Jule

Bafouillages et défaillances

Ce matin D. est entré dans la pièce. J’étais seule. Personne d’autre. Je travaillais à ma traduction. Le soleil chauffait mon visage. Suffisamment voilé pour ne pas avoir à tirer le rideau, pour ne pas avoir à me déshabiller. D. est entré dans la pièce. J’ai levé les yeux au-dessus de mon écran. Il m’a souri. Il a vu que nous étions seuls et m’a souri. Discrètement. Sourire voilé lui aussi. Mais dans ses yeux j’ai vu le reflet de mon plaisir à le savoir seul dans cette pièce carrée avec moi. D. est entré dans la pièce, nos regards se sont croisés sur des hallo fébriles et nos demi sourires. Dans ces sourires l’écho de nos messages peu subtiles, délicieusement chargés de tension érotique, la même qui anime les piques que nous nous lançons par dessus nos écrans quand il est là et moi aussi. Et soudain cette vague. Je ne le regardais déjà plus mais cette vague. Ce déferlement de désir, ma peau qui soudain ce perle de sueur, cette chaleur, trop chaud, beaucoup trop chaud, moi qui n’ai jamais chaud, et je sens mes pensées qui s’embrouillent, je prie pour qu’il ne me demande rien, pas même un wie geht’s car je ne saurais répondre, je balbutierai un frallemand incompréhensible qui voudrait dire tirons les rideaux et posons nos mains l’un sur l’autre croisons nos lèvres et soupirons ensemble.

Ils sont peu à me faire cet effet là. Je me souviens de cette torture il y a quatre ans chaque fois que T. passait à moins d’un mètre de moi. Parfois deux suffisaient pour me mettre dans le même état. Le coeur qui palpite la chaleur qui monte le visage qui tourne au rouge. Moi qui ne rougit jamais. Self contrôle assuré. Capable de parler sans trembler devant une foule connue ou inconnue et d’aimer ça. Mais T. il y a quatre ans et même quatre ans après, impossible d’aligner deux mots sans trembler. Bafouillages frallemands ridicules et les seuls mots intelligibles sont traduits par des regards appuyés et des sourires lubriques. Encore aujourd’hui quand je m’assois au bar et que je le regarde me servir un verre je ne vois que son corps trempé de sueurs et les glaçons qu’on se passait sur la nuque avant de se donner rendez-vous dans les toilettes à l’étage, ces mots qu’on se laissait dans nos poches respectives, sous nos téléphones portables, l’attente interminable des trois heures du matin on nous pourrions sortir et faire l’amour au bord du canal. Ce soir d’orage. Oui quand je m’assois au bar et que je le regarde je me sens moite, en souvenir de ce mois de juillet 2015 où tout dégoulinait de sueur, les verres de bière froide, l’herbe au bord du canal et nous dans nos tee-shirts noirs.

Envie d’un thé. Bureau de D. sur le chemin de la cuisine. Soupir. Longue journée à venir.


En collants noirs et rouge à lèvres

Yeux smokés ou rouge à lèvres, rouge à lèvres, oui mais il me faut des jambes il aime les jambes, des collants, boîte à collants, les mi-foncés mi-transparents, effet bas, short et pull rouge oh oui pull rouge, mais rouge à lèvres alors too much ? Rouge et rouge et short noir et collant effet bas oui too much alors quoi alors pull blanc non trop large pull noir non trop de noir et si pull noir et or oui mais froid et collant polaire pour la journée et pas ce soir ? Météo, météo dit moins quatre ressenti moins neuf et pas de collant polaire ? Et si le taxi n’arrive pas et s’il est retardé et que j’attends par moins neuf dans la rue avec mon collant transparent effet bas ridicule et le rouge du pull et le rouge de mes lèvres non c’est trop c’est trop ça ne dit pas je suis la plus belle femme que tu aies jamais vu ça dit prends moi tout de suite sur le comptoir et si seulement c’était le genre mais ce n’est pas le genre alors quoi collant sans effet bas collant noir collant semi opaque oui mais moins neuf alors collant polaire pas le choix mais collant polaire grossit et l’intérêt c’est les jambes c’est mes jambes alors pantalon noir mais où placard, cintre, cintre, cintre, cintre, autre dressing, cintre, cintre, étagères, panier à linge, sac d’été, sac à donner, nulle part alors jupe oui mais froid tant pis parce que jambes oui mais ce pull rouge à trous ce pull rouge me donne froid et déjà ma gorge me pique, du gingembre, emporter du gingembre, et quel manteau quel bonnet et cette histoire de collant non je suis jolie mais ce n’est pas moi c’est trop c’est trop mignon c’est trop séduisant c’est trop date et même si revoir un ancien amant c’est quoiqu’il arrive toujours un date il ne s’agit pas de séduire agressivement il s’agit de dire je suis encore plus belle que ce jour où tu m’as vue pour la dernière fois il s’agit de dire mon odeur t’as manqué mon sourire t’as manqué mes yeux verts la naissance de mon décolleté mes jambes mes longues jambes alors ce pull rouge et cette jupe si seulement je retrouvais mon pantalon cintre, cintre, cintre, stop.

Nue. Juste un collant. Le grand miroir du couloir, mes cheveux mouillés la veille ondulent à demi et caressent le bout de mon oreille. Ma nuque nue elle aussi où viennent naître les premiers frissons, ceux-là même qui glissent sur mes épaules en triangles mes clavicules et gonflent mes seins de désir. Tatouage qui vague sur mes côtes flottantes. Belle en collant noir et rouge à lèvres. Peau chair de poule et creux et reliefs, caresses, doigts bagués d’or sur seins rosés dressés vers le ciel.

Chemise. Chemise en coton gris cher, jean sombre, chaussettes en soie, rouge à lèvres et boucles d’oreille. Oui c’est moi. Talons noir, manteau, chapeau, gants de cuir, clés, rue et le coeur qui bat trop vite, phase maniaque, délice des prémisses.


Playlist de l’année

Elle est étrange cette playlist. J’aime tout oui j’aime tout, mes chansons 2018 mes chansons, mais les sentiments qui me parcourent ne sont pas uniformes, souvenirs hétérogènes, elle est terrible cette playlist. Play – je danse, je suis dans la salle commune à Arles, la neige tombe au dehors sur les tuiles les vieilles pierres, je danse, je cours, je fais de la trottinette, tourne, je transpire, je libère le stress, la colère, la tristesse, c’est là c’est ce jour là qu’il a écrit l’autre fou – skip – je suis à mon bureau, j’écris, j’écris c’est Soledad, c’est S., j’ai rêvé de lui cette nuit, il était nu, il était beau et moi je m’approchais je – skip – je suis dans la voiture, la fenêtre est ouverte, mes cheveux volent dans l’air chaud, je me regarde dans le rétroviseur, je me trouve belle, je contemple la vue, la vue sur Marseille, sur Marignane, mes lunettes de soleil ma peau bronzée ma frustration de ne l’avoir pas déshabillé cet été là rue des – skip – retour dans la salle commune, cette fois la tête me tourne, la musique est plus forte, encore plus forte, électro des années – skip – je suis dans le bus tout devant, mes bottes jaunes mes bottes de pluie toutes neuves – skip – un souvenir, ancien, des années, cette soirée sur ce canapé lyonnais, l’autre crétin, son corps parfait – skip – Soley wieder ma playlist d’écriture, oui j’ai écrit 2018, j’écris encore, j’écris maintenant, sur toi sur toi qui ce soir tout particulièrement me manque – skip – me manque atrocement – skip – à qui je me retiens d’écrire car je n’ai rien à dire car je me fous de tes mots c’est ta voix dans mon oreille ta langue dans mon oreille qu’il me faut – skip – je suis dans le train, je veux descendre mais je ne descends pas, je veux descendre et marcher droit tout droit sans savoir juste marcher droit – skip – je suis à cheval – skip – je suis sous le soleil toulousain, je suis sous le soleil marseillais, sous le soleil avignonnais, on y revient oh oui elle est terrible cette playlist – skip – skip – skip – je la hais – skip – je suis sur le matelas à tes côtés, je te laisse me déshabiller bien que je n’en aie pas envie, je te dis laissons-nous le temps chantons oui chantons et nous chantons, faux, mais habillés, l’un contre l’autre mais tu ne laisses pas tomber, il t’en faut plus pour oublier ton envie, bonne à crever et tu me déshabilles, et tu changes la musique, et je m’en fous je suis déjà partie, ailleurs, je t’abandonne mon corps, c’est le deal, tu joues le rôle, tu joues le rôle que j’ai écrit pour toi et en échange trois nuits, trois nuits à jouir en moi, voilà le deal, ma peau pour tes mots, mon sexe pour ces frôlements dans le noir, et nos dialogues de cinéma, mon corps pour un roman, quelle merde cette playlist et me voilà qui pleure maintenant et rien ce soir pour oublier, pour frissonner, S. à l’autre bout du globe, T. qui a trop peur et toi, et toi, et l’autre. Pas de danse, pas de fête, pas de rail, personne, juste moi mes écouteurs mes jambes qui tremblent et – skip – je suis dans le jardin du club, il est neuf heures, le soleil brille fort, je tourne sur moi-même, me déshabille, culotte et soutien-gorge, une fée oui si vous le dites, mais laissez-moi danser, danser, kiffer ma dopamine – skip – danser oh faites-moi danser – skip – embrassez-moi je vous donne tout prenez-moi, donnez-moi un baiser, mais passionné oh oui, un baiser passionné.


Regard bleu

Il y a quatre chaises. Devant nous quatre chaises, derrière nous quatre chaises, partout quatre chaises alignées. Je suis assise sur la deuxième chaise en partant de la gauche, troisième en partant de la droite et devant moi, à trois rangées de chaises, l’estrade, et sur l’estrade ce regard. Ce visage tourné dans ma direction. Ces cheveux bruns. Ces yeux bleus mais un voile. L’alcool ? L’hiver ? Sur l’estrade ce regard. Franc, froid et chaud en même temps, fixe et décidé, un regard qui ne m’est pas destiné. Non. Légèrement plus à droite. À sa gauche mais à ma droite. Ce regard tombe sur ma voisine, sur le visage de ma voisine qui, elle, regarde le musicien à notre droite, presque derrière nous. Il joue de la guitare, chante une chanson, dans la salle on sourit, c’est beau et un peu kitsch – très kitsch – il chante du Yves Montand, il a une voix d’opéra, très belle, mais sous les colonnades, c’est un peu… Kitsch. Ma voisine ne le quitte pas des yeux, elle ne sourit pas mais le coin de sa bouche frémit, elle aimerait sourire mais elle n’ose pas, quand on sourit le rire n’est pas loin et derrière lui le fou. Sa bouche frémit, peut-être sent-elle le regard accroché à sa peau ? Celui qui la surveille depuis la scène ? Car il la surveille, il la fixe. Il veut voir si elle va sourire. S’ils partageront un rire plus tard, autour d’un verre de vin peut-être, le rouge n’est pas très bon ce soir, fond de cave, le traiteur n’a pas prévu assez de bouteilles. Il épie le sourire qui ne vient pas puis se voile à nouveau. L’alcool ? Les médicaments ? Il est si concentré qu’il ne cille pas, ne s’envole pas vers moi, il ne me voit pas l’observer derrière la dame aux cheveux gris et son chapeau. Une mèche de cheveux glisse lentement vers son visage, la femme sur l’estrade ne la sent pas, ou peut-être la sent-elle mais elle ne veut pas détourner le regard, elle ne veut pas quitter ma voisine des yeux. Suis-je la seule à l’avoir remarquée ? Suis-je la seule à projeter, fantasmer, rêver la relation qui les unie ? Car même si l’alcool, même si les médicaments, même si le trac de la scène et le chanteur jeune et vieux à la fois, il est étrange que cette femme, là, sur scène, en charge d’animer la soirée, cette femme que l’on connaît bien, qui rit fort et fume des cigarettes aussi longues que ses cheveux de jeune fille, il est étrange que cette femme ne regarde ni son public, ni le chanteur, ni même l’ingé son. Il est étrange qu’elle fixe cette autre femme, son amie, une amie de longue date, qu’elle la fixe en guettant son sourire, pour se rassurer sans doute, se dire que la soirée a pris, prendra, qu’on la félicitera demain, c’était une bonne soirée, bravo, avec tous ces rebondissements, l’invité de dernière minute, l’auteure qui a annulé, et l’autre qui a manqué nous faire un choc allergique, il faudra vraiment changer de traiteur en 2019, vraiment, bravo, non, ce n’est pas seulement pour se rassurer. Cette brume dans ses yeux ce n’est ni l’alcool, ni les médicaments, ni le trac, c’est l’apparition sur sa rétine de pensées secrètes, secrètes parce qu’intimes parce qu’interdites, révélées par l’alcool, les médicaments, le trac oui peut-être, mais ce n’est pas seulement le désir de voir l’autre sourire, c’est le désir de partager le sourire de l’autre, c’est l’envie d’être la cause du sourire, c’est l’envie de sourire parce que l’autre sourit, c’est le désir de l’autre. Ma voisine applaudit. Le chanteur s’incline, applaudit lui aussi (l’ingé son, le flûtiste), je tourne la tête mais le chapeau gris. Je ne verrai rien du soulagement, du sourire, de la tristesse heureuse de voir l’autre heureuse et de n’y être pour rien. Je ne verrai rien de tout cela et tant mieux. Souvent le fil de mon imaginaire me convient mieux.



Retrouvailles 2

On se retrouvera rue des écoles. Retrouverait. On se retrouverait rue des écoles. On aurait rendez-vous. Est-ce que j’arriverais la première ou toi ? Oui, j’arriverais la première. Dix-neuf, vingt heures, le soleil déclinerait. Tu serais dans mon dos à quelques mètres, je ne te verrais pas parmi ceux qui entrent et sortent de la Manufacture, entrent et sortent du village du off. J’avancerais puis me retournerais, je penserais te voir mais à contre-jour je ne saurais être sûre. Alors je mettrais ma main devant mes yeux et tu serais là. Officiellement là. Tu me sourirais tes grands yeux bleus me souriraient tu n’aurais pas coupé tes cheveux ni toi ni moi n’aurions vraiment changé. Je porterais ma robe longue. Tu t’arrêterais à quelques centimètres. Bonsoir. Redis-le. Bonsoir. Encore. Bonsoir. Tu m’as manqué. Ta voix, ta voix m’a manqué. Ta peau, ta peau m’a manqué. Je ne quitterais pas tes yeux des miens. Tirerais sur la corde invisible sur l’élastique jusqu’à ce que ça fasse mal, jusqu’à ce qu’il craque. En un instant – invisible – je me retrouverais dans tes bras je sauterais à ton cou tu enfouirais ton visage dans le mien tes bras m’enserreraient mes côtes craqueraient on serrerait fort, respirerait fort, soupirerait fort. Et puis le mur dans mon dos. Mes mains dans tes cheveux. Tes lèvres sur ma peau. Ce sera l’été il fera chaud.


L’invisible se meurt

Mon corps pourrit à l’intérieur. L’invisible se meurt, je meurs, et je le sens. Mes organes, les uns après les autres, ma peau, des milliers de bestioles me rongent et font leurs dents sur moi je verdis je noircis je m’effrite tout le monde s’en fout. Il y a bien eu l’ostéopathe qui m’a demandé si cette tache blanche sur le pouce avait toujours été là. Et puis la naturopathe/acuponctrice/magnétiseuse je serai vous je ferai quand même vérifier la thyroïde elle a toujours été gonflée comme ça ? Ma vessie me lâche. Mon dos. Mon vagin. Le stress, le stress c’est le stress les médecins ne voient rien, ne trouvent rien, à 28 ans on n’a pas de carences, on n’est pas malade, les carences de toute façon ça n’existe pas dans nos pays, c’est la fatigue, c’est le stress ça, vous méditez ? Aidez les mamies à traverser la rue, vous verrez ça ira mieux. Mon ventre me brûle. Ce soir je ne sais pas si c’est l’inflammation de l’urètre, l’infection de la vessie ou encore la mycose, l’ovaire, oui l’ovaire me fait mal, le droit, ça fait trois semaines, entre temps mes règles mais ça n’a rien changé. Il me fait mal. Ah, et l’autre pouce j’oubliais. L’eczéma est revenu. Les lésions, le pus, c’est petit, encore petit, une petite surface près de l’ongle mais ça suffit pour piquer quand je me lave les mains, quand c’est trop sec, trop humide, ça s’agrandit, bientôt ça prendra tout le pouce ça grattera ça suintera en permanence comme il y a trois ans. Comme il y a trois ans je tombe. Pas dans les pommes mais dans un vide. Des points noirs, les membres trop lourds, plus capable de rien seulement regarder devant. Ah, ai-je mentionné l’orgelet ? Ce bouton qui me raye la rétine à chaque clignement de paupière ?

Hier, j’ai rencontré cette fille. Endométriose, solution pilule, résultat plus 20 kilos. Hier j’ai rencontré cette fille, trois mois dans une maison thérapeutique. C’est ce qui m’attend c’est ça ? C’est là qu’on va finir par m’envoyer ? Vous m’aviez prévenue déjà, 2012, 2015, 2018 sera la bonne ? Et si je n’y vais pas ? Si, comme chaque fois, au dernier moment, je trouve la force nécessaire de faire semblant. De continuer à socialiser, à travailler, à aller de l’avant – car c’est ce qui me sépare des autres c’est ça ? de ceux qui prennent des médicaments ? – si je n’y vais pas si je ne les prends pas, jusqu’où ça ira ?

On dira : elle était trop sensible pour cette vie – et trop jeune pour… On dira elle était trop sensible, un ange – ou toute autre connerie – il y avait des signes, ça risquait d’arriver, regardez cette série d’autoportraits datant de 2012, et ces textes… Quelle noirceur, et quelle beauté. Mais elle était trop sensible oui, pour elle cette vie, la vie, c’était trop compliqué.


Je file

Je ne sais pas si c’est le vent dans mes cheveux
Le soleil qui brille encore
19 septembre en sandales blanches
Le rose de mon pantalon de printemps
Je ne sais pas si c’est le cri des enfants
La lumière qui frappe dans le dôme
Au milieu du cimetière
Je ne sais pas si c’est l’odeur familière
De croissant de tilleuls les guêpes
Mais ce sourire
Ce bonheur
Irradie sous ma peau
À chaque coup de pédale
Chaque coup de pédale
Et mon cœur qui s’emballe
Vite, loin, fort
Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus fort
Ce bonheur ô ce bonheur d’être libre
D’être là
D’être en selle
Vivante.

Il m’attendait dans la grange
Le garage l’entrepôt le hangar l’écurie
J’ai ouvert la porte qui grince
Défoncée par des années de pluie
Sorti musique porte porte encore jambe pédale je file
Je file à nouveau.

Après deux semaines allongées
Deux semaines de vide
De larmes chaudes de rendez-vous chez des médecins occidentaux
Je file à nouveau
Je ne sais pas ce que c’est mais toujours et les années n’ont rien changé
Toujours la pédale le vent la piste cyclable
Et un bonheur inégalable.


Gegenwelt

– Sie gehen gerne in Gegenwelten…
– Ja.

Contre-monde. Un Loch, immense, du sable, beaucoup de sable, des roches sur lesquelles je venais m’écorcher. C’était il y a sept ans.

Aujourd’hui plus vert, une oasis ? On dirait bien. Du bois, des arbres, des fleurs qu’ils ont plantés au fil des ans, Hannes, Pierre, Luc, Thomas, Samuel (deux fois), Antoine. Je grave leur nom, les encre : Hannes, Pierre, Luc, Thomas, Samuel (deux fois), Antoine comme une litanie, litanie, litanie.

– Je ne suis pas un personnage. C’est ce que tu fais, tout le temps, tu prends les gens et tu en fais des personnages Mais moi je ne suis pas un putain de personnage.

Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) AntoinePierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) AntoinePierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) AntoinePierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) AntoinePierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Pierre Luc Thomas Samuel (deux fois) Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine Antoine

– Wie gehen Sie hin ?
– In diese Gegenwelt ?

Il y a plusieurs façons d’y aller.

   Se rendre dans un contre-monde, méthode 1 : la lecture

Facile, accessible. Risque ? Minime. Plonger s’immerger dans un livre. J’y pense le matin, le soir, me réjouis d’aller au lit, seule avec lui, l’emporte partout avec moi, absolument partout, même s’il pèse lourd et que je sais parfaitement que je n’en tournerai pas une page de la journée, l’emporte avec moi pour savoir que si je veux, quand je veux, où je veux, je plonge dans ce contre-monde.

   Se rendre dans un contre-monde, méthode 2 : l’écriture

Différence : l’adjectif possessif remplace ici l’article indéfini. Mon contre-monde. Je lance la playlist “écriture” principalement composée de l’album “We Sink” de Soley. Je plonge dans mon contre-monde et me tiens prête à l’animer. Sous ma plume je retrouve mes personnages préférés. Plonger et animer. Leur faire dire ce que je veux exactement, par exemple :

Tu es belle, tu me manques, je crève d’envie de te revoir de sentir ta peau sous mes doigts j’ai mal au corps tellement je pense à toi.

Leur faire dire ce que je veux entendre et sourire, pleurer, sourire en pleurant, tac, tac, tac marionnettes, plonger dans mon contre-monde et l’animer.

   Se rendre dans un contre-monde, méthode 3 : la mise en scène

Mesdames et messieurs nous sommes ravies de vous accueillir dans ce contre-monde écrit, mis en scène et interprété par… Moi-même. Méthode dangereuse mais efficace, consistant à quitter totalement la réalité. Perdre pied. Devenir personnage pour de vrai.

– Meinen Sie Avignon ?
– Ja, Avignon. Aber genauso wie das Restaurant, wohin ich immer freitags gehe, denn ich weiß, dass Thomas hinter dem Tresen steht.

Devenir personnage soi-même. C’est quand j’ai oublié mon contre-monde trop longtemps, quand j’ai oublié de m’y rendre et que tourner des pages m’emmerde, que l’écriture ne suffit plus. S’y rendre. Directement. En personne. Sans passer par les mots sans passer par la plume. Prendre sa valise et s’y rendre. C’est être le marionnettiste et la marionnette, c’est quand je lui souffle à l’oreille :

– Tu es ma plus belle histoire d’amour.

Et qu’en vérité je pense :

– Tu es ma plus belle histoire, tout court.

C’est pleurer, vibrer et jouir, et la nuit en rentrant se coucher c’est tout noter, tout documenter, pour plus tard tout relire. Ne plus manger ne plus dormir. Dans ce contre-monde plus rien de ça n’existe.

– Was finden Sie dann in dieser Gegenwelt ?

Des corps et des frissons. Chaque décision est déclenchée par une pulsion. Ce monde est sensuel. Sinnlich. Sinnlich und sinnlos. Sensuel, oui.

Je m’illumine, mon corps se tend dans le fauteuil en cuir. Me voilà déjà prête à refaire ma valise. Il le sent, prend encore quelques notes, soupire et m’annonce le verdict :

– Aber genau das wollen wir ab jetzt vermeiden…

Wollen je ne sais pas mais oui, j’imagine…


Maigrir d’amour et d’eau tiède

Je suis partie dans la nuit avant la nuit. J’ai traîné ma valise dans la lumière d’un soleil éteint. Je n’ai pas regardé à droite je n’ai pas regardé à gauche tout droit, tout droit jusqu’à la gare. On est venu la chercher elle s’effondre dans les bras qui l’enserrent.

— Tu as maigri ! Tu as mangé ?
— Je crois, hier oui.

Maigrir d’amour et d’eau tiède.
Dans la voiture elle pleure.
Le matin elle pleure. Elle ne veut pas se lever. À quoi bon se lever si ce n’est pas pour le retrouver.
Ce soir elle ne se changera pas trois fois
Elle ne remettra pas de rouge à lèvre
Ils n’iront pas au théâtre
Leur peau ne se frôlera pas
Ses doigts ne caresseront pas sa cuisse son bras son genou son pied
Il ne se collera pas dans son dos à la sortie
Il n’embrassera pas sa nuque
Ils ne marcheront pas dans la rue collant toutes les parties de leur corps tout ce qui est possible
Ils ne pousseront pas la grille
Ils ne s’assiéront pas à la table du jardin
Ils ne boiront pas de vin
Ils ne monteront pas dans la chambre
Ils n’allumeront pas la petite lampe
Ils ne se souriront pas
Ne s’embrasseront pas
Il ne dira pas tu es belle à crever
Il ne dira pas j’ai envie de toi
Ni avec les yeux ni avec le corps ni avec la voix
Ce soir elle n’entendra pas sa voix
Demain non plus
Alors pourquoi, pour quoi faire.

Elle se retourne remonte le drap. Dans l’oreiller elle hurle.

Quarantaine. Isolement. Sevrage. Centre de désintoxication. Internée de son plein gré. Zone tampon.

— Mange un peu.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Ne reste pas en plein soleil comme ça.

Je ne veux pas manger. Je n’ai pas faim. Laissez-moi en paix laissez-moi mourir de faim ces grognements ces spasmes ces points noirs devant mes yeux ces bégaiements ces absences c’est tout ce qui me reste pour me sentir vivante pour me sentir.

Dans la piscine elle enchaîne les longueurs. Elle nage, hypnotisée, ses lèvres sont bleues elle nage encore, ses dents claquent elle nage encore, sa jambe crampe elle ne s’arrête pas, elle aimerait se noyer, elle aimerait faire une crise cardiaque.


Le bruit de nos corps

Texte écrit à l’occasion d’un projet radiophonique en train de voir le jour. Stay tuned.


Hall des arrivées, aéroport. Dans la foule qui se presse fleurs et valises à la main tu serais là et moi pas loin. Un mur, une vitre, une barrière. Là.

J’imagine le bruit de nos corps. Clac. Le bruit qu’ils feraient que feraient nos deux corps se rencontrant à nouveau. Car je me jetterais dans tes bras. Tu les ouvrirais grand les refermerais vite. Et juste avant que je m’y presse dans les derniers mètres tu plongeras ton regard dans le mien une lueur de bonheur allumera ton visage et moi, cette fois-ci, je ne fuirai pas tes yeux je regarderai toi cette fois-ci je ne dirai rien rien rien. Clac. Le bruit de mon corps contre le tien clac nos clavicules clac nos côtes clac l’os de nos mâchoires ton nez se précipiterait dans mon cou respiration mes lèvres sur ton épaule j’embrasserais ta peau douce toujours douce. Tes bras m’enserrent, tout se touche rien ne se décolle.

Tu es belle me souffles-tu à l’oreille. Je lève les yeux au ciel mais contre les frissons naissants je ne peux rien tu gagnes toujours. Mes mains remonteront sur ta nuque mes doigts se perdent dans tes cheveux cette fois c’est toi qui trembles tu embrasses mon cou et ma gorge et ma b- attends.

Dans le hall certains certaines attendent encore et se demandent ce qu’est cette forme qui se déplie sans se mouvoir. Un thorax blanc coton lin marron huit pattes nues et des poils blonds sur le dessus.
Un enfant : c’est son frère?
Sa mère : son amoureux.
Elle : un jumeau.

Tu souris contre mon cœur.

J’imagine le choc de nos corps clac et la vague me submerge. Soulagement. Soulagement soulagement soulagement soulagement soulagement soulagement soulagement soulagement ta respiration qui s’allonge les soupirs les miens tes mains qui dévalent la courbe de. Manque manqué manquera tu et moi- dans un bruit de ventouse nos corps se détachent. Dans mes yeux un voile puis la netteté les couleurs vives ton visage a changé lumineux plus lumineux le monde autour de moi résonne. Je t’inspire comme j’inspirai mon rail m’effondre et dans la foule, je disparais.

 


T’aimer de loin

Tu m’as dit « Grimpe » j’ai dit « hein ? » tu as dit « grimpe » et tu as appuyé sur la pédale. Je t’ai regardé t’éloigner, j’étais saoule. GRIMPE. J’ai couru, j’ai sauté sur le porte-bagage. Je me suis accrochée à ton pull. Je n’ai su résister à tes hanches. Mes jambes pendaient sur le côté dans la nuit il est quatre heures du matin tu me ramènes à la maison. Devant nous les amis pédalent et boivent on rit. On prend toute la place toute la route j’ai peur qu’on nous voit j’ai peur qu’on se prenne une voiture tu es mort saoul mais tu pédales tu m’as dit « je te ramène » et tu me ramènes je suis assise sur le porte-bagage je m’accroche à toi je souris je ne vois pas la route mes jambes pendent sur le côté j’ai peur. J’ai peur et je ris. C’est la plus belle nuit le plus beau moment que je vis depuis… Depuis.

Je sais que tu te sens seul tu l’as dit à B. l’autre jour. Je sais que tu te sens nul, inutile, que ta vie n’est pas celle que tu aurais voulu vivre que rien ne va que ça fait des années que rien ne va et qu’à chaque pas en avant c’est mille pas en arrière et maintenant c’est la jungle et tu sais que jamais tu ne t’en sortiras. Mais moi je t’ai vu. Je t’ai vu je te vois je t’aime et j’aime l’effet que tu as sur moi. J’aime ton corps j’aime être contre toi. Quand je te vois je perds mes mots je ne sais plus quoi dire comment le dire les syllabes s’emmêlent et se confondent mais ce n’est pas important. Ce n’est pas important parce qu’on n’est pas fait pour parler toi et moi. On est fait pour se toucher. S’effleurer. Il y en a qui parlent de tout qui peuvent s’échanger des millions de mots pendant que nous échangeons des millions de frissons. Je ne connais pas grand chose de ta vie je ne me rappelle plus du nom de tes parents de tes frères et sœurs de tes amis je ne sais plus où tu as vécu toutes ces années mais je connais chaque pore de ta peau chaque muscle chaque poil chaque reflet et la couleur de tes yeux la profondeur de tes yeux chacun de tes cils ta langue. Eux je les connais. Tu ne me manques pas. Je ne pense jamais à toi. Mais quand je te vois… Quand je te vois. Je n’ai pas su pourquoi tu me remerciais l’autre jour. Maintenant je comprends. On ne s’est pas embrassés ce soir-là. On n’a pas baisé on n’a rien dit. Tu as compris que je n’étais pas libre que je ne serai plus jamais libre qu’un autre avait mon cœur et moi je n’ai rien fait pour te reconquérir. On s’est frôlés. On a laissé les autres nous regarder du coin de l’œil un brin inquiets un brin charmés. Toi et moi les deux morceaux brisés du même miroir. Toi et moi côte à côte un puzzle en 2 pièces. Facile à faire facile à recoller. Tu as passé un bras autour de mes épaules, autour de mes hanches, tu m’as proposé ton écharpe quand j’ai eu froid, tu m’as raccompagnée à la maison tu m’as serrée contre toi. Je t’ai serré en retour. Fort. Longtemps. J’aurais voulu t’embrasser j’aurais voulu te déshabiller j’aurais voulu te dire de monter te faire l’amour contre le mur de l’immeuble c’est faux je n’ai rien voulu de tout ça toi et moi on ne fera plus jamais ça parce qu’on sait ce qu’on est on sait ce qu’on n’est pas. Toi et moi on est fait pour se frôler. Se faire vibrer habillés. Se faire du bien se sourire. S’aimer de loin. S’aimer de loin.


Funambule

Ma vie je la passe sur un fil. Parfois je tombe. Et quand le soleil brille je m’envole. Une semaine de chaleur et je monte, monte, monte et je fais tout pour ne pas regarder en bas car je sais que plus je monte plus la chute sera violente. Plus le temps de s’en remettre sera long. Deux semaines pour une chute de vélo. Un mois pour une chute de cheval. Combien pour une chute de fil ?


Transpirer le monde

Est-ce que c’est ça l’angoisse de la page blanche ? J’ai toujours cru que c’était quand on n’avait plus rien à dire. Moi j’ai beaucoup de choses à dire. Enfin l’impression d’avoir beaucoup de choses à dire. Le problème c’est que je n’ai plus la force d’écrire. Plus envie ? Mon Dieu que c’est triste. Ce matin j’ai allumé mon téléphone pour m’aider à me réveiller, comme d’habitude, m’aider à ouvrir les yeux. Et puis il y avait ce post de cette copine journaliste. Qui expliquait pourquoi elle écrivait. Une envie, un besoin, une habitude depuis l’enfance, un moyen d’expression incontournable. Chaque mot, chaque virgule aurait pu être de moi. Sauf que ça fait des mois que je n’écris plus. Que j’écris peu. Tristesse. Pourquoi ? J’ai mille idées. Parce que je me suis faite bouffer par la vie digitale, déjà. Qu’au lieu de m’ennuyer et de laisser mon imagination faire le travail, j’actualise mes mails en permanence. Dans les transports, dans la rue, aux toilettes, tout le temps. Qu’au lieu d’écrire sur la beauté d’un rayon de soleil, le bonheur de s’allonger dans le sable après de longs mois d’hiver, au lieu d’écrire sur l’homme au chapeau haut de forme que je surprends à déambuler sur le toit de mon immeuble, j’en fais des posts Instagram. Pourquoi je n’écris plus ? Parce que mon boulot c’est d’écrire. Que j’écris sur des coupe-oignons et des friteuses professionnelles, sur des assurances automobile et des plantes en pot. Que je traduis les mots des autres. Et que je n’ai plus la force d’écrire ce que moi j’aimerais dire. Parce que je ne prends pas le métro mais que je pédale, difficile d’écrire dans ces conditions. Parce que je me mets la pression partout : acheter moins de plastique, consommer régional, soutenir les commerçants de mon quartier, fringues déjà portées, cuisiner mes lunch box du midi, manger moins de viande, pas de sucre, être une bonne amie, une bonne fille, une bonne coloc, une bonne petite amie. Alors rajouter ça à la liste, écrire, c’est trop. Et puis parce que parfois, souvent, mon niveau de confiance en moi frôle le zéro. Si j’avais vraiment du talent, si j’intéressais vraiment des gens, je ne me poserais pas ces questions… Si ? Ni 100% blogueuse, ni 100% journaliste, ni 100% copywriter, ni 100% traductrice, je me délite en pourcentage et tout ça me fatigue. Cercle vicieux. Louer un bureau pour séparer les choses. Se concentrer sur ça et pas sur ça. Réduire les pourcentages. Et bam voilà que se pose la question de l’argent. Du temps libre. Et il fait beau dehors… Mille raisons de ne pas écrire. Et en face mille raisons d’écrire. La principale ? Parce que ça me fait du bien. Écrire me fait du bien. Raconter des histoires, raconter mes histoires. Qu’importe le nombre de lecteurs et de lectrices, qu’importe que les moindres détails de mon existence se retrouvent archivés sur le net. Chaque vague d’émotions, chaque déception, chaque joie qui entrave mon corps, une fois en mots une fois postée une fois livrée aux internets c’est un poids de moins sur ma poitrine. Des mois que je n’écris plus que je ne mets plus rien en mots et la boule gonfle et gonfle en moi il faut changer cela. Temps de changer cela. Alors on fait quoi : on s’impose un horaire, un nombre de textes ? On crée une rubrique Jule’s mood sur le magazine, on réinvestit le blog ? On coupe Instagram, Facebook, Twitter, on fait quoi ? On achète un sac à dos plus grand. On y emporte l’appareil photo, le micro. On coupe internet, on vit le monde, on traduit le monde, on transpire le monde oui, on transpire le monde.


Des hauts, des bas, des trains

Le cœur accroché à la neige au-dehors, elle se rappelle d’un temps où le reflet de son sourire dans la vitre suffisait à la faire danser. Un temps où les hauts étaient très hauts, et les bas très bas oui, c’est vrai, mais les hauts très hauts. Un temps où son corps lui était si léger qu’il ne se prenait pas dans les débuts de trottoir. Aujourd’hui les bas sont moins bas, mais les hauts bien moins hauts. Et s’il est reposant de ne plus s’écorcher sur le plâtre des murs, l’énergie, la légèreté, la lumière lui manquent.

Désormais son ventre est dur. Ses pieds sont lourds. Son visage éteint. Elle ne veut pas finir comme sa mère. Elle ne veut pas afficher la bouche retournée de ceux qui pensent et ne disent pas.

Lundi tout a changé. Lundi, mardi, mercredi, jeudi et puis aujourd’hui, vendredi, le réveil a sonné à 7h55. Le petit déjeuner était prêt à 8h15. Les dents lavées à 8h55, et à 9h08 le S-Bahn quittait le pont. Cette routine dure depuis cinq jours, et voilà cinq jours qu’entre 9h08 et 9h31 elle affiche sur le visage une lumière ancienne et délicieuse, de la couleur des ampoules qu’on a depuis toujours et qu’on s’étonne de ne jamais remplacer. Cinq jours qu’elle se sent plus légère. Cinq jours que son cœur s’accroche à la neige au-dehors et que ses battements se confondent avec ceux de sa vulve, de son clitoris, elle ne sait pas où ça frappe exactement mais ça résonne en bas, ça pulse entre ses jambes, ça doit être ça qu’on appelle le bas-ventre, ce mot à la fois si précis et si vague qui la faisait gonfler d’excitation plus jeune, quand elle le découvrit pour la première fois dans un ouvrage de Diderot, c’était Jacques le Fataliste.

Oui, cela fait cinq jours qu’elle se sent haute. Pendant vingt-trois minutes seulement mais tous les jours, et tous les jours un peu plus haute.

Le samedi, le S-Bahn ne passe pas à 9h08. Il passe à 9h12. Puis à 9h22. 9h32. Trois minutes, trois minutes suffisent à retourner le monde. Elle n’était pas dans le S-Bahn de 9h12, ni dans celui d’après. Quand elle est arrivée sur le quai il était 18h33. 18h42 quand elle est montée dans la rame. Vers le Nord cette-fois. Et cette fois son cœur ne s’accroche à rien car il n’y a rien à quoi se raccrocher. Le train rejoint le centre-ville. Pas d’arbre. Pas de neige. Pas de lac. Des tunnels, des stations souterraines. Dehors est noir. De la couleur des larmes qui submergent ses yeux. Bientôt le jean est trempé. Elle appuie sa tête contre le siège et se laisse pleurer. Elle n’aura pas la force de descendre au prochain arrêt. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Elle compte les stations et renonce, tant pis si c’est le terminus. Dans quelques minutes ça ira déjà mieux. Dix peut-être, les larmes cesseront. Elle y verra moins flou. Mais pour l’instant l’air est humide et sur la vitre s’affichent des images qu’elle avait oubliées. D’anciens amants, des scènes d’amour. Des hauts, très hauts. Et puis les cris, les ruptures sur des ponts parisiens. Des bas, très bas.



Salle de classe

J’ai l’impression d’être une maîtresse d’école. Une salle de classe. Deux élèves. A ma gauche, la première de la classe, brillante, jupe plissée et tresses en épis de blé. Elle lève le doigt, trépigne sur sa chaise, elle a réponse à tout. Sa phrase préférée : c’est normal enfin, regarde, tous les autres le font.

Ils tombent amoureux.

Ils vont au cinéma, au restaurant, en week-end dans des relais-châteaux.

Ils font du sport.

Ils se tiennent par la main.

Se présentent leurs amis, leurs parents.

Et puis il y a l’autre élève. Dans un coin de classe. Incapable de s’asseoir parce qu’informe, instable. Une boule grise. Poilue. Pas humaine mais on prétend que si, comme dans ces films étranges que j’aime bien. Une boule grise, poilue, qui grogne. Qui ne sait pas parler. Un esprit rationnel dirait qu’elle n’aurait pas pu arriver au CE1 avec ce niveau de langage mais je ne suis pas quelqu’un de rationnel. Celle-là est silencieuse, et pourtant, impossible à ignorer. Toujours là. Un peu menaçante. Cet enfance bizarre, qui fait pitié et peur en même temps. Qu’on aimerait cajoler mais qui pourrait s’attacher. Qui disparaît, qu’on cherche des yeux avant de sentir un frisson d’horreur parcourir son échine parce qu’elle est là, derrière soi.

Jupe plissée la regarde en grimaçant. Dégoût. L’autre grogne. Doucement, puis plus fort, puis elle s’agite. Les lampes crépitent, la lumière vacille, les meubles vibrent, la boule explose. Elle hurle, gargarismes étranges, renverse tout sur son passage, les meubles, les chaises, brise et fracasse, puis elle se jette à mon cou. Elle me renverse, m’étrangle, me griffe, attrape un pied de chaise pour me battre. Elle me frappe, brise mes os un par un et ma tête éclate.

Jupe plissée regarde par la fenêtre en mâchant un chewing-gum. Elle attend que ça passe, que la tempête se calme. Plus tard elle me regardera panser mes plaies, éponger le sang, ranger la classe. Elle tournera ses yeux vers moi et me dira « je serais toi… » et je fermerai les yeux pour ne pas l’entendre.

Tu crois que je n’ai pas déjà essayé jupe plissée? De la mettre à la porte? De la virer? Elle est toujours là, TOUJOURS LÀ. Et tu auras beau me séduire avec tes idées à la con et tes « c’est normal » et tes envies de câlins, d’amour, de promenade main dans la main près du lac et de dégustation de putain d’amandes grillées, elle sera TOUJOURS LÀ.

« Le problème c’est que vous êtes tiraillée entre deux émotions. Une partie de vous a très envie de vivre cette relation, d’aimer, de sentir cette proximité, cette intimité, mais l’autre est terrifiée a l’idée de se perdre dans l’autre. Chacune tire d’un côté et vous… Vous êtes au milieu. On s’arrête là pour aujourd’hui Mme A.? Ca fera 60€. »


Travaille

Mon cœur bat vite. Trop vite. Comme au temps des pilules des ecstasys. Je suis allongée sur un lit blanc. Cela fait vingt-quatre heures. J’ai dormi treize heures. La chambre est blanche et bois. Le lit est grand. La fenêtre donne sur l’aéroport. Les avions atterrissent dans un grand bruit. Il fait chaud. 31 degrés. Lisbonne. Cela fait vingt-quatre heures que je n’ai pas quitté la chambre. Je suis allongée sur un lit blanc. Parfois mes yeux quittent l’écran de mon ordinateur je regarde mes jambes je regarde mes pieds nus je regarde mes muscles qui se contractent par à coup je prends mon pouls j’ai peur et je sais qu’il ne faut pas avoir peur. J’ai du mal à respirer mon ventre ne se gonfle plus, tordu, serré, mes doigts hésitent je lis et relis lis et relis ils sont beaux vous êtes beaux. N. et S. vous êtes sur le point de venir au monde c’est effrayant excitant à la fois je ne veux pas vous rater je veux compter vos doigts et savoir que vous êtes parfaits mais rien n’est jamais parfait je suis bien placée pour le savoir rien ne sera jamais parfait et c’est pour ça que vous êtes si beaux je veux vous faire honneur je veux être digne de vous mes yeux se perdent je fixe mes pieds je fixe mes jambes et je te vois S. dans le fond qui travaille qui me regarde qui me rejoint qui s’allonge sur moi et je te vois S. et je pense à toi et je me demande si je t’ai mérité un jour je me demande pourquoi nous nous sommes rencontrés je te dédierai ce roman et tu m’en voudras sans doute de te le dédier mais il est à toi il te doit tout je te dois tout je te dois celui-là.