isabellekichenin

Mon truc en plume

Ça gratouille

Ça chatouille

Ça picote

Ça gigote

 

Ça s’appelle la vie

J’ai compris merci

 

Ça jalouse

Ça picouse

Ça caquette

Ça mufflette

 

Ça s’appelle les gens

Je vous vois maintenant

 

Ça compète

Ça répète

Ça sourit

Ça trahit

 

Moi aussi je vous aime

Chouchous à la crème

 

Et quand l’excès de réel

Fait le coup de l’anamorphose

Je mets tout ça sur pause

Et sens pousser mes ailes

 

Au clair de ma plume

Mes amis potos

Je la garde ma lune

Et vous laisse mes mots

Isabelle Kichenin


Maya Kamaty dans la cour des grands

Santié Papang (c) Sakifo Records et Atmosphériques.
Santié Papang (c) Sakifo Records et Atmosphériques.

 

La Réunionnaise Maya Kamaty sort son premier album, Santié papang, le 27 octobre sous les labels Sakifo records et Atmosphériques, se retrouvant ainsi dans le même catalogue que Louis Chedid, Charlie Winston, ou encore Barbara Carlotti. Après deux semaines d’écoute en boucle on n’a aucun doute : Santié Papang est bien à sa place dans la cour des grands.

On savait Maya Kamaty talentueuse et exigeante. La découverte de son premier album, Santié Papang, confirme le professionnalisme et la sensibilité de la chanteuse réunionnaise, lauréate des prix Alain Peters et Voix de l’océan Indien. Maya Kamaty s’est donné le temps, celui du travail bien fait, frottant sa chanson créole aux scènes du monde pendant deux ans avant de la coucher sur CD.

Et le résultat est à la hauteur de l’attente : 14 morceaux à l’image de la jaquette qui les enveloppe, élégants, doux, poétiques et chaleureux. Rien ne semble avoir été laissé au hasard, de l’enchaînement des titres, qui, à lui seul, nous conte une histoire, aux arrangements, somptueux, en passant par le visuel, subtile et moderne  alchimie de tropiques et de féminité.

Et c’est un titre en Français, « Ecris-moi », qui lance depuis quelques jours la promotion de l’album sur le web. Une surprise, chez celle qui défend ardemment la langue créole et la manie avec poésie, en digne héritière de son père Gilbert Pounia, leader du groupe Ziskakan, et de sa mère, la conteuse Annie Grondin. Et quelle heureuse surprise ! Une mélodie chaloupée très addictive et les mots du poète mauricien Michel Ducasse portés par un timbre délicieusement fragile. Car Maya Kamaty a ce petit quelque chose, quand elle nous enveloppe de douceur, cette fêlure touchante qu’on aime tant chez Camille ou Emily Loizeau et qui semble nous dévoiler une part d’intime.

Elle a aussi la force du maloya, celle des combats, d’une histoire.

Et puis elle a le talent des esprits fins, Maya Kamaty : celui de rendre si bien l’aspect kaléidoscopique de la culture réunionnaise actuelle en maillant intelligemment allusions poétiques et influences musicales multiples.

Actuellement à Paris pour la sortie de l’album, Maya Kamaty a déjà séduit de nombreuses oreilles expertes lors d’un récent concert acoustique privé organisé par la Mama, marché des musiques actuelles. Et après une belle tournée qui l’a emmenée notamment en Chine et au Cap Vert l’an dernier, elle annonce déjà des dates dans l’Hexagone et à Montréal. On a intérêt à la suivre de près.

Isabelle Kichenin

Maya Kamaty (c) Karen Pang
Maya Kamaty (c) Karen Pang

 

Maya Kamaty, Santié papang, Sakifo Records et Atmosphériques, dans les bacs le 27 octobre 2014

https://itunes.apple.com/fr/album/santie-papang/id922921463

https://www.rfi.fr/emission/20141017-not-kaz/


Les vieux cahiers

cahiers

 

Une écriture fine et élégante. Tracée à la plume, sans doute. Des feuilles jaunies par l’oubli des ans.

 « Ecole des garçons du Terrain Fleury

Cours moyen 2e année

Maître : monsieur Carraux

Elève : Léonard Kichenin

Né le 5 décembre 1951

Cahier de devoir journalier »

Vendredi 5 octobre 1962. Mon père remplace sans erreur les points par « sans » ou « s’en ». Dix sur dix. Un sans faute. Je l’imagine contraignant son esprit à ne pas dépasser de ces fichus points. À ne pas divaguer au-delà de ces futiles questions de grammaire. Je l’imagine chassant loin les souvenirs de son père, de sa mère. « Sans » famille… Comment « s’en » passer ?

Je l’imagine refoulant ses questions lancinantes. Remplacer les points sur la feuille. Voilà ce qu’on lui demande de faire. Ne pas chercher à remplir les blancs dans sa tête, les trous dans son cœur. Ne plus chercher à comprendre pourquoi on l’a abandonné deux ans et demi plus tôt. Ne plus chercher à comprendre ce qu’il  avait bien pu faire pour mériter une telle punition.

Le déchirement. La solitude du Foyer poitevin. La faim tourmentant son sommeil. Faim d’amour. Faim de nourriture. L’enfance volée. La légèreté oubliée.

Elle venait parfois caresser sa peau brune, la légèreté, rayon de soleil entre les branches. Il courrait alors avec ses compagnons d’infortune, petits orphelins affamés, manger la colle des arbres. C’était jour de promenade au Foyer poitevin.

Remplacer les points sur la feuille. C’est tout ce qu’on lui demande aujourd’hui, maintenant qu’il est placé dans cette famille d’instituteurs Zorey. Remplir les points sur la feuille et prier Dieu.

Il devait être bien occupé, ce Dieu, pour laisser un enfant de neuf ans batailler seul avec son chagrin, ses peurs, ses questions. Ou peut-être qu’il savait ce qu’il faisait, ce Dieu. Oui, ça devait être ça. Il méritait d’être puni. Remplacer les points sur la feuille. Faire ce qu’on lui demande de faire. Seulement deux choix possibles : « sans » ou « s’en ». Pas de place ici pour le « sang ». Le sien. Mêlé. Emmêlé. Plein et délié.

 

Isabelle Kichenin

 


Danyèl Waro : « Il y a une créolité en Kanaky »

Danyél Waro a tenu à échanger avec des musiciens Kanaks. (D.R. )
Danyél Waro a tenu à échanger avec des musiciens Kanaks. (D.R. )

Danyèl Waro, figure emblématique du maloya, musique réunionnaise héritée de l’esclavage et classée au patrimoine mondial de l’Unesco, revient d’une série de concerts en Calédonie. Un voyage riche de rencontres et de réflexion pour cet artiste insoumis, anticolonialiste et très attaché à la terre.

La rencontre a lieu chez lui, à Bellemène, dans les hauts de Saint-Paul. Danyèl Waro termine une répétition avec ses musiciens, propose un café et s’assied, à l’écoute. Comme à chaque fois, il semble instaurer un autre rapport au temps. Celui de l’échange, le vrai. Parler de la Calédonie ? Il ne voit pas très bien en quoi ce qu’il pourrait en dire peut intéresser. Nous on voit très bien. On était curieux d’avoir les premières impressions du « perpétuel insoumis », comme le qualifiait justement Mondomix en 2003, anticolonialiste, sur ce pays en construction d’un « destin commun ». On était aussi impatient d’avoir son ressenti sur la culture kanak, lui, l’homme de la terre, défenseur de la langue créole.

–       C’était ton premier voyage en Calédonie. Quelle image avais-tu de cette île avant d’y aller ?

–   Avant d’y aller, je savais à peu près où ça se trouvait.  J’avais peu de notions géographiques. Je connaissais surtout la Calédonie à travers les événements politiques, les noms des combattants, Yéwéné, Tjibaou, Machoro, le mot « Kanaky », le mot « Caldoche », la grotte d’Ouvéa, et les images que j’avais étaient celles des reportages touristiques vus à la télé. Donc pas grand-chose. Je savais qu’il y avait des Réunionnais installés là-bas, certains depuis longtemps, d’autres récemment. Voilà : je connaissais surtout la Calédonie à travers les événements politiques des années 80, les luttes entre le peuple kanak et le gouvernement colonialiste français. J’avais une vision un peu brute, sans connaître la tradition.

–       Pour le centre culturel Tjibaou, qui t’accueillait pour ton premier concert à Nouméa, ta venue représentait un événement très attendu. Pourquoi, d’après toi ?

–   Apparemment le responsable du centre voulait nous programmer depuis longtemps. Je sais que certains en Kanaky connaissaient un peu ce qu’on faisait, nous, à la Réunion. J’avais déjà croisé Madame Tjibaou une fois et il y avait des liens entre le centre Tjibaou et le projet de Maison des civilisations ici.

–       Tu as tenu à rencontrer des musiciens kanaks et à jouer aussi en Province Nord. Pourquoi ?

–       Oui, c’était la condition : prendre le temps de l’échange. Il y a d’autres pays où c’est possible d’aller juste faire des concerts, même s’ils ont des histoires fortes, il y a moins de liens avec nous. La Calédonie, je connaissais le combat et on est un peu plus proches, donc c’était important pour moi de rencontrer des gens. Là on a eu le temps, sur quinze jours, avec un temps à Nouméa et un temps à Koné, Canala, pour rencontrer d’autres personnes et essayer de mieux comprendre la Calédonie. Je ne sais pas si aujourd’hui je comprends mieux, mais au moins j’ai fait des rencontres.

On a aussi rencontré des Réunionnais à Nouméa. Et, comme je l’ai dit dans mon concert, prenons garde, nous Réunionnais, d’être pire colonisateur que le colonisateur. Malheureusement parfois on est un peu comme ça, quand on veut être plus chef que le chef,  quand on va à Maurice ou Madagascar ou ailleurs. Voilà, c’était juste une façon de rappeler qu’on doit faire attention à nos comportements. Rencontrer les Réunionnais installés là-bas, c’était aussi une façon de mieux comprendre la Calédonie.

« On a besoin de marques, de rituels, de respect,

de ne pas tout laisser dans les mains du commerce, de la vitesse »

 

–       Tu as été accueilli par le fils de Jean-Marie Tjibaou, Emmanuel ?

–       Oui c’était super. Déjà par rapport au centre culturel (ndlr : Emmanuel Tjibaou dirige l’ADCK, en charge du centre), on sent qu’ils essaient vraiment de retrouver une Histoire que les jeunes générations perdent à cause du système, de la société de consommation. La coutume, comment on accueille, comment on dit bonjour. On a besoin de ça, à la Réunion et n’importe où, on a besoin de marques, de rituels, de respect, de ne pas tout laisser dans les mains du commerce, de la vitesse. C’était agréable de voir ça et de voir des jeunes dans cette démarche, celle de la tribu où on prend le temps de causer.

danyél waro centre tjibaou coutume

 

–       Le rapport à la terre est quelque chose d’important dans la culture kanak. Qu’est-ce que tu en as pensé ?

–       Oui, moi j’ai grandi dans la terre, mais là je ne suis pas resté assez longtemps pour voir leur rapport à la terre comme moi je l’ai ici: planter, cultiver. Là-bas j’ai juste eu le temps de voir un rapport avec la nature en général, quand on est parti dans la forêt chercher de la peau de figuier marron pour fabriquer des instruments. C’était agréable. Je n’aime pas seulement cultiver du maïs pour le manger, j’aime aussi les arbres. En arrivant en Calédonie, j’ai tout de suite regardé les arbres. J’ai vu des letchis, sûrement emmenés par des Réunionnais, et je leur ai demandé s’ils avaient des « Jacque« . Il y en a en Brousse, mais ils n’ont pas la tradition de le manger en légume. Alors je leur ai fait un carri Ti-jacque. On a goûté le bougna, la salade tahitienne. C’était un échange.

C’est vrai que la nature est importante pour eux, même dans leurs discours. Ils parlent aux arbres, aux ancêtres. Le rapport avec le cambar, l’igname, est important. Je suis curieux de ça. Partout où je vais, je touche la terre pour voir si elle colle et je fabrique des petites choses. En Calédonie, j’ai laissé une espèce de petite statue au centre culturel de Koné.

 

Danyél Waro en forêt pour prélever des écorces avant de fabriquer des instruments de musique. (DR)
Danyèl Waro en forêt pour prélever des écorces avant de fabriquer des instruments de musique. (DR)

–       Musicalement, y a-t-il des liens entre le kaneka et le maloya ?

–       Le lien n’est pas vraiment musical. On arrive à croiser les rythmes. C’est évident que quand je vais à Madagascar ou en Inde je trouve des choses plus près du maloya. Quand j’écoute le chant des Kanaks avec les influences protestantes c’est différent. Ce qu’on a en commun c’est l’usage des percussions. Le lien, c’est les mélanges qu’ils ont. On dit « Kanaks », « Caldoches », mais c’est beaucoup plus mélangé que ça. Quand on regarde les visages des gens, chez les Kanaks ou chez les Blancs, on voit la présence asiatique. Il y a une créolité en Kanaky. Pour moi, c’est comme si j’étais face à des Réunionnais. Et puis il y a la créolité par rapport au Français, c’est normal, il y a le même pouvoir qui nous réunit. C’est l’impression que j’ai eue. Après, pour connaître vraiment, il faut vivre là-bas, en brousse.

« Il y a quelque chose de fort dans leur démarche :

essayer de reconstruire »

–       Est-ce qu’il y avait de l’émotion pour toi dans ce voyage ?

–       Ah oui. Pour moi il y a quelque chose de fort dans leur démarche : essayer de reconstruire. Du peu qu’on a discuté avec les musiciens et Emmanuel Tjibaou, on sent une force, un héritage, la présence de Tjibaou et d’autres penseurs visionnaires. On sent qu’ils ont envie de construire quelque chose de solide et pour longtemps. Et ça ne doit pas être évident, parce qu’ils sont dans une culture moderne et on sent un tiraillement. On sent qu’il y a un vrai travail à faire pour remettre quelques éléments de leur culture au centre, pour dire que la Kanaky est vivante, que le kaneka est là.

« Je comprends bien leur tiraillement à essayer de marier l’ancien, le moderne,

le dehors, le dedans, les différences de langues

et en même temps essayer de construire l’unité »

Le kaneka est l’exemple de cette démarche : ils ont essayé de trouver un nom, une musique, pour refaire le lien avec les jeunes. Ils ont un autre problème, qui est aussi une richesse : le fait d’avoir de nombreuses langues. En même temps c’est étonnant, on sent vraiment un seul peuple. Ils ont cette particularité qu’on n’a pas et ils n’ont pas la même histoire, mais je sens une créolité qui fait qu’on se comprend bien. En tout cas moi je comprends bien leur tiraillement à essayer de marier l’ancien, le moderne, le dehors, le dedans, les différences de langues et en même temps essayer de construire l’unité.

Emmanuel Tjibaou (à gauche), Danyél Waro et les musiciens. (DR)
Emmanuel Tjibaou (à gauche), Danyèl Waro et les musiciens. (DR)

 

–       La Calédonie devra bientôt se prononcer sur son évolution de statut. Cet élément était-il présent dans les conversations avec ceux que tu as rencontrés ?

–       Je l’ai senti un peu dans les conversations, mais quand j’y étais elles tournaient surtout autour des histoires de nickel, de pollution. J’ai senti aussi le questionnement sur le développement économique, sur la façon de gagner de l’argent. Et ça c’est un questionnement qui concerne tout le monde.

–       Vas-tu rester en lien avec les musiciens rencontrés et avez-vous envisagé un « match retour » à La Réunion ?

–       Oui, ça me plairait. Que ça soit un échange pas seulement musical.

–       Ce séjour pourrait-il t’inspirer une chanson ?

–       Je ne sais pas. L’envie d’écrire est là par petits bouts dans la tête. Il y a des émotions qui vont sûrement entrer dans des morceaux. Avant ce voyage j’ai déjà eu envie de chanter la Kanaky, le militantisme. L’inspiration, c’est quelque chose que je ne maîtrise pas. Il n’y a pas de pression, pas d’urgence.

–       Qu’est-ce qui t’a le plus touché pendant ce séjour ?

–       Le moment où j’étais le plus ému c’était un soir où on a fait la coutume à Koné avec Emmanuel Tjibaou. Ça m’a emmené loin dans le geste, la parole, la simplicité. Je me suis senti porté dans une démarche humaniste. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était vraiment un moment particulier où j’ai vraiment pris conscience de l’importance de prendre le temps de l’échange.

Entretien et traduction du créole : Isabelle Kichenin

Extrait du concert de Danyèl Waro à Nouméa, juillet 2014:


Séverine Savigny, black is beautiful

 

C’est la première black à faire une campagne de pub pour les magasins Mode Choc au Québec. À 24 ans, la Réunionnaise Séverine Savigny vient d’intégrer l’agence Montage Models et a défilé cette semaine au Festival Mode et Design à Montréal. Il est loin le temps de la défaite au casting Elite Réunion…

Je me rappelle la première fois où je l’ai vue. C’était il y a sept ans, lors d’un casting organisé par l’agence Ford à La Réunion. Je lui avais trouvé une allure folle, « du chien », comme on dit, et ce je-ne-sais-quoi d’esprit rebelle dans le regard. « Elle ne le sait pas encore, mais c’est une vraie mannequin de défilé », m’avait glissé alors la responsable du casting. Séverine avait alors 18 ans et quelques problèmes d’acné. Elle ne sera pas retenue. Quelques années plus tard, je la retrouvais au casting Elite Réunion. Le jury lui préfèrera Marie Payet. Après quelques shootings pour des magazines locaux et des publicités, Séverine semblait avoir enterré ses rêves de podiums et s’envolait pour le Québec en 2011, suivre des études d’éducatrice spécialisée. Issue d’une famille modeste de Sainte-Suzanne, la jeune fille a le sens des priorités. Et puis elle se savait désormais trop vieille pour le monde de la mode.

“Et me voilà débarquée à Québec city

parmi une centaine de mannequins perchées sur leurs hauts talons »

« J’étais tranquillement installée au Saguenay où les possibilités d’évoluer dans le mannequinat sont quasi inexistantes, jusqu’en avril 2013 où mon colloc m’a incitée à participer à un concours de mannequins organisé par une agence de Québec, Focus One”, raconte Séverine. Quelques semaines plus tard, elle est sélectionnée pour le grand casting. “Et me voilà débarquée à Québec city parmi une centaine de mannequins perchées sur leurs hauts talons, avec des chevelures magnifiques et des silhouettes tout droit sorties de magazines. Là je me suis dit,ok… là ma chère ça n’a rien à voir avec le petit casting d’élite model look à la Réunion là! Là il faut assurer. J’ai fait le casting, je devais être la seule métisse parmi tous les mannequins, une journaliste m’a interviewée et la semaine suivante j’ai été prise pour faire le festival Québec Mode », se souvient Séverine.

Sévrine Savigny: " Là je me suis dit, ok... là ma chère ça n'a rien a voir avec le petit casting d'élite model look à la Réunion là! Là il faut assurer. " (c) PigmentB
Sévrine Savigny:  » Là je me suis dit, ok… là ma chère ça n’a rien à voir avec le petit casting d’élite model look à la Réunion là! Là il faut assurer.  » (c) PigmentB

En mai 2013, elle défile avec 30 mannequins à Québec et se fait repérer par Chantale Nadeau, à la tête d’une agence de placement de mannequins à l’internationale. Elle la place chez Focus One à Québec et lui suggère de venir à Montréal une fois ses études terminées.

C’est désormais chose faite. Son diplôme en poche, Séverine a déménagé à Montréal en juin dernier et a immédiatement signé avec l’agence Montage Models. Entre temps, elle avait fait la campagne printemps/été pour les magasins Mode Choc. « J’étais la première black à faire leur campagne ! », se réjouit Séverine.

Campagne printemps/été Mode Choc (c) PigmentB
Campagne printemps/été Mode Choc (c) PigmentB

La Réunionnaise a aujourd’hui un pseudo, Paris, clin d’œil à son grand-père chanceux aux jeux “et aussi parce que « Séverine », les photographes qui parlent aglais n’arrivaient pas à le prononcer”. En quelques semaines, son mode de vie a complètement changé. “Dès mon installation à Montréal,  j’ai passé des castings dont celui pour la fashion week. La semaine d’après on m’annonçait que parmi les 350 mannequins du casting je faisais partie des 80 sélectionnées et j’ai été bookée pour 7 shows, ce qui est pas mal selon mon agent”, confie-t-elle.  En trois semaines, Séverine a fait une campagne de pub et shooté avec deux photographes pour des créatives, dont un qui paraîtra en septembre dans Papercut magazine. « Tout le monde me demande d’où je viens. Ils sont intrigués par mon métissage. Je n’arrive pas encore à réaliser ce qui m’arrive, mais je garde la tête sur les épaules : je suis toujours la modeste fille des îles qui a fait ses premiers pas chez Femme mag. Et je sais que tout ça est éphémère », confie Séverine.

"Tout le monde me demande d'où je viens. Ils sont intrigués par mon métissage" (c) PigmentB
« Tout le monde me demande d’où je viens. Ils sont intrigués par mon métissage » (c) PigmentB

Lucide, elle travaille à mi-temps comme éducatrice spécialisée en maternelle et se considère avant tout comme éducatrice spécialisée.

“J’ai 24 ans! Le mannequinat, je n’y croyais plus! Mais quand la vie t’offre une seconde chance, il faut savoir la saisir”, assure Séverine, dont le credo souligne la détermination : “Vise la lune, au pire tu tomberas parmi les étoiles!”. La lune qu’elle vise, maintenant, c’est la Une de Elle Québec. Pa kapab lé mor san essayé*

Isabelle Kichenin

séverine Savigny fashion shox Montréal

séverine savigny montréal fashion show

Séverine Savigny et Nathalie Rikyel. DR
Séverine Savigny et Nathalie Rikyel. DR

 

Le credo de Séverine Savigny: “Vise la lune, au pire tu tomberas parmi les étoiles!”. (c) PigmentB
Le credo de Séverine Savigny: “Vise la lune, au pire tu tomberas parmi les étoiles!”. (c) PigmentB

* “Pas capable est mort sans avoir essayé”: qui ne tente rien n’a rien.


Gourmande

Dessin de la plasticienne Emma Di Orio, inspiré de cette histoire courte.
Dessin de la plasticienne Emma Di Orio, inspiré de cette histoire courte.

Mathilde observait son corps dans le miroir et se surprit à le trouver désirable. Ces hanches pleines. Ces seins lourds. Ce ventre arrondi. Elle leur trouvait soudain un certain potentiel érotique… et ça l’inquiétait. Ça ne devait pas être ainsi. Non, ça n’était pas ce qu’elle avait programmé. Enfilant son pull gris, elle se souvint de ce pacte qu’elle avait scellé un an et demi plus tôt : mettre ce corps en jachère. Une jachère à durée indéterminée, confortable, apaisante, rassurante. Elle ne laisserait plus ce corps l’emmener sur des terrains humides. La chute était bien trop douloureuse.
Jachère, donc. Ce corps n’existait plus. Plus aucune partie de lui ne se souvenait des caresses de Luc. Plus aucune parcelle à retourner, à modeler. Jachère. Elle laissait tout en plan. Elle savait la méthode infaillible. Rapidement, le gras viendrait l’envelopper, l’éloigner des regards et taire en elle toute velléité de séduction. Elle ne serait plus qu’une prof de fac, observant amusée les émois maladroits de ses jeunes étudiants, les guidant à travers les pages des passions littéraires, vibrant de leurs réparties, séduite d’une analyse. Elle était si touchante, la jeune Barbara, émue aux larmes en découvrant les clés d’Henry James. Et ce Nicolas, quel esprit vif ! Oui, ils la comblaient, ses jeunes étudiants. Et c’était bien suffisant. Elle ne serait plus qu’un cerveau sur pattes. Oui, c’était mieux ainsi. Laisser ce corps en paix.
La décision ne lui avait pas trop coûté. Tout s’était mis en place naturellement, de façon presque animale. Ne plus sentir la morsure dans sa chair. Ne plus sentir sa chair. Ne plus la voir non plus. L’emballer dans des couches de gras rassurant, des jeans, des pulls. Colmater toutes les issues. Ne laisser aucun interstice, aucun passage possible au plaisir physique.
Seul le plaisir intellectuel était honnête, sans trahison, sans déconvenue. L’intensité d’un solo de guitare. Les frémissements d’un monologue. Les râles sensuels d’une basse. Une jouissance sans risque et sans suite.
Un an et demi au régime sec. Elle s’en sortait plutôt bien. Seule sa bouche la trahissait parfois. Cette bouche capricieuse qu’elle n’avait jamais su maîtriser. Cette bouche qui, petite, persistait à sucer son pouce comme une vilaine fille. Cette bouche qui réclamait toujours un verre de vin supplémentaire, un morceau de chocolat, une friandise, une clope, un joint. Cette bouche gourmande. C’est elle, encore une fois, qui l’avait trahie. Qu’est-ce qui lui avait pris d’aller embrasser cet inconnu ?
Face au miroir, Mathilde caressait ses lèvres traitresses. Elles avaient gagné. Le temps de la jachère était fini.

Isabelle Kichenin


La Réunion en ultra haute émotion

Lenz livre de superbes points de vue sur les sommets de l'île. (c) Pixeldealer
Lenz livre de superbes points de vue sur les sommets de l’île. (c) Pixeldealer

C’est la vidéo qui buzze depuis ce matin à La Réunion : un film tourné en ultra haute définition par Pixeldealer et livrant l’île dans ce qu’elle a de plus majestueux et puissant. Récit d’un tournage un peu fou avec le réalisateur, Lenz.

Depuis ce matin, La Réunion semble voler la vedette à la Coupe du monde de foot sur les réseaux sociaux locaux. L’auteur de ce petit miracle s’appelle Lenz. À 30 ans, ce réalisateur réunionnais signe une vidéo qui capte en 3 minutes 30 toute l’intensité et la majesté de cette île de l’océan Indien. Une émotion si puissante que l’IRT, office de tourisme local, l’a contacté quelques heures après la mise en ligne.

Best Lookout ever – Journey thru Reunion Island from Pixeldealer on Vimeo.

Pari gagné, donc, pour Lenz, qui ne poursuivait pas un objectif lucratif mais souhaitait avant tout montrer son île sous son meilleur jour. Et il s’en est donné les moyens. Depuis un an et demi, il sillonne les sentiers de randonnées avec sa femme Erika ou son ami plasticien Kid Kréol et saisit les paysages avec sa Red Epic, caméra de cinéma filmant en 5K, ultra haute définition. « Je passais pour un fou sur les sentiers avec mes trois sacs et mes pieds », rigole-t-il. Mafate, Cilaos, Salazie, Cap Noir… Cette nature qu’il aimait dessiner, plus jeune, il peut désormais en restituer davantage l’essence grâce à la technologie. « Dès que j’ai commencé la photo, j’ai tout de suite fait des timelapses, naturellement », raconte-t-il. Et grâce à cette technique consistant à laisser l’appareil tourner des heures afin de saisir des mouvements imperceptibles à l’œil nu, le réalisateur nous offre une nature vivante et poétique.

Lenz a sillonné les sentiers de La Réunion pendant un an et demi. (c) Pixeldealer
Lenz a sillonné les sentiers de La Réunion pendant un an et demi. (c) Pixeldealer

Quant à la majesté de la nature réunionnaise, c’est vue du ciel qu’il la livre. Et là aussi, il n’a pas ménagé ses efforts, louant un avion une dizaine de fois. « On a travaillé zone par zone, très méticuleusement, pour trouver les meilleurs angles. L’endroit le plus magnifique, pour moi, c‘est au pied du Piton des Neiges vers Hell Bourg », raconte-t-il. Un sacré investissement, pour un projet non commercial. « Quand on aime on ne compte pas, sourit-il. Et puis ça m’a servi de repérages pour des films publicitaires, notamment un sur la canne à sucre ».

Dans les tiroirs de Pixeldealer: un projet de court-métrage (c) Pixeldealer
Dans les tiroirs de Pixeldealer: un projet de court métrage (c) Pixeldealer

Formé au cinéma en Australie, Lenz a choisi de revenir travailler dans l’île et a créé avec sa femme sa boîte de production audiovisuelle, Pixeldealer. S’il travaille essentiellement pour la publicité, sa fibre artistique lui fait explorer d’autres territoires. Il a ainsi réalisé avec Kid Kréol et Boogie le clip de Labelle, Lait Sacré et planche avec ces deux artistes plasticiens sur un projet d’expo. Il nourrit aussi un projet de court-métrage actuellement en cours d’écriture. « Je crois qu’il y a beaucoup de choses à faire à La Réunion. Il y a notamment beaucoup de culture qui n’a pas été abordée de façon actuelle », confie-t-il. À suivre.

Isabelle Kichenin


Fournaise mon amour

Une éruption du Piton de la Fournaise, île de la Réunion (c) Frédéric Caillé
Une éruption du Piton de la Fournaise, île de la Réunion (c) Frédéric Caillé

C’est l’alerte push qui me réveille. J’enfouie ma tête dans l’oreiller, espérant vainement reprendre le cours de mon rêve délicieux. Tant pis. Je me contenterai une fois de plus de ces cinq petites heures de sommeil agité. Près d’une semaine que ça dure. J’attrape en tâtonnant l’iphone de ma colère. Ça y est : la Fournaise est en éruption. Les nuits seront peut-être moins agitées maintenant que la terre crache sa flamme. Comme à chaque fois, j’accueille ce phénomène naturel comme un cadeau. Une manifestation visible de ce qui boue là-dessous. De ce qui boue en nous.

C’est en quittant mon île que je l’ai vraiment ressentie, cette énergie volcanique. Appel de la terre. Tams-tams sourds. Mantras murmurés.

Là-bas, elle était muette, la terre. Durant les trois années que j’y ai passé, je n’entendais rien de ce sol métallique calédonien. Cette terre rouge de nickel semblait charger l’air d’une énergie froide. Métallique, oui. Affûtée comme un couteau. Ça n’est qu’auprès des quelques Kanaks que j’ai rencontrés que je l’ai sentie gronder. Elle leur parlait, à eux, cette terre. Mais pas à moi. Alors j’ai pris des hauts parleurs : musique, théâtre, films, rencontres. J’écoutais ce qu’ils entendaient, eux, de cette terre muette, et je les enviais. Pendant trois ans, j’ai tenté de me réchauffer au contact de l’art de cette île du Pacifique, mais le froid gagnait du terrain en moi. J’avais la sensation de me remplir de vide. Une sensation de manque, physique, quasi bestial. L’appel de la terre. La mienne. Mon caillou volcanique.

À peine posé le pied sur le tarmac de Gillot, l’aéroport réunionnais, je sentais la chaleur faire fondre les glaçons qui débordaient de mon cœur. Je l’entendais à nouveau la musique de la terre. Les tams-tams sourds, les mantras murmurés. Je l’entendais chez les bazardiers bruyants du marché, dans les coups de colère injustifiés sur radio Freedom, dans l’intensité des kabars, dans la violence des disputes. Et mon corps a mis près d’un an à s’adapter à nouveau à la puissance de ces sensations, à maîtriser les émotions parfois inexpliquées, à accepter ce droit du sol, plus fort que tout, à vivre avec ces colères larvées, tunnels de lave bouillonnante prête à exploser, à dompter les non-dits, volcan de peurs à demi éteintes.
Fournaise, mon amour, je me réveille avec toi ce matin, et je crache avec toi mes entrailles incendiaires.

Les premières photos de l’éruption du 21 juin 2014 sont visibles sur Imazpress Réunion.


Bibass : la web radio péi qui monte

Une partie de l'équipe de Bibass radio. D.R.
Une partie de l’équipe de Bibass radio. D.R.

 Créée il y a un an et demi par un groupe de passionnés de musique aux goûts aussi sûrs qu’éclectiques, Bibass radio organise le 29 juin un pique-nique participatif à l’Etang-Salé. Objectif : financer les projets de développement de la web-radio réunionnaise qui monte.

Nathalie Natiembé et Danyél Waro. Avec de tels parrains, Bibass radio naissait sous de bons augures, en janvier 2013. Un pari un peu fou, cette web radio, lancé par un groupe de potes fondus de musique : Patrick Tauran, aka Gogo, JB Moreau, Pascal Quiquempoix, Niko Gonthier et d’autres. « On écoutait la radio dans la voiture et on se désolait une fois de plus de ne rien trouver parmi toutes ces fréquences qui correspondait à nos goûts », se souvient Gogo. Et leurs goûts sont éclectiques : du rock au reggae en passant par l’électro, la cumbia, le dub, la world, la bonne musique locale…

Danyél Waro a accepté de parrainer Bibass radio avec Nathalie Nathiembé. D.R.
Danyél Waro a accepté de parrainer Bibass radio avec Nathalie Nathiembé. D.R.

C’est sur ce point que Bibass radio s’est très vite mis les musiciens réunionnais dans la poche. Et pour cause. La quasi absence d’artistes locaux sur les ondes des radios commerciales fait grincer plus d’une dent. Pas assez populaire, pas assez vendeur, pas assez jeune … Les critères justifiant le refus de programmation de nos meilleurs musiciens reflètent bien la mondialisation aseptisée des ondes. Chez Bibass radio, un seul critère dicte les choix de programmation : la qualité. Alors forcément, les auditeurs curieux se régalent. Radio campus, Radio meuh : les comparaisons encouragent l’équipe de Bibass à poursuivre l’aventure. Et les artistes en redemandent. Ils ne se sont donc pas fait prier pour aller enregistrer des jingles de soutien à la web radio.

Mounawar sera en concert le 29 juin pour Bibass radio

Le 29 juin, ce sont les auditeurs ( Plus de10 000 comptabilisés de janvier à mai 2014) qui sont appelés en renfort. Faute de moyens, Bibass radio organise son premier pique-nique participatif à l’Etang-Salé. Le principe : chacun emmène son cari, paie 5€ pour le cachet de Mounawar, programmé en concert, et peut acheter boisson et desserts pour soutenir les projets de sa radio. Et ils sont nombreux.

Bibass radio mettra en effet prochainement en ligne la deuxième version de son site, plus participative, et envisage d’étoffer sa grille avec des interviews et émissions. Diffusant aujourd’hui sa play list en mode aléatoire, de 8h à 23h, Bibass déclinera bientôt une grille thématique. Autre projet dans les tiroirs : la création d’un blog musical. On en reparle bientôt.

On écoute Bibass radio sur www.bibass-radio.com
On écoute Bibass radio sur www.bibass-radio.com

Pique-nique participatif le 29 juin 2014 à l’Etang-Salé. Tarif: 5€. Billets en prévente: 0692 82 13 65


Café des arts

pub irlandais cc Christian Birkholz @ pixabay
Pub irlandais (C) Christian Birkholz @ pixabay

 Un soir j’ai cru rencontrer mon double. Le siamois de mon moi profond. C’était dans cette île, Ré-union. Tout en nous sonnait rythme et transe. Le cœur de l’Afrique battait par là, je crois.

Elle a cette magie-là, mon île. Celle de convoquer tous les dieux en même temps, dans un joyeux boucan. Pas besoin de sono ou de voiture tunnée pour l’entendre, la petite musique. Elle accompagne chaque instant de ma vie. Marcher sur un sentier au rythme généreux d’Alain Peters. Se saouler au son de Natiembé. Gueuler Béru. S’enlacer Hadouk trio. Pleurer Lhasa. Se réconcilier The XX. Rire Mayra Andrade.

Pause.

Elle était donc mi-africaine mi-rock, ma petite musique, ce soir-là. Et elle m’a propulsée loin dans mes souvenirs. Un autre bar. D’autres musiques. D’autres rencontres.

C’était un peu ma cantine, le Café des arts. Le flipper au bout du couloir. Le grand bar et son barman si rassurant. Le pastis, qui durait des heures, et finissait transparent, à force d’y ajouter de l’eau. La mini scène improvisée où se succédaient groupes de rock et variétoche. Et surtout cette faune bigarrée.

Je pouvais l’observer longtemps. Beaucoup d’habitués, reçus comme à la maison. Des « vieux » (hou, au moins 30 ans !). Et peu de femmes, je crois. Ils faisaient quoi, tous ces gens ? Profs, journalistes, maçons ? Je ne sais pas. Mais ils étaient là. Souriants. Je les avais choisis. Ils étaient ma famille. A cette famille-là, je faisais confiance. Une confiance aveugle.

C’est toujours le cœur léger que je franchissais la porte, après avoir fermé celle du lycée, puis de la fac, plus tard. J’avais déjà, au coin de la bouche, le sourire gourmand de surprise. Parce qu’aucune soirée ne ressemblait à une autre. De l’improbable, du total free style qui me faisait me sentir tellement vivante.

– Eh ! Tu fais quoi? Tu viens ? Y a une rave à Saint-Paul ?

– Allons !

Et je me retrouve, à 6h du matin, un peu perchée, saoulée de rythmes électro, les pieds dans le sable noir, à taper la discute avec un pêcheur traditionnel. Surréaliste.

– Dis, tu viens ? Y a un kabar à Saint-Gilles-les-hauts ?

– A l’aise !

« kan mwin la tandu lo rwa dan lé bwa, la rèn larivé… »

Et je me retrouve à conduire sans permis pour rentrer, parce que les autres sont encore plus ivres que moi.

-T’as mangé ? Tu viens bouffer à la case ?

– Tu sais jouer au tarot ? Viens !

– Eh, Serges, tu nous prêtes ta cuisine ? On veut faire tourner les verres.

– Tu fais quoi dans la vie ?

–  J’écris.

Ah… l’âge de tous les possibles…

Tout était si simple. Généreux. Décadent.

Elle a assisté à tout – ou presque – ma famille d’adoption. Les timides échanges de baisers. Les pogos endiablés. Les improbables expériences capillaires.

–       Ah, t’es coiffée comme Lisa Minelli ?

–       Ben non, c’est Barbara, banane !

–       Ouais, ben c’est démodé.

–       Ouais, mais je t’emmerde.

–       C’est quoi cette crête ? Ils ont rien dit, tes vieux ?

–        Ils se doutent de rien : Le matin je pars avec un carré bien sage et je les crêpe avec du savon au lycée.

–       Et t’as jamais moussé ?

–       Allez, sers-moi une mousse.

Et puis un soir  je suis arrivée avec un gros sac. Le sourire moins gourmand de surprise. Ils n’ont pas posé de question. M’ont servi un verre.

–       Donne, on va te le garder derrière.

Ils n’ont rien dit non plus quand la larme a coulé, silencieuse, et s’est noyée dans mon verre. Ils étaient là. Souriants. Rassurants. Ils m’ont entraînée avec eux dans leur tourbillon, jusqu’au petit matin. Jusqu’à ce que l’un prenne mon sac et que l’une me fasse une place dans son studio.

 Isabelle Kichenin


Emma Di Orio : jolie (sale) môme

emma di orio fleurs

 

Emma Di Orio participe pour la première fois le 14 juin à la Nuit d’art de pleine lune, événement phare de la création plastique réunionnaise au Musée historique de Villèle. Sa performance a de quoi surprendre:  endosser les habits de Madame Desbassayns, grande propriétaire de terres et d’esclaves au XIXe siècle, peut sembler un choix surprenant chez une jeune plasticienne branchée. Et pourtant…

Robe glamour années 40, Converses et foulard. Comment ne pas la remarquer ? Emma Di Orio traverse les vernissages avec la fraîcheur provocante de sa jeunesse. À 26 ans, elle s’apprête à participer pour la première fois à la grand-messe des plasticiens réunionnais : la Nuit d’art de pleine lune, sur le site du Musée historique de Villèle, ancienne propriété de la famille Desbassayns. Impressionnée ? Visiblement pas. Quitte à se jeter dans le grand bain, autant y aller franchement. La jeune fille, ses deux années d’Ecole de beaux-arts en bandoulière, campera lors d’une performance l’ancienne patronne du lieu, Marie Anne Thérèse Ombline Desbassayns. Rien que ça.

emma di orio desbassyns

Un mythe, à La Réunion. Sur les centaines d’hectares qu’elle gérait seule depuis la mort de son mari, elle employait quelque 400 esclaves. Une maîtresse femme, certainement, qui a nourri depuis sa mort les légendes les plus inquiétantes dans l’imaginaire de plusieurs générations. « Mes grands-parents, auprès de qui j’ai grandi, me racontaient des histoires étranges, dont celle de Madame Desbassayns. C’est un personnage qui m’a toujours intriguée », confie Emma.

 

emma di orio

« À la voir évoluer dans l’univers bobo-branché, on ne l’imaginait pas grandissant entre les fleurs artificielles et les bondieuseries des grands-parents. »

 

À la voir évoluer dans l’univers bobo-branché des vernissages, on ne l’imaginait pas grandissant à Piton Saint-Leu, écart des hauts de l’Ouest, entre les fleurs artificielles et les bondieuseries des grands-parents. Et pourtant. Cette esthétique à la fois kitsch et identitaire nourrit ses dessins. Le coup de crayon est hésitant, certes (étonnée de l’intérêt qu’on lui porte, elle s’empresse d’ailleurs de préciser qu’elle n’a pas fini sa formation aux Beaux-Arts, happée par la vie professionnelle) mais on y décèle une matière en devenir qui nous parle : ça questionne la féminité, tout ça. Et la féminité de chez nous.

cosmic girl

« Le dessin, c’est un moyen pour moi de retranscrire mes états d’âme, de passer du très dark à l’humour, de parler de sexe, d’érotisme. La femme est centrale dans mon travail », explique-t-elle.

Madame Desbassayns, elle la transpose dans un univers à la Pierre et Gilles, sous une arche fleurie, madone drapée dans son inquiétante étrangeté. « En faisant des recherches, j’ai découvert des témoignages qui ont renforcé l’impression d’étrangeté que les légendes de mon enfance m’avaient laissé de cette femme. Selon le contexte et le milieu, elle est décrite soit comme impressionnante, sombre, effrayante, soit comme très gentille et hospitalière », explique Emma Di Orio.

 « J’aime le rapport intime qu’offre le dessin, mais j’aime aussi la présence physique, le côté spectaculaire »

Une dualité dans laquelle la jeune artiste peut se retrouver, peut-être, à un moindre niveau. Qui es-tu Emma Di Orio ? La jeune fille ultra tendance, de tous les bons plans culturo-festifs, promenant ton look tel une œuvre d’art ? « J’aime le rapport intime qu’offre le dessin, mais j’aime aussi la présence physique, le côté spectaculaire. Jouer avec mon look, c’est comme un tableau vivant ». Un tableau qui s’affirme, provoque un peu aussi, et déborde du cadre.

Avec deux amies artistes, Leïla Decomble et Paulinette Thiong-Kay, elle a créé l’association Cosmic Girls, déclinant l’art autour d’un concept de troc de vêtements. Pied de nez à la société de consommation, détournements des codes de la séduction et légère irrévérence habillent la démarche de ces trois jeunes femmes sans dress-code. Sale môme, Emma Di Orio ? Certainement, dans tout ce que l’appellation peut revêtir d’affectueux et d’admiratif pour cette jeunesse qui titille là où ça gratte. Mais aussi jolie môme, la miss Emma, donnant des cours de dessin dans une association du quartier populaire où vit sa famille, et insatiable curieuse de cette île qui la nourrit.


Ils ont rendez-vous avec la lune

Emma Di Orio compte parmi les petits jeunes issus de l’Ecole des beaux-arts dans la riche programmation de cette nuit organisée par l’association Cheminement(s). On devrait en prendre plein les yeux (et les neurones) avec Gaël Papy, qui rendra hommage aux esclaves avec neuf témoins de bois, Jean-Marc Lacaze qui questionnera la société actuelle et ses parias, via une installation de 7 cadavres de chiens en tissus, le photographe mozambicain Mario Macilau, l’artiste japonaise Masami ou encore le Réunionnais Stéphane Gilles qui révèlera les empreintes laissées par les domestiques dans la demeure Desbassayns. Au total, 17 artistes ont rendez-vous avec la lune, le 14 juin à Saint-Gilles-les-Hauts.

 

 


Sakifo festival : sono mondiale sur un caillou

La scène électro, sur la plage (c) Clément Chartier
La scène électro, sur la plage (c) Clément Chartier

Le festival musical réunionnais ouvre ses portes ce soir. Le Sakifo, c’est bien plus qu’un festival pour moi. Et en parler, c’est une façon d’évoquer une facette de la Réunion importante à mes yeux : le mariage heureux entre ouverture au monde et ancrage identitaire.

Onze ans déjà que le Sakifo distille éclectisme, fête et rencontres. Onze ans de passerelles entre tradition et modernité. Onze ans de sons multiples épicés à la sauce rougail. Je l’ai déjà écrit ailleurs : Le Sakifo, je le vois comme un Instagram de la Réunion d’aujourd’hui, un pied dansant le maloya et le séga dans les fêtes familiales, l’autre se trémoussant sur les dancefloors électro ou les caf-conc’ rock, et les mains aussi habiles au djembé qu’au smartphone.

Public, Sakifo 2013 (c) Christophe Corenthy
Public, Sakifo 2013 (c) Christophe Corenthy

Pendant trois jours, la plage de la Ravine Blanche, à Saint-Pierre, abrite une formidable réunion de générations, d’ethnies et de goûts musicaux. Rock, pop, reggae, maloya, électro, séga, dance-hall, blues, chanson… Le Sakifo mélange les genres et invite têtes d’affiche (Stromae, M, Kassav, Youssoupha…) et découvertes (Charles X, Coely, Chill Bump…) venues des quatre coins du globe, joyeuse sono mondiale au bord de l’océan Indien.

Une espèce de voyage immobile, en somme.

« Ce qui fait tout le charme de ce festival, c’est ce qui fait aussi le charme de La Réunion actuelle : ce mélange d’ambiances urbaines et authentiques »

Ce qui fait à mon sens la délicatesse de l’alchimie réussie, c’est l’ancrage affirmé du festival dans sa zone. Chaque année, on y découvre en effet des pépites de nos voisins :  Mauriciens (Zulu), Mahorais (Bo Houss), Malgaches, Comoriens, Indiens (Shaa’ir and Func) ou Africains (Tamikrest) et on se réjouit de voir de belles scènes accueillir nos artistes locaux (Danyél Waro, Zanmari Baré, Maya Kamaty, Tricodpo, Jim Fortuné, Warfield et Lindigo, Psychorigid…).

Saki Bat, documentaire réalisé par Elsa Dahmani et Niko Sardjvéladzé en 2009 pour Mondomix :

Et ce qui à mon sens fait tout le charme de ce festival, c’est ce qui fait aussi le charme de La Réunion actuelle : ce mélange d’ambiances urbaines et authentiques, ces mondes qui se côtoient, se mêlent joyeusement. Ces jeunes connectés adeptes d’électro et ces quinquas adeptes de blues qui finiront par se retrouver à la salle verte, salle typique des fêtes familiales recouverte de végétation, et y mêleront leurs sueurs au rythme du maloya, ou partageront le même banc pour avaler un rougail saucisses cuit au feu de bois.

On les retrouvera (presque) tous, tôt le dimanche matin, pour le Risofé, petit-déjeuner typique fait de riz cuisiné, soignant pour certains une sacrée gueule de bois au rythme du maloya. Cette année, le festival fait un pas de plus dans le sens de l’évolution de l’île : après avoir accueilli chaque année les papes du maloya, gardiens du temple, il confie ce Risofé à Davy Sicard, l’un des premiers à avoir ouvert cette musique désormais classée au patrimoine immatériel de l’Unesco à d’autres sonorités. Un symbole.

Elle est là, pour moi, la magie de ce festival : une espèce de zembrocal* 2.0, un méga Facebook live avec des potes du monde entier réunis sous ta varangue. Un Instagram de la Réunion d’aujourd’hui, je vous dis.

*Zembrocal : plat traditionnel fait de riz cuisiné épicé, mélangé à des haricots et de la viande fumée.

 

 

 

 

 

 

 

 


Jupiter Bokondji, général rebelle de la musique congolaise

Jupiter & okwess international (photo (c) bellekinoise)

Même au téléphone, il te filerait des fourmis dans les jambes. Jupiter Bokondji a la passion contagieuse : cette passion pour la musique traditionnelle qu’il s’attache à faire sortir de l’ombre de la rumba congolaise depuis 20 ans, en la mariant aux instruments occidentaux. Entre deux répétitions, il nous gratifiait de quelques éclats de rire et envolées militantes, avant l’envol pour une belle tournée européenne et son passage au festival réunionnais Sakifo le 24 mai.

 

–       On vous surnomme « le général rebelle » à Kinshasa. Pourquoi ?

–       Hé hé ! On m’a collé « général rebelle » parce que je voyais les choses autrement. On a toujours tendance à dire que la musique congolaise c’est la rumba. Et moi je dis que la rumba est une musique qui nous a été imposée par les colonisateurs. La musique congolaise c’est la musique traditionnelle. Et c’est sûrement ce que vous faites chez vous : de la musique traditionnelle. C’est ça la musique africaine. Et j’ai une autre façon de voir la politique : la façon de gérer l’Afrique et l’injustice mondiale vis-à-vis des opprimés, ça m’énerve ! C’est pour ça qu’on m’appelle « général rebelle ».

–       Vous vous êtes fixé une sacrée mission, depuis vingt ans : redonner vie au patrimoine musical congolais. Alors, mission accomplie ?

–       Oui. Maintenant il y a plein de groupes qui naissent ici et qui font ce que je fais. C’est positif. Je crois que j’ai apporté un souffle nouveau dans la musique congolaise, même si les grandes stars tout en haut ne veulent pas y croire, les jeunes me disent : « C’est toi qui as raison le vieux : notre musique, c’est la musique traditionnelle ».

–       Vous chantez le quotidien de Kinshasa, pas toujours drôle, sur des musiques très dansantes. On peut danser de tout ?

–       Ecoute, la musique traditionnelle est basée sur la percussion. La percussion a un tempo universel et très intense. Ma grand-mère était guérisseuse, elle guérissait des gens malades à l’aide de percussions et de racines qui poussaient dans la forêt. Maintenant à mon tour je suis en train d’éduquer la masse à l’aide de ma musique : que les gens essaient un peu de changer, qu’il n’y ait plus d’injustice.

 

–       Quelle place occupent la musique et la danse dans la société congolaise ?

–       Ça n’est pas qu’au Congo, c’est dans le monde entier. La musique et la danse ça existe depuis la nuit des temps. La danse pour moi ça sert d’abord à enlever le stress, à faire des cérémonies, à être un peu au-delà de soi. La danse t’emmène à vider ton corps. C’est très positif pour l’homme.

Mais il ne faut pas danser n’importe comment. Il ne faut pas danser pour danser. Il faut danser au moment où tu vas être au-delà de toi.

«  Ils nous ont piqué notre musique ces gens-là ! »

 

–       Vous souvenez-vous de vos premières impressions de Kinshasa à votre retour chez vous, enfant, après 10 ans passés en Allemagne ?

–       Je ne retrouvais pas mon pays. Je suis parti à l’âge de 7 ans et rentré à 17 ans. Je me suis retrouvé dans mon chez-moi au moment où j’ai commencé à écouter de la musique traditionnelle. Quand j’étais en Europe, j’écoutais la musique occidentale : James Brown, Boney M, Jackson Five, Abba, Bob Marley. Et quand j’ai découvert la musique traditionnelle, je me suis dit « ah bon ! C’est ce que j’écoutais en Europe, mais à l’état brut ». Ils nous ont piqué notre musique ces gens-là ! Alors ça m’a rebellé, ça m’a révolutionné. Je me suis dit que je devais faire de la musique traditionnelle, mais en lui donnant une dimension internationale avec l’apport d’instruments occidentaux.

–       Choisir la rue, à 18 ans, plutôt que d’obéir à votre père, c’était votre premier acte de rébellion ?

–       Exact ! J’ai fait 2 ans enfant de la rue. Mon père voulait m’envoyer à l’école et moi j’étais déjà pris par la musique traditionnelle. J’étais obligé de coucher dans toutes les veillées. Parce qu’ici en Afrique quand il y a un deuil les gens passent la nuit à chanter, à jouer, à danser. C’est comme ça que j’ai découvert la musique traditionnelle. Chaque jour je cherchais où je pouvais trouver un deuil pour aller écouter de la musique et dormir. C’est comme ça que j’ai débuté mes recherches.

 « Je viens chez moi ! Je vais retrouver mes derniers ancêtres »

–       Vous n’avez jamais souhaité quitter le pays, même en périodes de troubles. Pourquoi ?

–       Parce que quand j’étais en Europe, mon père était diplomate. Je vivais comme un petit prince, j’avais un chauffeur allemand. Je ne travaillais pas pour vivre. Et je voyais comment vivaient les émigrés qui vivaient en Europe, les Congolais, Camerounais, qui venaient demander de l’argent à mon père. Je me suis dit que si je retournais en Europe sans mon père, je devrais faire des sales boulots. Je préfère crever chez moi que faire l’émigration en Europe.

–       Vous vous sentez utile, aujourd’hui ?

–       Ecoute, je suis de la génération sacrifiée consciente. Nous sommes là pour éduquer la génération future. Nous on est déjà foutus. Je me sens utile parce qu’il y a toute une génération qui me suit derrière.

–       Comment allez-vous faire danser les Réunionnais ?

–       Ça va être le bonheur ! Je viens chez moi ! Je vais retrouver mes derniers ancêtres et les Réunionnais vont retrouver leurs racines. Ils vont danser, se retrouver.

 

Article publié dans le Progazine Sakifo/Azenda, mai 2014

 


Chantal et Em-a, femmes courage

Citoyennes militantes, Chantale et E-ma souhaitent contribuer au changement dans leurs pays, le Congo et le Tchad. (c) Isabelle Kichenin
Citoyennes militantes, Chantal et E-ma souhaitent contribuer au changement dans leurs pays, le Congo et le Tchad. (c) Isabelle Kichenin

 

Chantal Faida Mulenga-Byuma vit au Congo (RDC) et Rendodjo Em-a Moundona au Tchad. Deux sacrées personnalités, forgées par les guerres et conflits, rencontrées à Abidjan lors d’une formation. Portraits croisés de femmes africaines « dobout »*.

Un sourire aussi franc et généreux que son verbe. Chantal Faida Mulenga-Byuma fait partie de ces femmes sur lesquelles on se retourne, même au milieu de 67 blogueurs réunis en formation à Grand Bassam. Invitée à assister à la conférence de presse organisée par RFI à Abidjan dans le cadre du vingtième anniversaire de la présence de la radio française sur les ondes ivoiriennes, la blogueuse congolaise a attisé ma curiosité. Pas impressionnée pour deux sous par l’aréopage d’officiels et de journalistes, elle interpellait la directrice de RFI et le représentant de France 24 sur la très faible présence de spécialistes africains et féminins sur leurs antennes.

Il n’en fallait pas plus pour débuter une passionnante « soirée filles » dans la chambre que je partageais, lors de cette formation Mondoblog, avec la Tchadienne Rendodjo Em-a Moundona, autre forte personnalité du groupe. « Quand Dieu est là, inutile de parler avec l’ange , rigole E-ma, amusée par le culot de son amie. Cette question trotte dans la tête de nombreux Africains, surtout quand il y a des crises et qu’ils nous envoient des experts en complet déphasage avec nos réalités », argumente-t-elle.

L’argumentation, ça les connaît. Chantal et E-ma, inséparables durant les dix jours de formation, ont émaillé les dîners et pause café de leurs débats vifs et colorés. Ces deux-là ne s’étaient jamais vues avant, mais se connaissaient déjà très bien grâce à la plateforme Mondoblog. Elles ont chacune découvert l’univers de l’autre à travers ses écrits et ont très vite senti des affinités. Et pour cause.

« On a marché à pied pendant toute une journée

et dormi dans la forêt, sans couverture. J’avais 6 ans »

Chantale: "J’ai commencé à bloguer pour dénoncer les violences sexuelles". (c) Isabelle Kichenin
Chantal : « J’ai commencé à bloguer pour dénoncer les violences sexuelles ». (c) Isabelle Kichenin

À 26 ans, Chantal partage ses pensées sur la crise congolaise depuis trois ans et a rejoint la plateforme Mondoblog l’an dernier. Son franc-parler sur son blog personnel lui a valu de perdre son emploi. « J’ai continué. Je n’aime pas la pensée unique », confie-t-elle. Depuis, elle a rebondi. Elle s’investit en tant que bénévole dans l’association Uwema, qui accueille des femmes et des enfants vulnérables et leur dispense des formations.

Chantal contribue également au site de RNW, radio hollandaise et travaille à temps partiel dans une banque. « Je suis d’une famille de huit enfants. Mon père est retraité d’une ONG et ma mère couturière. Depuis qu’on a terminé nos études, on doit contribuer aux charges familiales, ce qui fait des emplois du temps chargés », raconte-t-elle.

Malgré son agenda surbooké, Chantal met un point d’honneur à alimenter son blog, Kongo Yetu (notre Congo). « J’ai commencé à bloguer pour dénoncer les violences sexuelles. Les femmes violées par les rebelles sont rejetées par leur mari. Ils ne veulent pas partager leurs femmes avec un berbère. J’aimerais aider. Moi, c’est la souffrance qui m’a fortifiée. Aujourd’hui je n’aimerais pas que ma progéniture souffre », explique-t-elle.

 « Je suis persuadée que ça va changer.

Et ça va changer avec moi »

Derrière son sourire communicatif et sa douceur, Chantal porte les stigmates d’une histoire douloureuse. Congolaise née au Rwanda, elle a vécu sa première fuite en 1994. De retour au Congo, elle a dû à nouveau fuir la guerre en 1996. « On a marché à pied pendant toute une journée et dormi dans la forêt, sans couverture. J’avais 6 ans. Je m’en souviens très bien », confie-t-elle. En 1998, nouveau conflit. La famille ne fuira pas, mais vivra dans la peur. Puis 2009, 2012. « En grandissant, je me demandais pourquoi il y avait la guerre dans mon pays », raconte-t-elle.

Chantal s’intéresse donc aussi à la politique, « car tout par de là ». « Tant que c’est instable et qu’il n’y a pas de cerveaux qui tournent, tout est bloqué. Mais je suis persuadée que ça va changer. Et ça va changer avec moi. Je commence à changer quelque chose à mon petit niveau, dans mon quartier.

Citoyenne militante, elle affirme ne pas être tentée par la politique, « pour l’instant ». En revanche, elle s’avoue tentée par « le business », « pour créer de l’emploi, car le chômage est très élevé ». Sa devise sur Facebook témoigne de son énergie inébranlable : « J’ai l’obligation avant de mourir de rendre ce monde meilleur que je ne l’ai trouvé ».

 « J’ai dû enjamber des cadavres,

un enfant dans les bras, pour sauver ma peau. »

Rendodjo E-ma: "le changement, c’est aussi ce que moi je fais, ce que l’autre fait ". (c) Isabelle Kichenin
Rendodjo E-ma : « Le changement, c’est aussi ce que moi je fais, ce que l’autre fait « . (c) Isabelle Kichenin

Apporter sa pierre à l’édifice d’une société meilleure. C’est aussi l’ambition de Rendodjo Em-a Moundona. Fille de journaliste, cette Tchadienne trentenaire vit aujourd’hui en Allemagne, où elle a suivi son mari. Passionnée par l’écriture, elle a publié deux recueils de poèmes et nouvelles, puis tenu le journal de l’Union des étudiants tchadiens. « Mon père ne voulait pas que j’étudie le journalisme. Les jésuites, chez qui j’étudiais, voulaient que je fasse Sciences Po, mais mon père ne voulait pas que sa fille soit politologue. « Ils vont me la tuer », disait-il. Alors j’ai étudié la sociologie avec option journalisme puis j’ai travaillé à l’Observateur, hebdomadaire tchadien, jusqu’en 2009.

En 2007, elle y dénonçait les exactions d’une unité de police et faisait l’objet de menaces et pressions. C’est à cette époque qu’elle rencontre son mari, ingénieur agro-forestier, au Tchad pour raisons professionnelles. En 2009, elle le suit dans ses missions dans divers pays, puis décide de se poser en Allemagne pour préparer l’avenir et entame des études d’infirmière en gériatrie.

« Cette solidarité familiale africaine, c’est notre sécurité sociale à nous.

Chez nous, un adulte ne dort pas dans la rue. »

L’envie de fustiger, dénoncer, ne la quitte pas. Elle crée donc un blog personnel, puis rejoint Mondoblog. « En 2008, j’ai dû fuir au Cameroun avec mes nièces et mes sœurs. J’ai dû enjamber des cadavres, un enfant dans les bras, pour sauver ma peau. Quand tu vis ça, tu te dis qu’il faut que ça change. Et le changement, c’est aussi ce que moi je fais, ce que l’autre fait », confie-t-elle.

Décidée à rentrer au Tchad pour être utile, E-ma porte un regard africain sur l’Europe. « C’est un beau monde. La nature est préservée et la sécurité sociale est appréciable. Mais ce n’est pas mon monde. Culturellement, il me manque quelque chose. Cette solidarité familiale africaine, c’est notre sécurité sociale à nous. Chez nous, un adulte ne dort pas dans la rue. Et le rapport au temps… Je ne sais pas derrière quoi ils courent, mais mes collègues allemands n’ont jamais le temps de prendre un pot après le boulot. Je sais que vivre en Afrique quand on a connu l’Europe est un défi, mais je reste l’enfant de l’Afrique », assure-t-elle.

Utile à son pays, E-ma l’est déjà. Elle est en train de monter une bibliothèque gratuite pour les enfants à Ndjamena et planche sur un projet de web laboratoire avec trois autres blogueurs tchadiens pour pallier l’absence de données numériques dans son pays.

Le numérique se pose d’ailleurs comme un formidable outil d’action pour Chantal et E-ma. Au sein de Mondoblog, elles ont créé un groupe privé de blogueuses sur Facebook et travaillent ensemble à des billets collectifs traitant de thématiques féminines, parfait exemple de ce blog mondial, citoyen et engagé.

*Dobout : debout

 

 

 

 

 

 

 


Africa is the future

Mondoblogueurs au travail à Grand Bassam, Côte d'Ivoire (c) I.K.
Mondoblogueurs au travail à Grand Bassam, Côte d’Ivoire (c) I.K.

 

 En formation depuis une semaine à Abidjan avec 66 blogueurs francophones, je devine le champ des possibles du continent africain. 

 

« Quand on te demande si tu es Africain, c’est comme si tu portais tout le fardeau de l’Afrique et toi tu ne peux porter que le fardeau de ton pays ». Entre deux bouchées d’alloco, banane cuisinée, l’ami mondoblogueur me livre cette évidence. Aurais-je eu l’idée de qualifier un ami allemand, espagnol ou roumain d’Européen ? Non, évidemment.

Depuis une semaine, j’écoute les échanges passionnés entre Camerounais, Congolais, Mauritaniens, Ivoiriens, Maliens ou encore Tchadiens. Je les entends réécrire les Histoires du haut de leurs vingt ou trente ans, commenter les conflits, déplier les cartes géopolitiques avec une connaissance, une maturité et une capacité d’analyse qui forcent le respect.

 Je tweete ma révolte

Sans même savoir de quoi je parle

Et je ne peux m’empêcher de comparer avec mes amis français des îles ou de l’Hexagone. À niveau de formation égale (bac + 4 ou 5) témoigne-t-on la même curiosité envers la chose politique ? Étais-je capable, à leur âge, d’argumenter plus loin qu‘un « c’est dégueulasse » hurlé poing levé au sujet d’un Malik Oussekine ? Suis-je aujourd’hui, vingt ans plus tard, capable d’argumenter plus loin qu’une photo retweetée sur le cas des jeunes Nigériannes enlevées, ou, plus près de mon quotidien, les premières mesures de certains élus FN ? Je tweete ma révolte, signe des pétitions Avaaz , sans même savoir de quoi je parle.

J’ai honte. Oui, ici à Abidjan, face à ces jeunes esprits curieux, j’ai honte de ma paresse intellectuelle de petite occidentale gâtée. Je m’émeus face aux guerres, famines, exactions commises envers les femmes, là-bas, loin, dans ce continent africain qui a vu naître nombre d’ancêtres des Réunionnais. L’émotion immédiate. Fulgurante. Sans suite. Jamais je ne vais chercher plus loin qu’un papier moyen du Monde ou, au mieux, un dossier de Courrier international, pour tenter de comprendre. Et puis c’est tellement compliqué, ces histoires de frontières, de guerre, que je zappe.

« L’homme blanc a la montre,

l’homme noir a le temps »

Ici, à Abidjan, je la trouve ridicule, ma course perpétuelle contre la montre. « L’homme blanc a la montre, l’homme noir a le temps », dit l’adage. Je commence à comprendre toute la richesse de ce temps : le temps de l’écoute, de l’échange, de la réflexion. Le temps de se sentir vivant aussi, maître de ses actes.

Ici, à Abidjan, je la trouve inappropriée, l’espèce de condescendance occidentale qu’on témoigne à l’Afrique. Et si le savoir ne venait pas forcément du Nord?  J’ai vu et lu ici une multitude de vrais talents. Des plumes, des vraies. Celles directement reliées au cœur et au cerveau. J’ai appris beaucoup, auprès de mes amis blogueurs. J’en apprendrai encore, via la plateforme Mondoblog et les réseaux sociaux qui nous relient désormais. Et je reviendrai sur ce continent qui, aux dires de certains, ressemble à la Chine d’il y a quelques années, riche de son champ des possibles et de son ingéniosité. Africa is the future.

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Une idée de l’aventure Mondoblog à Abidjan avec l’émission l’Atelier des médias RFI, enregistrée par les blogueurs en public mercredi 7 mai 2014:

 


Africa, son Afrique

C’est un peu un rêve d’enfance qui se réalise : découvrir l’Afrique. Mondoblog et l’Atelier des médias de RFI réunissent jusqu’au 12 mai 67 Mondoblogueurs en Côte d’Ivoire. L’occasion pour moi de toucher du doigt les réalités de ce continent, un des berceaux de notre peuplement, à travers de belles rencontres. La première eut lieu dans l’avion. Bienvenue dans son Afrique.

Boutique à Grand Bassam (c) IK

Mon aventure africaine commence à Orly. Là, sur le tarmac, l’avion m’offre déjà un petit bout d’Afrique. Une histoire avec morale. Une histoire d’homme. Celle de Gaoussou.
Il est tendu sur son siège, cherche comment brancher les écouteurs. Je lui explique et c’est comme si j’avais branché sur « on » son débit d’émotion. « C’est mon premier voyage, confie Gaoussou. J’ai peur. C’est de la peur, mais aussi de la joie ». Je me rappelle mes premiers envols, la boule au ventre, et me souviens de la méthode infaillible pour surmonter l’angoisse : penser à autre chose. Alors je l’interroge, Gaoussou, tandis que l’avion prend de la vitesse sur le tarmac. Elle est bien plus complexe qu’une phobie de l’avion, l’angoisse de Gaoussou. Et bien plus profonde.

« Il y a aussi tous ceux que je ne reverrai pas »

A 40 ans, il rentre pour la première fois chez lui. Quatorze ans qu’il n’a pas vu sa mère, ses frères. Que va-t-il retrouver ? Gaoussou évoque sa vie d’avant, celle de bagagiste dans un hôtel d’Abidjan et, plus jeune, de danseur traditionnel. « Et dans la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut », lâche-t-il. Ses silences pudiques et l’intensité de son regard en disent long. Il est content de rentrer. Enfin. Et rêve de pouvoir emmener femme et enfants lors d’un prochain voyage, pour qu’ils rencontrent leur grand-mère.
« Il y a aussi tout ceux que je ne reverrai pas. Tous ceux que je ne reverrai plus jamais ». La gorge se serre et le quarantenaire semble se repasser le film de sa vie, soupeser ses choix. « J’ai toujours eu envie d’aller voir ailleurs. Pourtant j’avais un travail là-bas ». De sa vie parisienne, il en dira peu, mais suffisamment pour s’en faire une idée. Les longues années de travail de nuit. Les fins de mois difficiles. « Finalement, je n’ai presque rien vu. Ma vie, c’est boulot-maison. On ne profite pas assez de la vie. Le temps passe. L’argent ne fait pas tout ».
L’avion amorce son atterrissage et l’œil de Gaoussou pétille. Comment il se sent ? « Je n’ai pas de mots pour décrire ça », confie-t-il. Je le laisse à son émotion, craignant l’indiscrétion. Un coup d’œil plus tard, je l’aperçois recueilli, les yeux fermés et les mains jointes. Quand l’avion touche le sol, je surprends ses larmes et sa gêne. Je lui envoie un « bienvenue chez toi » enjoué, comme on console un chagrin d’enfant. Bienvenue dans ton Afrique, Gaoussou.

Isabelle Kichenin


Croqueuse d’étoiles

Elle fait partie de ces personnalités qui se méritent. De ces grandes personnes dont l’âme d’enfant se livre, parfois. Elle en confie beaucoup, Nathalie Natiembé, sur son nouvel album, Bonbon zétwal. Et sur un bout de galet, dans un jardin de la Possession, elle en livre un peu plus. Rencontre étoilée.

Nathalie Natiembé (c) Sandrine Hubert Delisle

Lunettes roses et tenue de sport. Un brin d’impatience vite balayé par un grand sourire. Elle t’attend. Pour de vrai. Elle a accepté la rencontre et c’est pas du chiqué. Parce qu’elle fait partie de ces trop rares personnes qui ne s’embarrassent pas de futilités, Nathalie Natiembé. C’est oui ou c’est non. Et là, c’était oui. « J’ai pas beaucoup d’amitiés féminines ». La phrase t’ouvre le cœur. Tu la suivrais loin, sur ce sentier galets, entre les cabris, les sourires et les bonjours aux bougs croisés. « A la Possession, les gens ont du respect pour moi. Les vieux, les jeunes, les SDF. Eux aussi, je vais les embrasser, parce que je sais que j’ai ce côté-là en moi aussi », confie-t-elle. La Possession, c’est son lieu de vie, d’amour, de création, depuis des années. Et c’est dans un jardin, à deux pas de chez elle, qu’elle se pose sur un galet. L’imaginaire déjà aux aguets.

« Tu trouves pas qu’on dirait un dinosaure, là-bas ? »

« Tu trouves pas qu’on dirait un dinosaure, là-bas ? ». Il était une fois Nathalie Natiembé. Tu verrais surgir des lutins que tu ne serais pas surprise. Et tu les reçois toutes, les belles ondes de sa forêt enchantée, consciente de vivre un petit moment d’exception. Parce qu’elle est prête à raconter le processus de création. Cette transe des mots qui lui vient, souvent ici, au milieu des arbres. « Quand les mots arrivent dans la tête et que la musique ne s’y installe pas tout de suite, je sais que ça va rester un texte. Et tant que le travail n’est pas fini dans la tête, je ne mets rien sur papier ».
Et la voilà partie à chanter a capella l’émouvant Bonbon zétwal, titre phare de son prochain album.

« Quand des fois la vie coule en l’eau claire / dans un grand roulement rouler / ou un ciel miel vert./ Quand des fois la vie coule doux amer / Pou un grand mariage sacré / gravé dans un bois de fer / reste clouté dans out vie/ pour cent ans/ la doulèr vide out vie/ pou flotte su d’l’eau ».
Bénie des dieux de la poésie ? Faut croire. Quand une chanson s’impose, elle ne la quitte plus. Le petit vélo pédale à grande vitesse, dans la tête et dans l’âme. Jusqu’à l’accouchement libérateur. « Les enfants savent que dans ses moments-là, il ne faut pas me déranger ». Tellement habitée, en phase créative, qu’elle peut aller marcher, seule, la nuit, dans les rues de la Possession. « Au début Robert (ndlr : son compagnon) ne comprenait pas. Maintenant, il me demande juste d’essayer de ne pas rentrer trop tard ».

L’œil de zénitude
au milieu du cyclone punk-rock

Nathalie Natiembé (c) Sandrine Hubert Delisle

Ah, Robert ! son « boug en or », son « « tegor ». Il a su la mériter, l’artiste indomptable, la femme insoumise. « Robert, c’est ma muse », sourit-elle. On la sent apaisée, épanouie. En phase avec ses contradictions. Confiante.
Et c’est sûrement à cette confiance, aussi, qu’on doit ce très bel album. Parce que si elle s’est trouvée aussi, musicalement, si elle a posé les armes de la lutte entre le rock, le punk, la pop et son maloya transe des mots – seconde peau, c’est parce qu’elle a trouvé sa famille musicale. « Yann (ndlr : Costa, claviers) me suivait depuis le début. Il sentait qu’il y avait en moi cette artiste rock/punk. Là, il sentait que le moment était venu de jouer avec moi », raconte-t-elle.

Autour d’eux, Cyril Fever Faivre à la batterie et Boris Kulenovic à la basse, ont aussi trouvé la clé de Natiembé. Celle qui ouvre les vannes. Celle qui réveille l’œil de zénitude au milieu du cyclone punk-rock. « Moi je marche à l’affect. Et avec eux, j’ai vraiment trouvé la bonne enveloppe. Avant de monter sur scène, il y a une espèce de zénitude, parce qu’on est en osmose », raconte-t-elle.Un rapport presque intime, affectif, affectueux, que les musiciens ont ressenti, eux aussi. « On a tous mis beaucoup dans ce disque, Yann, Boris et moi. C’est difficile en peu de mots de dire ce qu’elle nous inspire….. J’espère que ça s’entend dans le disque, confie Cyril Fever Faivre. En ce qui me concerne, je crois n’avoir jamais aussi bien joué. Il me semble atteindre là quelque chose qui dépasse le simple fait de jouer de la batterie. On s’est tous dépassés pendant l’enregistrement. On voulait bien faire pour porter au mieux, le plus loin possible , les belles chansons de notre Nathalie »,

Et il s’entend sur l’album, tout cet amour. Il coule, pétille, chamboule. Elle nous enveloppe, cette world-music planante aux accents 70’s. Elle nous balade, entre rock, reaggae, maloya et couleurs plus jazzy, sur nos chemins intimes à nous : de l’amour passionné irraisonné, au deuil, en passant par les vieux démons assumés.
Et on s’y installe franchement, dans ce débit d’émotions sous licence cœur.

Isabelle KICHENIN
Photos (c) Sandrine Hubert Delisle

Nathalie Natiembé, Bonbon Zétwal, Sakifo records
Bonbon zétwal tour 2014 : 26 avril : Printemps de Bourges / 28 mai : Alors on chante, Montauban/ Du 31 mai au 8 juin : Tournée en Chine/ 14 et 15 juin : Francofolies de Montréal/ 6 Juillet : Eurockéennes, Belfort/ 11 juillet : Terre de son, Tours/ 12 juillet : Festival Rhizomes, Paris/ 13 juillet : Francofolies de La Rochelle/ 18 juillet : Festival Le musical d’été, Annemase/ 22 juillet : Festival Pau l’été/ 26 juillet : Festival Temps Fête, Douarnenez


Mystiques tropiques

Diffusé depuis mars sur Next Libération puis sur Arte créative, le premier clip de Labelle est à l’image de sa musique : mystique, troublant et puissant. Un film ethno-futuriste réalisé par Lenz de Pixeldealer, fruit de la rencontre d’artistes mus par la même vision de La Réunion : Labelle et les plasticiens Kid Kréol & Boogie. Making off.

« In kuyèr do mièl / In poniyé safran / mok do lé grosèl / ek trwa grins piman ». La recette s’égrène tel un mantra : miel, safran, lait, gros sel, piment. Une décoction à réveiller les morts. Une mixture poétique qui semble convoquer – là ici tout de suite –  les codes des « servis », cérémonies d’hommages aux ancêtres.

Qui est cet homme, imposant comme un volcan, sorti des eaux pour embrasser tous les éléments à la fois ? Serait-il l’ « âme errante » suprême, l’Esprit de La Réunion ?

Kid Kréol & Boogie réussissent avec Lenz et Tika, de Pixeldealer, une prouesse : mettre en images l’univers ethno-futuriste de Labelle. Et le pari de réaliser le premier clip du producteur de maloya électronique était osé. Parce que l’album de Labelle titille tellement l’imaginaire, campe tant d’ambiances et d’émotions, qu’il semblait risqué d’y poser de l’image sans tomber dans le folklore et trahir l’alchimie subtile entre cet hier ancestral, mystique, et ce futur rassembleur qui en constituent l’essence.

Le plasticien Boogie signe le texte de "Lait sacré", co-signe la direction artistique du clip avec Kid Kréol et révèle une incroyable présence à l'écran.

À la direction artistique, Kid Kréol & Boogie ne trahissent pas le propos de Labelle. Mieux encore : ils le nourrissent. Parce que ces trois artistes partagent la même vision de La Réunion, et semblent travailler le même terreau, mais avec des techniques différentes : pour l’un, la musique, pour les deux autres, l’art plastique.

Ils se sont rencontrés dans un mini festival électro, dans un bar du chef-lieu réunionnais, et depuis ne se quittent plus. Ou presque. Kid Kréol & Boogie réalisent l’artwork de l’album Ensemble de Labelle. Déjà là, il ne s’agit pas d’une commande. Les plasticiens, « ethnographes » de l’imaginaire créole, poursuivent leurs travaux sur les « zamérantes*», et la musique de Labelle semble venir faire écho à leur série sur le cosmique.

 « On n’est plus du tout dans le discours des années 70. On a digéré la revendication d’une culture issue de l’esclavage » 

« On s’est vite rendu compte qu’on était sur la même longueur d’onde : Jérémy (Labelle) parle de la Réunion de façon contemporaine, sans tomber dans le folklore. On pose nous aussi notre travail dans le cadre universel. C’est la fameuse théorie du local et du global : plus tu creuses dans le local, plus ça t’emmène vers l’universalité », confie Kid Kréol.

Créés par Boogie, les costumes du clip évoquent le travail de Kid Kréol et Boogie, notamment une série sur les "zamérantes" masquées, ainsi que le rouge de leur série sur Saint-Expédit.

« J’aime la façon dont Kid Kréol & Boogie se réapproprient des matériaux ancestraux avec des moyens d’aujourd’hui. Je suis dans la même démarche. Du coup, on n’est plus du tout dans le discours des années 70. On a digéré la revendication d’une culture issue de l’esclavage », précise Labelle. Une vraie rencontre, donc, qui se transforme vite en heureux mariage créatif : « Lait sacré ».

« Cette transmission se fait d’abord par le lait maternel. Tout ça est là, en nous, sans passer par un apprentissage. »

Labelle propose à Boogie de lui écrire un texte. Le plasticien écoute la musique composée par Jérémy. « J’ai ressenti des sensations abstraites, de l’ordre du mystique », se souvient Boogie. Le texte emprunte le langage du « servis », la fameuse « recette », pour évoquer la transmission culturelle et cultuelle. « Cette transmission se fait d’abord par le lait maternel. Tout ça est là, en nous, sans passer par un apprentissage. Je ne pratique pas le servis, et pourtant notre pratique artistique se rapproche de ça. Il y a une sorte d’inné », explique Boogie, qui rend hommage à sa mère à travers ce texte.

making off clip Lait sacré

« Mon arrière grand-père est né à Mada. Mon grand-père est venu à La Réunion contre son gré, vendu par son village. Ça a brisé la chaîne culturelle dans la famille. Le travail qu’on fait est une manière de recréer ce lien et cette chanson une façon d’exprimer le culte aux ancêtres », précise le plasticien.
Finalement, Labelle ne posera pas ce texte sur la musique initialement prévue, mais en composera une autre, à partir de sons de valiha, instrument malgache. Boogie récitera le texte en voix pleine et en voix chuchotée, sur une rythmique de roulèr, kayamb et pikèr, et le jeune Sud-Africain Néo y posera des voix aigües, renforçant encore l’effet de transe entêtant.

Effets très spéciaux

« Lait sacré » était donc né … mais n’aurait pas dû être mis en image. C’est en effet un autre titre de l’album qui devait faire l’objet d’un clip. Ti bois* bien frotté ? Le « sort » en a décidé autrement. Les financements étant refusés, Labelle laisse carte blanche à ses amis. Kid Kréol & Boogie travaillent depuis un moment avec Lenz, de Pixeldealer. Ils passent des nuits entières à réaliser des time-lapses de ciels étoilés. Sans aucun moyen, ils s’emparent de « Lait sacré » et passent 4 mois à tourner aux quatre coins de l’île : Langevin, Bassin bleu, Cap La Houssaye, Le Brûlé, Sainte-Suzanne… Un travail aussi instinctif et bricolé qu’exigeant.

tournage
Pendant 4 mois, ils vont vivre « Lait sacré », tournant à 2h du mat’ dans des lieux improbables, sans story-board, habités par l’univers de ce morceau, si proche du leur. « Un jour on passait le week-end en gîte à Mare à Martin. On n’avait pas prévu de tourner, raconte Kid Kréol. On voit la brume qui monte sur le bassin, Boogie a pris son costume dans le coffre et on a tourné ».

making-off clip lait sacré (c) Pixeldealer

Personnage à part entière du clip, la nature a ainsi dicté nombre de plans. Quant aux « effets spéciaux », les passages de fumée proviennent de feuilles brûlées dans des bacs de peinture et l’effet kaléidoscopique a été réalisé grâce à de vieux prismes pour appareil photo dégotés dans une boutique chinois. « On était comme des cons à faire tourner la ficelle devant la caméra », rigole Kid Kréol.

Kid Kréol &Boogie en visionnage

Un clip à l’image de leur travail à tous les trois, en somme : réceptif à l’environnement, capable de redonner vie à de vieilles choses tout en maîtrisant parfaitement les compétences actuelles. Car Lenz n’a rien du vidéaste du dimanche. Le réalisateur et producteur travaille pour la publicité et s’offre ici une brillante parenthèse artistique. Résultat : un film puissant, animal poétique, cantique végétal, oraison minérale, transe génétique. Priyèr dann’ fenwar*.

Isabelle Kichenin

*zamérantes : âmes errantes, travail des plasticiens Kid Kréol & Boogie décliné en plusieurs séries, dont une de street art donnant à voir les « âmes » des vieilles bâtisses créoles à l’abandon.

* Ti bois : magie, sorcellerie

* Priyèr dann’ fenwar : prière dans la nuit, passage du texte du morceau « Lait Sacré »