Jule

Comment, par une porte ouverte, je suis tombée dans la piscine

Douces couleurs de Wedding
©Le Berlinographe

A me sourit. Mélange de blancs et de bleus, reflets flous, mais bien présents. Il me sourit. Prend ma main, m’entraîne dans un coin. Sombre. Allume une allumette, grille une cigarette, m’embrasse, m’embrase encore. A m’emporte au- dehors. Me prend en photo. Nous rions. Toujours. Nous avons toujours ri ensemble, depuis le premier jour. A nous prend en photo. Tous les deux. A m’embrasse, m’entraîne dans la lumière. A me sourit. Nous sommes dans le train. Mélange de temps et de sons, reflets flous, mais bien vivants. Nous partons, nulle part et partout à la fois. En Islande, en Arctique, aurore boréale, lumière rose pâle, je plane, me baigne et me noie dans cette lumière rose pâle. Où es-tu A ? Je me noie. A ? A ?! On me sourit. Ce n’est pas A. Je nage, me débat, veut sortir de l’eau, sortir de la piscine. Je suis dans une piscine. Seule. Stattbad Wedding.
Cross me tient la main. Ma tête roule. On me soulève.
T’inquiète Jule, on rentre ça va aller.
Dix heures du matin.

Dix-sept heures. Une heure que je flotte et traverse à la nage les fantasmes de ma nuit. Je repousse la couette, m’assois dans le lit. Cross dort encore, emmitouflé dans une djellaba bleue. Du cachemire, ça m’a fait économiser 200 € de chauffage l’hiver dernier j’te jure ! Mathieu est assis dans le fauteuil près de la fenêtre. Casque sur les oreilles, yeux fermés, les doigts battant le rythme sur sa cuisse. Il ne peut pas dormir. Ne pourra pas dormir. Il repartira un peu plus tard, seul cette fois. Mon téléphone s’allume. Trois messages de Max. Martin et moi devons assurer le service du soir, lui en cuisine, moi en salle. Je sors du lit et secoue Martin par l’épaule. Il dort sur le tapis. Je contemple les visages des garçons dans le noir. Sens encore le poids de leur torse quand ils m’ont serrée un par un sur leur cœur. La force de leurs bras quand ils ont soulevé mon corps pour me sortir du bassin. La beauté de leur amour de frères qui éclaire mon âme sombre. Mais rien de tout cela n’aura réussi à remplir le vide en moi. Leurs paroles sonnent creux. Leurs bras ne suffisent pas. Ce ne sont pas ses bras. Ce ne sont pas ses mots. A n’est pas.

Dix-huit heures. Martin et moi quittons la Leopoldplatz pour rejoindre Prenzlauer Berg. Douleurs dans les jambes, dans les pieds. Douceur factice des bougies allumées. Dealers de rêves envolés. Et aucune confiance dans cette réalité, dans cette semaine qui arrive, dans les émotions qui grondent et enflent. Mon cœur a ouvert une porte qui n’a vu personne entrer, courant d’air glacé, j’ai froid sous ma chemise. Rêve des lumières rose pâle d’un désert ô combien désirable. Rêve de se perdre à nouveau, au plus vite, au plus tôt.


Pourquoi eux, et pas A?

Un regard de sa part...
©Le Berlinographe

J’ai parlé de Thomas. Parti de Berlin il y a des mois. J’ai évoqué Mathieu, deux fois. A qui je ne parle plus depuis des semaines. Commun accord de deux âmes en souffrance. J’ai même consacré un texte à Robert. Impressionnant comme le non existant me rassure. La fiction a mon cœur, et j’écris mieux après digestion des sentiments. Certes.

Certes ? Mensonge ! J’écris mieux sur l’instant. J’ai toujours écrit sur l’instant. Transe inspirée. Corps immobile, papier froissé, et un crayon qui court à toute allure, tentant de tracer aussi vite que mon cœur recrache ce qu’il a ingurgité. Alors pourquoi revenir à Thomas, Mathieu, Robert ?

Il m’aura donc fallu ce total immobilisme pour avoir envie de parler de Lui. Ma jambe de bois lourdement tendue devant moi, prisonnière de quatre murs, n’ayant aucune excuse pour fuir les pensées de mon corps.
Trois semaines, au fond, que ma main me démange. Trois semaines, en fait, que je marche à travers Berlin pour éviter d’écrire sur lui. A la recherche d’émotions, de sensations. Au Brunnen, au Kater, au Humboldthain. Au Berghain, au Stattbad Wedding, au Kater, encore. Mille histoires dans mes cahiers, mais rien sur lui. Mille prétextes à d’autres textes, prétextes encore à cette histoire-là. A cette histoire d’A. Une histoire beaucoup trop vraie, trop présente et trop future à la fois, une histoire que je ne vis pas encore, que j’ai trop peur de vivre. Et pourtant qu’est-ce que j’aimerais la vivre cette histoire d’A.

Il s’appelle A. Je rêve de lui, surtout le jour, je pense à lui, bien trop la nuit, panique en son silence, souris en sa présence, et raconte n’importe quoi. Un regard de sa part et mon cœur s’emballe, une hésitation de trop et mon cœur s’arrête, je panique, ma bouche prend le relais, je parle, je parle, je parle, du grand n’importe quoi ça oui. Du grand n’importe quoi… Et s’il ne m’inspirait pas ? Et si contrairement à Thomas, Mathieu, Robert, ce garçon-là ne m’inspirait pas ? Si en pensant à lui, mes pages restaient blanches ? Seule sur ma chaise, entre mes quatre murs kreuzbergiens, ma jambe de bois tendue devant moi, je rêve d’écrire sur lui, mais je n’y arrive pas. A…


Parce que Berlin n’attend pas

Rideaux et jambe de bois
©Le Berlinographe

Mercredi soir. Fin des travaux dans mon appartement, accrochage final de rideaux, sensation intense d’un entre-deux entre un passé et un futur, pas un présent exactement, un silence teinté de satisfaction, instant mystique. Presque mystique. Douleur intense quand mon genou gauche a rencontré le coin droit de mon radiateur, descente d’un tabouret bancal. Malaise dans le U-Bahn, charmants inconnus, taxi, gentil médecin et beaux infirmiers dans une clinique de Prenzlauer Berg. Drôle de sortilège, à minuit mes pourboires sont devenus béquilles et attelle, mes économies ont disparu, laissant dans mon tiroir trois belles radios de ma rotule. Au revoir le week-end au ski, bonjour ami mon lit.

Dimanche. J’ai une jambe de bois. Je sens ma peau moisir sous mes bandages. Depuis mon fauteuil en osier je pense à ma douche, ruminant mon échec d’hier soir quant à y entrer. Nue, gelée, mon genou refusant de se plier pour enjamber le bord du bac. Glissade, tentative désespérée de me raccrocher au bord de mon lavabo, le fracas du miroir contre le sol, mon atterrissage réussi sur le siège des toilettes, le cœur en miettes. Et puis l’arrivée héroïque de mon Daniel, mon voisin sud-allemand, qui glisse sur le verre, manque de m’embarquer dans sa chute, explose d’un grand rire de père noël à vous faire peur et me tend une serviette. « Ach Jule, es ist trrès dancherreux, trrès dancherreux ! ».
Depuis mon fauteuil en osier je maudis mes chaussures à lacets, ruminant mon échec matinal quant à y entrer. Bonnet vissé sur le crâne, écharpe serrée sur mon cou, et mes deux bras tendus par-dessus mon attelle, mes doigts effleurant à peine mes chevilles. Debout, allongée, en quinconce, rien à faire. Je reste une va-nu-pieds. A l’avenir, multiplier mes efforts en cours de yoga…

Lundi. « Tu peux écrire », « tu peux finir de relire ton roman », « tu pourrais demander à ton « date » de venir jouer au docteur avec toi ». Laissez-moi réfléchir… Ecrire. Ecrire sur les merveilleuses aventures que je vis dans mon appartement ? Sur ces merveilleuses rencontres que j’ai faites en quatre jours ? Je n’en suis pas encore à appeler mes moucherons par leur prénom désolée. Achever la relecture de mon roman. Impossible, je ne supporte plus mes personnages et leur manie de parcourir Berlin en long en large et en civière à la recherche d’émotions fortes. Et le meilleur pour la fin : appeler mon « date ». A quel moment avez-vous lu que j’avais réussi à rentrer dans ce foutu bac à douche ?
Encore quatre jours à boiter.

Mardi. Je vois Berlin à ma fenêtre et je brûle de rester en arrière. Berlin, elle, ne cesse de bouger, d’avancer, de sautiller tel le faon dans la forêt. Moi je suis l’idiote de biche qui gambade imprudemment le nez au vent et se fait descendre par le chasseur. Berlin se transforme, sans arrêt, Berlin n’a pas de béquille. Moi si, et je reste en arrière. On ouvre un café à Neukölln, on fête une crémaillère à Reinickendorf, un anniversaire à Prenzlauer Berg, et je reste en arrière. On découvre des films d’auteur à Rummelsburg, on boit des verres à Kreuzberg, on prend le soleil au Schäfersee et je reste en arrière. On mange polonais dans la Grünberger Str., on prend l’apéro dans un théâtre et on finit au Kater Holzig, qui va fermer. Comment ça qui va fermer !? Et je reste en arrière !?!

Pourquoi ai-je l’horrible impression que Berlin rompt avec moi ? Que mon absence signe mon expulsion. Je jure que je suis prisonnière, je ne t’abandonne pas, je n’abandonne personne. Ne me laisse pas je t’en supplie. Promis j’arrêterai de cracher sur les balades à Unter der Linden, je te pardonne de n’avoir toujours pas fini les travaux sur la U6, je ne dirai plus rien sur les retards de la Ring Bahn, je pardonne ta froidure, le vent qui te traverse en permanence, je ne marcherai plus jamais sur les pistes cyclables, je regarderai en descendant du tram, je ne montrerai plus de faux tickets aux chauffeurs de bus, je te promets de faire le tri dans mes déchets, je jure que je prendrai du temps pour Moabit, Schöneberg, et tous ces quartiers où je ne vais jamais, promis je développerai mes films et publierai mes plus beaux clichés de toi, je t’en supplie Berlin, ne me laisse pas en arrière. Je meurs de rester en arrière. Derrière mes fenêtres. Viens me chercher…



Comment, sans queue, je ne peux prétendre à la virilité

Pas si simple...
©Le Belrinographe

Il s’appelle Robert. Plutôt garçon. Plutôt beau garçon. Il marche comme on glisse. Il parle comme on fredonne une mélodie. Il a toujours le mot juste. Il est drôle, mais fin, subtile, brillant. Il vous étonne et vous apprend, sans en faire trop, il a le temps.
Voilà celui que j’ai rencontré il y a quelques semaines à la Theaterhaus de Mitte et qui, maintenant, me possède totalement. Robert.

En fait je ne connais pas son nom. A l’époque où j’écrivais moi-même des pièces de théâtre je ne savais pas si je devais nommer mes personnages ou pas. Que faire de ceux qui ne disent que trop peu pour qu’on les nomme ? Que faire de ceux qui en disent trop pour n’avoir qu’un seul prénom pour identité ?

Aussi, selon moi, j’étais Robert. Ni androgyne, ni transgenre, juste un Robert sans queue. Plus jeune on m’aurait sans doute appelé Bobby pas d’bite. Mais je ne savais rien de l’enfance de Bobby. Mon metteur en scène m’a demandé d’y réfléchir. De me l’approprier. Mais je n’ai pas envie de m’approprier l’enfance des autres. Déjà je ne trouve pas ça correct. En plus la mienne est déjà assez éprouvante comme ça pour que je récupère aussi les malheurs des autres. Et puis celle de Bobby a l’air pas mal dans le genre. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver pour qu’il marche comme on glisse et qu’il parle comme on fredonne une mélodie ? Les gens qui sonnent toujours heureux me laissent dubitative. C’est impossible d’être toujours heureux. Ces gens-là cachent quelque chose. Ils mentent par omission. Et moi je n’aime pas le mensonge de fond. Dans la forme passe encore, mais rien de pire qu’un mensonge sur le fond. C’est fondamentalement méprisable.

Bobby me ment. Alors je m’obstine à lui offrir un peu de vrai. Je partage avec lui ma vérité. Si Mathieu savait exprimer sa pensée il me dirait que Bobby me sert de couverture, que je me cache derrière lui. Que je joue à l’homme, que je cherche ses bras pour m’y réfugier, quand les miens sont trop courts pour m’entourer totalement. Mais Mathieu ne sait pas traduire en mots son ressenti. Il choisit le silence. S’il était encore à Berlin, Thomas m’aurait sans doute dit que jouer à l’homme ne changerait pas la donne au sein du groupe. J’étais une fille, pas eux. Thomas avait toujours détesté que je passe autant de temps avec les garçons. Du coup c’est Max qui m’a lancé ça à la gueule la semaine dernière. C’était le rush au restaurant. Je nettoyais des verres, Max remplissait une carafe de rouge, Mathieu était assis de l’autre côté du bar. Je discutais de Robert avec Mathieu jusqu’à ce qu’il sorte fumer une cigarette. Max a posé la bouteille et m’a jeté un regard plein de rancœur.

– T’as pas de queue Jule, arrête de croire qu’avec ton théâtre de merde tu peux prétendre à la virilité. Ce que tu prends pour de l’amitié c’est juste de l’espoir, l’espoir de te baiser un soir où tu seras trop défoncée. Laisse tomber.

J’ai posé les verres sales sur le bar, ma vue brouillée par des larmes de rage. Je me suis retournée vers Max qui soulevait le plateau dans ses mains. J’ai baissé ma culotte et soulevé ma jupe de serveuse. Fin du mois, pas assez d’argent pour racheter de la cire, encore moins pour aller chez une Turque à Kreuzberg. Ma pilosité dépassait celle de sa barbe.
La surprise lui fit lâcher des mains son plateau, le vin s’écrasa sur sa chemise, éclaboussa son visage. Foutu Merlot.
Sa virilité en a pris un coup, elle restera, je pense, flasque un moment. J’ai repris la vaisselle où je l’avais laissée. Et Max me fiche désormais la paix.





Comment, sous ma douche bancale, je me contente de chanter faux

En construction...
©Le Berlinographe

Tendue. Me voilà tendue. Tendue depuis trois nuits. Si seulement je pouvais contrôler mes rêves chaque nuit comme je contrôle ceux-ci. Encore que « contrôler » est un bien grand mot. C’est juste que je rêve de lui. De lui depuis trois nuits. Trois jours qu’il m’a écrit. Trois ans qu’on ne s’est pas vus.

J’ai pris un café, tendue. Autant dire que je ne l’ai pas avalé. Le trait de crayon sur mes yeux n’a jamais été aussi droit. Je l’ai malgré tout effacé, ma main, tendue, ne s’arrêtait plus de tracer. Et tendue je me suis engouffrée sous terre, quai du U7 direction Charlottenburg.

Que me veux-tu Thomas ? Trois ans sans nouvelle. Une relation de trois mois seulement. Et la certitude, oui je sais, qu’on se reverrait. Qu’on ferait plus que se revoir si le moment se présentait. Et voilà que le moment se présente.

Tendue sur mon siège mollasson, je m’efforce de suivre le défilement des stations. Mais mon esprit vadrouille. Et voilà que je me mets à sourire. Je pense à son sourire à lui. Et je souris. Je vois même mes dents dans la vitre.

J’ai rencontré Thomas il y a trois ans. C’était au restaurant, je n’y travaillais pas encore, je venais d’atterrir, littéralement, et y rejoignait Mathieu qui donnait un coup de main.

Thomas parlait français, nous avons sympathisé, nous nous sommes recroisés deux fois par hasard –par hasard ? les jours qui suivirent. Il entendit parler de mon emménagement à Kreuzberg, proposa un coup de main, j’offrais une bouteille de rosé dans un Biergarten près du Zoo pour le remercier. Le lendemain il était dans ma salle de bain, perceuse à la main. C’était le début du mois d’août, il faisait terriblement chaud. Pauvre Thomas. Il suait à grosses gouttes le visage entre mes cuisses nues. J’étais debout sur un tabouret dans le bac à douche, il était accroupi pour percer dans le mur, je tenais les montants de la cabine vitrée au-dessus de ma tête. Ma robe d’été, déjà particulièrement courte, remontait jusqu’au sommet de mes cuisses. Je jubilais. Thomas souriait. Il sourit tout l’après-midi. Pourtant le montage fut difficile, un robinet inébranlable nous empêchait de construire droit. La cabine est de travers. A mon image, ai-je remarqué. Je n’avais pas encore l’électricité et nous dûmes finir la silicone à la lueur du téléphone. Nous abandonnèrent notre chantier bancal vers minuit et sortîmes boire un verre –des verres, à Neukölln. A trois heures il me raccompagnait à ma porte. Je riais comme une idiote. Il insista pour en savoir la raison. Je plantai mes yeux dans les siens et lançai dans une vapeur d’alcool : Maintenant, à chaque fois que je prendrai ma douche, je penserai à toi…

Sombre mensonge. Je ne penserai jamais à lui dans ma douche, je ne pense à personne d’ailleurs dans cette douche. Trop occupée à chanter faux. Mais je pense à lui maintenant. A trois stations de notre rendez-vous. Je ne sais plus vraiment où ce métro m’emmène. Le soleil ne brille plus. C’est l’automne, je vais peut-être faire demi-tour.


Comment j’ai eu envie d’aller manger canadien

Un verre de vin...
©Le Berlinographe

Prune, foin et terre brouillée. Plus fort, plus sec aussi. Du genre à laisser sa trace, de grosses empreintes sombres qui ne partiront pas avec la nuit. Peut-être sous l’eau d’un bain. J’aimais les framboises de l’autre nuit. Il sentait la fleur, le géranium, les journées d’avril où ma mère me faisait rempoter les fleurs achetées plus tôt au voisin. Mais celui-là était italien. L’étiquette était trop jolie, il avait trop de parfum. Trop de fleurs finalement. J’ai quelque chose contre les Italiens. La pâte fine d’une pizza à la rigueur. Mais quand on parle de vin je suis bien trop patriote. Quoique j’ai eu une faiblesse pour un chilien. Une fois, une seule fois. Allez deux fois, soyons honnêtes. Mais il en vaut la peine ce chilien. Il fait tourner la tête comme il faut, lentement, de sorte qu’on finisse la bouteille sans dommage, et sans dommage qu’on puisse encore débarrasser la table et aller se coucher sans ramper. Seule, c’est encore une autre histoire. Mais quelle bouteille de vin vide est destinée à vous laisser seule dans vos draps ? A Berlin je m’obstine sur le Merlot. Non pas qu’il ait mon cœur, mais l’Allemand s’obstine à le proposer comme seul vin français. Alors j’ai eu le temps d’y goûter à cette prune écrasée, ce foin grillé, cette boue terreuse. Il a la couleur du comptoir. Et bientôt celle de mes lèvres, si ce n’est pas déjà le cas. Je devrais me décaler d’un ou deux tabourets pour vérifier dans le miroir du bar. Non tant pis, j’assume mes lèvres d’ivrogne. Je préfère des lèvres violettes au ventre plein de bière. Foutus Allemands ! Affectueusement ne nous méprenons pas… Foutus Allemands !

Je refuse de me rendre dans un bar à vin. Une Française échouant dans un bar à vin ? Est-ce que je sers sérieusement des frites à des Belges, sans rigoler ? Des saucisses à des Allemands sans sourire présomptueusement ? Est-ce que, sérieusement, vous imaginez un Canadien me demander si j’ai du sirop d’érable à mettre sur mes crêpes… ?

Il y a de bons vins allemands. Oui. Bon, il y a aussi des tomates en Hollande, elles sont rouges et rondes, et vous ne les achèteriez pas pour autant. Alors laissons à chacun son droit à l’autosatisfaction. Par contre j’ouvrirai volontiers un bar à vin. J’achèterai d’ailleurs volontiers des crêpes au sirop d’érable à un canadien. Tiens c’est une bonne idée ça. D’ailleurs avons-nous jamais vu de crêperie canadienne ? Ce serait chouette pourtant un restaurant canadien ! On pourrait manger… Euh… Ah oui d’accord je vois le problème. Bon, on oublie la crêperie canadienne. J’achèterai du sirop d’érable au supermarché en bas.

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Bon ok j’y vais, ça devient obsessionnel. Foutus Canadiens. Affectueusement bien sûr.

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C’est drôle, en revenant je suis passée devant le vietnamien sur la Hasenheide à Kreuzberg, et j’ai réalisé que SI, on peut ouvrir un restaurant avec 4 ingrédients au menu, tant qu’on a quelque chose pour dissimuler l’ensemble. Piments. Un restaurant délicieux toutefois, toujours plein, avec 2 plats du jour (aux ingrédients identiques, remplacez « Kokosmilch» par « Waldnuss » et choisissez), dont les piments dissimuleront toute différence. Mais j’y retournerai tous les dimanches. Conclusion, les canadiens pourraient ouvrir un restaurant et tout noyer dans du sirop d’érable ! Merde, j’ai oublié le sirop d’érable.

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Il paraît que le sucre annule le sel. On en a tous fait l’expérience dans nos fast-food préférés.

Expérience personnelle, le sirop d’érable n’annule pas le piment. Dégueulasse.





Schillingbrücke

Tous les baisers du monde.

Les portes s’ouvrent, nous entrons. Voilà deux heures que nous marchons. Enfermés à présent dans cette minuscule pièce mobile, à un pas l’un de l’autre, immobiles quant à nous. Etrange comme notre proximité se sent désormais. Deux heures que j’avance pourtant à ses côtés, maintenant gênée de me trouver si près. Les murs sont gris, le sol aussi. Mes yeux ne savent où s’accrocher. Mes chaussures feront l’affaire. Où m’emmène-t-il bon sang ? Les surprises annoncées à l’entrée d’un hôtel me laissent méfiante. Je lève les yeux furtivement. Un sourire est dessiné dans ses yeux. Le même sourire qui se glisse de part et d’autres de ses lèvres depuis que je l’ai retrouvé. Je n’aurais pas du le serrer si fort dans mes bras. Et puis merde j’en avais envie. Et c’est vrai oui c’est vrai qu’avec lui je me sens bien. Sereine. Reposée. Et vivante. Tellement vivante. L’oiseau de malheur a enfin trouvé une branche où s’accrocher. A ses côtés je suis un arbre, solidement enraciné, les bras dressés vers le ciel, des centaines de bras curieux, prêts à sentir, toucher, être touchés, échanger… Je m’accroche à mon appareil comme pour me protéger de cette soudaine intimité. Il baisse ses yeux sur mes doigts, son sourire glisse sur ses joues, les étirent. L’effet est immédiat. Mon corps crispé s’apaise. Mais jusqu’où monte-t-on enfin ? J’ai froid. Deux heures que nous bravons le crépuscule blanc. Mon appareil est lourd de souvenirs. Il a tenu sa promesse, il m’a emmenée à travers les champs désertiques de la ville couleur, sa ville, mon repaire. Il a tenu sa promesse.
A quoi joue-t-il maintenant ? L’hôtel où nous sommes n’a rien d’un club, d’un squatt ou d’une usine abandonnée. Je ne vois ni rat, ni tag, ni bout de ferraille où s’écorcher dans ce palace doré. Les portes s’ouvrent. Mes doigts se crispent davantage sur l’appareil froid. Mes deux pieds s’engagent dans son sillage. Force d’attraction que je ne m’explique toujours pas. Les numéros défilent, le sol moelleux aspire le claquement de mes bottes, les murs chauds avalent les battements de mon cœur. Il tourne, je le perds un instant des yeux. Je tourne à mon tour. Et souris.
J’ajuste mon appareil. La vue est magnifique. Appuyé contre le mur il roule une cigarette, l’allume. J’épouse tous les angles de vue.
« Quand je travaillais là je venais tous les soirs après mon service, fumer une clope ».
Je lui souris. Le balcon n’est pas plus grand que l’ascenseur. Intimité désormais délicieuse.
Je me penche, libre, prête à m’envoler. Je déploie mes ailes, solidement attachée à ses pieds. Je plonge, la ville m’accueille. Et cela vaut tous les baisers du monde.


Ostbahnhof

Les enfants perdus.

Hannes m’avait donné rendez-vous à Ostbahnhof à minuit. Retard. A deux heures du matin je suis le rythme de ses pas au cœur d’une sordide zone industrielle. Quelques silhouettes apparaissent sur le trottoir. Dans le noir nous sommes nombreux à voguer dans la même direction. Silencieux. Hannes accélère, je cours presque pour ne pas me faire distancer. Soudain la queue s’impose devant nos grands yeux ahuris. « C’est mon record ». Deux heures dix. Son souffle dépité marque le début d’une longue et froide attente. Fébriles.
Quatre heures. Le soleil s’est levé raccompagnant sur le chemin boueux les malheureux d’un « nein » sans appel. Nous sommes à la porte. L’immense bloc se dresse devant moi. Epuisée. Hypnotisée. Transpercé par les lumières multicolores. Ma bouche s’entrouvre. J’appuie mon dos contre la barre de fer qui nous guide. Animale. Mon sang pulse et réchauffe mes entrailles. Je vibre d’impatience. Je veux rentrer. Je dois rentrer.
Quatre heures quinze. A l’intérieur, ma bouche ne se ferme plus. « No photo please ». Trop tard, les clichés sont à jamais gravés. J’avance vers l’escalier métallique et me laisse submerger. Jubilatoire. Mon corps renaît. Je ressens toutes les connexions qui se font une par une à la manière d’une explosion. Orgiaque. Je dois bouger, je dois sauter, je dois danser, courir et me marrer comme une hyène dans la fumée qui m’embrume et me berce. Hystérique. Et je vois la même chose dans ses yeux à lui. Je tends ma main. J’écarte les doigts. Je frôle sa peau dans le gris. Electricité statique, décharge fantastique, départ d’une matinée lyrique. Toute la nuit, toute cette putain de nuit sans étoile nous danserons, courrons, sauterons, nous embrasserons entre deux rires vivants, toute la nuit. Toute la nuit jusqu’au matin, immense et confortant ce lieu de perdition où deux enfants perdus viennent de se trouver, leurs âmes au poing. Main dans la main.
Neuf heures. Mes organes me crient de sortir, me hurlent de partir. Faim. Je retrouve Berlin. Le soleil qui nous frappe en pleine tête, nos pieds tremblants sur le gravier. Un regard sur cette maison gigantesque, on s’y sent vraiment bien.


Pankstraße

Travailler d’amour.

Tirant sur sa cigarette avec délice et soulagement, Veronica m’explique qu’elle a décidé d’arrêter de fumer. Mais bon c’est difficile, surtout avec cet idiot qui lui a encore écrit dans la nuit. Je culpabilise un peu, enfoncée dans le fauteuil déglingué de la cuisine, car c’est moi qui ai lancé le sujet des relations amoureuses. Je culpabilise car j’aime, au fond, traverser le nuage de fumée qui émerge d’entre les lèvres pulpeuses de Veronica. Elle est italienne. Et terriblement sexy.
La conversation glisse doucement de l’amour vers le travail. Pas étonnant en réalité quand on pense que notre vie de jeunes adultes tourne essentiellement autour de la recherche de l’amour et d’un emploi.
Veronica me parle en anglais. Elle se débrouille bien. La grammaire laisse parfois un peu à désirer mais le discours est fluide et le vocabulaire pertinent.
Veronica vient tout juste de débarquer à Berlin pour un stage de six mois non payé dans une ONG. Le boulot n’est pas vraiment intéressant mais elle veut étoffer son CV. Elle aimerait bien trouver autre chose en fait mais ne veut pas décevoir ses parents. Toujours soutenue, toujours présents. Equation parfaite à mille inconnues que tente de résoudre, culpabilisant, l’adulte naissant.
Veronica parle anglais, français et russe. Elle veut apprendre l’allemand. Elle a fait du latin et du grec, du sport et aussi du piano. Elle a habité à Amsterdam et aux Etats-Unis, elle aime les enfants et puis s’amuser. Veronica veut être directrice de la communication dans un groupe international.

Veronica ne veut clairement pas être directrice de la communication dans un groupe international.

Veronica veut voyager et communiquer avec les personnes qu’elle rencontre. Voilà la différence, voilà la difficulté. Parce que ça ne rentre pas dans le listing des catégories socioprofessionnelles. Culpabilise jolie tête blonde, culpabilise.
Elle fait une pause quelques instants pour tirer une nouvelle bouffée de sa blanche cigarette. Son regard fixe avec désespoir le paquet de Camel tout près du cendrier.

« J’ai un journal, un carnet que je tiens depuis longtemps. A neuf ans, j’ai écris ce que je voulais faire plus tard : « Quand je serai grande, je voudrais que mon travail soit d’aimer. Love as a job »

Je reçois en plein cœur ce pathétique constat d’une enfant innocente. La jeune femme qui se tient devant moi a les yeux brillants de cette puérile naïveté. J’ai envie de la serrer dans mes bras et me laisse submerger par son aura grandissante. La lueur du briquet se reflète dans ses yeux et la flamme y brillera longtemps après la fin même de cette nouvelle cigarette. La lumière qu’elle dégage inonde la cuisine toute entière, la chaleur qu’elle libère m’entoure de ses doigts silencieux. Je me pelotonne un peu plus tout en la dévorant des yeux.


Prenzlauer Berg

Un monstre dans mon café.

Ses yeux sont si profonds que j’y entraperçois la terre, ses racines, et ses mains sont si grandes qu’elles me tiennent toute entière, son torse si fort que je peux m’y briser, sa bouche précise défie mon trait fébrile, sa peau si dure écorcherait mes lèvres, son nez si droit me remet seul en place. Un monstre innocent, s’il était de papier. Mais je le vois devant moi, je vois ses yeux, ses mains, son torse, sa bouche, sa peau et puis son nez, il se tient devant moi je l’entends respirer je l’aperçois bouger. Il se meut il se peut qu’il s’avance mon dieu il me sourit.
Le monstre me sourit.
Il me montre ses dents il veut me dévorer. Il me montre avec quoi il va me découper.
Je recule d’un pas, oh non il vient vers moi. Je voudrais bien m’enfuir mais en deux pas il sera là, sur moi, sous lui je ne fais pas le poids.
Il me tend un café je ne respire pas. Il le pose devant moi je ne le boirai pas. Plutôt lutter que d’être empoisonnée le monstre boit son café.
J’observe ses yeux si grands et j’y plonge à moitié.
Et puis ses mains si dures, les mains d’un ouvrier. Et son torse précis, parfaitement dessiné, ses lèvres entrouvertes d’où sortent des mots doux, et puis sa peau, son nez, je le vois tout entier. Le monstre serait homme, un homme à embrasser ?
Je trempe mes lèvres, doucement, dans le café. Essuie la mousse déposée du bout de ses doigts avancés.
Mon cœur s’arrête, stupéfait. L’homme se meut, je ne peux plus bouger.
Mes mains vibrantes renversent le café, mes jambes brûlées restent paralysées. Ses doigts brûlants n’ont toujours pas cessé, de caresser le pli, de mes lèvres à mon nez.
J’hésite à les croquer. Oh mon dieu quelle idée ! Ce serait se suicider.
J’entrouvre pourtant ma bouche et mouille mes lèvres humides, comme pour m’y préparer. Le café est trop fort, je ne l’ai pas sucré m’entends-je protester. Terrorisée.
Il ne répondra pas, le monstre au corps d’homme, il y remédiera. Il sucrera mes lèvres, de sa langue délicieuse, me laissera fondre en lui, enveloppée et heureuse.
Je trempe encore mes yeux dans les siens malicieux, je soupire et aspire, à rester dans ce bleu.


Warschauer Brücke

L’homme électrique.

Je me tiens sur un pied sur ce pont dévasté traversé tout entier par l’astre à peine levé Je me tiens à côté le flux de voyageurs pourrait me renverser Mes pupilles dilatées absorbent la lumière et reflètent le son de l’ange qui me fait front Les notes se superposent à ma pensée première aux frissons du mystère qui entourent notre osmose J’absorbe avec passion chaque note chaque son que portent avec raison les reflux électriques de ce pont métallique Les berlinois pressés sont les rais de lumière les touristes enivrés les couleurs primaires le soleil qui se lève me ramène en arrière dans cette nuit sans lune qui s’achève dans l’instant Chaque seconde avance renforçant l’évidence un nouveau jour approche et me prend dans ses mains Si mon corps lutte encore ma conscience prisonnière de cette lumière d’or Je me console et vibre toujours sur ce pont libertaire Transpercée sans vergogne par ce rail délicieux je tangue et me cogne plongée noyée dans ses doux yeux portée par la ville dans mon dos étirée par mon maître qui règne désormais Je savoure cet instant brillant de pure lâcheté je remercie de mon cœur mort cet être du dehors qui sait mettre en musique, mes émotions mystiques.