Nicole Hamouche



Beyrouth, l’après-coup

Le titre du film de Fadia Ahmad dit tout en lui seul. L’après-coup, ce concept de psychanalyse n’a rien d’intellectuel, il est entièrement physique. Quasiment. Bien après le 4 août 2020, les secousses de l’explosion continuent ; grondements sourds dans le ventre du pays. Comment se relever après une telle gifle, et les coups de massue qui se sont suivis ; justice absente, tronquée, effondrement économique et corruption démultipliée ?  Laisser la vie…


De chair et de glaise

Des visages nus sans fioritures, sans chevelure. Le visage sous la lumière, dans sa propre lumière. Le visage de la compassion, de l’ahurissement, du cœur déçu, du cœur qui hurle. Tous les visages sont encastrés dans des formes sans corps. Pas de gesticulation, de membres qui s’agitent ; juste l’émotion, brute… C’est paradoxalement apaisant, l’émotion sans mouvement de plus.


À l’approche du 4 août

À l’approche du 4 août, je sais que nous ne cesserons de déclamer notre flamme à notre pays dévasté. À l’approche du 4 août, je n’aurais de cesse de me retourner vers ce qu’il s’est passé depuis. En cette année écoulée, j’ai vu aussi bien le noir que le solaire, ce qu’il y a de beau dans l’humanité comme ce qu’il y a de désolant. En cette année, j’ai vu…




Je viens de ce pays

L’omerta et la légendaire résilience sont bien ce qui a permis le cancer de la fragmentation et de la colère, entretenu dans le chaudron, dans le cœur de chacun d’entre nous, souvent sans même s’en apercevoir… Et un jour : l’explosion atomique.


Arbitrages

Je suis allée me réfugier dans une bibliothèque. Travailler dans une bibliothèque pour sortir de chez soi, pour sortir de soi, pour le silence et l’accueil. Un des rares endroits où des murs sont accueillants. A la bibliothèque il faisait chaud ; ils font des économies, pourtant c’est une des plus grandes universités du pays. Pas d’air conditionné, ils le font fonctionner juste quelques heures me disent-ils, quand il y a…





Haltes douces

Sur mon chemin rue de Damas, des arbres en retrait, sur la droite m’appellent; je rentre par une petite porte pour voir qu’est-ce que ce jardin secret. C’est un cimetière. Je m’aventure. Il est magnifique. Le nombre de fois où je suis passée rue de Damas, mon trajet de tous les jours et où j’ignorais la présence de ce cimetière ! Je ne sais pas si j’ai le droit d’être là,…




Quand les oiseaux de Septembre nous appellent vers le Sud

Même quand ils ne sont plus là, ils ont quelque chose d’accrocheurs. Les oiseaux de Septembre, oiseaux migrateurs, chers à Emilie Nasrallah, qui firent le titre de son premier roman qui la lança sur la scène littéraire, nous transportent dans le Sud, dans le village de l’écrivaine, le temps d’un week-end et d’un voyage. « Ecrire c’est voyager ; voyager, c’est écrire » disait Victor Hugo. Le voyage est dans la littérature de l’écrivaine mais il est aussi dans le chemin qui nous mène dans son Sud natal. La municipalité de Kawkaba, le village ou est née Emilie organise un week-end pour inaugurer le chemin de randonnée des Oiseaux de Septembre, dar Touyour Ayloul, un sentier  entre Kawkaba et Kfeir, où  elle grandit. Et Emilie Nasrallah nous inspire de son vivant comme de plus loin. Elle nous fait aimer le Liban de son vivant, mais aussi après son vivant. Quand on la célèbre, quand on repart sur ses traces.

Le voyage commence dès que l’on s’approche de la Bekaa ou que l’on dépasse Nabatiye dépendamment du chemin que l’on prend. Nous prenons les deux ; un à l’aller, l’autre au retour. L’occasion de savourer, de découvrir. Je n’avais jamais été à Kfeir ou à Kawkaba.  J’ai été éblouie par la beauté vierge et douce de ces monts couverts de pins et d’oliviers parfois millénaires. On nous emmène voir des oliviers âgés de quatre mille ans. Quatre mille ans d’une incroyable beauté, d’une présence indéfectible. Ce n’est pas peu. Dans un autre pays on les aurait signalés, on en aurait été fier, on en aurait fait un site touristique, presqu’un lieu de culte.  Nous, ne savions même pas qu’ils existaient. On nous emmène mais on ne nous donne pas le loisir de nous y immerger pour prendre un peu de leur paix, de leur enracinement. Aussitôt vu, aussitôt embarqué pour aller voir autre chose. Arrête-toi un peu. Pour moi rien n’est plus important que ces oliviers ce week-end- là. Il y a quelque chose de mystique, de mythique dans ces arbres dans les troncs desquels on a envie de s’encastrer. Pour les gens du coin, ils sont juste là ; ils font sans doute partie du paysage. Pour nous citadins sans un arbre, ils sont une bénédiction.

L’occupation du Sud aurait paradoxalement permis de préserver la nature. C’est déjà ça. Pas de constructions. Rien que des espaces et du silence ; et les arbres.  Nadine Touma de Dar Onboz, l’éditrice de Makan – les mémoires de l’écrivaine –  qui en lit un extrait pendant que les femmes du village nous servent de la « hrissa», ce plat de consistance et d’amour, nous raconte que le Christ serait passé par Kawkaba, ou sa mère, la Vierge ; que sais-je ? Le Mont Hermon n’a pas les traces de neige sur ses flancs, comme dans le film de Sivine Ariss sur Emilie ou dans mon souvenir de randonneuse il y a plus de dix ans. Il n’est pas comme on l’attend, il semble moins majestueux, en ce mois de Septembre que même  les oiseaux de Septembre n’honorent plus de leur grâce. Les oiseaux sont plus sensibles que nous autres humains. Quand la pollution se fait grande, ils changent de direction. Malgré cela, il demeure une impression  d’espace, de possibles, diffusée par cette montagne,  sacrée pour les Romains, les Cananéens et les Phéniciens et  site de la transfiguration de Jésus selon le Nouveau Testament.

Sur le chemin entre Kawkaba et Kfeir, on passe devant le sérail de Hasbaya ou la citadelle, un bijou d’architecture qui appelle le regard. On nous apprend qu’elle est occupée ; mais que les habitants nous permettraient de la visiter si nous le souhaitions. Surréel,  un tel haut lieu du patrimoine négligé, laissé aux oubliettes ou bradé. Pas tous, heureusement. La région est riche. On passe devant le château de Beaufort sur le chemin du retour. Comme s’il émanait de la terre, de cette cime sur laquelle il est perché. C’est la première fois que je le vois, de loin. Il me captive ; il faudra que j’y retourne. Il y a encore mille choses à découvrir dans le pays.

Il a fallu Emilie Nasrallah, il a fallu Maha et Mona, ses filles et la Fondation Touyour Ayloul pour aller sur le chemin de ces oiseaux migrateurs. Les oiseaux savent mieux que nous où il faut aller, les corridors les plus amènes. Maintenant ils ne viennent plus beaucoup au Liban. Ils ont peut-être senti que le Liban n’est plus cet environnement favorable. Suivez l’oiseau. Touyour Ayloul le roman, renvoie aux migrations nécessaires, aux amours diverses et contrariées par une société patriarcale ou par un quotidien qui  parfois écrase. Le poids des ancêtres, du quotidien, le poids de ces départs, comme une spirale qui va vous prendre. Il fallait partir alors qu’on aimait; la chose la plus douloureuse sans doute. Elle avait pressenti tout ceci Emilie Nasrallah mais elle, l’a vécu autrement. Elle est restée. Le nom de son héroïne de Touyour Ayloul, Mona,  est le nom qu’elle a donné à sa fille ; dans son écriture, elle a brouillé les frontières entre le passé et le présent, le réel et le rêve; elle a célébré la terre grosse, enceinte chargée et pleine de vie, mouvante; et elle a donné des ailes… Le temps d’une lecture, de plusieurs ; le temps d’un voyage.

 

Paru dans Agenda Culturel,

Credit Photo: personnel


Roses et descansos

L’envie de partager, en ce 15 août, à l’occasion de la fête de la Vierge ce texte écrit il y a six ans.

Je passe devant cette petite vierge dans sa boite en verre devant l’hôpital à coté de chez moi. Est-ce la proximité de l’hôpital qui a voulu qu’elle prenne place ici, pour veiller sur les malades, sur les soignants ? Quelqu’un y a déposé un bouquet de fleurs :  des roses, roses, rouges, un petit mélange, un gentil bouquet qui est resté la, dehors, par mauvais temps. Qui avait bien pu le déposer ? Une jeune femme désespérée, un homme malade, une mère ? Était-ce pour implorer la vierge ou pour la remercier ? A-t-on le courage d’offrir des fleurs lorsque l’on est en désespoir, en demande ? Pourquoi pas ? Ne peut-on vouloir donner même lorsque l’on n’a plus rien à donner? Et le plus beau c’est qu’aucun passant n’y a touché; aucune jeune femme n’a été tentée de l’emporter, aucun ouvrier syrien de l’offrir à sa dulcinée. Il est resté là des jours et des jours, sans se faner… Est-ce la pluie qui l’a entretenu sans même le renverser ou alors la proximité de la vierge bienveillante ? Et c’est sans doute le jour où il s’est fané que quelqu’un l’a retiré ? Était-ce la même main qui l’avait déposé ou alors un voisin qui y veillait ? Entre temps, la Vierge avait-elle exaucé les prières de l’offrant ?

Je n’avais pas remarqué avant ces dernières années le nombre de vierges qui jalonnaient la ville et le pays. Dans plein de rues d’Achrafieh notamment, à des angles de rue plutôt, se trouvaient ces madones enfermées dans de petites boites avec un peu de fioritures. Je me suis prise d’affection pour ces mères de plâtre qui vous éclairaient le chemin. Sauf que j’appris que ces icônes étaient placées là à chaque fois pour commémorer une mort sur les lieux : accident de voiture, crime ou autre. Comme au Mexique, les descansos, des petites croix blanches sur le bord des routes, recouverts souvent de fleurs, naturelles ou artificielles ou de paille. La fin d’un parcours terrestre. Ces vierges priées, célébrées là où des histoires se sont arrêtées, permettaient-elles à d’autres histoires de voir le jour ou de continuer pour racheter les stops brutaux qu’elles symbolisaient ?

 

 


Nostalgia 3G

Est-ce parce que le présent ne nous apporte pas de grandes nouvelles aujourd’hui que nous avons opté pour la nostalgie en cet été? La nostalgie est-elle le renoncement? Ou est-ce que se souvenir est une manière d’alimenter un nouvel élan? La plupart des manifestations culturelles et artistiques de ces dernières semaines ont pour thématique centrale la nostalgie et quand celle-ci n’est pas ainsi clairement énoncée, le sujet l’est en ce qu’il traite du passé plutôt que du présent.

Beirut Design Week a pour thème design et nostalgie et se tient à STARCO. Le lieu a été sciemment choisi ; son architecture et son histoire correspondant à une certaine époque du Liban. Architecture moderniste mais aussi floraison des affaires et affluence des compagnies internationales dans le pays.  Un des rares objets qui retiendra notre attention est un lampadaire nomme Maysan, inspiré de la luminosité et de la longue chevelure de la grand-mère de la designer, dans laquelle, celle-ci, enfant, aimait à plonger ses doigts. Il y a quelque chose de magnifiquement nostalgique et puissant dans la douceur de la caresse  de la chevelure.

Au Musée Sursock, l’exposition Baalbeck, archives d’éternité, plonge également le visiteur dans un autre temps. Autant les toiles,  les affiches, les objets que  les films ou les photographies nous font traverser un pan, long,  de l’histoire du pays. On se surprend à rêver de cette époque où  Von Karajan venait jouer ici, où De Gaulle dormit au Palmyra. On découvre avec fascination, que même le plus célèbre espion de l’histoire du cinéma, 007, s’est caché dans Baalbeck. Certains James Bond ont été tourné à l’ombre des colonnes. Quand la fiction rejoint le réel. Ville d’éternité. L’éternité n’est pas nostalgique ; elle est autre.

Ecouter une jeune américaine de 34 ans, prénommée Mélodie, Mélodie Gardot, chanter dans Bacchus avait dans le réel ce 7 juillet, un goût d’éternité quand bien même la chanteuse portait un pantalon noir hyper moderne. Gardot s’émerveille devant le chant du muezzin qu’elle ne connaissait pas et qui la surprend durant sa performance – manifestement, elle n’avait pas été prévenue –  Elle fait des vocalises en accompagnement, plaisante sur le sujet, ignorant la délicatesse de la question dans le pays. Le public craint qu’elle se fasse interpeller à cause de son propos. Il n’en sera rien ; ouf… L’ignorance permet parfois une certaine légèreté et une liberté de ton rafraichissantes.

La clôture du Festival Samir Kassir aux thermes romains célèbre aussi Beyrouth ; mais le Beyrouth d’avant. Des images et des vidéos du Beyrouth d’avant- guerre défilent sur un grand écran accompagnés de chanson qui célèbrent la ville et le pays. Les Caves du Roy, les souks, le centre-ville, le tram, le train, la place des Martyrs, tout y passe et nous transporte dans un temps que nous n’avons pas connu. Aucune image ne rappelle le Beyrouth d’aujourd’hui ; les femmes sont toutes élégantes, toutes en robe, aucune voilée… Ce magnifique spectacle a cependant une saveur de chant du cygne. Les ministres, ex ministres, diplomates au premier rang se dérident vaguement.  Nous nous réfugions dans notre gloire passé  que nous ne cessons de célébrer à défaut d’un présent habité; un peu comme un renoncement au présent. Le chant du cygne, aussi beau fut-il, ne mit pas l’assistance en joie.

Seul un rappeur que l’on découvre, Elie Nakhle,  vint secouer les esprits : « au lieu d’imaginer, fais quelque chose pour changer » martèle-t-il quand ceux qui le précèdent sur scène finissent d’entonner Imagine de John Lennon. Le rappeur exhorte à l’action plutôt qu’à la nostalgie. On s’est un peu statufié ici ; vivant dans un musée de la mémoire. Les seuls mots sur toutes les lèvres ou presque, sont « enjoy, profite, oublie » que l’on vous ressasse a tout bout de champ. On ne construit rien de bien profond ni même de joyeux avec ces mots-là. Victor Frankl, le célèbre neurologue et psychiatre autrichien, ayant survécu à l’holocauste raconte dans Man’s search for meaning que l’on savait immédiatement que ceux qui, dans les camps de concentration, demandaient une cigarette et qui disaient vouloir «profiter» était ceux qui avaient renoncé. C’est peut-être ne pas beaucoup croire en soi et en l’homme que d’avoir pour seule ambition de « profiter ». Ne sommes-nous pas comme eux ? « Profite, oublie, le dernier verre, la dernière cigarette, passe outre ». « Passer outre », le mot des femmes battues et des peuples vaincus ; passer outre et on finit par passer outre soi-même… Les mêmes mots, la même litanie, les mêmes coteries,  la gloire passée ; rien ne bouge, rien ne transperce le cercle. On parfois envie d’être un météore, de crever ce cercle et d’aller plus loin. De  perturber le rythme ; pour que ça bouge.

 

Credit Photo: Nicole Hamouche