Jule


Il fut un temps où j’écrivais des lettres d’amour

Je me rappelle de cette phrase, perdue dans les montagnes suisses. Soleil couchant. Ce serait bucolique si ce n’était pas si stressant : mon train, mes trains, ont eu du retard. Pas de réseau, on m’attend. Je me rappelle de cette phrase : « moi aussi, il fut un temps où j’écrivais des lettres d’amour. » Une amie, à peine plus âgée, qui séchait mes larmes. « Moi aussi je tombais amoureuse dans la seconde, j’offrais mon coeur et tout mon corps, j’écrivais des lettres d’amour. » Sous-entendu : auxquelles on n’a jamais répondu. C’est vrai qu’il ne m’a jamais répondu celui à qui je pense, le regard fixé sur le soleil qui se cache bientôt. Je l’ai revu en photo. Joie des timelines de réseau social qui te présentent soudainement les visages de ceux qui ne sont pas (du tout) tes amis, et qui ne sont même pas inscrits sur ce même réseau social. Je l’ai reconnu tout de suite. J’ai reconnu son sourire. Ce sourire qui m’avait fait fondre, tout de suite. A qui j’avais donné mon corps pour une douche, mon coeur en tourments. C’était il y a longtemps maintenant. Et je souris à l’idée de cette lettre. Quelle idiote franchement, mais quelle idiote!

Une lettre d’amour… Oui, c’était sûrement la dernière. La dernière… Même pour l’autre je n’en écrirais pas. L’autre… Son visage remplace le sourire du premier sous mes yeux. Quelle ressemblance entre les deux… Frappant, comme toujours. Maigres, des cheveux informes, marrons, des yeux marrons également, une dépression sans fin creusée par le temps, un style identique à leurs années fac, et de dix ans trop vieux pour moi. Une voix, par contre, une voix sur laquelle mon corps vibra de plaisir un bon millier de fois, insatiable. Accro aux frissons, aux vibrations. Dire leurs noms dans un soupir. L’autre.

Manchmal vermisse ich dich.
Oft denke ich an dich.
Niemals wirst du mein Herz wieder berühren.
Immer noch, sehne ich nach deiner Haut.

Et voilà qu’une nouvelle lettre d’amour s’écrit sur la vitre. Moi, l’impulsive absolue, je me vois déjà l’écrire, la poster, je le vois assis dans sa cuisine ouvrir son courrier, je le vois…

Oui, je l’enverrai à mon retour.

Non, je ne l’enverrai pas.

Encore un projet avorté. Un brouillon de plus, qui rejoint les chansons que je devais emailer, les sms à demi rédigés, les livres commandés puis annulés avant d’être livrés. Car chaque fois que mes doigts s’agitent, ma main se fige. Est-ce que je l’aime vraiment? Ou le suivant tarderait-il à venir?


Elle l’aime

Elle l’aime.

Et ça la fait pleurer. Elle pleure parce qu’elle l’aime. Et que ça fait mal, parce que ça ne mène à rien. Elle pleure parce que ça fait six mois qu’elle le méprise et qu’elle le hait, parce qu’elle l’aime. Elle pleure parce qu’elle l’aime. Parce qu’il l’aime sûrement lui aussi. Ou plus. Ou il ne l’a jamais aimé. Mais qu’importe, elle l’aime et ça ne marchera jamais. Elle se rêve à l’appeler, elle se rêve à l’attendre, près de chez lui. Mais qu’est-ce qu’elle lui dirait ? Je t’aime. Et après ? Ils ne sont pas capables d’être ensemble. Ils n’ont jamais été capables d’être ensemble. Cette passion qui s’enflamme quand leurs deux cœurs se frôlent quand leurs corps s’aperçoivent, elle ne prend même pas le temps de dorer leur peau, elle les brûle, les dévore, alors ne reste que les cendres de leurs mots d’amour. Voilà ses pleurs qui redoublent. Parce qu’elle sait tout ça, elle sait qu’il ne servira à rien de le lui dire. Qu’elle l’aime. Car ça ne fonctionnera pas.

Elle pleure.

Elle se rêve à lui envoyer une chanson. Choisir, cliquer, lui envoyer. Lui montrer qu’elle pense à lui, que malgré ce qu’il pense, malgré ce qu’elle lui a fait croire depuis des mois, elle n’a personne d’autre, elle n’a jamais eu personne d’autre, car son corps ne brûle que pour lui.

Elle se rêve à prendre l’avion et revenir. Il l’attendrait à l’aéroport, il la serrerait dans ses bras, la ferait tournoyer. Elle le trouverait beau. Parce qu’elle n’a jamais cessé de le trouver beau.

Elle se rêve à lui envoyer une lettre. Je t’aime. Je t’aime toujours. Wie du bist. Genau du.

Elle se rêve à toutes ces choses qui n’arriveront jamais. Et elle pleure.


Pourtant elle ne le déteste pas

Ca fait sept mois. Sept mois qu’elle n’a pas glissé un pied sur son parquet sombre. Sept mois qu’elle ne s’est pas allongée sur son tapis, sept mois qu’elle n’a pas arrosé le basilic qu’ils avaient planté ensemble. Sept mois qu’elle n’a pas senti la douceur de son tee-shirt bleu pâle sur sa peau. Celui qu’elle se dépêchait d’attraper sur le fil à linge quand il venait de le laver. Sept mois qu’elle ne l’a pas entendu râler que c’est son tee-shirt préféré. Moi aussi. Sept mois qu’elle n’a pas inspiré l’odeur des draps propres, des draps blancs contre sa peau. Sept mois qu’ils n’ont pas partagé un sourire. Sept mois qu’ils se voient sans se voir, et un mois qu’ils ne se voient plus du tout. Elle lui a dit au revoir il y a un mois tout juste. Dans une nuit trop chaude pour un début de mois de mai. Dans une nuit trop claire. Un mois qu’elle a dit au revoir, sans verser une larme, sans élever la voix, sans être triste. Juste un peu de mélancolie. Qu’elle lui a souhaité d’être heureux. Même si elle ne le pensait pas. Qu’elle s’est souhaitée d’être heureuse. Et elle l’est. Un mois qu’elle ne le voit plus, soulagée. Et pourtant.

Pourtant chaque jour, quand une voiture se gare en bas de chez elle et qu’une porte claque, elle attend qu’il sonne à sa porte. Chaque jour, quand on sonne à sa porte elle s’attend à entendre sa voix dans l’interphone. Chaque jour quand le facteur dépose une lettre dans sa boîte aux lettres, elle pense que ce sera une lettre d’amour. Quand elle part à vélo elle s’attend à le croiser. Quand elle va faire ses courses elle s’attend à le croiser. Pourtant ils n’habitent même pas le même quartier. Quand elle passe sur le pont près du canal, quand elle se promène sur les berges, là où ils faisaient l’amour dans les nuits moites du mois d’août, elle s’attend à le trouver. Pendant ces quelques secondes hors de toute rationalité, pendant ces quelques secondes où elle est sûre de le retrouver, elle imagine sa réponse. Elle imagine ce qu’elle lui dirait. Elle se répète des dizaines de phrases toutes plus horribles les unes que les autres. Des phrases d’une froideur amère, d’une dureté épineuse. Ces phrases qu’elle seule est capable de formuler. Qui mettent en mot la plus secrète des faiblesses de l’autre, le cloue et l’assassine au moment même où elles sont prononcées. Accompagnées de ce jugement terrible dans son regard gris. Je ne peux pas être avec toi, nous n’avons rien en commun, cela pourrait être bien mais tu ne m’apportes rien. Tu ne m’as jamais rien apporté. Tu te contentes de me tirer vers le bas, inlassablement vers le bas, et je n’ai pas besoin de ça. Voilà ce qu’elle répète en trois langues dans sa tête, inlassablement, quand elle le croise dans ses pensées irrationnelles. Inlassablement, chaque jour quand une portière claque, quand la sonnette retentit, quand la boîte aux lettres se remplit. Pourtant elle ne le déteste pas. Elle ne l’a jamais détesté. Elle brûle pour lui, de tout son corps, comme au premier jour. Comme à la toute première seconde où leurs regards se sont croisés. Comme il y a un an à peu près. Quand les orages ont éclaté et leurs cœurs aussi, à force de trop s’effleurer. Elle ne le déteste pas non. Elle se déteste elle-même. Et toutes ces phrases, ces regards gris sont pour elle. Parce qu’elle se hait de l’aimer, d’aimer cet autre si faible, si inconsistant, manquant cruellement d’ambition, d’aimer cet autre qui n’a jamais souhaité plus, dont la vie se déroule lentement, alors que la sienne doit toucher chaque seconde à la perfection. Parce qu’il fait tache dans sa vie, il a fait tache, et continuerait à la salir s’il revenait. Et pourtant elle crève d’envie qu’il revienne. Elle l’aime, dieu qu’elle l’aime. Et elle se hait.



Le vieil homme et la fille corail

La musique résonne dans ses oreilles. Il est resté debout, même s’il est fatigué de sa nuit, fatigué de sa nuit passée à rendre la monnaie à des gens qui n’auraient pas dû être au volant de toutes ces voitures qui ont besoin d’essence. Il déteste les dimanches matin. Il sait que sur tous ces gens à qui il rend la monnaie, tous ces gens qui achètent cafés, thés, bonbons pour se réveiller, un, au moins, n’atteindra jamais sa destination. Certains s’y prennent parfois à trois fois pour lui tendre assez d’argent, encore dans les brumes de la soirée de la veille. Qui n’en finit plus. Qui n’en finira pas. Il est midi, l’heure de rentrer faire la sieste. Il a mis son casque sur les oreilles, celui que lui a offert sa nièce à Noël. Un casque de marque Bose. Le meilleur paraît-il. Il n’en sait rien, mais ce qu’il sait, c’est que le son est diablement bon. Une fois qu’il pose ce casque sur ses oreilles, il sent la nuit s’en aller, il ne pense plus à tous ces gens bourrés au volant de leur voiture pleine d’essence à brûler, il ne pense pas non plus à la douceur du canapé qui l’attend, il vit la musique. Sa musique.

Il danse, ses jambes s’agitent, ses mains claquent sur ses cuisses. Il se retient de chanter. Parfois, il murmure ses paroles préférées, les refrains, en silence. Il a appris à faire ça en silence. Une fois il a coupé le son, continué à murmurer les paroles, et attendu de voir si on l’entendait chanter, ou si ce n’était que dans sa tête. Il a appris à prononcer les mots sans que le moindre son ne s’échappe de ses lèvres. Il aurait pu être un très bon chanteur de play-back. Un chanteur non, il n’a pas du tout une belle voix, mais en chanteur de play-back il aurait cartonné.

Elle va à l’aéroport. Toute corail, avec des fleurs dans les cheveux. Pas des vraies, un de ces chouchous qu’ont les filles, parés de toute sorte d’artifices. Elle porte ces chaussures qu’il a achetées à sa nièce pour Noël. Cette marque juive, Ben Simon. Il ne se rappelle plus très bien. Ce dont il se rappelle c’est la couleur criarde de ces chaussures plates. Rose corail, saumon. Rose brutal. Elles n’avaient pas coûté trop cher heureusement, moins cher que le casque Bose c’est certain, mais c’est tout ce que lui avait permis son salaire d’employé à la station-service. Des chaussures plates, horriblement inconfortables, à la couleur criarde. Mais sa nièce les adore. Par chance. Elle n’a pas mal aux pieds paraît-il. Tant mieux.

Elle va à l’aéroport. Pas lui. Elle serre une grosse valise entre ses jambes maigres, sous ses lunettes brunes on voit les cernes de la nuit. Elle n’a pas dû dormir. Ou très peu. Ou elle manquait de sommeil déjà avant peut-être. Ils vont descendre ensemble au terminus de la ligne, puisqu’elle va à l’aéroport. Lui marchera jusqu’à sa petite maison près du grand centre commercial, à trois cent mètres environ. Elle prendra le bus jusqu’à l’aéroport. À cette heure-ci elle n’attendra pas longtemps. Il sent son regard sur ses jambes qui battent le rythme et ses mains qui tapent ses cuisses. Ça doit l’amuser, comme ça a l’air d’amuser tout le monde, de voir ce vieux avec son casque Bose bleu turquoise, qui chante en play-back dans le métro. Il sent son regard sur lui. Lui n’a pas de lunettes pour la regarder, regarder ses chaussures corail et ses fleurs dans les cheveux. Alors il jette des regards furtifs parfois en secouant la tête. Il plisse les yeux.

Ils sortent ensemble du métro. Ils montent les escaliers. Elle passe devant lui. Il va lui proposer de l’aider à porter sa valise, les escalators sont en panne, mais un jeune homme s’empresse de le devancer. Il a l’air ému quand elle accepte en souriant. Elle lui fait même l’honneur d’ôter ses lunettes brunes. Les dépose sur ses cheveux dorés. Il la regarde, regarde le jeune homme qui sourit, et se dit que oui, elle doit être jolie. Elle est jolie. En fait elle est belle.

Il suit la valise qui flotte dans les airs jusqu’à la station de bus. Il suit la valise qui roule jusqu’au bus qui arrive. Il monte dans le bus derrière la valise. Il s’assoit.

Il s’assoit à côté d’elle. À côté de la valise et de la fille. Sur cette banquette à contre-sens, trop grande pour une personne mais trop petite pour deux. Sur une de ces banquettes qui ne font aucun sens. Qui existent dans tous les bus de tous les pays du monde, en tout cas dans tous ceux où il a déjà pris le bus, mais qui ne font aucun sens. Aux Etats-Unis peut-être, là où les gens sont gros, paraît-il. Mais dans tous les bus de toutes les villes qu’il a connues, ces banquettes sont soit trop grandes, soit trop petites. Il se retrouve assis là, à côté d’elle, le pied contre la valise.

Il voit son regard affolé qui va d’une place vide à l’autre. Seule une dizaine de personnes sont montées dans le bus vide. Elle lui dit dans un allemand presque parfait qu’il y a pourtant plein de places libres. Il fait mine de ne pas comprendre. Puisqu’il va à l’aéroport peut-être que lui non plus n’est pas Allemand. Peut-être qu’il était en vacances lui aussi, que lui aussi a mal dormi, et qu’il tient absolument à être sur une place à contre-sens de la route. Elle ne peut pas savoir qu’il est Allemand et qu’il est né à Fribourg en 1947, elle n’a pas pu voir sa carte d’identité. Ou peut-être que si? Quand il a rangé son portefeuille après avoir montré sa carte de bus au chauffeur, elle le regardait encore à ce moment-là. Elle se demandait s’il l’avait vue, quand il se tourna, lui présentant ses fesses, qu’il commença à plier les genoux, elle se demandait s’il l’avait vue, s’il était vraiment, consciemment, résolu à s’asseoir sur elle. À l’écraser de tout son poids, aveuglé par la musique qui résonne sûrement dans ses oreilles. Elle ne peut pas savoir qu’il a coupé le son depuis que son regard est tombé sur ses chaussures corail. Mais elle a peut-être vu sa carte d’identité qui montre qu’il est Allemand, qu’il a bien ce qu’elle lui disait, quand elle lui a dit qu’il restait plein de places, qu’il comprend bien parce qu’elle a parlé fort, et que tous les gens dans le bus ont acquiescé du regard parce que tous se disent également qu‘il y a pourtant plein de places de libres où ce vieux monsieur pourrait s’asseoir plutôt que d’écraser cette pauvre fille contre la vitre. Son sac fait office de barrière entre eux. Pourtant il ne l’empêche pas de sentir son dégoût à l’idée que leurs peaux se frôlent. Il n’a même pas essayé pourtant. Depuis combien de temps n’a-t-il pas essayé justement, de frôler la peau d’une femme? Il ne veut pas y penser. Pourtant c’est bien pour ça qu’il a posé une moitié de fesse à côté d’elle non? Pour espérer la frôler, la toucher, cette gamine corail. La voix fière de la dame dans le bus résonne soudain dans ses oreilles, celle qui annonce les stations, comme si elle s’était mise dans son casque. Mais ça il le sait, ce n’est pas possible. Waltersdorfer Chaussee. Alors, comme s’il avait subi un électrochoc, il se lève, écrase le bouton jaune du pouce et sans un regard en arrière pour cette fille qui, soulagée, étale maintenant toutes ses affaires autour d’elle et réfléchit à se lever pour occuper un siège plus petit, il sort, transpirant comme un ours, le cœur battant à tout rompre.

Image d’illustration : Flickr, licence CC, bruno collinet


Surtout ne changez rien

Elle avait été repérée dans le métro un matin.
Elle faisait partie de ces filles qui n’ont besoin de rien lui avait-on dit.
Ce on était une elle.
Melody.
Elle s’était dit dès le début que ce n’était sûrement pas son vrai prénom. Cette femme devait s’appeler Brigitte. Ou Véronique. Elle ressemblait à une amie de sa mère qui s’appelait Véronique. Une femme aux cheveux éternellement blonds, aux yeux tirés, au fond de teint parfaitement étalé.
Melody l’avait repérée dans le métro. Elle était assise dans la rame un peu plus loin. Elle avait ôté ses lunettes de soleil et l’avait dévisagée des pieds à la tête.
Elle ne portait pourtant rien d’extravagant ce jour-là. Un jean gris, des boots et une grosse veste en laine. Ses cheveux étaient lâchés, elle ne s’était pas maquillée. Elle avait seize ans.
Seize ans.
Le temps passe tellement vite.
Melody l’avait suivie quand elle était sortie du train. L’avait suivie dans l’escalier, et, parce qu’elle ne voulait pas faire ça devant tout ce monde qui se pressait, elle avait attendu qu’elles soient dans la rue pour l’aborder.
Elle lui avait tendu sa carte, avait parlé doucement, comme si elle partageait un secret.
Valentine avait senti le rouge lui monter aux joues.
Valentine ? Et en plus elle a le prénom parfait !
Elle avait ri. Un peu trop fort. Un peu trop longtemps. Trop aigu en tout cas.
Vous appelez mon assistante et on fixe un rendez-vous pour un shooting. Venez comme vous êtes, ne changez rien.
Ne changez rien.
Son visage s’étire dans un sourire amer.
Ne changez rien.
Ça c’était le premier jour, dans la rue. A la sortie du métro. Le jour où elle appela ses copines pour leur raconter qu’elle venait de vivre ce qu’avait vécu Kate Moss et tant d’autres avant elle. Elle s’était faite repérée. Elle n’était plus la girafe comme on l’appelait au collège. Elle allait être mannequin. Le jour où elle s’était engueulée avec son père qui, comme tant de pères avant lui, avait refusé qu’elle rappelle cette bonne femme, pour qui elle se prend pour aborder des jeunes filles comme ça dans la rue, je vais aller la dénoncer à la police tu vas voir.
C’était le premier jour.
Puis il y a eu le jour du shooting où il a quand même fallu changer un peu quelque chose puisqu’on la maquilla tellement qu’elle ne reconnut pas la forme de son visage d’enfant sur les photos que le photographe lui montra tandis qu’elle croquait dans les viennoiseries disposées sur la table.
Puis il y a eu le premier défilé. Où il a quand même fallu changer ses cheveux qu’on coupa en un fort dégradé et qu’on défrisa.
Et puis il y a eu le premier chèque. Les cris, les rires entre copines, les jets d’oreillers, les bières renversées, les câlins, et cette phrase : « par contre si tu veux continuer à travailler il va falloir maigrir un peu. » Prononcée sur ce même ton murmuré. Accompagnée de ce même rire aigu. Melody portait toujours ces mêmes cheveux blonds attachés en une queue de cheval stricte, ces mêmes lunettes de soleil de grande marque, cette même couleur de fond de teint hâlé.
Ne changez rien, avait dit Melody.
Ne change rien, avait dit le photographe.
Ne change pas surtout, avait dit son père.
Ce matin elle se regarde dans la glace et elle se dit qu’elle a changé.
Ses cheveux sont coupés au carré. Vœu du créateur pour lequel elle a défilé il y a quelques jours.
Sa peau est pâle, bien plus pâle.
Et plus jamais elle n’a revu son visage rond, celui qu’on lui a enlevé des années avant. Elle a maigri. Parce qu’elle a voulu continuer à travailler.
Elle a arrêté de manger les viennoiseries qu’on étalait par centaines sur les plateaux de shooting et dans les coulisses des défilés.
Elle a arrêté de manger ses tartines de nutella le matin au petit déjeuner.
Elle a arrêté les bières avec ses copines, elle a arrêté ses copines à vrai dire.
Elle a déménagé à Paris, elle habite près de l’agence avec deux autres filles.
C’est plus facile de se soutenir dans les moments difficiles.
Plus facile de voir à quoi aspirer. S’interchanger.
Chaque semaine celle qui pèse le moins lourd a le droit de choisir le film et est dispensée de ménage.
Valentine aime les comédies romantiques.
Elle aime quand le garçon dit à la fille qu’elle est magnifique.
Souvent il lui dit une chose qui la fait pleurer.
Il lui dit de surtout ne rien changer.


Qu’est-ce qu’une danse d’adulte

Elle était allée à ce concert pour se changer les idées. Pour changer d’air. Depuis qu’elle a tout quitté pour vivre de son art, les journées à la maison sont longues. Parce qu’elle n’a pas l’argent pour louer un bureau en plus d’un appartement, l’appartement s’est fait bureau. Parce qu’elle aimerait que et son lit, et sa table soit sous la fenêtre et que ce n’est pas possible, il a fallu choisir, et pour l’instant c’est le lit, parce que ça l’aide à se réveiller le matin d’ouvrir les rideaux et de se rallonger dans le soleil. Vraiment dedans. Du coup ce sont des heures durant à bosser sur le canapé, parce qu’il faut que ce soit près de la fenêtre. Sur la table s’est accumulé un bordel monstre, câbles divers, culottes sales, crème pour le corps, et tout ce qu’elle transvase d’un sac à main à un autre. Des heures durant sur son canapé, qui est aussi son lit, dans son petit, tout petit appartement, il fallait qu’elle prenne l’air. Elle est allée à ce concert parce qu’elle savait que certains de ses anciens amis y seraient. Ce serait agréable de dire bonjour, de prendre des nouvelles, de se mettre à jour des mariages, naissances. A quel moment cela avait-il changé ? A quel moment les enfants qu’ils étaient encore il y a si peu de temps étaient devenus des parents ? Elle n’avait encore été invitée à aucun mariage d’amis proches, dieu merci aucun enterrement de vie de jeune fille au programme, mais elle avait prit l’habitude de faire le point : ça va, oui ça va et toi, oui ça va, et sinon t’es enceinte ? Comme ça, brusquement, histoire de savoir d’emblée, direct. Avec quelles copines on n’irait plus se saouler le week-end pour oublier la semaine, avec quelles copines on ne pourrait plus aller au cinéma parce qu’un bébé au cinoche, c’est galère. Elle était allée à ce concert, avait bu quelques bières, discuté, beaucoup, avec beaucoup de monde, beaucoup d’inconnus, agréable. Elle avait échangé des regards avec un inconnu. Un bel inconnu conviendrait tout à fait, mais le hasard des discussions, des allers et venues dans ce dédale de béton –une soirée à Berlin, dans une cave abandonnée, pour être original, ne leur avait pas permis de se parler. Dommage. Il était une heure, ses amis étaient partis, mais elle ne s’y résolvait pas. Elle ne voulait pas rentrer tout de suite. Elle était sûre que son canapé n’avait pas fini de reprendre sa forme, il y avait sûrement encore la trace de ses fesses marquées dans le cuir. Combien, sept heures de boulot sur l’ordinateur aujourd’hui ? Une pause repas devant l’ordinateur elle aussi. Non, vraiment, elle voulait être ailleurs encore un peu. Alors elle emprunta le labyrinthe de béton et se retrouva dans cette fameuse salle de concert. Où la musique était si forte qu’on ne pouvait pas discuter. C’est pourquoi le vestiaire était plein de gens sans manteaux, qui discutaient.

Elle se mit au milieu de la foule. Le bel inconnu était là, un peu plus loin, il discutait avec des amis. Elle n’arriverait pas à saisir son regard, tant pis, une autre fois. Elle regarda la scène, trois garçons, deux synthé, une batterie. Son corps se mit à se mouvoir, par réflexe, on a tous ce réflexe-là. Et puis elle se mit à bouger pour de bon. C’était le son du synthé, le son du synthé était si bon. Il se dégageait de ce synthé la chaleur des « à l’époque du », une époque où elle n’était pas née d’ailleurs, fin 70, début 80 ? Elle se mit à bouger pour de bon. Comme les autres autour d’elle. Ses bras dans un sens, ses jambes dans l’autre, son bassin. Et plus elle regardait les autres autour d’elle, plus elle se disait qu’il y avait un âge dans la façon de danser. Dans sa façon de danser ce soir-là elle se sentait plus âgée, plus adulte. Elle se dit que si elle s’était vue danser comme ça quand elle avait quatorze ans, elle se serait trouvée franchement ringarde. Elle se faisait penser à sa mère, et tous les amis de sa mère quand on dansait au nouvel an, il y a longtemps. A l’époque où ses parents organisaient des fêtes pour le nouvel an. Dans cette salle de concert des danses de vieux, des bassins, des bras dans tous les sens. En fait de vieux, des danses de gens qui s’en foutent. Qui s’en foutent d’être regardés, jugés, qui n’ont rien à prouver à personne. Le contraire absolu de l’adolescent complexé. Elle adora ce moment. Elle adora ces synthé, elle adora sa danse d’adulte décomplexée. Elle dansa, simplement, un long moment. C’était bon. Vraiment bon. C’était bon de se trouver. D’avancer en sachant, enfin, qui on est.

Illustration : Licence CC sfu.marcin


Parce qu’il avait trop bu

Il avait trop bu. Il avait vraiment trop bu. Ses muscles s’engourdissaient peu à peu. Lui qui dansait il y a dix minutes, s’était assis il y a cinq minutes et s’enfonçait maintenant dans le canapé. Il continuait à taper des mains sur ses cuisses mais même cela était devenu difficile. Un concert de jazz manouche, voilà où il s’était rendu ce soir en sortant du boulot. Avec des copains, ses copains de toujours, ses copains de Berlin, ceux qu’il avait connu en arrivant huit ans plus tôt. Huit ans ? Douze en fait. Douze ans… Ses copains de bière, ses copains de club, ses copains de drogue, ses copains qui avaient eu des enfants, qui s’étaient mariés, qui avaient divorcé, buvaient trop eux aussi. Ses copains qui dansaient maintenant. Il avait trop bu. Enfin pas tant que ça, des bières à l’apéro oui, un « kurz » en arrivant. Des bières, combien, trois, cinq ? Et puis il avait terminé les cocktails des copines de ses copains. Si, il avait bu. Trop bu.

Mais il souriait. Jazz manouche. Les lumières balayaient les visages des gens, tous souriaient. Tout le monde souriait autour de lui, tout le monde dansait. Il n’y avait qu’un canapé. Et qu’un homme assis dessus. C’était lui, enfoncé dans ce canapé défoncé, une bière vide à la main, qui secouait la tête par réflexe, le pied par réflexe, se laissait porter par la guitare manouche, la bonne humeur des gens, il se laissait bercer, quand il vit son visage. Il s’était mis à penser à elle sans vraiment le remarquer. Les couleurs sans doute. La lumière douce lui rappelait le blond de ses cheveux. Elle était venue au café cet après-midi. Son livre sous le bras. Comme le week-end dernier, et le week-end d’encore avant. Elle avait noué ses cheveux quand la brise s’était mise à souffler. Il l’avait regardée depuis son magasin de disques en face de ce café où elle venait presque tous les jours, depuis trois, cinq semaines peut-être. Parfois, quand il était dehors à fumer une cigarette, elle lui faisait un signe. Elle l’avait remarqué. Elle était même venue au magasin une fois. Il lui avait demandé ce qu’elle écoutait comme musique. Elle avait paru gênée. Du jazz. Je suis pianiste. Il n’avait jamais aimé le jazz, il n’avait jamais rien compris au jazz. Pourtant il vendait des disques. On attendait de lui qu’il aime le jazz. Comme on attend d’un agrégé de philosophie qu’il aime la musique classique. Il y a des cases comme ça dans lesquelles l’individu se doit de rentrer. Un vendeur de disques, surtout d’un magasin réputé à Berlin, se devait d’aimer le jazz. De s’y connaître un peu. Sauf qu’il n’y connaissait rien et ne cherchait pas à changer cela. Il aimait Bjork, il aimait les Rolling Stones, il aimait John Lee Hooker. Pas le jazz c’est tout. Alors il s’était trouvé pris de court, il n’avait pas su quoi répondre à cette pianiste de jazz aux cheveux blonds. Cette fille qu’il regardait prendre son thé au gingembre presque chaque jour depuis trois semaines, cinq peut-être. Il s’était surpris à bafouiller, à rire bêtement, il avait dit je te laisse regarder et il était parti dans l’arrière-boutique. Il s’était caché là, il l’avait observée sur le moniteur de la caméra de sécurité. Il l’avait vue faire quelques pas, effleurer des doigts quelques vinyles au hasard. Elle avait attendu, elle avait guetté son retour, puis elle était repartie. Elle était repartie, chez elle sans doute. Pas très loin, pensait-il. Quand on vient lire au même café tous les jours ou presque, c’est qu’on n’habite pas très loin. Il avait trop bu et il pensait à elle, il pensait qu’elle aurait sans doute aimé venir à ce concert de jazz manouche. Mais peut-être n’aimait-elle pas le jazz manouche ? Combien y avait-il de sortes de jazz d’abord ? Attendait-on d’un pianiste de jazz qu’il aime tous les jazz, comme on attend d’un vendeur de musique qu’il n’aime pas la pop commerciale ? Il se demandait si elle serait là. Il s’était demandé s’il la croiserait en venant ce soir-là. Il ne connaissait pas son prénom. Il lui faisait signe depuis le devant de sa boutique depuis cinq, six semaines déjà, et il n’avait jamais pu lui demander son prénom.

Il s’appelait Alex. Elle avait entendu un de ses employés l’appeler un matin alors que sa fenêtre était ouverte. Ca faisait trois, quatre semaines peut-être qu’elle avait remarqué ce vendeur en bas de chez elle, sur le trottoir du coin à l’angle, entre la pharmacie et le Café des Géants. La première fois qu’elle l’avait vu c’était aux premiers jours du printemps. Elle avait entrepris de remplacer toutes les plantes qui avaient gelé au plus froid de l’hiver. Il avait fait froid cet hiver. Trois semaines sous les moins quinze degrés, même les plantes les plus vaillantes n’avaient pas supporté. C’était le 2 avril, il faisait beau, le vent qui soufflait était chaud, alors elle était descendue au supermarché et avait acheté de la terre, elle était passée chez le fleuriste et avait acheté des pensées, des tulipes, et, sur son balcon, elle avait entrepris de fleurir à nouveau sa vie. En levant la tête, en relevant une mèche qui lui tombait sans cesse dans les yeux, son regard avait accroché la cigarette jetée avec agacement par ce grand mec là-bas sur le trottoir à côté de la pharmacie. Sans vraiment le vouloir elle avait guetté sa sortie un peu plus tard, et il était ressorti, une autre cigarette, dix minutes tout au plus après la première. Il faisait beau, chaud, personne n’entrait dans sa boutique. Lui-même préférait rester dehors, à fumer des moitiés de cigarettes sur le trottoir. Puis elle s’était surprise à le guetter depuis son balcon du cinquième étage, un grand immeuble ancien. Elle se disait qu’en restant près de la façade, il ne pouvait la voir, même en levant les yeux au ciel. De toutes façons en levant les yeux au ciel il aurait pris le soleil en pleine figure, elle se sentait en sécurité. Au début du mois de mai elle s’était mise à lire en terrasse, au café, juste en face du magasin. Elle voulait croire qu’elle ne venait pas pour lui. Qu’elle venait prendre l’air entre deux répétitions. Qu’elle venait lire au soleil, comme elle l’avait toujours fait ado sur la terrasse chez ses parents. Elle aurait pu lire au soleil sur son balcon. Sauf qu’assise sur son balcon, elle était trop haute pour voir l’entrée du magasin. Alors elle descendait sur la terrasse du Café Chat noir. Elle avait acheté des lunettes de soleil. Elle voulait croire que c’était pour protéger son regard des rayons qui faisaient pleurer ses yeux trop clairs, elle voulait croire qu’il n’était pour rien dans sa décision de lire au soleil, à la terrasse du Chat noir, lunettes vissées sur les yeux. Mais chaque soir, elle remontait chez elle et elle se rendait compte qu’elle ne savait pas le moins du monde ce qu’elle venait de lire. Quand elle jouait des notes qui ne voulaient rien dire. Quand elle regardait le soleil se coucher et entendait la grille du magasin se refermer, elle poussait un profond soupir. Elle entendit ce même soupir s’évader de ses lèvres rougies. Elle avait trop bu. Elle ne buvait jamais. Pourtant ce soir elle avait trop bu. C’était l’anniversaire de sa copine, sa copine de Berlin, sa copine de yoga, de cinéma, de balades en vélo près des lacs. Alors elle avait suivi la troupe dans ce bar, puis dans cet autre bar, et pour finir elle les avait suivi à ce concert de jazz. Elle n’aimait pas aller à des concerts de jazz. Elle ne pouvait jamais vraiment profiter de la musique lors d’un concert de jazz. Elle comparait sans cesse son travail, ses mains, son piano, ses mouvements, jusqu’à la présentation des morceaux, et même la puissance des applaudissements. On lui avait promis qu’il n’y avait pas de piano. Elle avait voulu dire que ça ne changeait rien mais elle ne l’avait pas dit. A quoi bon. C’était décidé. On allait au Keller écouter du jazz manouche. Elle avait trop bu, deux vodkas pommes, c’était beaucoup trop. Ses muscles s’engourdissaient peu à peu. Sous l’effet de la cigarette elle se sentait nauséeuse. Elle ne fumait pas. Elle était bien la seule qui ne fumait pas. Alors elle fumait quand même. Pas le choix. Elle sentit son estomac se soulever peu à peu, ses jambes trembler, elle ne tenait plus debout, s’asseoir, s’asseoir mais où. Là-bas, elle devinait un canapé entre les jambes de tous ces gens qui dansaient. Dans la chaude lumière jaune oui, un canapé défoncé. Un seul. Et un seul homme assis dessus. Elle s’avança, s’excusa, pardon, pardon, merci, et s’effondra sur le canapé.

Il avait trop bu. Il avait fermé les yeux. Sa tête tournait moins comme cela.
Elle avait trop bu. Elle ferma immédiatement les yeux, trop peur que l’homme engage n’importe laquelle des conversations. Elle serra son gilet autour de sa poitrine, sa tête glissa lentement vers son épaule. Il sentit son cœur rater un battement. Son parfum. Il sentait son parfum. A travers la fumée de cigarette, il sentait son parfum. Un parfum de mûre, il l’avait senti quand elle était entrée dans sa boutique ce jour-là. Il l’avait senti les quelques fois où il était passé derrière elle en terrasse, s’acheter un café au bar avant de retourner dans sa boutique. Il avait senti ce parfum délicat et doux, un parfum qui avait la couleur de ses cheveux. Chaud. Doux. Il pensait trop à elle. Voilà qu’il sentait son parfum. Demain il irait lui parler. Demain il lui demanderait son prénom. Il lui dirait qu’il n’aime pas le jazz et qu’il est désolé. Il lui proposerait de s’asseoir avec elle. Il lui demanderait de quoi parle ce livre qu’elle semble lire et relire encore. Il ne lui parlerait pas de son parfum, mais il le respirerait encore et encore, jusqu’à l’avoir dans la peau, pour ne plus bégayer comme un idiot chaque fois qu’elle poserait ses yeux sur lui. Chaque fois qu’elle remonterait une mèche de ses cheveux. Elle était trop fatiguée pour partir, trop engourdie pour se lever, prendre un taxi. Elle resterait un peu là, tant pis, sur ce canapé, près de cet inconnu sur qui elle refusait de poser les yeux. Elle avait peur d’être malade si elle ouvrait la bouche. Elle pensait à lui. A Alex, le vendeur de disques. Propriétaire de la boutique. Elle se demandait ce qu’il aimait comme musique, elle se demandait s’il aimait le jazz. Elle se demandait s’il aimerait sa musique. Elle se demandait si un jour il écouterait sa musique. Demain elle irait le voir avec un Cd. Elle lui demanderait s’il y a un coin dans sa boutique pour en déposer quelques uns, peut-être, qui sait. Elle l’inviterait à son concert le mois prochain. Oui, demain elle irait, demain elle l’inviterait à son concert le mois prochain. Demain. Elle rêva encore à son visage. Elle fit défiler sous ses paupières les images de ce grand maigre aux moitiés de cigarette. Elle souriait à demi, oui, demain elle irait. Il la regarda sourire. Paralysé sous les battements d’un cœur emballé, il regardait ses cheveux couler délicatement sur ses joues, il regardait son sourire apaisé. Pour rien au monde il ne voulait la réveiller. Pour rien au monde il ne voulait se réveiller, elle, près de lui, un rêve. Alors il ne bougea pas. Ne se leva pas. Il restait là. Il la regardait dormir entre ses yeux mi-clos. Demain oui demain il irait lui parler. Parce que cette fille là, il le savait, il aimerait la regarder dormir encore et encore. Il la regarderait dormir toute sa vie s’il le pouvait.

Illustration ©Chloé Desnoyers


Comment l’ascenseur se fit trou noir

© Chloé Desnoyers
© Chloé Desnoyers

Elle poussa la première porte. Elle avait du chercher ses clés longtemps avant de faire ce geste. Parce qu’elles n’étaient pas dans la poche avant gauche de son sac. Non elle n’y était pas. Pourtant elles y étaient toujours. Pourtant elle dormait soi-disant toujours chez elle. Alors les toujours il était temps de les oublier. Elle avait cherché dans la poche arrière droite, puis dans la poche arrière. Enfin elle les avait senties taper sur l’os de sa hanche. Elles étaient dans sa poche. Quand elle avait fermé la porte de l’autre appartement elle les avait enfoncées dans la poche de sa veste, sachant qu’elle les réutiliserait bientôt. Pour rentrer chez elle. Enfin. Trois jours, quatre nuits. Une éternité. Elle ne dormait jamais ailleurs que chez elle. Sauf quand elle partait chez sa grand-mère.

Sa grand-mère qui n’avait jamais dormi ailleurs que chez elle. N’avait jamais mangé ailleurs que chez elle. N’avait jamais quitté le village où elle s’était installée au lendemain de son mariage quand elle avait dix-neuf ans. Sa grand-mère n’avait jamais, et ce jamais pouvait se permettre de rester là, bien droit sur ses grandes lettres, jamais dormi ailleurs que chez elle. Sauf depuis ces quelques mois où elle était maintenant allongée à l’hôpital, à huit arrêts de bus de chez elle. Rayons. Cancer. Trois jours, quatre nuits passées chez sa grand-mère, dans le lit de sa grand-mère qui elle, dormait dans le lit blanc de l’hôpital. Trois nuits passées sur ce lit de bois. Littéralement de bois. Cinq planches clouées ensemble, et par dessus un matelas qui comptait autant de plumes. Elle avait mal au dos, elle avait mal aux hanches, ses os étaient rouges de douleur. Mais aujourd’hui elle rentrait chez elle. Elle poussa la deuxième porte. Elle avait du chercher la clé longtemps. Sur son trousseau, ses clés, celles de l’entrée, de la boîte aux lettres, du vélo, du deuxième cadenas du vélo, et puis de la cave où elle espérait y trouver son vélo justement quand elle devrait partir travailler tout à l’heure, et encore la clé de l’appartement, de la porte qui lui montrerait son salon, sa table, son lit, son piano. Elle avait du chercher la clé longtemps parce que sur le trousseau il y avait les clés de son bureau, les clés du portail et de la maison de sa grand-mère, les clés de la voiture de sa grand-mère, il y avait vraiment beaucoup de clés. Elle du chercher longtemps mais ça y est, elle entrait dans l’immeuble. Son sac sur son épaule lui faisait mal, la lanière tranchait sa peau. Il faisait chaud en centre ville, bien plus chaud qu’à la campagne, elle avait noué sa veste autour de sa taille en descendant du train, enlevé son pull et l’avait fourré dans son sac en toile de jute qui pesait lourd sur son épaule. Elle frissonna dans l’entrée de l’immeuble, un courant d’air froid montait de la cave. Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur. Il émit un bruit. Tant mieux. Il fonctionnait. Inespéré. Dans cet immeuble rien ne fonctionnait jamais. L’ascenseur ne fonctionnait jamais, les livreurs ne sonnaient jamais, les portes de fermaient pas à clé, l’homme de ménage ne passait jamais. Et parfois un livreur sonnait, une femme de ménage nettoyait, et les portes se refermaient doucement quand on sortait dans la rue. Ce jour-là l’ascenseur descendait vers elle, pour la conduire au septième étage où l’attendait le lit mais surtout le piano. Elle avait eu beaucoup de mal à se concentrer ces dernières semaines. Le travail qui l’épuisait, le voisin qui recevait beaucoup. Beaucoup de femmes. Elle jouait mal. Mécanique. Elle ne « racontait pas d’histoire » lui aurait dit son professeur de piano. « Je n’entends rien là, rien du tout, qu’est-ce que tu essaies de me raconter ? ». L’ascenseur arriva. La porte intérieure coulissa, elle ouvrit la porte extérieure et poussa un cri. Comme une porte sur l’enfer. Comme une chute dans le terrier du lapin blanc. Noir, noir de peur. La lumière ne marchait pas. Cette horrible lumière dont s’étaient moqué tous ceux qui étaient un jour venus la voir au septième étage de cet immeuble où rien de fonctionnait jamais. Cette lumière qui « vraiment, n’allait au teint de personne », « un peu glauque, attend j’essaie de faire une photo c’est intéressant », « non vraiment je prendrais les escaliers, je préfère ». Cette lumière bleuâtre, pâle, glaciale ne marchait pas. L’ascenseur était plongé dans le noir, à peine éclairé par l’écran qui affichait le numéro de l’étage. Tant pis, elle était fatiguée. Ses os criaient au repos. Elle entra. Appuya sur le sept. La porte intérieure coulissa et frappa le montant en aluminum. L’ascenseur se mit en route. Aveugle, elle se laissa porter. Monter. Ses pieds pesaient lourd contre le sol qui s’éloignait. Son cœur battait vite, très vite. La Träumerei de Schumann qui l’attendait sur les blanches et noires de son piano résonnait de plus en plus fort dans sa tête. Troisième, quatrième étage, elle débordait peu à peu de notes, d’images bien claires dans le noir de sa tête. La Träumerei qui montait, la mélodie qui résonnait dans ce terrier exigu. La noirceur qui l’engloutissait, les tuyaux et les machines autour de sa grand-mère, le matelas sur les planches de bois, l’odeur de pourri dans le placard, les moisissures dans la cuisine, les toilettes… Et cette foutue Träumerei qui n’en finissait plus.

Au septième étage l’ascenseur s’arrêta brusquement. La porte s’ouvrit dans un fracas. Elle la poussa du coude, ne sentait plus la douleur, son corps se pencha en avant, elle vomit dans les plantes posées là. Son sac bascula sur le sol, renversant l’un des pots. Ses cheveux se mouillèrent de salive, ses yeux ruisselaient de larmes acides. Derrière elle la porte se referma, engloutissant les tuyaux, les blanches et noires, sa grand-mère dans ce lit sale d’hôpital. Quelqu’un avait appelé l’ascenseur à nouveau, qui redescendit dans le silence de la peur de la mort, dans le noir. Dans le noir.

Illustration ©Chloé Desnoyers


En Vente! Les Egarés

les égarés roman

Chers tous, j’ai le plaisir de vous annoncer la « sortie », en tout cas la mise à disposition de Les Egarés, mon deuxième roman.

« Berlin c’est la ville des gens paumés. Comme si on avait tous choisi de se réunir ici pour un colloque sur la solitude. Le manque d’inspiration. De libertés. D’envie de vivre aussi parfois. Berlin est grise pour beaucoup. Toile idéale aux désirs de chacun. Expressionisme humain. A Berlin c’est comme si tout le monde était comédien, photographe, vidéaste, scénariste. En tout cas tout le monde en devenir. Parce qu’à Berlin on devient. On ne naît pas ni on ne revient. Si on y naît on y reste. Sinon on y passe. Et on ressort de la ville comme on ressort de l’eau. Et si l’on ne ressort pas c’est qu’on s’y est noyé. Beaucoup de gens se noient à Berlin. Quand on est paumé dans l’eau on boit la tasse. Et si l’on boit la tasse trop longtemps… Berlin c’est la ville des gens qui boivent la tasse. Des égarés. » Une magnifique autofiction entre histoire d’amour et roman initiatique, quatre jeunes gens en quête et perte de soi, au coeur des nuits électriques berlinoises.

Vous le trouvez en Kindle et en format papier sur le site d’Amazon, qu’importe le pays d’où vous commandez.

Si le livre vous a plu et si vous y pensez, n’hésitez pas à laisser un commentaire sur le site d’Amazon.

Je vous embrasse


Parce que ses mains lui avaient dit de revenir

revenir

Le soleil déclinait. Une froide lumière de fin de journée. Plus vraiment de quoi cligner des yeux, même en regardant droit dans la lumière. Avec défiance. Avec regret. Amertume aussi. L’hiver n’en finit plus. C’est souvent comme ça. C’est toujours comme ça. Il lui avait dit de revenir. Reviens, mais tard, pour que j’ai plus de temps. Plus de temps, pour elle, pour son corps. Il lui avait dit de revenir, et quand il l’avait dit, dans son anglais imparfait, dans ses silences allemands, elle sut que rien ne l’empêcherait d’obéir. Elle reviendrait. Le soleil déclinait, elle avait froid en remontant la rue sombre. Dans les villes on voit le soleil moins longtemps. Il faut grimper, toujours plus haut. Allongée dans l’herbe à la campagne, allongée sur les toits dans la ville. La lumière, chaude ou froide, qu’importe, y tremper son iris jusqu’à pleurer des larmes de soleil. Elle montait les marches en soufflant. Son écharpe pesait lourd sur ses épaules, sa veste pesait lourd, ses gants, mélange sourd d’une chaleur factice, elle pensait à ses mains. Elle pensa à ses mains qui lui avaient dit de revenir. Tu dois revenir, je n’ai pas eu le temps de finir. Alors elle revenait tard, pour qu’il ait plus de temps, du temps pour elle. Du temps pour sa peau, son corps, ses muscles tendus. Quand elle arriverait au sixième étage, qu’elle enlèverait ses chaussures et pousserait la porte, elle savait qu’il ne serait pas là. Il l’aurait oubliée, il ne l’aurait pas attendue. Elle serait seule dans le studio, ces grandes pièces sous les toits baignées de lumière froide. Elle glisserait en silence sur le parquet blanc. S’installerait sur le canapé blanc. Elle attendrait pour le principe, mais elle saurait qu’il l’avait oubliée. On l’oubliait c’était comme ça. Et pourtant elle obéissait encore aux ordres qu’on lui donnait. Il lui avait dit de revenir, et même si elle savait qu’au fond il avait dit ça comme ça, pour se donner bonne conscience, pour mériter l’argent qu’elle lui avait tendu, pour exiger un peu plus finalement, car oui elle avait donné un peu plus, parce qu’il promettait de s’occuper d’elle, il lui avait de revenir avec un sourire charmeur, de professionnel, j’aurais plus de temps, il lui promettait du temps alors elle avait donné plus d’argent, et elle se sentait bête maintenant, idiote, naïve. Les années ne changent pas les gens. Elles sont des morceaux de miroir qui s’ajoutent. Reflètent en abyme ce qui nous définit. Elle avait toujours été naïve, elle avait toujours voulu croire qu’on s’occuperait d’elle, qu’on prendrait du temps pour elle, qu’on l’aimerait. Alors elle obéissait, elle venait, revenait, se rendait là où on lui demandait d’aller, attendait.

Elle était arrivée au sixième étage. La lumière avait disparu. Le soleil avait disparu, même tout en haut de ce grand bâtiment rouge qui dominait toute la ville, du haut de cette colline, il avait disparu. Elle enleva ses chaussures. Elle n’enleva pas son écharpe, son bonnet et sa veste, elle attendrait dix minutes, peut-être quinze, puis elle s’en irait, elle descendrait la rue sombre et elle rentrerait chez elle. Elle préparerait du thé, elle lirait ce livre qu’on lui avait recommandé. Le libraire lui avait dit de lire ce livre, qu’elle l’aimerait sûrement. Elle n’avait pas osé lui dire qu’il devait la confondre avec quelqu’un d’autre car c’était la première fois qu’elle venait dans sa boutique, elle avait accepté son conseil, avait acheté le livre, et lui avait donné un peu plus d’argent car il la connaissait si bien.

Elle poussa la porte. Personne n’avait encore allumé les lumières, le soleil venait tout juste de s’éteindre. Dans l’ombre, en face d’elle, se tenait celui qu’elle venait voir. Celui qui avait dit de revenir. Elle ne connaissait pas son nom. Elle connaissait son nom allemand, celui qu’il avait pris en venant en Allemagne, mais elle était certaine que ce n’était pas vraiment son nom. Le nom que lui avait donné ses parents. Un nom indonésien. Elle s’arrêta net. Il lui sourit, lui indiqua la porte où il lui donnerait ce deuxième massage. Elle entra, il lui montra le tabouret sur lequel elle déposerait ses affaires. Elle y déposa son écharpe, son manteau, son bonnet, ses gants. Elle y déposa son pull, son soutien-gorge, ses chaussettes et son jean. Les yeux embués de reconnaissance elle s’allongea sur la table. Il la recouvrit d’un drap. Un tissu très doux, jaune et orange, très léger, qui fit frissonner sa peau. Elle ouvrit doucement les yeux, il s’était agenouillé près d’elle. Il prit sa main. Hold it. Alors elle prit sa main. Au-dessus d’elle le ciel et les étoiles commençaient à briller.

NB : en plein travail d’écriture et de préparation de mon troisième roman, je m’essaie à la troisième personne… Texte inspiré du style et de l’effet qu’a sur moi l’écriture de Joyce Carol Oates, que je remercie.


Parce qu’aimer n’est pas jouet

cheval

Il a joué avec moi. Il m’a utilisée. Il m’a aimée, jetée, reprise, rejetée. Il se sert de moi comme miroir. Il ne m’apporte rien. Il veut prendre. Prendre. Jeter.

Et s’il n’avait pas joué ?

Et s’il n’avait jamais joué ? S’il ne m’avait jamais utilisée ?
Et si c’était moi.

Quand je lui démontrais par a plus b que j’étais son jouet et qu’il finissait silencieux. Noyé dans mes mots. Si ce silence ne me donnait aucunement raison? S’il révélait juste ma déraison.

Quand il répétait qu’il n’avait jamais joué. Jamais voulu me blesser.
Quand il répétait qu’il tenait à moi. Qu’il tient à moi. Tu es importante. Très importante. Tu es une partie de mon cœur. Et s’il ne mentait pas ? Et si c’était vrai. Simplement.

Le jouet c’est moi. La problématique du jouet, de l’objet, de la relation objective plutôt qu’humaine, c’est la mienne. La mienne seulement.
Parce qu’il m’a toujours vue comme une personne. Que je me suis toujours vue comme son jouet. Que je ne suis bien aujourd’hui que quand il est le mien.

Il t’aime. Il te fait le cadeau de t’aimer sans te prendre. Sans te posséder. C’est beau ce qu’il t’offre.
Et moi je ne veux pas le voir, je ne peux pas le voir. Entre les larmes chaudes qui me noient, je ne peux pas l’entendre. Je ne peux pas comprendre. Je ne connais que les jouets. Les histoires de gens qui prennent d’autres gens pour des jouets. Pour s’en servir. Pour leur plaisir. Je ne connais que ça. Je ne peux pas le voir. Je ne peux pas l’entendre. Et j’en suis désolée.

Peut-être que je n’étais pas son jouet. Peut-être qu’il m’a aimée. Peut-être qu’il m’aime encore. Peut-être que je suis importante pour toi. Spéciale. Peut-être que dire peut-être est faux. Peut-être que peut-être est de trop. Il est sûr que mes larmes, elles, sont vraies. Parce que je comprends ce matin que ne suis pas son jouet. Qu’il ne m’a jamais vue, jamais prise, jamais aimée comme objet. Mais comme personne. Et comme personne avant lui. Ce que moi, je suis incapable de faire. Incapable de trouver ce que qu’il pourrait être pour moi, si ce n’est un propriétaire, ou un jouet. Menschen. Einfach Menschen? Me voilà dépassée.

Illustration : cheval de bois, la belle lumière, creative commons


Parce que je veux rester douce

douce

Je ne mets plus mes lunettes. Je les ai faites refaire, parce que la dernière fois au cinéma même avec j’avais du mal à lire les sous-titres. C’était en coréen, il me fallait les sous-titres. Alors j’ai passé une semaine sans, presque dix jours, et puis je les ai récupérées, et je me suis sentie comme une super héroïne. Les couleurs étaient tellement plus fortes, et les mots, même très loin, se fixaient sur ma rétine. Mais autour de moi tout s’est mis à tourner. Il faudra les porter une journée entière pour vous habituer. Le truc c’est que je n’ai pas eu envie de m’y habituer. J’aime les couleurs pastel. Toujours aimé les couleurs pastel. Sans mes lunettes tout est plus doux. Moi aussi, dans mon pull à poil tout doux. Je me sens plus douce. Plus très envie d’être cette super héroïne là. Pas à temps plein du moins. Alors je les ai rangées dans la boîte. Je les sors quand j’ai besoin de mon pouvoir magique. Quand je joue du piano, parce que sur mon tabouret je suis sûre de ne pas tomber. Parce que je ne veux pas jouer doux. Joue avec arrogance, vas y, va chercher le son dans ton piano, ne te contente pas d’appuyer sur les touches. Alors je me lance, et je vais chercher la mélodie, la mélodie dans mon piano, mon corps se balance, je me la pète comme dans les films ouais, et c’est bon. Tellement bon. Mes lunettes me font une tête de chat. D’ailleurs j’ai un teeshirt où il y a un chat avec des lunettes. Quand je le mets c’est drôle. C’est moi. Et comme un chat, je me love dans mon fauteuil rouge, dans mon appartement pastel. J’ai encore changé les meubles de place. Encore. Quatrième fois en cinq mois. C’est comme les lunettes. Parfois c’est important. Ca aide. Pouvoir magique. Dans mon fauteuil rouge j’écris sur l’ordinateur sans mes lunettes. Pour être sûre de ne pas trop en faire, pour être sûre de ne pas m’éloigner des atomes de la pièce. Pour rester douce dans mes mots. Parce que la colère, la mélancolie, la jouissance, toutes ces émotions qui me prennent, littéralement, quotidiennement, ne sont jamais loin, il est important de rester pastel.

Je ne mets plus mes lunettes. Elles me font peur maintenant. Elles me montrent sans arrêt que sans elles je ne suis pas si bonne. Je ne suis pas grand chose. Je ne vois pas super bien. En tout cas pas super loin. Elles murmurent à mon oreille. Jule… Tu as besoin de nous… Tu as besoin de nous pour être bien, mieux. Etre mieux grâce à nous. Quand je les laisse dans leur boîte j’essaie de les avoir loin de moi. Et surtout loin de mon téléphone. Parce que tous les deux à côté c’est la terreur garantie. Genre ne pas les mouiller après minuit. Il ne s’agit plus de murmures mais de cris. Sans nous tu n’es rien. Tu ne peux rien faire sans nous. Depuis quelques temps je sors faire des courses sans mes lunettes, et sans mon téléphone. Ils me font peur. Ils me répètent sans cesse que sans eux je ne suis pas grand chose. Alors qu’assise là, dans mon pull doux à poils, au milieu de mes couleurs pastel, comme un doux chat, je me sens bien. Pourtant bien. Et good enough. Parfois je rêve d’un chalet dans la montagne. Loin. J’allumerais mon ordinateur une fois par jour, le matin par exemple. J’aurais une tasse de thé dans la main. Ce serait super compliqué d’avoir internet alors je ne l’utiliserais pas vraiment. Peut-être que j’irais dans le café du village, le seul qui aurait internet. J’écrirais. Je lirais. Je me sentirais bien, parce que moi, sans comparaison, à un rythme lent. Plus lent. Bien plus lent. Les couleurs seraient douces parce que ce serait la fin de l’hiver. Le blanc de la neige révèlerait le jaune et le bleu des crocus. Un peu d’herbe verte, un soleil doux. Parfois je rêve d’un chalet de bois. Parfois c’est souvent. En fait ces derniers jours c’est tout le temps.


Parce que je suis Passion

 

Ce texte sera publié le 2 mars sur le site du webzine Girlshood dans la rubrique Regards Croisés. En attendant le voici en avant-première 😉

Je suis une femme de langue, j’aurais pu dire « de lettres », mais on aurait perdu une occasion de sourire, faussement outré.
Je dis langue car c’est mon amie Birgit qui me l’a soufflé l’autre jour : Sprache en allemand. Je m’intéresse à la langue, aux mots, aux double sens, aux sonorités, ce qu’elles impliquent, aux images portées, rapportées, j’ai même construit une pièce entière sur l’idée d’une poésie du son, volontairement indigeste, pour faire ressentir l’émotion par l’image, et non par le sens. La langue, grande orme sur le terreau du mot.
Je m’intéresse à ma langue, le français, et à l’autre, l’allemand. Celle qui m’enveloppe au jour le jour. Aujourd’hui je m’interroge sur un mot. « Passion ».

La passion, c’est avant tout la Passion du Christ, la souffrance du corps, de l’être tout entier, le don de soi pour quelque chose qui nous est plus grand. Patior, c’est souffrir, éprouver, rester passif donc, car dépassé. À la fin du XIIe siècle, passio devient actif au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe, Saint Augustin). Sentiment de l’âme oui.
Etre passionné c’est souffrir, mais c’est surtout se donner. Entièrement. Se laisser posséder par un autre, qu’il soit un être ou une cause, c’est avancer aveuglément, c’est accepter la non-maîtrise de ce qui est, viendra, l’incontrôlable, c’est rire et pleurer à la fois, c’est la peur, l’inconnu, le danger, c’est s’oublier.
Je suis une femme passionnée. Personne ne dira le contraire. Tout ce que je fais je le fais en donnant, mon énergie physique, émotionnelle, un morceau de mon cœur. Mon âme entière se consacre à la cause, à l’être, sans un regard en arrière, sans seconde pensée. Passion.

Dans mon profil okcupid –brutal retour aux choses terrestres je vous l’accorde, j’écris que je suis une femme passionnée. Leidenschaftlich en allemand. Birgit a ri. Elle m’a conseillé de l’enlever. « Je vois ce que tu veux dire, mais en allemand, leidenschaftlich ça sonne sexuel tu vois… » Voilà. En allemand on ne peut être passionné qu’au lit. Et puisque je suis française, ça sonnait un peu trop bien. On comprend mieux les 75 messages par jour d’un coup.
Mais je mets quoi à la place ? überraschend, vielseitig, comprendre surprenante, polyvalente…

En allemand on n’est pas « passionné ». De la même manière qu’on n’est pas amoureux. Parce qu’amoureux en français, c’est les étoiles dans les yeux, c’est le sourire aux lèvres qui ne s’en va plus parce que l’autre est gravé sur la rétine, c’est vouloir l’autre contre son corps toutes les secondes, c’est aimer déjà un peu.
« Verliebt » c’est être bien. C’est apprécier la présence de l’autre. C’est sympa. On « mag », on « hat jemand lieb », on aime bien quoi.

Comme si en allemand on prenait finalement les choses un peu trop au sérieux. Avant d’aimer il faut être sûr, vraiment sûr, vraiment, vraiment. Comme si en allemand on avait un peu peur de l’autre, de la folie de l’autre. La référence historique est trop facile, je ne la ferai pas, je constate c’est tout. Le risque n’est pas bon à prendre, se donner, sans contrôle, sans savoir, sans réfléchir, y aller et c’est tout, non. S’abandonner à la passion, au lit peut-être, et encore, il est de notoriété publique qu’un Allemand qui vous aime vraiment attendra le dix-neuvième date avant de vous proposer de monter chez lui.
Comme si la passion serait, en plus d’être dangereuse, avilissante.

On rit beaucoup, entre expatriées, françaises et autres d’ailleurs, du manque d’émotions allemand. Du manque de passion. Des copines dont les petits copains ne disent jamais je t’aime, ne sont pas très folies folies au lit, tapotent l’épaule amicalement pour réconforter. Cliché me direz-vous ? Eh bien pas tant que ça finalement. Exceptions il y a bien sûr. Loin de moi l’idée d’une critique.

Seulement la déception. De voir que dans mon pays adoptif, le terme qui me qualifie le mieux n’existe pas. En tant que femme de mots, difficile alors de me sentir moi-même.

Illustration : Anthony Easton, purple passion FSOD, Licence CC

 


Parce que ce n’est pas un film

piano film

Si c’était un film, je me rendrais chez toi vers minuit, je prendrais un livre, je m’assiérais sur le pas de ta porte, m’endormirais vers deux heures. A ton retour, vers trois heures, tu me caresserais la joue pour me réveiller, me demanderais ce que je fais là d’une voix douce, je clignerais des yeux, ensoleillée, mon cœur se ferait tambour. Tu m’aiderais à me relever, je m’adosserais au mur, « tu me manques, c’est tout ». Alors tu plongerais tes yeux dans les miens, tu caresserais ma joue, déposerais un baiser délicat sur mes lèvres, et la passion renaitrait, cette flamme qui nous brûlait la langue cet été. On entrerait chez toi, on ferait l’amour. Magnifiquement.

Si c’était un film, je viendrais au restaurant réviser mes partitions sur le piano à queue de la grande salle, je jouerais une heure, puis deux, Schumann, Chopin. Et un après-midi tu serais là. Tu entendrais la mélodie, viendrais voir, écouter. De longues minutes tu m’observerais sans que je ne t’aperçoive. Mes doigts trembleraient soudain, sentant ta présence. Je dirais « salut », tu répondrais « salut », puis tu t’approcherais, tu viendrais contre le chauffage, dans mon dos. Je reprendrais le morceau, les yeux clos, je sentirais ton souffle dans mon cou, sur ma nuque un baiser, tes mains sur mes épaules descendraient sur mes seins.

Si c’était un film il n’y aurait pas d’après. Il n’y aurait pas le jour d’après, la minute d’après, le lendemain matin. On se contenterait d’imaginer. Ils vivraient heureux ensemble.

Mais ce n’est pas un film. Alors je viens jouer sur le piano de la grande salle aux heures où je sais que tu n’es pas. Parce que si tu l’étais je sais que tu ne viendrais pas voir, tu dirais « salut » et tu repartirais.

Ce n’est pas un film alors je ne viens pas t’attendre endormie sur le pas de ta porte, car j’attendrais des heures, j’aurais froid, et quand tu rentrerais je lirais la fatigue dans ton regard, l’incompréhension, la pitié. Tu m’offrirais un thé, resterais loin de moi.

Parce que même si nos lèvres se touchaient à nouveau elles devraient se séparer encore. Se rendre à l’évidence. A mes « pourquoi pas » tu répondrais des « j’aimerais mais », et à jamais nous resterons conditionnels.

Crédit Photo : Nikos Koutoulas, Licence Creative Commons


Parce que je ne sais pas après quoi je cours

cours
©Le Berlinographe

Je ne sais plus vraiment après quoi je cours. Les sentiments se mélangent. Les sentiments profonds. Ceux qui attachent mes pieds dans le sol. Car une chose est sûre, je suis revenue sur terre. Avant de m’envoler une nouvelle fois bien sûr, troisième roman oblige, mais pour l’instant, je m’ancre. Agréable. Etrange.
Les sentiments se mélangent, profonds.
Un attachement profond. Jamais je ne me suis sentie aussi forte que l’autre soir. Je quittais ma belle, ma douce Marie, rentrais à la maison, vingt heures, une heure normale de gens normaux, je pédalais vite, sur mon vélo, -3 au thermomètre de la pharmacie, je pédalais vite, la neige s’est mise à tomber, dans mes oreilles une musique incroyable, et je me suis sentie vibrer. Je n’ai pas écarté mes bras pour voler non, je me suis ancrée dans le goudron, la neige, les doigts bien fixés sur mon guidon. Sourire aux lèvres. Forte. Forte.
Douce aussi. Ce matin, je nourris mes chaussures. J’avais regardé faire mon mathématicien à l’époque, s’inquiéter du sort de ses cuirs italiens. Jamais je ne m’étais préoccupée des miennes de chaussures. Hier, j’ai acheté de quoi polir mes bottines en cuir, et ce matin, à la lueur de la neige fraîchement tombée dans la nuit, je nourris le cuir. J’observe les marques laissées par la pluie, les graviers, la boue, je nettoie, je nourris, d’un geste doux, calme, la musique m’enveloppe, la neige me fait sourire, et je câline mes chaussures, et au fond, plus je passe le chiffon sur les fissures, moins mes douleurs me picotent. Chaque mouvement est un bras qui entoure ma taille, un souffle sur ma nuque. Seule dans mon appartement. Délicieusement seule. C’est cela non la vraie solitude, celle qui fait du bien, c’est quand être seul fait du bien. Quand on s’aime sans avoir besoin de se regarder dans la glace.
Forte. Douce. Délicieusement seule. Nourrie.

Je ne sais plus vraiment après quoi je cours. Après qui je cours. Un amour ? Un amant ? Un câlin ?
Parce que je pense encore à lui. Tout le temps je pense à lui. Et quand il me frôle je ne me sens ni forte, ni douce, ni nourrie. Je me sens amoureuse. Seulement amoureuse. Je le regarde et je me demande ce que je peux bien lui trouver. Il n’a rien pour lui Jule franchement. Je sais. Rien pour lui. Et surtout rien pour moi. C’est bien ça le problème non ?
Quand il me frôle je ne me sens ni forte, ni douce, ni nourrie. Je questionne. Mon cœur, mes frissons, mes larmes. Je questionne tout ce qui fait état de cet amour. Et je crie dans mes rêves. Pourquoi on ne se laisserait pas faire, pourquoi on ne se laisserait pas se rendre mutuellement heureux ? Warum soll es so kompliziert sein ? Warum könnten wir einfach nicht uns glücklich machen.
Pour être deux, pour s’aimer, l’amour ne suffit pas il paraît. Il faut le temps, les conditions, météorologiques quasiment. On peut aimer quelqu’un et ne pas avoir de place dans sa vie pour lui. Je sais. Je sais. Je ne suis pas sûre au fond, d’avoir de la place dans la mienne. Pas sûre de pouvoir lui faire confiance again. Pas sûre d’être aussi heureuse qu’il me rend malheureuse.
Je ne sais pas ce que je voudrais. Je ne sais pas ce que j’aimerais. Je ne sais pas après quoi que je cours, après quoi je roule.
Mais de la même manière que je suis sûre de ma force, quand je pédale la nuit sur mon vélo par -5, de la même manière que je suis douce, nourrie quand je prends soin du cuir de mes chaussures au matin, je sais que je l’aime. Quoiqu’il fasse, quoiqu’il dise, quoiqu’il puisse faire. Je l’aime. Depuis la première seconde où je l’ai vu. Depuis le premier mot qu’il m’a dit. Depuis le premier frisson échangé. Il est. Je suis. C’est tout. Parce que j’ai soufflé sur sa nuque, lui ai promis, dans un murmure, sur son sourire, es wird besser mon amour.


Parce que je suis libre

tempelhof
©LeBerlinographe

Est-ce qu’on écarte les bras en croix quand on est amoureux ? Est-ce qu’on grimpe sur son vélo, pédale, prend de la vitesse, dévale la butte pour rejoindre la piste de décollage, pédale encore plus vite, le vent dans le dos, est-ce qu’on se redresse, lâche le guidon, s’assoit droit sur sa selle, est-ce qu’on écarte les bras, comme ça, comme un enfant qui court trop vite, enlève son bonnet, laisse ses cheveux s’emmêler dans le vent, fouetter son visage, les oreilles gelées d’ivresse, est-ce qu’on fait ça quand on est amoureux ? Est-ce que j’ai fait ça quand j’étais amoureuse ?

Ce qui me frappe ces derniers jours c’est mon ivresse de liberté. Ivre de bonheur je m’envole chaque fois que je pédale un peu trop vite, les bras en croix, sourire radieux sur mon visage, et ces hormones qui explosent, torrent brûlant du cerveau au nombril, flux et reflux, cris orgasmiques, libre. Libre parce que seule. Délivrée de l’Autre. Pas tant de l’homme non, mais d’Elle. La Passion. Libérée de mes émotions gigantales, incontrôlables, ma prison pailletée, cette Passion qui sait si bien m’envahir, me pénétrer avec la plus magique des violences, me traverser, me détruire dans un souffle atomique. Quand mon corps n’est que frisson, dédié aux mains de l’Autre, ses caresses, ses doigts délicats, avides. Quand je ne vis que pour avaler les marches d’un septième ciel qui devient huit, neuf, douze, quatre-vingt dix. Quand, traversée de lumière, je suis étoile filante, magnifique, merveilleuse, jusqu’au trou noir de ces ruptures inévitables. Less is more. Rire jaune. Pas mon truc. Le Très, le Trop oui, et surtout en amour. Le Trop oui.

Et me voilà aujourd’hui qui renaît de mes cendres d’étoile brûlante. Libre à nouveau. Je pédale comme une folle, une malade, droguée à la dopamine de mes émotions borderlines, les bras en croix, libre car seule. A nouveau sur la terre, guérie du vide de ces trous noirs. Ressuscitée. Alors mon corps, mon esprit, mon moi tout entier se charge à nouveau, éponge je suis, le sens dans chaque pore de ma peau. Je gonfle, enregistre, emmagasine chaque frisson, chaque nuance de rose dans le soleil couchant, chaque battement raté de mon cœur passionné, jusqu’à filer encore, scintillante. Ce soir quoiqu’il en soit je m’envole.

Casque vissé sur les oreilles, jambes étendues sous le siège devant moi, « nous venons d’atteindre notre altitude de croisière » annonce le commandant, et mes yeux s’ouvrent. Mes yeux s’ouvrent en un éclair. Si brutalement. Mes mains tremblent. Mes doigts tremblent. Mon cœur bat trop vite. Plus de vélo ni de coucher de soleil sur Tempelhof, mon iris se vide avant de se remplir de mots, de signes. A peine sortie du trou noir me voilà qui fonce déjà vers un nouvel amour, ma main ne s’arrête plus d’écrire, de bleuir les pages de cet ancien carnet. Là, à des milliers de mètres au dessus du sol, s’écrit sous mes yeux ce qui sera mon troisième roman.