherche. J’aime beaucoup parler aux gens dans la rue, mais là je préfère me faire aider par Google Maps sur mon téléphone XOLO (marque indienne, ultra performante).

L'agence Global IME Bank de la New Road, Katmandou (crédit : SH)
L’agence Global IME Bank de la New Road, Katmandou (crédit : SH)

Bien que cachée derrière des files électriques qui pendent, la Global IME Bank est pile à l’endroit indiqué par Google Maps.
Mais je me sens mal en m’approchant de l’entrée de la banque. Comme si je sais ce qui m’attend. Quand j’ouvre la porte, un agent de sécurité me sonde avec son détecteur de métaux dans une salle bondée. Je prends un ticket. J’ai le numéro 166 et c’est au tour du 120. C’est pour la lutte contre la corruption, Stéphane.
Heureusement, le temps passe vite et les bips du panneau qui affiche les numéros de ticket s’affolent. Le 165 était trop dissipé, il ne s’est pas levé au bon moment. On appelle donc le 166, c’est moi ! Après une bonne minute au comptoir, le 165 me bouscule un peu et passe sa tête entre le guichetier et moi. Je fais tourner ma bétonneuse – il ne faut pas que cette personne paie pour tous les supplices que je m’inflige depuis une heure. « Excusez-moi, il traite ma demande » lui dis-je avec un sourire forcé.

Et puis les choses vont vite. Je récupère mon scooter et au point où j’en suis, je décide de tester les limites de ma patience. Je vais finalement à la Nepal Electricity Authority pour payer cette facture. L’homme au guichet n’arrive pas à lire mon numéro client – effectivement, l’encre s’est un peu effacée. Il m’emmène dans le bureau du directeur – férocement gardé – pour trouver une solution.

Bureau de la Nepal Electricity Authority de Durbar Marg - 28 novembre 2013 (crédit : SH)
Le dernier rempart avant le bureau directeur de la Nepal Electricity Authority de Durbar Marg – 28 novembre 2013 (crédit : SH)

Quand j’explique à Monsieur le Directeur où j’habite, il me dit « aaah… mais vous n’êtes pas au bon endroit. Il faut aller à notre bureau de Pulchowk, Lalitpur. Mais faites vite, sinon vous allez avoir une amende pour retard de paiement ».
OK. J’irai payer la facture à Pulchowk un autre jour. Mais là tout de suite, j’exige une médaille pour récompenser mon combat contre la corruption.



[1] « Marg » veut dire « route » en népali
[2] Ce qui, selon moi, veut dire « j’essaie d’apprendre » en népali.


Le scoop était presque parfait

Attroupement et circulation arrêtée sur la Ring Road ce vendredi 15 novembre. On a signalé la présence d’une bombe artisanale. Plus de bruit que de mal.

C’est une matinée qui commence comme toutes les autres depuis mon arrivée au Népal. La veille, des dizaines de personnes défilaient dans les rues de Katmandou à l’occasion de la Journée Mondiale du Diabète. Ce 15 novembre, il y en a autant qui brandissent des drapeaux avec le marteau et la faucille (impossible de savoir de quelle branche communiste il s’agit). Ils et elles manifestent pacifiquement, criant des slogans et interrompant la circulation à la jonction de Tripura Marg, Thapathali Road et Kupondole Road – la sortie de la capitale, en direction de Lalitpur. Le cortège avance vers le quartier de Tripureshwor. Les véhicules peuvent redémarrer.

15 novembre 2013 - manifestation de militants communistes circulation à la jonction de Tripura Marg, Thapathali Road et Kupondole Road (Crédit : SH)
15 novembre 2013 – manifestation de militants communistes interrompant la circulation à la jonction de Tripura Marg, Thapathali Road et Kupondole Road, entre Katmandou et Lalitpur (Crédit : SH)

Quelques minutes plus tard, c’est la Ring Road qui est bloquée au niveau de la Naya Bato à Lalitpur. Vraiment bloquée cette fois. Plusieurs motocyclettes et voitures sont garées en désordre et deux rangées de personnes – une au nord, une au sud – laissent cette route vide sur environ 300 mètres.

15 novembre - plusieurs dizaines de personnes observent l'opération de désamorçage sur la Ring Road (Crédit : SH)
15 novembre – plusieurs dizaines de personnes observent l’opération de désamorçage à Lalitpur sur la Ring Road (Crédit : SH)

On me dit qu’une « socket bomb » est en train d’être désamorcée. Socket ? Là, mon traducteur intégré a du mal. La personne qui m’a donné l’info sourit et traduit en népali. Malgré les quelques surnoms tendancieux qui m’ont été donnés pendant mes études universitaires à cause de ma pilosité faciale, je ne connais rien en explosif. Ni en français, ni en anglais et encore moins en népali.
Au sud de la route, environ 200 personnes observent. Le chauffeur d’un bus marqué « Tourist » fait demi-tour alors que ses passagers prennent des photos de l’opération.

Ça y est, j’ai un scoop. Je me vois déjà en train de faire un direct pour la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC), être publié par Le Matinal. Mon H2 enregistre, je prends des photos et je pose des questions. Mais les policiers ne sont pas bavards. Quand j’essaie de lire son grade et son nom inscrits sur sa chemise, l’un d’eux pivote un peu pour cacher son badge. Il me donne son prénom : Kumar. Il répond à chacune de mes questions en commençant par « OK ».
La police aurait reçu un appel à 9h50 pour signaler la présence d’un objet non-identifié sur la route. Une première a été désamorcée plus tôt et ils sont en train de s’occuper de la seconde. Mais il me rassure : c’est une petite bombe artisanale.
On est interrompu. Deux agents de l’Armed Police Force (APF), treillis, casques, mitraillette sous le bras et sifflet à la bouche font signe de reculer. Et dix secondes plus tard, boom.

Même si elle surprend, ce n’est pas une grosse détonation. D’ailleurs, je ne sens, ni ne vois aucune émotion chez les badauds. La plupart reste immobile et quelques-uns retournent à leur véhicule. « O-Kaaaayy ». Je commence ma réflexion comme Kumar, une nonchalante incertitude en plus. Justement, Kumar qui est toujours près de moi m’affirme que c’était une « explosion sûre et contrôlée ».

Les agents de l'Armed Police Force après avoir désamorcé la "socket bomb"
Les agents de l’Armed Police Force (APF) après avoir désamorcé la « socket bomb » de Lalitpur sur la Ring Road le 15 novembre 2013 (Crédit : SH)

L’équipe de désamorçage reste encore quelques minutes là où l’objet non-identifié a explosé. Lorsque les trois agents reviennent à leur voiture, leurs collègues font signe que la route est rouverte. Pas d’applaudissement, pas même un soupir de soulagement dans l’assistance, la circulation sur la Ring Road reprend immédiatement comme un jour normal (alors que le bandh sur les transports est toujours d’actualité).

Après la tension de l'opération de l'APF, une minuscule petite minute aura suffit pour que la circulation reprenne normalement sur la Ring Road (crédit : SH)
Après la tension de l’opération de l’APF, une minuscule petite minute aura suffit pour que la circulation anarchique reprenne normalement sur la Ring Road (crédit : SH)

Je croyais avoir une information brûlante, mais ce genre de petit incident a déjà eu lieu ces derniers jours. Et il paraît que les opposants aux prochaines élections continueront de manifester leur désaccord avant le scrutin.
Finalement, je préfère que ce soit un incident « contrôlé » qu’un scoop éclatant. Oui, mais qui ça intéresse de savoir qu’une bombe artisanale a été désamorcée au Népal ?


Népal : Bandh à part

Comme en France, le lundi 11 novembre était chômé au Népal. Mais on ne commémorait pas la Première Guerre mondiale. Deux jours plus tard, certains commerces sont encore fermés. Et ce n’est pas une autre fête religieuse. C’est une grève imposée par le Communist Party of Nepal-Maoist.

On m’avait prévenu : « Les routes seront bloquées, les commerces fermés, interdiction de circuler, interdiction de travailler ». Un ton alarmant pour décrire le bandh ou banda – qui veut dire « fermé » en népali.
J’ai compris que le bandh, c’est un peu une institution au Népal. Quelque chose qui n’existe qu’ici – et en Inde où, bien qu’interdits par la Cour suprême depuis 1998, certains partis politiques en organisent toujours – et qui aurait commencé dans les années 90 avec l’instauration de la monarchie parlementaire. Il existe même un site Internet qui répertorie les dates, les raisons et les instigateurs des bandhs.

Ces « grèves générales forcées » sont organisées par les partis politiques pour exprimer un désaccord. Lorsqu’elles sont annoncées, il est strictement interdit de travailler et de se déplacer en véhicule motorisé. Il paraît que les membres des partis qui déclarent un bandh sont postés dans les rues pour s’assurer que l’ordre est respecté. Dans le cas contraire, on le rappelle aux impertinents à coups de pierres, matraque ou en brulant leurs véhicules.

En cette mi-novembre 2013, c’est le Communist Party of Nepal-Maoist (CPN-M), à la tête d’une alliance de trente-trois partis qui impose dix jours de grève pour protester contre la tenue des élections législatives qui doivent avoir lieu le 19 novembre. Cette faction radicale des communistes (il existe plusieurs partis communistes [ENG] au Népal) dirigée par Mohan Baidya estime que les prochaines élections sont « anticonstitutionnelles » et demande un débouché politique par la formation d’un gouvernement de consensus après une simple table ronde.
– « Donc un parti peut imposer une grève comme ça, qui empêche tout le monde de circuler et réagir avec violence, sans que le gouvernement n’intervienne ?
– Euh… Oui ».
Je ne sais pas si l’hésitation de mon interlocuteur est provoquée par ma question qu’il jugerait bête ou par la gêne de cette situation tellement particulière.

11 novembre - Ring Road au niveau de Dhobighat, Lalitpur, déserte à 9h un lundi matin
11 novembre 2013,  – Ring Road au niveau de Dhobighat, Lalitpur, déserte à 9 heures. (Crédit : SH)

Alors ce lundi 11 novembre, je sors sur la pointe des pieds. J’observe, j’écoute. Première surprise : dans une petite rue de Dhobighat, à l’ouest de Lalitpur, les menuisiers et les mécaniciens travaillent, les boutiques sont ouvertes et quelques rares motocyclistes défient le bandh. Ce n’est donc pas si fermé que ça.
Deuxième surprise : à 9 heures, la Ring Road est déserte. Quelques piétons et très peu de ces effrontés en deux roues motorisées y circulent. Ambiance bizarre pour un lundi matin sur cette route qui fait le tour de Katmandou et Lalitpur – « le périph’ » comme la surnomme affectueusement un résident français qui la parcoure avec sa « bécane ».

J’apprends dans l’édition du lundi 11 novembre 2013 du Kathmandu Post que le CPN-M est revenu sur sa décision au cours d’un meeting qui s’est tenu la veille. « Les dix jours de grève ont été raccourcis à un jour (lundi 11 novembre). À partir du mardi 12 novembre, le parti ne va pas obliger les bureaux et commerces à fermer, mais la grève des transports est maintenue pour les dix jours », peut-on lire en Une.
Un autre article du quotidien anglophone rapporte que le gouvernement a déployé un dispositif de sécurité particulier. Il ordonne tout simplement d’arrêter tous ceux qui forceraient la grève ou qui bloqueraient les routes. Ah… quand même.

Effectivement, plusieurs policiers sont postés à chaque carrefour des grands axes. Casque, matraque, gilet pare-balles, bouclier et mitraillette, tout l’attirail nécessaire pour dissuader les maoïstes ou pour impressionner un jeune bideshi[1].

En haut : policiers postés sur la Ring Road le 11 novembre / En bas : policiers postés sur Pulchowk au niveau de Namaste Supermarket le 12 novembre (Crédits : SH)
En haut : policiers postés sur la Ring Road le 11 novembre / En bas : policiers postés sur Pulchowk au niveau de Namaste Supermarket le 12 novembre (Crédits : SH)

En milieu de journée, de plus en plus de véhicules s’aventurent sur les routes de Katmandou. Un peu parce que les automobilistes se sentent en sécurité grâce à la présence des forces de l’ordre et beaucoup parce qu’ils en ont ras-le-bol de ces bandhs. Des groupes de jeunes défient ouvertement l’ordre de grève : ils défilent sur la New Road, debout sur les capots des voitures en agitant le drapeau népalais.
De l’avis de Nevaraj, un marchand de journaux, c’est un bandh pas comme les autres. « Il y a quand même des personnes qui circulent à moto ou en voiture et les commerces sont ouverts. C’est moins respecté que les bandhs précédents ». Un Français qui vit à Katmandou depuis quinze ans – il en a connu des bandhs – constate également que les Népalais sortent plus que lors des grèves dont il a été témoin : « Ils en ont marre de ne pas pouvoir travailler. C’est un manque à gagner énorme pour eux ». Effectivement, Siam, un chauffeur de taxi de la capitale estime qu’il ne peut pas se permettre de ne pas travailler autant de jour. « Mais les maoïstes sont moins sévères ici. On peut rouler dans Katmandou », me dit-il pensif, comme pour se persuader lui-même.

Ce qui est bien avec le bandh c'est qu'il y a moins de circulation, donc moins de pollution et plus de visibilité sur l'Himalaya (Crédit : SH)
Ce qui est bien avec le bandh c’est qu’il y a moins de circulation, donc moins de pollution et plus de visibilité sur l’Himalaya (Crédit : SH)

Néanmoins, l’édition du mardi 12 novembre 2013 du Kathmandu Post rapporte que cinquante arrestations ont lieu la veille – des interpellations suite à des incendies volontaires, des véhicules vandalisés, des tires ou encore la découverte de bombes artisanales. Pire : selon son édition du mercredi 13 novembre, Ashish Lama, un garçon de quatre ans aurait été blessé à cause d’un cocktail Molotov qui a explosé sur le bus dans lequel il se trouvait dans le quartier de Kumaripati à Lalitpur.
Déjà avant ces incidents liés au bandh, le quotidien My Republica relate depuis quelques jours que la logistique pré-électorale est perturbée : du matériel a été détruit et les voitures de certains candidats en campagne ont été incendiées.

L’histoire politique du Népal est alambiquée. Pleine de rebondissements et marquée par une guerre civile qui a secoué le pays pendant dix ans causant la mort de milliers de personnes. Depuis la fin de cette guérilla en 2006, c’est la deuxième fois que doivent se tenir des élections législatives. En 2008, un Parlement a été élu ayant pour mission de rédiger une nouvelle constitution. En vain.
Ces prochaines élections ont déjà été repoussées à deux reprises : d’abord fixées pour le 22 novembre 2012, elles ont été reportées au 21 juin 2013 pour finalement être repoussées au 19 novembre 2013.

Le bandh imposé par le Communist Party of Nepal-Maoist est supposé durer du 11 au 20 novembre : dix jours sans travail. Le gouvernement vient d’annoncer quatre jours fériés – du 17 au 20 novembre pour la tenue des élections.


[1] étranger


Tihar : pour la prospérité d’une nouvelle année

Deuxième fête la plus importante au Népal, Tihar a été célébré du 1er au 5 novembre 2013 avec pétards, chants traditionnels et guirlandes lumineuses. Les descriptions sur cette fête peuvent varier selon les guides touristiques et les Népalais eux-mêmes. Voici l’expérience d’un Bideshi.

Treizième jour de la lune décroissante en octobre. Quelques habitants de la vallée de Katmandou bouillonnent ce vendredi 1er novembre 2013. C’est le début de Tihar. Le pays s’apprête à célébrer, entre autres, Laxmi, la déesse de la richesse et de la prospérité pendant cinq jours – pas très long à comparer aux quinze jours du Dashain.
Dès le premier jour de fête, des guirlandes lumineuses ont été installées dans les rues et sur les maisons. Je ne le sais pas encore, mais aujourd’hui c’est « Kag Tihar », le jour des corbeaux.

Le lendemain, on s’aperçoit que beaucoup de chiens errants ont un tika sur le front et un collier de fleurs autour du cou. Une fantaisie des Népalais dans l’euphorie de la célébration ? Non.

La mascotte du supermarché Big Mart de la rue Jhamsikhel, Patan, à l'occasion du Kukur Tihar - 2 novembre 2013
La mascotte du supermarché Big Mart de la rue Jhamsikhel à Lalitpur, avec son tika et son collier de fleurs à l’occasion du Kukur Tihar – 2 novembre 2013 (Crédit : Obee)

Suresh, un nouvel ami népalais, me donne son explication de Tihar. Le premier jour, on vénère les corbeaux – on offre de la nourriture à ces messagers de la mort. Le deuxième jour c’est « Kukur Tihar » ou « Dog Puja » et on honore les chiens qui gardent la porte des enfers ; le chien est aussi le véhicule Bhairav, le dieu de la destruction. Le troisième jour, Laxmi visite toutes les maisons illuminées à l’occasion de « Laxmi Puja » ou « Divali ». Ce même jour, les vaches reçoivent un tika et un collier de fleur autour du cou, comme les chiens la veille. Les bœufs ont droit au même cérémonial le quatrième jour. C’est aussi le jour où chaque ethnie célèbre Tihar un peu à sa manière. Enfin, le cinquième et dernier jour lors de « Bhai Tika » ou « Brother Puja », les filles vont faire des offrandes à leurs frères.
Quand je demande à Suresh si le « Sister Puja » existe, il pose ses mains sur mes épaules en me disant « oh non, sorry ».

Évidemment, cette fête me rappelle le pays. Divali est aussi fêté à l’île Maurice. Pour moi, ça n’a jamais été que « la fête des lumières », le soir où ma sœur finissait la bouteille d’huile de tournesol pour allumer toutes ses lumières dans les petits pots en terre. Sinon, le symbole de la lumière qui triomphe sur les ténèbres. Même si les deux pays n’ont pas les mêmes symboliques pour cette fête, c’est assez ironique d’avoir dû aller au Népal pour avoir envie de bien comprendre quelle est la signification de Divali à l’île Maurice.
« Bhai Tika » me renvoie aussi au rakhi (rien à voir avec l’alcool turc), le jour où les sœurs vont remettre un bracelet rouge avec une fleur au bras de leurs frères. Je dois préciser que ma sœur ne faisait pas que brûler l’huile : passionnée par l’hindouisme, elle m’a souvent offert ce petit bracelet.

Chaque jour a sa particularité, mais du début à la fin de Tihar, on voit les mandalas dessinés un peu partout sur les routes, devant les maisons et les commerces. Les pétards n’arrêtent pas non plus de retentir pendant les cinq jours de fête. Souvent dans l’ambiance d’un quartier bruyant, parfois un seul « PAK ! » brise le silence d’une ruelle sombre pour nous surprendre.

Un mandala devant un magasin de Pulchowk, Lalitpur - 3 novembre 2013
Un mandala devant un magasin de Pulchowk à Lalitpur – 3 novembre 2013 (Crédit : Obee)

Le Nouvel An Newar
Le quatrième jour de Tihar, c’est le Nouvel An Newar que je célèbre. Mahen nous accueille chez lui pour nous expliquer les coutumes de son ethnie pour ce jour particulier : « normalement on va au temple pour vénérer les Dieux, aujourd’hui on va se vénérer soi-même. L’année est passée et on dit félicitations à notre corps ». Cette fête me plaît.
Nous sommes assis sur des coussins l’un à côté de l’autre sur la terrasse de Mahen. Le froid pique un peu, mais on est émerveillé par la procession qui se prépare. Chacun a son mandala en face et un panier contenant des fruits et deux guirlandes de fleurs. Rasini, l’épouse de Mahen appose un tika sur le front de chaque invité avant de lui poser des fleurs sur la tête. Vient ensuite l’offrande : un œuf bouilli, un bara, un poisson grillé et une coupelle de raksi, l’alcool de riz.

Rasini, l'épouse de Mahen, appose un tika sur le front lors de la cérémonie du Nouvel An Newar - 4 novembre 2013 (Crédit : Obee)
Rasini, l’épouse de Mahen, appose un tika sur le front lors de la cérémonie du Nouvel An Newar, quatrième jour de Tihar – 4 novembre 2013 (Crédit : Obee)

Avec Mahen, nous sommes que des Bideshis (« étrangers » en népali) à recevoir ces offrandes : cinq Japonais, une Française et un Mauricien. À part deux invitées qui ne sont pas Népalaises, aucune dame n’est assise avec nous.
La cérémonie terminée, on passe à l’intérieur pour dîner. Dans son salon, notre hôte nous montre des tableaux qu’il a achetés à Montmartre. « Ooohh », s’extasient les invités japonais devant une peinture représentant un chat. Kawaii.
Après l’alccol de riz, on sirote un alcool népalais qui provient d’une herbe particulière qui commence à se faire connaître : le Yarchagumba. « Nhu danya bhintuna », on trinque en se souhaitant une bonne année.
Mahen explique que ce n’est pas comme en Europe où chaque festivité a son plat particulier : « chez les Newars, on mange toujours le même plat pour toutes les fêtes ». Après le riz, les lentilles et le curry, le gulab jamun en dessert me renvoie encore à l’île Maurice. Je comprends enfin qu’il faut que j’arrête de m’exclamer « hey… mais on a le même à la maison » à chaque fois. Ça va arriver très souvent.
Après le repas, on parle de politique avec les élections législatives qui approchent. Passionnant, même si l’histoire du Népal me paraît complexe. « Mystérieux Népal », laisse échapper un invité japonais.
Ce Nouvel An Newar se termine avec un spectacle de jeunes népalais.

Le cinquième jour, le quartier de Dhobighat à Lalitpur est toujours animé. Dans certaines maisons, on entend un adulte qui chante quelques paroles et les plus jeunes complètent en répétant toujours la même phrase. Après les chants traditionnels, les enfants hurlent « heyyy sexy lady », le refrain de Gangnam style.


Népal, aller simple

Sur le chemin de Katmandou. Comme c’était le cas pour Nosy Be, je suis porté par la réussite professionnelle de ma moitié. La route est plus détendue que le retour à La Réunion, mais l’atterrissage vaut bien une pause à Ivato.

Tarmac de l'aéroport Low Cost Carrier Terminal (LCCT), Kuala Lumpur, Malaisie
Air Asia D7 192 – Tarmac de l’aéroport Low Cost Carrier Terminal (LCCT), Kuala Lumpur, Malaisie (crédit : SH)

Qu’est-ce qu’on met dans sa valise avant de démarrer une nouvelle vie ? J’en suis à mon troisième « nouveau départ » et c’est aussi difficile que la première fois. L’essentiel y est, on peut partir. Il faut surtout que je me prépare à faire 13h de vol avec un arrêt à l’île Maurice et un à Kuala Lumpur.

Entre La Réunion et l’île Maurice, c’est toujours la même chose : à peine l’altitude de croisière atteinte, le pilote annonce déjà qu’on entame la descente. Il paraît que c’est le voyage le plus cher au monde par rapport à la distance. L’escale de deux heures au pays me permet d’admirer le nouveau terminal de l’aéroport Sir Seewoosagur Ramgoolam.
Arrivée en Malaisie, je me perds dans l’immense aéroport international de Kuala Lumpur. Il faut prendre un aérotrain pour passer l’immigration avant de pouvoir récupérer les bagages. Je suis déconcerté par la facilité avec laquelle je passe l’immigration. On ne me demande ni un billet retour, ni la durée de mon séjour. De toute façon, ma route ne s’arrête pas là. Dans l’aéroport, des affiches signalent qu’en Malaisie, la possession de drogue peut conduire à la peine de mort. Sachez-le.
Je dois prendre une navette pendant vingt minutes pour aller au Low Cost Carrier Terminal (LCCT), d’où décolle les appareils d’Air Asia. Dans ce terminal, un écran au dessus des comptoirs d’enregistrement diffuse un sketch de Mr. Bean. Celui où il a du mal à faire sa valise avant de partir en vacances. J’ai l’impression de me voir un jour plus tôt, l’ours en peluche en moins.

À bord d’Air Asia D7 192, je termine mon message pour la 306e émission de l’Atelier des médias qui doit faire un point sur la troisième saison de Mondoblog. À côté de moi, une anglaise qui vit entre la Nouvelle-Zélande et l’Asie du Sud-Est me rappelle qu’il y a autre chose que la Premier League en m’apprenant qu’elle est supportrice de Preston North End, une équipe de League One (troisième division anglaise). Peut-être est-ce bon de savoir où mon équipe peut atterrir si elle continue sur son rythme actuel ?
À quelques minutes de l’atterrissage, le pilote nous invite à regarder l’Everest sur notre droite. Je mets un moment avant de comprendre que ce que je vois n’est pas un énorme nuage, mais la neige sur le « toit du monde ». Wow ! J’ai le cœur qui palpite. « Ah ouais, je vais vraiment habiter là-bas ». Ça y est, je réalise un peu plus.

Dans le couloir qui mène à l’immigration, nous sommes accueillis par des messages sponsorisés par Ruslan, la vodka locale. On y trouve des généralités « le plus petit homme du monde et la plus grande montagne du monde sont dans le même pays », « après le Brésil, le Népal est le pays avec le plus de ressources en eau ». Et puis, on apprend des informations insolites, que je prends pour des avertissements comme « le klaxon est une façon créative de se présenter sur la route » et « au Népal on n’est pas pressé, prenez votre temps ».
Je fais la queue pendant près de deux heures avant de passer au comptoir de l’immigration. Tout ça pour trois raisons. Premièrement, je n’ai pas mon visa j’en fais la demande sur place. Sauf que j’aurais pu imprimer le formulaire de demande chez moi et ne pas perdre du temps à le remplir avant de faire la queue. Donc, si vous voulez venir au Népal, choisissez de faire le visa depuis votre pays d’origine ou imprimez le formulaire chez vous. Deuxièmement, pendant les trente premières minutes, il n’y a qu’un seul comptoir ouvert pour la file « sans visa ». Enfin, troisièmement, l’immigration a une logistique particulière. Au comptoir, un homme reçoit mon passeport, me demande combien de temps je reste, réceptionne l’argent pour le visa et ma photo d’identité, il passe mon passeport à une deuxième personne à côté de lui ; celle-ci scanne le passeport, vérifie le reçu et passe le passeport à une troisième personne à côté ; la troisième personne prend le passeport, fait je-ne-sais-quoi avec la photo d’identité, écrit quelque chose et passe le passeport à une dernière personne ; cette quatrième personne colle le visa dans mon passeport et le signe, voyant que je suis Mauricien, me demande si je parle le hindi. J’assure que j’apprendrai ici. Grand sourire et dodelinement de la tête, on me tend le passeport et je peux aller récupérer ma valise. Le carrousel à bagages ne tourne plus, il n’y a que ma valise dessus et un employé de l’aéroport est en train de l’enlever. J’arrive à temps pour la lui prendre.

En plus de la fatigue de l’attente, je commence à stresser : il ne me reste plus que quelques minutes avant l’heure limite de l’envoi de mon message pour l’Atelier des médias.
Au comptoir des taxis, je donne le nom de l’hôtel où je dois aller et l’adresse. Trois hommes discutent : le premier dicte mon adresse à un deuxième qui l’écrit sur mon reçu avant de recevoir mon argent et le troisième me guide vers le taxi. Quand je répète au conducteur l’adresse, il regarde le reçu et me signale que ce n’est pas le bon tarif. Je retourne au comptoir et je dois rajouter Rs50 népalaises, soit Rs15,57 mauriciennes ou 0,37€. En route, Ranjit, le conducteur, me demande à trois reprises « Sanepa, Lalitpur ? » Oh non. Suis-je en train de revivre une expérience sénégalaise ? Je lui donne le numéro de l’hôtel. Il appelle et je ne comprends rien de ce qu’il dit. Il raccroche et fait un sourire avant de faire demi-tour sur une petite route où la circulation est aussi dense que sur les Champs-Élysées. On roule lentement encore cinq minutes et Ranjit me montre enfin ma destination.

Lalitpur est une ville de la vallée de Katmandou, séparée de la capitale népalaise par la rivière Bagmati (Crédit : SH)
Lalitpur, aussi appelée Patan, est une ville de la vallée de Katmandou, séparée de la capitale népalaise par la rivière Bagmati (Crédit : SH)

Un aller pas si simple que ça sur la fin. Avec l’attente et l’échéance. Mais je le sens tout de suite : Katmandou vaut bien un petit coup de pression, une ballade gratuite et une attente de deux heures. Nous sommes arrivés dans l’effervescence du Dashain et dans deux jours commence Jazzmandu.
Je lâche le clavier pour aller découvrir la ville, le pays. Je vous donnerai des nouvelles.


Rocking Traore

Rokia Traore était en concert au Teat Plein Air de Saint-Gilles de La Réunion les 4 et 5 octobre 2013. Dix ans après m’avoir brusquement sorti du lit, son mélange de musique mandingue, blues et rock & roll a réchauffé une fraîche nuit de cette fin d’hiver austral.

Rokia Traore sur la scène du Teat Plein Air de Saint-Gilles le vendredi 3 octobre - de g. à d. : Rokia Traore, Fatim Kouyaté, Bintou Soumbounou et Stefano Pilia
Rokia Traore sur la scène du Teat Plein Air de Saint-Gilles le vendredi 4 octobre (crédit : Stéphane)

Début des années 2000. La chaîne hifi était toujours allumée pour que je m’endorme. Souvent avec un CD de Radiohead, rarement branchée sur la bande FM. Ce soir-là c’était RFI. Le petit cadrant orange qui affichait « 93.2 » était la seule lueur de ma chambre d’adolescent. Et soudain, la retransmission du concert d’une chanteuse malienne est venu éblouir mon univers de 10m2.
Je ne comprenais pas les paroles. Les mélodies étaient différentes de tout ce que j’écoutais à cette période. Mais cette voix et ces sonorités étaient percutantes. Une animatrice radio a prononcé le nom de la chanteuse. Je suis sorti de mon lit et j’ai noté ce que j’avais compris. À une époque où Google ne faisait pas encore d’autres propositions d’orthographe quand on écrivait mal sa recherche, j’ai mis quelques heures à retrouver Rokia Traore.
En écoutant ce concert, j’imaginais la scène : l’ambiance, les instruments, la grâce de la chanteuse.

Le temps est passé et j’ai perdu de vue de cette chanteuse qui m’avait ouvert la voie vers ce qu’on appelle « les musiques du monde ». Oumou Sangaré, So Kalmery, les Espoirs de Coronthie, D’Gary ou encore Mounira Mitchala sont alors entrés dans ma discothèque.

Concert en crescendo
Plus de dix ans après cette illumination, j’ai la chance de voir madame Rokia Traore au Teat Plein Air de Saint-Gilles à l’occasion de la sortie de son cinquième album, Beautiful Africa. Caché dans les hauteurs de Saint-Gilles et tourné vers la mer, cet amphithéâtre est presque mythique – inauguré en 1970, il a été classé aux monuments historiques en juillet 2012.

Rokia Traore avec ses choristes danse sur "Tuit Tuit"
Chorégraphie de Rokia Traore et ses choristes sur Tuit Tuit au concert du vendredi 4 octobre au Teat Plein de Saint-Gilles, La Réunion (crédit : Stéphane)

Ce vendredi 4 octobre, le public discipliné est assis alors que Rokia Traore est ses musiciens commencement sagement. Elle n’a rien perdu de son élégance.
Après quelques titres calmes, Rokia Traore pose sa guitare et les premières notes de Zen (extrait du quatrième album, Tchamantché) retentissent. La foule et la scène se réveillent. La chanteuse nous gratifie d’un discret déhanché qui suffit pour nous emporter. La bassiste Ruth Goller exécute, elle, un petit pas de danse comme celui de Dave Matthews.
Les chansons du cinquième album s’enchaînent ensuite : Ka Moun Kè, Lalla, Beautiful Africa et Sikey.
L’harmonieuse association de la guitare électrique de Stefano Pilia et du n’goni de Mamah Diabaté confirme qu’il est bon que les musiciens s’aventurent dans d’autres contrées – comme l’avaient déjà montré les excellents Juldeh Camara avec son riti gambien et Justin Adams avec sa Gibson bluesy.
Lorsqu’elle interprète Tuit Tuit, Rokia Traore nous invite à danser : « c’est si agréable de voir vos têtes bouger en face de nous qu’on se dit que ce serait mieux de vous avoir debout ». Mais on a du mal à suivre la chorégraphie frénétique qu’elle effectue avec ses choristes, Fatim Kouyaté et Bintou Soumbounou.
Après le rappel, elle rend hommage à Billie Holliday qui est une inspiration pour sa musique. Rokia Traore reprend magnifiquement Gloomy Sunday, un des titres que la chanteuse de jazz avait interprété en 1941.

Afrique, belle et électrique
Lancée en 1997 par le génial Christian Mousset – créateur du festival Musiques Métisses qui a contribué au rayonnement de beaucoup d’autres pépites comme Cesaria Evora, les Mahotella Queens et Salif Keita – Rokia Traore électrise un peu plus sa musique sur Beautiful Africa. Pour ce cinquième album, elle collabore avec John Parish, producteur de PJ Harvey. Coïncidence : le riff de basse de Lalla rappelle vaguement celui de Crawl Home, un duo de la chanteuse anglaise et Josh Homme sur Desert Sessions 9 & 10.

On entend souvent la même lamentation : les musiciens africains perdraient de leur authenticité en travaillant avec des producteurs occidentaux ; tout ça dans le but de « formater leurs musiques aux oreilles des blancs ». Et après, on en revient à la question : est-ce que les musiciens « d’ailleurs » doivent toujours faire dans l’ethnique ? Des débats intellectualisés qui ne nous empêcheront pas de profiter simplement de la musique.
Et puis, quelle importance ? OK, il n’y a plus de balafon sur Beautiful Africa et le son de Rokia Traore a évolué, mais il est toujours aussi bon.

Dans son interview du jeudi 3 octobre sur Antenne Réunion, Rokia Traore rappelait que, même si Beautiful Africa est tourné vers l’occident, l’album est néanmoins une déclaration d’amour à l’Afrique qu’elle n’aurait « pas eu besoin d’exprimer s’il n’y avait pas eu les troubles dans le nord du Mali ».
Bien que consciente des « difficultés » de son continent, mais surtout de la difficulté « pour les Africains de bâtir leur continent en ayant en arrière plan l’image négative qui date », elle profite de cette ouverture pour montrer les choses positives de l’Afrique. « Quand on peut, il est important de montrer que l’Afrique a autre chose que cette image négative ».


Impossible n’est pas francophone

Le mardi 24 septembre 2013, Léspas Culturel Leconte de Lisle[1] à Saint-Paul recevait Le Cabaret de l’impossible. Trois hommes, trois territoires, une langue.

Tout y était. Le Québécois que je ne suis pas, mais pour qui on me prenait pendant mes années d’études à Avignon à cause de mon accent[2] ; le Breton que je ne serai jamais malgré mon appétence pour le beurre salé et le tréma dans mon nom de famille ; le Créole de l’océan Indien que certains oublient souvent que je suis.

Le Cabaret de l'impossible : de g. à d. François Lavallée, Achille Grimaud et Sergio Grondin (source : sergiogrondin.com)
Le Cabaret de l’impossible : de g. à d. François Lavallée, Achille Grimaud et Sergio Grondin (source : sergiogrondin.com)


Ça commence avec humour. J’ai pourtant des petits frissons à cause de l’excitation – dès les premières secondes, je sais que je vais assister à un excellent spectacle – et d’une nostalgie inexplicable.
François Lavallée, le Québécois, c’est « la peau des filles de mai ». Achille Grimaud, le Breton, c’est « Souchon dans le mange-disque ». Sergio Grondin, le Réunionnais, c’est « le rhum qui te vide le corps ».

On devait parler de la francophonie. Celle qui réunit 220 millions de terriens et 250 Mondoblogueurs (bientôt 150 de plus). Je l’ai surtout vécu comme un carnet de voyages ponctué de questionnements sur l’identité. Les conteurs nous racontent leurs rencontres à La Réunion, au Québec et en Bretagne. C’est un récit qui se construit au fil de leurs séances de travail relatant les chocs culturels et les stéréotypes identitaires.

Mais c’est vrai, le spectacle est aussi sur la francophonie. Ce voyage valorise ce « français élastique que chacun tire de son côté », comme l’explique René Jackson.
La francophonie, c’est quand Achille Grimaud évoque sa peur de perdre des bouts de mots dans sa langue ; quand François Lavallée cauchemarde qu’il se fait marquer « USA » au fer rouge sur la langue ; quand Sergio Grondin qui, évoquant le créole qui le relie à la terre, rêve d’une « langue libre et vivante, prête à se prêter ».
La francophonie enrichie par ses déclinaisons et ses expressions authentiques nous fait découvrir le monde.

Dans l’histoire, le beau-père de François Lavallée est originaire de Madagascar. Du coup, lors de son déplacement à l’île de La Réunion, le chum doit porter des « bébelles cheaps, souliers aux semelles qui décollent et porte-clés de paradis artificiels » pour les livrer à la famille malgache qui l’attend à l’aéroport Roland Garros. Je souris. J’ai vu ce genre de transporteurs à Madagascar sur le trajet Nosy Be – Antananarivo. Je pense à la caricature du Mauricien qui prend dans sa valise les achards, la Phoenix, les dhull pourris et le thé Bois Chéri pour une distribution à l’autre bout du monde. Je connais ces cérémonies : l’énumération des articles, des noms de leurs destinataires et la distribution quand on est arrivé à bon port. Je ris jaune parce que j’ai été cette caricature. Sauf que, ce que j’emportais allait plus souvent remplir les placards de ma cuisine d’étudiant. Je m’esclaffe parce que je pense aux amis réunionnais qui faisaient la même chose.
Comme si on ne pouvait pas vivre quelques mois sans ces saveurs et autres souvenirs qui nous accrochent notre insularité. « Y’a rien de pire que de se sentir étouffé par sa propre culture », dit Sergio Grondin. Y’a rien de pire que quand l’on s’y étouffe soi-même.

Pourtant, ce sont les thèmes récurrents des arts réunionnais qui sont déclamés dans le spectacle : l’esclavage, le sentiment d’abandon des Réunionnais face à la métropole, l’alcool, la violence. Ces thèmes qu’on retrouvait déjà dans l’excellent Kok Batay. Mais Sergio Grondin le dit bien : « Il y a des choses qu’on ne décide pas, les évidences qui nous possèdent sans qu’on puisse rien y changer ». Comme quand le Breton qui arrive à La Réunion s’étonne « le Créole, il est blanc ? » Il a le même regard dubitatif que certains Réunionnais et quelques-uns de mes compatriotes quand je dis que je suis Mauricien depuis au moins cinq générations. Ironie.

Il taquine Achille Grimaud, ce « maudit français » qui laisse sortir ses croyances sur les identités et le faciès qui ne sont pas des évidences. Pourtant, le « Finistérien jusqu’au bout de bottes » ne parle pas le Breton.
Achille Grimaud se dit que par rapport à ses deux amis conteurs, ses origines « c’est un peu le bordel ». Fils d’une mère pied-noir et d’un père auvergnat, il est né à Quimperlé et a la tête dure. « Si ça c’est pas une preuve ? » Lorsqu’il découvre la Bretagne, ses « racines », avec Alan Stivell dans l’autoradio, il se sent habité. Mais il se demande « est-ce que ça fait de moi un Breton ? » Achille Grimaud n’a pas appris la langue. Mais est-ce pour ça qu’il n’est pas Breton ?

Donc un Breton, un Québécois, un Créole, la langue française, les voyages, les réflexions sur l’identité, avec un peu de Madagascar. Tout ça me parle tellement.


[1] Un grand bravo à Lespas Leconte de Lisle qui vend les places à 1€ pour tous les bénéficiaires du RSA grâce à un partenariat avec le Territoire de la Côte Ouest (TCO).

[2] En fait, je n’ai pas du tout l’accent québécois. Demandez à Dagenais. Simplement, certains Français ne connaissant pas les intonations créoles, ils balançaient l’accent (le seul ?) le plus bizarre qu’ils avaient en mémoire.


Miss Réunion vs Robin van Persie

Le charme contre le football. Match improbable, mais c’est pourtant « bien des trucs de mecs ». Ma curiosité allait-elle l’emporter sur mon fanatisme ? Le pronostic était évident.

Miss Réunion vs Robin Van Persie
Miss Réunion vs Robin van Persie (montage de photos obtenues sur la page Facebook de Manchester United et zinfos974.com)

Le matraquage médiatique a fonctionné. À force de teasers à la télévision et sur Internet, de Unes de magazines consacrées à l’événement, ce samedi 17 août 2013 à 20h, je suis devant la télé pour la retransmission de Miss Réunion 2013 sur Réunion 1ère. Après quatre ans de diffusion par sa concurrente privée, la chaîne du groupe France Télévisions récupère le concours et met le paquet sur la promotion.

Dès la première chorégraphie on voit qu’une des Miss a du mal avec les talons. Ensuite Jean-Pierre Foucault, présentateur vedette, invite Marine Lorphelin, Miss France 2013, à ouvrir officiellement la cérémonie.
Je surveille l’heure. À 20h30, Manchester United démarre la saison sur la pelouse galloise de Swansea. C’est le premier match du championnat où les Red Devils sont dirigés par David Moyes, successeur de Sir Alex Ferguson.

Quel curieux dilemme. Le charme contre le foot ; d’un côté, le suspense (« qui aura la couronne ? ») et de l’autre, la certitude de la victoire.

Dans un interlude, les Miss habillées en hôtesses de l’air se présentent – « je viens de Saint-Untel et je mesure 1m74 ». Pour montrer qu’il est sensible aux charmes des 12 Réunionnaises, Jean-Pierre Foucault profite de cette séquence pour faire la meilleure blague de la soirée : « D’habitude quand je prends l’avion, les hôtesses sont toujours plus vieilles que l’appareil ».
La chorégraphie maloya, sur une prestation en playback de Lorizine laisse apercevoir des petits problèmes de cadence de certaines Miss.

Ça commence au Liberty Stadium et à cause d’un souci de streaming, je dois subir les commentaires en espagnol. La télévision est toujours sur Réunion 1ère. Ma tête fait des va-et-vient entre la télé et l’écran d’ordinateur. Mais le « GOOOOAALLLL » typiquement espagnol me fait oublier les paillettes. Magnifique passe de l’infatigable Ryan Giggs pour Robin van Persie qui enchaîne un contrôle de la poitrine et une demi-volée du droit.

https://www.youtube.com/watch?v=LR8H2qQOCgA

Le spectacle continue : quelques secondes plus tard Danny Welbeck double le score. Cette fois la télé est éteinte et je suis bien calé devant le match. Van Persie et Welbeck inscriront aussi les troisième et quatrième buts en deuxième mi-temps.

Fin du match, victoire 4-1 pour les hommes de David Moyes. Je reviens à Réunion 1ère et c’est Vanille M’Doihoma qui est couronnée. Je suis quand même un peu déçu. Comme VISU, je pensais que Kathy Rivière, candidate n°8, allait gagner. Mais ce n’est pas grave. Le plus important c’est que Manchester United ait gagné.

Je regarde rarement les analyses d’après match qui m’ennuient terriblement. Ça ne change pas pour ce premier match de la saison de Manchester United. En revanche, je m’attarde sur les commentaires d’après Miss Réunion 2013 – il aurait été difficile de passer à côté.
Les critiques sont violentes. Playbacks, problèmes techniques, image pourrie et la prestation de Foucault sont décriés.

Pour les internautes, Vanille M’Doihoma n’est pas assez belle, pas assez métisse pour représenter La Réunion. Pire. Elle serait née en Belgique et vivrait à La Réunion que depuis 10 ans.

C’est bizarre, mais quand Agnès Latchimy, née à La Réunion, est devenue Miss Nouvelle-Calédonie (elle y vit depuis sept ans) le 3 août dernier, il n’y a pas eu de bruit. Quoique que certains se soient gargarisés du fait que « La Réunion sera doublement représentée » à l’élection de Miss France 2014.
Enfin, la polémique est alimentée par le fait que Vanille M’Doihoma se soit présentée pour la deuxième année consécutive. On parle de magouille et de trucage, mais Aziz Patel, président du comité Miss Réunion a apporté les preuves que tout s’est passé dans les règles. Le Journal de La Réunion (JIR) en a même fait sa Une le lundi 19 août 2013.
Tout ça pour un diadème.

Lundi 19 août 2013, le JIR titre "Après le sacre, la polémique" deux jours après l'élection de Vanille M’Doihoma à Miss Réunion
Lundi 19 août 2013, le JIR titre « Après le sacre, la polémique » deux jours après l’élection de Vanille M’Doihoma à Miss Réunion (source : Facebook de Clicanoo)

Le même jour, Réunion 1ère diffuse un reportage sur la nouvelle Miss qui « ne se laisse pas déstabiliser par la polémique [et] se ressource au sein du cocon familial ». On y apprend que le couscous est « le plat préféré de Vanille ». Quoi !? Ce n’est pas le rougail saucisse ? J’entends déjà les grincements de dents de ceux qui jugent que Miss Réunion 2013 ne représente pas le métissage réunionnais.

Si le samedi 17 août laisse présager une belle saison pour Robin van Persie et ses coéquipiers, je crains que cette date soit synonyme d’une année de calvaire pour Vanille M’Doihoma.


Feria de La Réunion : une basquarade

Un parfum occitan a soufflé sur le sud de l’île de La Réunion ce dernier week-end de juillet 2013. Il aura au moins soufflé dans ma face.

C’est un samedi qui commence fort sur le plan gastronomique : une fondue bourguignonne de la mer (avec du thon et des crevettes), une aïoli « créolisée » comme dit le chef (avec des patates douces et des chouchous) et la fameuse andouillette d’Eyragues – celui qui a mangé une andouillette lyonnaise et qui n’a pas mangé une andouillette eyraguaise peut dire je n’ai rien mangé. Du Saint-Félicien pour tasser, une tranche d’ananas pour rafraîchir et un rhum arrangé à la cannelle pour dissoudre le tout.

Nous voilà prêts pour aller à la « Fête de Bayonne de la rue Babet » – en fait c’est la feria de La Réunion qui se déroule dans la rue Auguste Babet de Saint-Pierre. Connaissant seulement les ferias de Nîmes et d’Arles, ma frustration de n’avoir jamais connu la folle ambiance de Bayonne est en train de s’envoler. D’ailleurs la vraie feria de Bayonne a lieu au même moment. En fait, elle bat son plein depuis trois jours et ça va durer encore plus de 24 heures.

Affiche de la feria 2013 de Saint-Pierre de La Réunion
Affiche de la feria 2013 de Saint-Pierre de La Réunion (source : Facebook de La Bodega)

« J’espère que la feria de Bayonne ne ressemble pas à ça »
Ce n’est qu’une petite partie de la rue Babet qui est en fête. Ce n’est pas l’effervescence qu’on attendait. Très vite, une personne du groupe dit: « Je ne connais pas la feria de Bayonne, mais j’espère qu’elle ne ressemble pas à ça ». Moi aussi. Quelques connaisseurs se moquent un peu jugeant qu’il y a trop de temps morts, que « dans les vraies ferias, le banda joue sans arrêt ». Il y aussi certains festayres nostalgiques et heureux à la fois : quelle chance de pouvoir assister à une feria « à 10 000 km de la métropole ». Ils chantent De Pampelune jusqu’à Bayonne à tue-tête en levant leurs verres de bière.

Du coup on se dit que « ça a le mérite d’exister ». Soyons indulgents. Ce n’est quand même que la deuxième édition. Et puis les organisateurs ont mis les moyens avec les artistes de feu, le concours de Paquito et les tours gratuits de taureau mécanique. Olé ! Même le site Internet du journal Sud-Ouest en a parlé.

Taureau mécanique à la feria de Saint-Pierre, le 27 juillet 2013
Taureau mécanique à la feria de Saint-Pierre, le 27 juillet 2013 (Crédit : S. Huët)

Où sont les Basques ?
Il y a beaucoup de drapeaux basques. Les petits foulards rouges et les bérets noirs aussi. Et parfois les trois en même temps. Il y a cette dame qui chante, debout sur un bar, le béret noir sur la tête, le foulard rouge autour du cou et elle agite le drapeau basque à une cadence en parfait désaccord avec le rythme de la musique. Forcément, pour faire la conversation au serveur ou à celui qui renverse de la sangria sur mes pieds, je demande: « Et vous êtes Basque ? » À part un « Par ma mère, mais je n’y ai jamais vécu », je n’ai eu que des « pas du tout » bien appuyés à chaque fois. C’est la déception. Je voulais tellement entendre « Osasuna Ta Askatasuna » avec le bon accent sous les tropiques.

Pendant la feria 2013, les festayres devant le restaurant La Bodega à Saint-Pierre, La Réunion (Crédit : S. Huët)
Les festayres devant le restaurant La Bodega, organisateur de l’événement à Saint-Pierre, La Réunion (Crédit : S. Huët)

Alors c’est vrai, le banda n’est pas toujours au top, mais il sait nous réveiller quand on commence à s’ennuyer. C’est vrai, je ne rencontre pas de Basques, mais c’est ça qui est bon – les Européens font bien des soirées « plage » sans m’inviter. Et puis, un événement avec des ancrages (géographique et identitaire) européens si forts qui réussit à avoir un écho dans l’océan Indien, c’est un peu ça La Réunion du métissage, de la tolérance et bla bla bla…


Mauricien(ne), rejoins la famille

Mauriciennes, Mauriciens,

Après un mois d’absence ici, c’est tout particulièrement à vous que je m’adresse. J’aurais pu écrire en créole, mais je ne voudrais pas paraître sectaire et en plus, ce lieu est dédié au « développement de contenus francophones de qualité sur Internet ». Bien que notre créole dérive du français, malgré tout ce que peut dire le grand Dev Virahsawmy. Mais là n’est pas le sujet.

Chers compatriotes, c’est une invitation que je vous fais : rejoignez-moi sur Mondoblog.

Mondoblog c’est 250 blogueurs francophones originaires de 30 pays différents, dont beaucoup sont expatriés comme moi, sélectionnés par l’équipe de l’émission l’Atelier des médias de Radio France Internationale. Des profils et des âges très variés. Une équipe qui se retrouve sur Internet et parfois en vrai (mais oui !) pour de bons moments d’échange et de gastronomie.

Certains doivent se demander : « Fak ta ! Mais comment on fait pour être blogueur sur la plateforme de RFI, bonhomme ? » C’est simple : vous avez jusqu’au 7 septembre 2013 pour participer au concours qui pourrait vous faire entrer dans la famille.

J’ai eu la confirmation que je suis, pour le moment, le seul Mauricien de la bande. Ça ne doit plus être le cas.

Des amis d’autres nationalités s’étonnent parfois de voir que les Mauriciens connaissent bien l’histoire et de l’actualité du reste du monde. On explique alors que, comme on est sur un petit bout de caillou dans l’océan, on est bien obligé de s’ouvrir – bon, il est vrai que parfois on est tellement ouvert qu’on est plus courant de ce qui se passe aux États-Unis.

Pourquoi ne pas permettre au reste du monde de s’ouvrir à Maurice ?
Mondoblog donne l’occasion de connaître la triste histoire que vit Bangui actuellement, d’avoir une idée de ce à quoi pourrait ressembler le délit de faciès à l’aéroport de Tel Aviv ou simplement de prendre du bon temps en suivant les folles péripéties d’un boug de Yaoundé.

Je sais que certains ont des choses à dire, à raconter ou à dénoncer. D’autres ont des talents à exprimer – le concours est aussi ouvert aux vidéo-blogueurs, photo-blogueurs, audio-blogueurs ou dessino-blogueurs.
Je n’ai qu’une chose à vous dire : profiter de l’opportunité Mondoblog. C’est quand même une plateforme qui peut atteindre 63 637 visiteurs en un mois et qui, en plus d’être porté par l’émission L’Atelier des médias sur RFI, a droit à un coup de projecteur chaque lundi avec la chronique « Génération Causante » dans l’émission Couleurs tropicales.

Les Mondoblogueurs lors de la formation #MondoblogDakar, en avril 2013 (Crédit photo : Elliot Lepers)
Les Mondoblogueurs lors de la formation MondoblogDakar après l’enregistrement de l’émission n°279 de l’Atelier des Médias « aux couleurs de Mondoblog », le vendredi 12 avril à l’Institut français de Dakar (Crédit photo : Elliot Lepers)

Évidemment, j’incite aussi tous les frères rodriguais, les cousins bourbonnais qui m’hébergent actuellement, mes mwanamas comoriens et mes dalons seychellois à candidater. Et même si la Grande île est déjà bien représentée et très dynamique sur Mondoblog, je n’oublie pas d’inviter mes akamas qui m’ont accueilli pendant deux ans. En fait, j’encourage tous les amis des îles de l’océan Indien – les « îles Vanille », comme diraient les spécialistes du marketing de Didier Robert et Xavier-Luc Duval – à tenter l’aventure.

Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Nou zwenn.


Ivato : aéropause

587 040 km² et rien à jeter. Madagascar se contemple de long (1 570 km) en large (575 km). Il faut voyager pour découvrir tous les recoins de ce pays bouleversant. Pour cela, il y a le mythique taxi-brousse. Et il y a l’avion qui peut être aussi folklorique qu’un trajet sur terre. Plus que le voyage même, c’est l’attente allongée par les retards (récurrents) de la compagnie aérienne nationale qui est une vraie expérience.

Aéroport d'Ivato, Antananarivo, Madagascar
Aéroport d’Ivato (auteur : Jialiang Gao)

Fin de vacances. C’est toujours morose de se préparer à rentrer à la maison. Pendant 13 jours, j’ai découvert des sourires, des couleurs, des ambiances et des paysages très différents de Nosy Be où j’habite. Je suis encore émerveillé et je ne suis pas pressé de reprendre le travail. Apparemment, Air Madagascar est avec moi : 2 jours avant le départ prévu, j’avais reçu un SMS pour me prévenir que l’avion aurait 3 heures de retard.

Quand j’arrive à Ivato, l’aéroport de Tana, je comprends que plusieurs voyageurs – ceux qui ont le visage marqué par la fatigue et l’énervement – n’ont pas reçu le SMS. J’enregistre mes bagages. Embarquement prévu à 18h20. J’achète une édition du Nouvel Observateur vieille de 2 semaines pour passer le temps. À Ivato, des marchands vendent des magazines portant la mention « Interdit à la vente » qu’ils ont récupérés des avions des vols internationaux.

18h15. Une voix féminine jaillit des haut-parleurs. Je n’ai rien compris, mais je me précipite vers la salle d’embarquement. Raté. C’est l’embarquement des passagers pour Majunga. Ou Tamatave. Je ne sais plus. Les passagers pour Nosy Be se rasseyent en poussant de longs soupirs. 2 adolescents, casquettes mal enfoncées, jeans trop larges, s’approchent du comptoir. L’allure gangsta, mais le ton poli – je reconnais leur accent réunionnais – ils demandent les raisons du retard et l’heure du départ. La réponse est évasive et n’excuse, ni n’explique le retard.

Dans la salle, les enfants ne tiennent plus en place, leurs parents essaient de les retenir, un sosie de Paul Kagamé a l’air vraiment énervé et on reconnaît les fumeurs qui musclent leurs mâchoires dans du chewing-gum. « Tou vé un tchiowing gôm », me propose une Italienne. Non merci, je ne fume pas.

Des Anglais devant moi ouvrent des canettes de THB. Je pense alors à une bière pour passer le temps. Mais je n’en ai pas vraiment besoin ; pas comme celles qu’on ouvre après une dure journée de travail. Je jette un coup d’œil au bar au fond de la salle d’attente. Les jeunes Réunionnais déguisés en gangstas tiennent leurs bouteilles de Coca-Cola comme Kanye West tenait sa Hennessy au MTV Awards 2009. Ce qui me dissuade totalement de me déplacer pour cette bière.

Kanye West, MTV Awards 2009
Kanye West et son cognac Hennessy au MTV Awards 2009

Je replonge la tête dans mon magazine. 2 heures plus tard, l’avion n’est toujours pas arrivé. Les enfants courent dans tous les sens. Leurs parents n’en peuvent plus. Résignés, ils observent leurs progénitures et s’échangent un regard de compassion.Le sosie de Paul Kagamé ouvre les yeux en grand et j’ai l’impression qu’il s’apprête à pousser un cri de guerre. Il me fait peur. Dans les toilettes, des messieurs costauds à l’accent slave s’autorisent une petite cigarette en fredonnant Sweet Home Alabama. Je me demande s’ils ont un sens de l’humour très développé ou s’ils sont inconscients (certains membres de Lynyrd Skynyrd ont été tués dans un accident d’avion le 20 octobre 1977). Ambiance bizarre.

L’avion arrive enfin à 20h50. La salle d’attente applaudit. Alors que je pense que le plus dur est fait, c’est maintenant que la tension monte.

Sur le tarmac, un homme s’énerve sur son épouse parce qu’elle n’avait pas anticipé son bond du siège dès la première syllabe de l’appel de l’hôtesse. En haut de la passerelle, je suis bloqué à l’entrée de l’avion car la file n’avance plus. Je patiente mais derrière, l’Italienne en manque de nicotine me bouscule. Enfin dans l’appareil, le premier steward regarde ma carte d’embarquement et me dit « 5E » sans indiquer une direction précise. Merci, je sais lire.

J’aurai pour voisins les 2 Réunionnais gangstas. Une dame arrive vers eux en montrant son numéro de siège. L’un d’eux est à sa place. Le plus grand réagit : « Hey, madame, tu peux pas aller derrière s’il te plaît ? » Le ton est sincèrement poli, mais la fatigue de l’attente lui fait oublier de mettre les formes. Elle ne peut pas. Elle doit être à sa place pour s’asseoir derrière sa maman qui est trop vieille pour voyager seule. Il est difficile d’attendrir un gangsta : « oui, mais moi aussi je veux être à côté de mon frère ». OK, je n’ai ni maman, ni frère dans l’avion. Je cède ma place pour en finir. Les 2 clans me disent merci en arborant des sourires qui m’apaisent.

Je prends la première place libre et un autre steward me gronde gentiment en précisant que c’est sa place. Exténué, je lui explique en onomatopée la situation. Il me conduit à la place initiale du grand frère gangsta – siège côté hublot – où est assis un garçon de 2 ans. Son papa qui est sur le siège côté couloir l’installe sur le siège du milieu pour que je puisse gagner ma place. L’enfant voulait admirer les lumières des maisons tananariviennes du ciel. Il pleure. Lorsqu’il se calme, une hôtesse se penche vers lui et demande « est-ce que ça va ? » sur un ton enfantin. Il fait de grands mouvements de gauche à droite avec sa tête pour dire non. Et il recommence à pleurer.

Parti déjà dans des conditions particulières, ça se confirme : le trajet va être compliqué.

C’est vrai que c’est beau Antananarivo la nuit (auteur : Souvaroff).

L’avion avance sur la piste de décollage. Je ferme un peu les yeux (oui, je ne suis pas très à l’aise en avion). Ça y est. C’est maintenant que j’ai vraiment besoin de cette bière. Quand l’hôtesse arrive avec son chariot, je hurle « une bière s’il vous plaît ! » avant qu’elle me propose quoique ce soit. « Désolé monsieur, il n’y a pas d’alcool sur les vols domestiques ».

La prochaine fois je prendrai le taxi-brousse.