Nicole Hamouche

Le syndrome de la valise

Comment pourrais-je oublier le supplice de la valise? Je l’ai soudain retrouvé là avec les trains, les correspondances, etc.  «Voyager, je n’aime pas ça si c’est voyager sans toi » ; la chanson me revient. Ce n’est pas forcément ça mais c’est tout de même un peu ça quand il s’agit de la valise.  Décharger ses épaules… Dans la rue, une dame d’un certain âge avec des béquilles, cherche à traverser. Quelqu’un lui propose de l’aide ; elle refuse, sur la défensive. Ne pas accepter l’aide pour ne pas être redevable ; pour le moins de contact possible. « Est-ce bien là l’arrêt du car d’Air France pour Orly ?». « Je ne sais pas » répond l’employé de la compagnie des cars. Le car arrive quelques minutes plus tard et l’employé charge es valises. Repli et individualisme… Se délester de la valise.

Le souvenir des propos de ma mère, il y a mille ans, me revient. Etudiante, rue de Chaillot, sixième sans ascenseur dans le 8ème arrondissement de Paris, non loin du célèbre traiteur libanais, Noura.  Ma mère, au Liban, m’enjoignait de demander à quelqu’un dans la rue  de me monter la valise. « Donne-lui dix francs » me disait-elle. C’était encore le franc. Je lui expliquais que nous étions à Paris et que même pour 10 ou 20 FF, personne n’aiderait. Ma mère alors pensait avoir trouvé une autre solution en me disant de faire appel à un des employés de chez Noura. Eux surement ne laisseraient pas une jeune fille dans la rue monter toute seule, une lourde valise. Elle ne pensait peut-être pas au dicton « fréquente la tribu un jour, soit  tu deviens comme eux, soit tu t’éloignes d’eux»  (aacher el om yom, ya bit sir minnon ya btirhal aannon) et que Noura à Paris ça n’était pas Noura au Liban. Je n’osais pas demander à quiconque de m’aider avec la valise, même contre monnaie sonnante et trébuchante. C’est sans doute à cette époque, étudiante, que j’ai dû abimer mon dos en montant et descendant les valises avant de commencer à monter les échelons de la finance. Ceux-ci n’achèteront pas un homme galant dans la rue qui propose à une femme de l’aider avec la valise. Ils achèteront un ascenseur ; c’est tout.

Vingt ans plus tard ou plus,  rien n’a pas changé, sauf que je suis pour le coup  moi moins jeune et que j’ai plus de mal à porter la valise. Il faudra que ce soit un italien ou un maghrébin qui viendront à mon secours me proposant de porter ma valise. Et j’accepterais, bien sûr.

J’irais dans un pays où on portera ma valise, sans que j’aie nécessairement à faire miroiter 10 EUR ou 20 EUR  – existe-t-il ? –  dans un pays où on sourira… Ma mère avait peut-être  raison. Elle n’a pas voulu partir… sauf que même dans mon pays, les hommes semblent maintenant affalés, le nez dans l’ iphone,  et ne se précipitent pas forcément spontanément pour aider avec la valise. La valise, ils ne la voient même pas ; ils ne voient pas ce qu’il y a autour d’eux. J’irai dans un pays où les hommes  – et les femmes ie les humains – lèveront leurs yeux du téléphone pour voir qui passe à côté, où les uns n’auront pas peur d’approcher les autres. J’irai dans un pays où la demande en mariage restera une affaire intime : quand cet homme dans les jardins de la villa Ephrusi à Saint Jean Cap Ferrat me demande de le filmer pendant qu’il  fait sa proposition; je suis étonnée. Puis très vite, je me dis que c’est peut-être touchant et un honneur d’être le témoin d’un moment si fort qu’il souhaite sans doute immortaliser… Combien grande est ma surprise quand je me trouve à filmer tout simplement un « thank you ». Pas de bisous, pas d’effusion. « Thank you » seulement, et l’avenir est scellé. Tout est vécu sur le mode de la neutralité. Au secours, passion, enthousiasme  où êtes-vous? Emmenez-moi à Bali ; emmenez-moi en Italie.

Ne plus faire de valise puisque pas de portefaix, ne plus rien porter avec soi ; emporter seulement un talisman… « S’il fallait prendre une seule chose, quelle serait-elle? » nous avait un jour demandé une metteure en scène avec qui nous travaillions une pièce sur les réfugiés  Une photo, une bague ou une lettre et c’est tout. Les savoir près de soi ; même si finalement l’essentiel est dans le cœur, à l’intérieur. Et finalement, que ce soit à Bali, à Ithaque, en Italie ou à Paris, l’essentiel reste que « le voyage sort les gens de leur tête et les emmène dans leur cœur » comme écrivait Gloria Steinem, porte-parole du mouvement féministe américain des années soixante.

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Exils et tendresse

Une visite de condoléances pas comme une autre. Celle-ci vous replonge encore plus dans le passé, dans tout un passé, quand ce sont des libanais qui vivent à l’étranger, des expatriés, qui reviennent pour saluer le départ d’un des leurs. Le père d’un ami d’enfance, d’un amour d’adolescence, qui vous a un peu accompagné à distance, par la suite. Parcours parallèles : l’école, la littérature, Paris, Londres ; la littérature, la pensée,  la course à pieds, l’amitié…

Aux condoléances, ils sont tous alignés, lui, ses frères et sa sœur. Ils n’ont pas bougé juste la couleur des cheveux un peu argentée. Ils sont toujours aussi beaux. Celui qui était chaleureux est toujours aussi chaleureux ; même vingt, trente ans plus tard. Celui qui était plus froid, droit et beau est toujours pareil. La sœur, la seule femme de la fratrie enveloppe tout le monde de sa tendresse. Son sourire couve l’assemblée. Une espèce de nostalgie s’empare soudain de moi. Ces esprits brillants vivent tous à l’étranger; avec des « non libanaises » – seule la sœur, ancrée dans le pays est la gardienne du temple. A distance cependant, ils continuent à donner au pays comme ils peuvent ou veulent. L’un d’eux investit dans des entreprises libanaises prometteuses à dimension sociale et qui portent haut l’image du Liban. Il a aussi acheté une vieille maison au cœur de la ville, qu’il a faite restaurer. Les frères s’y retrouvent tous quand ils viennent au pays. La pierre vous fait revenir surtout si elle est ancienne. Elle abrite ici des icônes qui veillent peut-être sur les murs, ou l’esprit.  Le proprio et ses frères n’ont rien de religieux ; il achète les icônes, parce qu’elles sont très belles, me raconte le jeune frère. Ils viennent d’une famille mixte, chrétien/musulman ; avant-gardiste à l’époque. Leur histoire c’est un peu l’histoire du pays en    filigrane…  Exils, aller-retour, détachement, rattachement…

Et la même histoire se répète encore  sauf que les destinations d’exil ne sont plus les mêmes maintenant. Ce n’est plus forcément Paris ou Londres, mais l’Allemagne par exemple, la Suède. Ils sont nombreux les libanais à apprendre l’allemand au Goethe Institute. Ils sont tous candidats à l’exil. L’Allemagne, pas la France, disent-ils. C’est moins cher et les formalités sont moins compliquées pour de plus grandes opportunités et chances d’accueil. Les Syriens aussi sont nombreux à se présenter au Goethe. Seront-ils comme nous, ces jeunes en partance ? Se retrouveront-ils seulement lors de condoléances dans la terre natale ? Cette génération, ne reviendra peut-être même pas pour les condoléances. Il faut sans doute avoir vécu la guerre, avoir eu une guerre en commun, pour ressentir ce besoin presque viscéral de revenir voir si tout va bien, s’assurer que tout va bien chez soi ou ce qui continue à être dans le tréfonds, « chez soi ». La guerre renforcerait-elle paradoxalement le  lien ? Le coach sportif libanais que je croise sur la plage à Saint Jean Cap Ferrat et que je reconnais à son accent, s’empresse de me raconter qu’il s’est installé à Nice il y a trois ans et qu’il ne souhaite aucunement rentrer au pays un jour… Quand on est dans son corps – comme l’est supposément un instructeur de sport –  est-ce partout pareil finalement ? Mais le Liban est aussi dans le corps : les sourires des marchands, c’est du  corps ; la langue, c’est du corps, la générosité, c’est du corps ; l’odeur du pain béni, des pins, sans même parler des cèdres, moins fréquents, du bakhour, c’est aussi du corps. Vient ensuite cependant l’odeur des poubelles ; dans tous les sens du terme. Et toute personne qui se respecte, veut aspirer à autre chose. Alors, Elie, le coach de Saint Jean, heureux à Nice, on le comprend. Il n’a peut-être pas une sœur ou une figure féminine qui le lie à la terre natale. Les gardiennes du temple semblent prendre le large, elles aussi.

 

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L’amitié de ma ville

Ce vendredi saint j’ai le cœur triste. Je me lève pour aller à la gym ; je n’ai pas trop  la pêche. Je rebrousse chemin et décide d’aller m’immerger dans l’eau de la piscine, pour plus de fluidité. J’arrive devant l’université américaine de Beyrouth. Sur la porte, il est écrit sur le panneau «opened ». Je me demande si c’est du bon anglais. Ils ont écrit « opened » mais en fait c’est fermé. Comme souvent en ce moment, je constate le hiatus entre les mots et la réalité. Il me reste la corniche, « ma corniche » avant ; la mer agitée, le ciel menaçant de nuages brisés et d’éclairs, beaux. A peine ai-je fait quelques pas que je croise un ami cinéaste, appareil photographique à la main. Il me dit combien il aime  ce temps, mi-figue mi-raisin, un peu brumeux, un peu pluvieux… Ça en fait deux. Je suis aussi fan de cette lumière, entre deux. Plus loin, je croise deux amis cyclistes. Aujourd’hui, comme moi, ils ne roulent pas, ils marchent… Une autre de mes amies, aussi interpelée par ce ciel me retrouve, au café du Sporting devant la mer, ou je tombe sur un ami d’enfance, de passage au pays – il n’a pas vieilli. Ma ville m’accueille, même avec mon cœur lourd.

Je m’arrête chez Marrouche de l’autre côté de la corniche  pour prendre un fattouche à emporter ; le marchand est hyper chaleureux, ça fait du bien ; surtout vendredi saint. Je  retrouve avec le fattouche au, une autre amie de passage au jardin de Sanayeh. Elle loge dans le quartier. C’est la première fois que je m’asseois dans Sanayeh, que je le goute – heureusement qu’il y a les gens de passage.  Le soleil et doux et la ville est calme. Mais c’est vendredi saint ; besoin de transcendance ce jour, de sentir cette connexion à Pâques, à sa symbolique. De Sanayeh, je trace alors vers l’Est, me gare au hasard devant une église sur mon chemin à Achrafieh. Il se trouve que la procession commence à l’instant même. Je m’y joins et y croise encore une dame une amie de la famille, surprise de me voir – je n’ai pas l’habitude.  Et  un autre, tous deux d’un certain âge et sympathiques. Ça fait un peu chaud au cœur ; car je ne connais pas les fidèles et ne fais pas partie des leurs.

C’est sans doute le billet d’une amie que je lisais une heure auparavant sur jeudi saint qui m’a peut-être donné l’impulsion de la participation à la célébration de l’occasion. Dans son billet, je lisais avec désolation, que les églises sont, pour la plupart fermées, le jeudi saint à Beyrouth Ouest. Je l’ignorais.  Mon amie raconte qu’elle a pris pour habitude à l’occasion du jeudi saint, de découvrir tous les ans un nouveau quartier et de nouvelles églises. Cette année, elle a choisi Beyrouth Ouest. Son billet est une balade en ville et une observation de ses transformations. Quelque chose s’est irrémédiablement transformée. Une époque est révolue. Le Liban d’aujourd’hui n’a rien à voir avec le Liban de ma mère. Il y a une réelle fracture dans la ville, il y a une fracture dans mon cœur. Malgré la fracture, malgré la transformation, abstraction faite des klaxons, des poubelles et du traffic, ma ville se fait pourtant accueillante ce jour. Peut-être d’autant mieux qu’elle est silencieuse. La ville semble vide, juste investie par les piétons. Elle dégage autre chose ; son silence est amical, il met du baume sur le vacarme intérieur.

J’avais l’habitude d’éviter les vendredis saints, leur liturgie me rendait triste ; le « anna l oummou l hazina », en particulier, si caractéristique de ma terre dans ma mémoire. Paradoxalement, le chant  touche quelque chose au fond de moi ce vendredi ; sans doute quelque chose d’immuable, en dépit des flottaisons. Dans son oraison, le prêtre lit qu’à cote de la mère de Jésus, il y avait son disciple auquel Jésus lui dit : « va auprès de ma mère, soit un fils pour elle ». Même Jésus reconnaissait la nécessité d’avoir un ami. Vendredi saint, il y a de la place pour la vulnérabilité, pour l’amitié dans un siècle qui enjoint sans cesse à la promotion de soi et de la force,  à  l’absence d’émotion et à l’individualisme  Vendredi saint vient rappeler que la force est aussi de reconnaitre sa vulnérabilité.

Un homme s’est défenestré à Sanayeh. Personne ne parle de ces choses. L’ami de mon amie l’a vu la veille contempler la rue de son balcon, il l’a filmé et aurait alerté la famille. Femme, enfants n’ont rien vu venir, n’ont pas voulu voir ? Pas pu arrêter ? On l’a ramassé et on l’a vite emporté en silence. La voix d’Aline Lahoud dans le Ana l oummou l hazina, en l’église Notre Dame des Dons donnait ce vendredi saint une voix  à  tous ces silences imposés.  Le silence de ce vendredi saint n’est pas réprobateur, il est divin. Silence plein.


Pour un sourire

Je cours dans le Bois des Pins, mon h^avre en ville, mon mini Jardin du Luxembourg.  J’y croise ce jour-là deux jeunes filles qui me sourient, m’encouragent, me félicitent… Il n’y a pas de quoi. Elles sont voilées, mais elles semblent sensibles à mon trot. Je leur réponds avec un “hi” et un grand sourire. Il est vrai que le trot comme le galop mettent en joie, celui qui trotte mais  aussi celui qui les voit. Je savoure dans l’instant le bonheur d’être vivante, d’être en mouvement, le bonheur d’un sourire offert, d’une communication immédiate. Svp souriez, souriez à l’objectif… Et si tu souriais.

La dame aux vestiaires à la gym aussi, qui fait inlassablement ses patiences, me gratifie d’un grand sourire. Quand son visage s’éclaire, il m’éclaire aussi. Elle s’enquiert de moi quand je me laisse envouter dans le hammam et vient me signaler toutes les quelques minutes le temps qui s’est écoulé, me suggérant si je le peux, de rester cinq minutes de plus, pour mon mieux-être.   Quand on interroge Liza Ginzburg, philosophe et écrivaine italienne sur ce qui lui manque le plus d’Italie, à Paris  – où elle réside –  elle répond  que c’est de s’arrêter dans la rue, de faire un petit brin de causette sur les choses de la journée, les choses de la vie, avec les gens de la rue, les amis, etc. C’est cela qui fait le sel de la vie. Il y a quelque chose dans « l’excès de formalisme qui tue toute expression libre »  relève l’écrivaine. Il y a quelque chose de l’émotion qui est tué dans cette affectation. C’est peut-être pour cela que le théâtre français, du moins celui que l’on ramène à Beyrouth, à mon grand dam ne me touche plus. Suis-je trop marquée par l’Orient maintenant ; le nôtre ?

Nos pièces où les acteurs sont à fleur de peau, parce qu’ils savent ce qu’ils incarnent, parce que quelque part il est inscrit dans leur corps, me bouleversent cent fois plus, en ce moment: Ghalia’s miles,  Jogging /Hanane Hajj Ali, les spectacles de Lina Abyad ; la société patriarcale, l’étouffement par les codes sociaux, le manque de moyens, le combat pour la vie, les relations amoureuses, tout cela devient  bien plus complexe, suppose un chemin chez nous qui touche profondément à l’humain, au-delà du divertissement pur. Et quand bien même ce serait  une comédie et que l’on rit aux éclats sans cesse comme dans «On ne paie pas ! On ne paie pas !» de Dario Fo mise en scène par Lina Abyad, il y a quelque chose qui nous dérange, qui reste dans notre esprit le lendemain, le surlendemain et le sur-surlendemain. Que les protagonistes soient amenés à manger de la bouffe pour chien et qu’ils trouvent ça bon, ne peut que nous déchirer.  Moins quand on voit Don Juan en clown ou les situations quasiment faites pour le théâtre comme dans Mr Haffman. Il y a quelque chose de la vie et non seulement de l’exercice théâtral, quelque chose de la vie et non seulement de la performance qui nous touche autrement dans le théâtre libanais actuel. Et il est sans doute difficile de revenir en arrière ; l’Orient s’imprègne en toi plus que l’Occident. C’est en écrivant ces lignes que je comprends ou que je peux saisir  mieux ces Occidentaux fous d’Orient qu’il soit Moyen ou Extrême.

Je comprends pourquoi j’ai quitté Paris, pour un sourire, pour ces sourires des gens de la rue, des gens de tous les jours. C’est cher payé le sourire ; mais quand on y a gouté, peut-on en revenir ?  Dans la  conférence qu’Ysé Tardan Masquelier, historienne des religions et enseignante en spiritualités,  donne au  pays du désir, c’est-à-dire chez nous, on comprend aussi que lorsque l’on s’est engagé dans un certain chemin, le chemin nous happe et qu’il n’est pas possible de revenir en arrière. « Les Anciens savaient que toute meta n’est jamais le point d’arrivée : c’est le point d’irréversibilité. Et que le sens de tout choix, de tout voyage, n’est jamais uniquement , le lieu d’arrivée : tout réside dans le pourquoi, la raison du départ » comme l’écrit Andréa Marcolongo  dans La Part du Héros. Rester chez soi, là où le désir part dans tous les sens et où il ne porte donc pas de fruits ou retourner au pays où le désir est étouffé comme dans ce vieil Occident ou partir ailleurs? Partir, rester ? Quête ou des-être, pour reprendre encore les termes de cette linguiste méditerranéenne qui a opté pour les mythes, les grecs, Sarajevo… et la mer, car «la mer est une langue ancienne qui nous parle
(…) Elle n’a pas de fin mais d’infinis horizons que nous appelons commencements. »

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Pourquoi je disais toujours oui : à l’appel du 14 mars, au Liban; à la vie, dans mon pays

Je revenais de trois jours à travers  les sentiers et les montagnes du pays, dans la Bekaa Ouest, à Rachaya el Wadi,  à Baskinta, etc. J’avais arpenté des centaines de kilomètres à pieds et  à vélo,  parlé à l’armée,  à des paysans,  à des femmes voilées,  à de petits enfants en haillons, qui regardaient  mon vélo, mon casque et  ma queue de cheval blonde… J’ai admiré les paysages qui se déroulaient autour de moi, un road movie dans lequel je me fondais.

Je n’avais pas le sentiment d’être spectatrice de ce décor mais de m’y fondre. J’étais pleine de cette expérience, pleine du Liban… Mon pays fait partie de moi ; intrinsèquement. Il est dans tous mes écrits : il revient sous toutes ses coutures, la guerre sans cesse, le souvenir de la guerre, la violence, le béton envahisseur aujourd’hui,  les faux-semblants,  la chaleur et la générosité des acteurs du quotidien : de l’épicier, du marchand de fruits, du chauffeur de taxi, du vendeur de jus de pamplemousse sur la corniche… De retour de ce périple, je raconte à une amie septuagénaire – qui en avait donc déjà vu – mes impressions, lui disant que je m’étais sentie partout chez moi et que j’avais compris que personne ne cherchait à convertir l’autre, que nous étions bien ensemble. Elle me fit une réplique que je reçus un peu comme une claque : «heureusement qu’il y en a encore des comme vous, qui ont un espoir fou, au sens littéral du terme », l’air de me prendre pour une folle dingue d’oser voir les choses autrement, dans d’autres couleurs que l’orange, le bleu, vert, etc, plutôt en arc-en-ciel…

Ce 14 mars, j’ai envie de parler de cet «espoir fou » au regard de certains ; pas si fou que ca si l’on en croit les empreintes bien physiques de milliers de petons, toute tailles confondues,  qui choisissent de fouler le sol de la place de la Liberté dans tous les sens, tous les ans depuis  février 2005. Les empreintes de ceux qui ont choisi de renouveler l’espérance, de ceux qui ont versé leur sang, de ceux qui reconnaissent leur appartenance à cette terre, de ceux qui ont osé la discordance et qui l’osent encore…  Il suffit d’une voix, forte, puissante, pour que le chant s’élève, pour que le chœur s’élève. Ils sont rares ceux qui ont la voix qui porte, mais ils existent.  A l’occasion de son passage à Beyrouth au lendemain de la deuxième guerre mondiale, André Gide disait : «La valeur est du côté du petit nombre ; du côté de ceux qui ne font point partie d’un parti, ou du moins, qui même s’enrôlant gardent conscience pure, esprit libre et parler franc. Ils sont rares ; mais l’importance de leurs voix se reconnait précisément à sa discordance. C’est elle, ce sont eux qui seront plus tard écoutés ».

A chaque fois que ces voix discordantes se sont élevées, elles furent étouffées, bâillonnées, physiquement, sauvagement. Depuis  Bachir, de ce que je me souviens.  Je devais avoir treize ans quand Bachir Gemayel  a été élu à la présidence de la République ; j’exultai alors. Bachir avait 34 ans et il insufflait tous les possibles;  et nous en avions bien besoin après une année noire de guerre, de raids et de massacres. Une année écrasante de mort. Quelques semaines plus tard, un 14 septembre ; nous nous réveillions avec les radios annonçant l’assassinat de Bachir. Une chape de tristesse s’abattit sur nous ; le souffle de vie avec tout ce qu’il soulève fut étouffé d’un coup ; comme il le sera à chaque fois qu’il soufflera si fort qu’il aurait été capable de tout transformer ; comme en 2005, lors de la Révolution du Cèdre. La mort sauvage vint décimer Samir Kassir, Gebran Tueni, Rafic Hariri et maintes figures de vie et de changement, figures d’autres possibles. Mais combien de temps peut-on vivre sans possibles, sans imagination, sans horizon? Combien de temps peut-on vivre en apnée ? Pour pouvoir déployer mon imagination et donc la vie, dans mon pays ; je dis non  à ceux qui savent d’emblée, à ceux qui se servent du pays comme d’un hôtel, d’un bordel, à ceux qui jouent le rôle d’éteignoir , à ceux qui ont renoncé à l’autonomie de penser, de créer, de jouir, au nom des fantômes du passé ou du métal des armes…. «C’est la pensée et la poursuite du futur qui font le présent et non pas le passé. C’est toujours l’avenir qui est à l’ origine des cathédrales et des opéras », dit le philosophe Robert Misrahi. C’est tout simplement pour cela que je dis oui à l’appel de la place de la Liberté, tous les ans. C’’est au nom de ce désir d’avenir mais aussi parce qu’au fond,  je n’ai pas oublié: la guerre, la violence, la peur, quand bien même «après sa soif d’évènements, l’homme n’en aurait pas de plus violente que d’oublier »  comme le dit Herman Hesse et quand bien même nous n’aurions pas tardé à l’oublier la gueuse, pour pouvoir revivre. Mais il y a oubli et oubli ou oubli et déni…

Je ne peux pas oublier tout ce que nous avons construit, le chemin que nous avons parcouru : Bachir, Samir, Gebran et les autres,  morts ou vivants qui œuvrent dans l’ombre inlassablement, qui vingt fois sur le métier, remettent leur ouvrage… Pourquoi nos voisins, libyens, égyptiens, tunisiens, bahrainis, etc oseraient-ils dénoncer le péril qu’ils avaient vu en leur demeure et pas nous ? En le dénonçant, peut-être pourrions le prévenir?  Y réussirions-nous ? Qui sait ? Mais il est de notre devoir de ne pas nous taire. Qui se tait approuve. Et comme nous sommes pétris du sens du devoir, n’est-ce-pas, remplissons – le au moins cette fois, encore une fois, quand il mérite d’être pleinement accompli : Commence par faire le nécessaire, puis fais ce qu’il est possible de faire, tu réaliseras l’impossible sans t’en apercevoir (Saint François).

Paru dans l’Orient le Jour, 17 Mars 2011; sous le titre Pourquoi je dis toujours oui à  l’appel du 14 mars

Credit Photo : Naharnet


Passer Outre

Assister à une performance d’improvisation d’amateurs dans un théâtre renomme de la ville et entendre toute cette batterie de gros mots, de grasses expressions.  Comme si la seule improvisation possible était dans les gros mots, les hurlements, etc. Entendre tous ces gros mots au théâtre fait soudain prendre conscience, de l’esprit général. Ecouter ces plus ou moins jeunes gens éructer, les regarder à distance, donne envie de prendre ses distances,  par rapport à l’inélégance.  Comme si l’élégance, du fait même que nous sommes au XXI ème siècle, à l’ère de la techno et du langage réduit et réducteur, était désuète.

Besoin de beau ; besoin de douceur. Oui, j’ai besoin d’élégance. Quel mal y a-t-il à vouloir ceci ? Il faut être dans l’air du temps vous réplique-t-on; ne pas s’arrêter sur  les détails – l’élégance est bien dans les détails –  sur la  beauté.  Ne pas s’arrêter sur quoique ce soit; voici le mal du siècle. Passer outre, tout. Comme si passer outre signifiait que l’on  n’était pas atteint. Faire abstraction et passer outre, les formules clé du moment. Comment passer outre, faire abstraction des odeurs nauséabondes, des klaxons, des gros mots, faire abstraction de la violence verbale ? Il se trouve que j’ai des yeux, que j’ai un nez. Il se trouve que j’ai un corps qui fonctionne encore ; il n’a pas encore été amoindri par toute la pollution – au sens large, propre et figuré –  qu’il ingurgite, qu’il absorbe. Il se trouve que mes sens sont tous alertes,  et il se trouve  que notre corps est bien un temple et qu’il faut prendre soin du temple. Nous, ne prenons soin de rien. Nous ne prenons soin que des invités, pas de ceux qui sont là, de ceux qui font l’effort d’être encore là. Faire abstraction de ses sens, c’est un peu faire abstraction de soi, faire abstraction de sa vie.

 

 

Nourhane l’héroïne du film de May Kassem projeté à Dar El Nimr la semaine dernière, elle, n’a pas fait abstraction.  La grand-mère de 97 ans nous ramène dans le réel mais dans un réel poétique. Nourhane a chanté à Beyrouth, au Caire, en Iraq, en Syrie. Nourhane a accompagné l’histoire de cet Orient sans s’en laisser happer, nous le faisant démystifier au passage bien que l’on ne puisse que reconnaitre encore une fois sa beauté folle. Elle a cessé de chanter lorsque la vie le lui  a permis ; elle l’a choisi.  Elle a  ouvert un salon de coiffure où se rendaient toutes les dames de la bourgeoisie damascène. Une photo ancienne captive nos regards de spectateurs : les talons, les escarpins de toutes ces femmes alignées chez le coiffeur. Elles sont toutes sous le casque et elles lisent, on ne sait pas trop quoi. N’empêche, elles lisent. Elles ne zappent pas sur un smartphone, elles ne passent pas cinq coups de fil en une heure chez le coiffeur, elles ne déblatèrent pas au sujet de la voisine ou de son mari.  Elles se font belles et elles se prélassent avec grâce.

«  Nourhane », le film aussi bien que Dar el Nimr sont des ilots, des moments que l’on vole à l’extérieur dans une ville chaotique et bruyante et parfois puante – les odeurs c’est aussi de l’élégance.

May Kassem est revenue au Liban pour recueillir l’histoire de sa grand-mère encore vivante.  Pour poser un/des actes, essentiels pour elle. Ecouter Nourhane, c’est rire et sourire tout à la fois ; et comme tout sourire, parfois il est douloureux. Les femmes d’Orient à cette époque semblaient bien plus libres que maintenant. L’indépendance – plus répandue aujourd’hui –  n’est pas la liberté. C’est ce que signale aussi Andréa Marcolongo dans son dernier livre La part du Héros (1) lequel se veut une invitation à l’action et à  l’héroïsme  à l’époque du manque de curiosité et du nivellement. Il y a quelque chose d’héroïque chez Nourhane et c’est pour cela que le film de May Kassem mérite d’être projeté dans les grandes salles de cinéma et pas seulement à Dar el Nimr, dans le cadre d’une soirée amicale et plutôt privée. Parce qu’il y  a de l’élégance dans l’héroïsme et que l’on a sacrément besoin de celle-ci

On a du mal à imaginer  qu’il s’agit du même Orient dans lequel nous vivons : pas de voiles,  pas de silicone, pas de botox mais des escarpins des soupirs, sensuels, réels. Y a-t-il de la place au soupir qu’il soit d’aise ou d’accablement, lorsque l’on est tout enflé, comme l’est l’Orient moyen d’aujourd’hui ?  Pas de place pour le mouvement. L’enflure ne peut pas se frotter au monde, elle ne ressent rien or c’est (bien) à l’épreuve du monde que se créent les héros. Dans l’Antiquité, « la vertu, la force, l’esprit  ne valaient qu’une fois mis à l’épreuve du monde » écrit Andréa Marcolongo. On ne peut ainsi vouloir passer outre et être un héros.

(1) paru récemment en français aux éditions Belles Lettres.

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De la finance à la noix de macadamia. Success story d’inspiration

Les noix de macadamia représentent un marché de plus 3 milliards de dollars, estimé à 4.5 milliards de dollars en 2024.  L’ex financier converti en gentleman farmer a de grandes ambitions pour Ambermacs, l’entreprise qu’il a créée dans la région verte et fertile de la Rivière Blanche, Mpumalanga, non loin du Parc National Kruger.   

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De la finance et du trading de pétrole brut, Philip Moufarrige, quadragénaire,  passe avec joie à la terre et à la production de noix de macadamia. Ilgrandit à Londres et travaille à la City pendant dix sept ans chez ICAP, une société de courtage de pétrole. «L’informatisation du métier, depuis six, sept ans ne laissait plus beaucoup de challenges» explique-t-il ; «cela devenait un peu ennuyeux ». Un de ses clients, Emvest, un fond d’investissements agricoles lui évoque un jour son souhait de se désengager  d’un investissement que la société avait effectué en Afrique du Sud, dont elle souhaite se désengager pour des raisons de risque politique principalement. Il s’agit d’une usine de production de noix de macadamia. Philippe Moufarrige est tenté par l’acquisition. Il se rend plusieurs fois à Mpumalanga, dans la région de la Rivière Blanche, durant cinq mois, pour explorer le terrain : parler avec les agriculteurs,  investiguer l’usine, les équipements. «Je n’en ai même pas parlé avec ma femme» révèle-t-il, pour ne pas être influencé, l’aventure entrepreneuriale étant plus risquée que les métiers hautement rémunérateurs de la finance. Il s’entretient aussi avec des clients potentiels, notamment américains, sachant que les Etats Unis constituent le premier marché pour les noix de macadamia. Le trader y a de nombreux contacts de même qu’en Europe. Il s’aperçoit ainsi qu’il peut jouer le rôle d’intermédiaire ici aussi, entre agriculteurs et clients, et prend la décision de se porter acheteur auprès du fonds, lequel lui accordera des facilités de paiement.  Philip Moufarrige avance seulement 25% du prix au départ et se met d’accord avec le vendeur sur un échéancier. Il est soutenu dans cette initiative par son patron de chez ICAP  et par un autre investisseur individuel, qui contribuent tous deux de façon minoritaire et passive. A charge pour Moufarrige de refaire vivre cette usine mise en sommeil un moment.  Car l’usine qui opérait comme une coopérative  détenue par les agriculteurs avait été cédée à un groupe privé local, actif sur différents créneaux et qui utilisa les noix de macadamia comme vache à lait pour  renflouer ses autres business. Il fit faillite. Le fonds américain racheta les actifs dans l’objectif de ré-exploiter l’usine… pour changer d’orientation un an et quelques mois plus tard. Le fonds abandonne son projet ; Moufarrige le prendra à bras le corps.

Il part à la recherche de l’ancien gérant de l’usine; interroge les habitants du voisinage, et finit par le retrouver. Celui-ci, à la retraite, travaille alors comme électricien dans une pompe à essence pour faire passer le temps. Il le convainc de revenir, l’engage avec une équipe d’une soixantaine d’employés, la plupart des femmes, dont beaucoup travaillaient déjà à l’usine. «Elles sont très efficaces et travaillent bien en équipe » souligne  l’entrepreneur ; « mieux que les hommes ».  Elles sont également des femmes à  diriger les principales activités : le cassage, le tri, le contrôle qualité et l’emballage . Le tri est essentiel quant à la qualité, et est un facteur de différenciation. Ainsi, Ambermacs est approuvé par la FDA (Food and Drug Administration). « Seules les noix d’excellente qualité peuvent être vendues comme snack, qui constitue une grande part du marché » selon Moufarrige. « Les autres noix servent les fabricants de glace,  les producteurs de gâteaux, de cookies, etc. L’huile des noix de macadamia  peut être utilisée pour la cuisine ; elle a pour avantage de ne pas bruler.  Elle est aussi utilisée dans  les produits cosmétiques. Des axes que Philip Moufarrige considerent à moyen terme, même s’il préfère « y aller, pas à pas ». A ce stade, il consolide le marketing sur le marché américain et son activité de base à savoir principalement ses relations avec les agriculteurs. C’est là que se trouve «  la clé du succès » selon l’entrepreneur.  Le marché compte cinq acteurs majeurs, tous locaux, dont deux de taille. « Il faut pouvoir amener les agriculteurs vers Ambermacs »  rajoute Moufarrige qui les rencontre souvent, prend le café avec eux, écoute leurs soucis. L’ancien courtier joue de son savoir-faire relationnel et il réussit. En une année d’exploitation, il vend dix conteneurs ; le conteneur se vend à USD 300 k – USD 350 k, environ. L’entrepreneur est passionne et optimiste, car le marché est grand même si les marges sont faibles. Les noix de macadamia sont très prisées car elles ont une importante valeur nutritionnelle, étant riche en protéines et en minéraux : zinc, manganèse, magnésium, etc. La Chine en est le deuxième consommateur ; mais les Chinois préfèrent les acheter avec leurs coques et les casser eux-mêmes, selon Moufarrige. Viennent ensuite, l’Europe et le Moyen Orient.  Au Liban, Ambermacs a pris contact avec Al Rifai, qui n’a pas encore passé commande.

Ambermacs lorgne, à plus long terme sur le créneau cosmétique aussi; les noix de macadamia ayant de grandes vertus pour la peau.  Pour l’instant, Moufarrige échange avec un partenaire européen potentiel sur le sujet. L’air du « Far West » que cette région lui rappelle, le porte allègrement. Le libanais londonien bien accepté parmi les locaux  se dit ravi de son expérience. Elle n’est pas que business : il a troqué Londres la trépidante contre la nature sauvage du Melsprutte, même s’il avoue que « l’aspect culturel de Londres (lui) manque » – il fait des allers retours toutes les trois semaines, y retrouvant aussi sa famille. Dans cette nature africaine, tout près du parc national Kruger, Philip Moufarrige fait de l’équitation et s’est mis à l’aviation. Ambermacs semble bien partie pour voler comme son fondateur.

 

Paru dans Magazine, Le Nouveau Mensuel , 1er mars 2019

Credit photo : Bessy Niotis

 


Mise en jachère

Un des derniers numéros de Géo est sur la Patagonie.  Je rêve de devenir reporter pour Géo, comme ceci, pour un moment. Partir dans ces destinations ; nature, littéraire, historique et écrire et jouir de ce spectacle. La nature. Alexandre Lacroix, directeur de Philosophie Magazine, écrit « Devant la beauté de la nature », tout un essai pour nous dire ce qu’il y a de plus simple, de plus évident. Les rythmes de la nature, le biomimétisme. Dans la nature, il y a des saisons,  des cycles. On a besoin de cette saison de repos, de terre en jachère, qui accueille les semences, l’amour.

La terre en jachère n’est pas inutile. Elle prépare, elle se prépare. Avoir envie de ce temps ; prendre ce temps. Le marché impose de ne pas disparaitre, de ne pas se préparer, d’être tout le temps présent. Préférer la loi de la nature à la loi du marché. Celle qui veut bien qu’il soit en train de se passer quelque chose mais que ce n’est pas forcément visible vs celle du marché, qui elle,  va avec celle de la visibilité. Exhiber l’activité tout le temps, l’amplifier par les réseaux sociaux. Ne pas disparaitre longtemps : Twitter, Instagram, Facebook… tout le temps.

Voilà pourquoi j’aime les iles grecques, voilà pourquoi j’aime ce gaucho photographié dans Géo.   «Qui est pressé ici, perd son temps » dit-il, pourtant il fait un travail énorme… Voilà pourquoi j’aime les designers ou start-uppers qui travaillent à leur rythme, hors pression du marché ; qui ne participent pas aux compétitions avec des milliers d’autres et qui néanmoins font leur chemin et percent. Mon travail me conduit à me rendre à deux grandes messes pour start-ups.  Le bruit, la musique envahissent l’espace, les candidats font leur pitch comme qui ferait un show à la télé. Le titre d’une des compétitions, Battlefield, est d’ailleurs à lui seul évocateur. Les espaces, y compris économiques deviennent des champs de bataille.

Sylvain Tesson s’est retiré un an dans les iles grecques pour écrire ; il n’en reste pas moins un journaliste et un écrivain  très suivi, très lu et très sollicité. Kazantzakis en son temps, amoureux des iles, y passent de longs moments. Nommé ministre sans portefeuille en 1945 ; il démissionnera un an plus tard, écœuré. C’est par le film Kazantzakis, de Yannis Smaragdis, projeté lors du festival du film européen à Metropolis, qu’on l’apprend: on part dans les Cyclades, dans la lumière de la Méditerranée… et dans les affres de la guerre que tout homme sensible honnit, lorsqu’il voit de quoi cela tient. La projection à Antwork, du film About a War, en  présence de membres de l’association libanaise Fighters for Peace, le confirme. Tous bords confondus, ceux-ci ne veulent plus entendre parler de la guerre et œuvrent ensemble, pour qu’elle ne se reproduise pas.  Le documentaire qui recueille les témoignages de trois protagonistes de la guerre libanaise, ennemis d’hier, FL, communiste et palestinien ; amis aujourd’hui, nous saisit à la gorge. A sa manière, chacun de ces anciens combattants cherche une rédemption ; mais ils ont pour beaucoup, perdu la joie ou la spontanéité de la joie comme ils le disent eux-mêmes. « J’ai beau chercher la joie, la vouloir ; quelque chose est brisé. La guerre mange ta spontanéité » dit un des combattants interviewés, celui qui pourtant a le visage le plus malicieux et le plus souriant. Eux ont tout compris ; les méfaits de la guerre et son retournement contre les petites mains plutôt que contre les esprits qui l’ont fomenté. On aimerait que le film soit projeté dans les  grandes salles et dans de grands rassemblements, partout dans le pays et pas seulement dans un espace coworking. Qui plus est, le public est ce soir- la, majoritairement européen. Nous Libanais, ne voulons plus voir, ni savoir… Chacun dans sa bulle; nul n’ose plus le « eye contact » et  le casque isolant fait ses adeptes, tout comme en Europe.

Prendre le temps de lever les yeux, de regarder, avec compassion même si cela sera douloureux  – on sort du film About a war éprouvé – pour  se réconcilier ; avec soi aussi… avant de pouvoir continuer. Pour se battre, il faut des ressources et de l’amour. Pour pouvoir devenir des « combattants de la paix », il faudrait, pour commencer, ne pas avoir peur du bruit, de l’autre ou du silence.

 

Cet article a été publié précédemment dans l’Agenda Culturel. Crédit photo: Nicole Hamouche


Tahaddi relève le défi de l’éducation et du vivre ensemble

Le centre d’éducation non formelle dans le quartier pauvre de Hay el Gharbé  de la banlieue sud de Beyrouth, qui œuvre depuis plus de dix ans sur le terrain est un modèle d’engagement, de solidarité et de possibles mais aussi un microcosme de la misère et du dénuement qui hantent notre société.

Dans le centre d’éducation  non formelle Tahaddi, les enfants préparent la fête de Noel et de fin d’année sur les toits, aménagés en aire de recréation. Ils défilent un par un en disant de courtes phrases qui disent tout: « nous voulons vivre en paix, nous sommes tous égaux, nous avons  droit à une enfance, à une identité, à l’éducation…nous vous souhaitons une bonne année 2019». Des éducatrices bienveillantes et patientes veillent sur leur tenue sur scène et sur leur élocution ; elles ne sont pas forcément complaisantes. Garçons et filles sont mélangés, syriens, libanais et Doms –  des Libanais d’origine gitane– chantent ensemble, jouent ensemble, étudient ensemble.

Parce que c’est dans l’enfance que tout commence, Catherine Mourtada, la co-fondatrice de Tahaddi et son équipe, ont choisi depuis dix ans de semer des graines d’éducation dans ces enfants qui auraient été autrement, les laissés pour compte d’une conjoncture et d’un système. Au lendemain de la guerre, Catherine Mourtada, suissesse, de père syrien, vient enseigner le français, à Notre Dame de la Paix à Dora mais  découvre aussi la misère du quartier de Hay el Gharbé, où résident de nombreux  Doms  – des gitans, naturalisés pour beaucoup d’entre eux dans les années 1992-1994 – et Libanais  à quelques mètres du rond-point de Cola et de la Cité Sportive. Avec une amie française médecin, le Dr. Agnès Sanders, elles arpentent les ruelles du quartier et prodiguent des soins de base à ceux qui en ont besoin. Elles y viennent une fois par semaine, et boivent souvent le café avec les habitants ; un lien se crée. Elles constatent à l’époque, que beaucoup d’enfants souffrent  d’infections aux yeux et au-delà de ce problème spécifique, combien cette population a difficilement accès difficile aux soins médicaux et à l’éducation, notamment pour les Doms, souvent  « rejetés » selon Catherine Mourtada, du fait de leurs origines. Les deux femmes, avec un groupe d’amis,Celle-ci, avec un groupe d’amis et Agnes XXX, la toubib, se mobilisent pour collecter 100 USD/enfant dans le but de les scolariser dans l’école publique.

Elles louent par la suite un deux pièces dans le quartier pour accueillir une quinzaine d’enfants âgés de 8 ans et plus et n’étant jamais allés  à l’école. Elles fondent quelques années plus tard, en 2008, l’ONG Tahaddi qui devient un centre d’éducation non formelle.

Le centre reçoit des enfants dans le cadre d’un programme préscolaire de trois ans avec le but de les insérer  dans l’école publique. Il accueille également ceux qui n’ont pas pu être admis à l’école publique, à cause de certaines difficultés, de manque de place ou de leur âge, l’école publique ayant aussi certains critères d’admission : à partir de huit ans, l’enfant n’y est plus admis, par exemple, s’il n’a pas été scolarisé au préalable, sachant aussi que l’école n’est pas obligatoire avant l’âge de six ans. Ainsi, «ceux qui ont huit ans et plus seraient condamnés à l’illettrisme » dit Mme Mourtada qui cherche justement à lever cette fatalité, de même qu’à augmenter les chances de réussite de ceux qui sont déjà à l’école publique en  fournissant à plus de 100 enfants un soutien pour les devoirs. Le programme de Tahaddi suit le curriculum libanais mais est adapté aux besoins émotionnels et cognitifs de ces enfants

 

L’ONG reçoit les élèves pendant un maximum de sept ans puis ceux qui le désirent sont placés avec l’aide de l’assistante sociale du centre dans des organismes comme Dar el Chabab, Moujad, le Mouvement Social ou  dans les formations offertes par le Ministère des Affaires sociales. Certains font des stages de pâtisserie, de pharmacie ou autre dans des établissements de renom comme la pharmacie Mazen ou  T -Square Pâtisserie à Sodeco. Le centre  offre aussi des cours d’informatique d’art plastique, de chant, de théâtre. Un atelier de couture  permet aux femmes de vendre leur travail au travers de marchés solidaires. Depuis deux ans, ces femmes cousent des centaines de couvertures, distribuées dans les camps de réfugiés de la Bekaa.

A côté de l’éducation, le centre propose des services de soutien psycho-social à une population qui en a bien besoin, vu l’état d’insalubrité, de promiscuité et de dénuement dans lequel elle survit. Deux psychologues,  cinq assistantes sociales, deux orthophonistes, une psychomotricienne collaborent à Tahaddi, qui reçoit également des enfants à besoins spéciaux intégrés dans les classes de son centre éducatif. Un centre médical  dirigé par un médecin libanais et qui accueille des  résidents de l’AUBMC,  fournit gratuitement des soins de base et les vaccins nécessaires aux enfants.

Dans ce  contexte d’extrême pauvreté, la drogue et  la petite délinquance sont fréquentes parmi les adolescents, ainsi que le mariage précoce des jeunes filles. Tahaddi cherche à relever les défis de la pauvreté et des préjudices en soustrayant les enfants à la rue et en accueillant des familles et employant des personnes sans distinction de religion, de nationalité ou d’arrière- plan social. Une quarantaine d’employés venus de différents coins du pays, collaborent aux activités du centre. Le centre accueille actuellement près de 400 enfants dans ses différents programmes éducatifs. « Une des particularités de ce centre est qu’il reçoit  de façon égale Syriens (52%) et Libanais (48%) qui étudient et jouent ensemble sans problème » explique Catherine Mortada, sachant que Libanais et Syriens ne vont par exemple pas aux mêmes heures à l’école publique, les capacités d’accueil des salles de classe des établissements étant limitées.

Ainsi, les soutiens de ce centre, modèle de mixité et d’ouverture, sont – ils nombreux : la Principauté de Monaco et  Les Apprentis d’Auteuil ; la Coopération Suisse, celle du Liechtenstein, la LSESD : Lebanese Society for Education and Social Development et la coopération française  sont les principaux donateurs institutionnels. Des particuliers, libanais et autres ,  contribuent également financièrement mais aussi en nature, donnant des habits, des jouets et du temps. « L’équipe de Tahaddi est motivée parce qu’elle voit que donner accès à l’éducation ou à la santé physique ou mentale, fait une différence même si la vie reste très difficile pour les familles de Hay el Gharbé » dit la directrice du centre, qui avec son équipe, a « constamment de nouveaux projets pour l’ONG » . « Depuis que nous avons commencé, nous voyons les l’impact sur la population ; nous cherchons à ce que les gens ne soient pas dépendants  de notre aide mais puissent vivre dans la dignité et le respect ». L’équipe mène son combat avec enthousiasme : « le jour où ça sera lourd pour moi, j’arrêterai » confie Catherine Mortada, qui entraine par son enthousiasme, dans la foulée, de nombreux bénévoles, collaborateurs et contributeurs.

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Camus face à lui-même

Avant même d’être présentée à Paris en mai prochain au théâtre du Lucernaire, Les Carnets de Camus, qui fit un tabac au off du Festival d’Avignon l’été dernier jouera au Liban, du 8 au 10 février au Théâtre du Boulevard.

Ce sera le premier spectacle international à  être  présenté dans ce nouveau théâtre, initié par la Municipalité de Chiyah. Josyane Boulos, a la tête de la société de production 62 Events by Josyane Boulos, a choisi de faire venir ce spectacle au Liban parce qu’elle « l’a accompagné depuis sa naissance, amicalement » et que « les libanais francophones aiment Camus » comme elle dit ; l’Etranger, les Noces… et la résilience. Retrouver Camus, c’est redécouvrir l’universel, la beauté du monde, sa fragilité, le sens de l’engagement et de l’action, la combativité et les doutes, la puissance de la nature et du corps ; retrouver Camus, c’est revenir à l’essentiel.

Le spectacle parcourt pendant 1h20, des moments de la vie de l’écrivain et de sa pensée, exigeante. Récits, citations, traits d’esprit emmènent le spectateur dans l’esprit camusien, les souvenirs, les contradictions de l’homme, ses voyages entre l’Italie, la Grèce, l’Algérie, le Brésil, Paris sous l’occupation et à la Libération, la Guerre Froide, etc. Les Carnets, publiés de manière posthume, sont des notes qui ont accompagné sa vie depuis mai 1935 jusque décembre 1959, quelques jours avant son décès : «ils interrogent son époque et ses débats brûlants dont beaucoup rejoignent d’ailleurs les nôtres» comme observe Stéphane Olivié, le metteur en scène et acteur unique de la pièce. Dans ces Carnets, l’écrivain, curieux de tous et de tout, se confronte au monde et à lui-même.

Stéphane Olivie qui a mis en scène le texte avec la collaboration artistique de Bruno Putzulu, se dit un «ami invisible » de Camus, tant il s’est plongé dans l’œuvre de l’écrivain et tant il s’y reconnait. Camus « réussit à dire sous une forme claire ce que nous portons en nous de manière confuse » relève-t-il, rajoutant : «par ailleurs, ses thèmes, ses origines familiales, son milieu social, tout cela raisonne particulièrement pour moi». Ainsi, en 2010, il met déjà en scène Caligula au Théâtre de L’Athénée à Paris    – avec Bruno Putzulu dans le rôle-titre. La pièce tournera par la suite pendant trois saisons.

Si le comédien et metteur en scène affectionne les écrivains qu’il porte au théâtre comme Camus, Zweig par exemple dans La pitié dangereuse, ou Pinter dont il s’apprête à mettre en scène bientôt l’Amant, et s’il incarne en tant qu’acteur les classiques comme Tennessee Williams, Goldoni, il se penche aussi sur des textes plus actuels comme Quatre Heures à Chatila de Genet qu’il a recréé avec l’actrice libanaise Carole Abboud ; Yalla Bye ! de Cléa Petrolesi et Raymond Hosni ou encore Anquetil tout seul, joué au Liban en novembre dernier. Le comédien est familier du pays du Cèdre ou il s’est rendu pour la première fois en 2017; il a aussi notamment joué dans Littoral de Wajdi Mouawad. «Le Liban est un ces lieux rares sur la planète où je me sens naturellement à ma place, sans effort, comme en accord secret alors que rien ne m’y relie objectivement» dit-il.

C’est pour « découvrir au milieu de l’hiver, un invincible été » qu’il faut aller voir Les Carnets. Qui des lecteurs de Camus ne se souvient-il pas de cette phrase de l’écrivain?  «Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été» ; elle est au cœur de la démarche de l’acteur metteur en scène.


Vénus Khoury Ghata, l’écrivaine de feu raconte Les gens de l’eau

« Le monde actuel me fait peur » répète Vénus Khoury Ghata, Commandeur de la Légion d’Honneur, prix Goncourt de poésie, Grand prix de poésie de l’Académie français en 2009, Grand Prix de poésie de la Société des Gens de Lettres, prix Jules Supervielle, National Book Award, etc. Que peut la poésie contre la violence et la terreur qui marquent ce monde dans lequel la poétesse et la seule auteure vivante à avoir été publiée chez NRF Poésie ne se retrouve nullement ? «  Nous crions dans le vide face au loup » dit la grande dame qui pourtant revient au contact de son public et notamment de son jeune public : «le bonheur de parler à des jeunes de les réveiller à la langue française ». Toutes les semaines, elle est invitée dans les lycées, dans les marathons de mots, pour des lectures, etc en France, à l’étranger… Elle n’a de cesse d’aller à  la rencontre, d’inviter, de cuisiner; mais même la poésie ne l’apaise plus dans le monde tel qu’il est.

La délinquance dans la rue, l’agressivité, mais surtout le terrorisme, les attentats de Paris l’ont marquée, confesse-t-elle. Pour parer à cette violence, elle a imaginé une communauté qui vit dans la nature, qui fraternise avec les arbres. Envie de « retourner à l’enfance du monde.  Les arbres m’ont toujours fascinée» :« Quand la mère et les arbrisseaux…», elle connait encore par cœur les vers de Où vont les arbres ? son recueil de poésie publié en 2011, l’année où elle reçut le Goncourt. « Je sens le besoin de toucher un arbre » ; la nature est son refuge, son inspiration. Elle se retranche ainsi chez elle, vue sur les arbres du jardin du Ranelagh, avec Caramel, sa chatte et ses amis poètes. Et elle  invente de toute pièce les gens de l’eau, tout en douceur, en sérénité. Le pouvoir régénérateur de l’eau. « A Becharré il y avait beaucoup d’eau, des cascades, un fleuve. Les esprits renaissent dans l’eau ». Le Becharré d’il y a plus de quarante ans l’anime, irrigue ses écrits. Elle a vu de ses yeux que le Becharré de maintenant n’a plus rien à voir avec celui qu’il y avait dans sa mémoire ; l’eau, les chèvres et les arbres. Qu’importe. La mémoire fait le nécessaire. La mémoire qu’elle a aussi de ces femmes qui elles, s’échinent pour élever leur progéniture et créer un foyer nourricier.

Vénus Khoury Ghata les affectionnent particulièrement et les admire aussi, pour leur force. «Les femmes se sont tues pendant des siècles, je leur ai donné la parole » dit-elle, car pour elle la littérature  « raconte le combat des êtres humains pour sortir de leurs conditions ».
Ainsi, la ville de Paris a-t-elle créé il y a de longues années, le prix Vénus Khoury Ghata de poésie et le prix Simone Veil du roman, décernés à des femmes écrivaines. Les deux prix ont été par la suite séparés. Même quand elle écrit sur le poète Mandelstam, c’est beaucoup sa femme Nadja qui l’interpelle par sa force. Et si elle pense que « le siècle appartient aux femmes » et qu’elle se dit  «féministe », elle dit aussi n’avoir pas apprécié «la campagne #metoo, «ce dénigrement de l’homme. C’est de l’exhibitionnisme… Ils ont émasculé les hommes ». Cette femme jusqu’au bout des doigts, fins et toujours vernis et ornementés, aime la séduction car elle aime la vie.

L’écrivaine s’intéresse au monde et à l’humain plutôt qu’à un sexe en particulier : « mon encrier n’a pas de sexe » réplique-t-elle à Charif Majdalani au Salon du Livre quand il lui fait remarquer qu’elle n’écrit que sur les femmes : « tout m’intéresse : un fait divers, les partielles aux Etats-Unis, la Russie, etc ».

A un âge où d’autres s’assoient d’ailleurs, elle, continue à sillonner la planète. Et elle observe dans ses pérégrinations, les femmes, les migrants, les mannequins, l’Orient, l’Occident. Elle observe et elle écrit. Si ses origines, sa montagne et le souvenir qu’elle en a gardé infuse sa littérature et sa sensibilité, c’est le monde d’aujourd’hui qu’elle raconte dans ses derniers ouvrages. Sa langue est tout aussi moderne que le monde qu’elle raconte,  avec fantaisie et humour. Le deuxième volet des Gens de L’eau, intitulé Les Dépeupleurs,  traite du terrorisme, de ceux qui décapitent les hommes dans le désert : des touristes, des gens partis faire de l’humanitaire. « On leur coupe la tête ; je me demande que pense cette tête dans le désert ? Il y a quelqu’un qui l’attend quelque part ». « Je t’écris parce que tu ne sais pas lire/que tu récites sans te tromper l’alphabet de la peur (…) Je t’écris pour te dire mon manque de ta main sur le ventre blanc du bouleau (…)» écrit-elle dans Les Gens de l’eau. «Je ne crois en aucune religion, elles sèment la guerre, la peur. L’ islamisme a fait du mal à l’Islam ; il s’est approprié l’Islam. Il sème la terreur : dans les écoles de Paris on ne mange plus de porc ; en Belgique tout comme dans la banlieue de Stockholm, un grand nombre de femmes sont voilées…

 

L’écrivaine raconte aussi les migrations, comme dans L’adieu à la femme rouge, ces gens « qui viennent du Tiers Monde attirés par l’Occident et rejettés par lui». « Les migrants qui finissent par vivre seuls en dehors de la ville. Ils ont peur des gens de la ville alors qu’en général c’est l’inverse » observe la romancière, sensible à ces femmes et ces hommes qui lui rappellent « son enfance modeste comme eux et  son envie d’aller en Occident», cet Occident « dont on a toujours peur ». Certains ont fait des études, souligne-t-elle relatant quelques scènes terribles auxquelles elle a assisté dans le seizième arrondissement, des résidents et la police s’acharnant sur des migrants. « L’Occident est conservateur ; tout ce qui vient de l’extérieur  est considéré comme un péril ». Quand on lui signale que cela fait plus de quarante ans qu’elle y est et qu’elle a été primée et célébrée comme personne ou comme très peu, elle répond : « moi ils m’ont gardée car j’utilise leur langue… Comme Tahar Ben Jelloun ; nous avons mis notre langue dans la leur ».  A tel point d’ailleurs qu’elle a donné matière à un symposium international Venus Khoury Ghata, pour un dialogue transculturel,  à  la Sorbonne Nouvelle, Paris III, A la soirée poétique en son honneur au TNP de Villeurbanne, 120 recueils de poèmes sont vendus en une heure; ses livres sont traduits en quinze langues y compris en Slovaquie, en Nouvelle Zélande et en Australie. Récemment, sa poésie a été mise en musique par Vladimir Cosmo  et chantée par la cantatrice libanaise Roula Safar ; et son roman Sept Pierres pour la Femme Adultère, a été transformé en audio book, lu par Brigitte Fossey. L’écrivaine se réjouit de pouvoir toucher ainsi  le grand public.

Et dans son souci de brassage culturel et de fraternisation, elle traduit gracieusement des poètes arabes comme le syrien Al Jarraj qu’elle contribue à faire connaitre en Occident, notamment par le biais de la revue Europe ;  sans compter Ounsi el Hage, Mahmoud Darwiche et Adonis dont elle a traduit des livres en entier.  D’ailleurs, grâce à cette revue tournée vers l’Europe de l’Est, l’écrivaine dit «avoir découvert cette partie du monde et l’époque stalinienne ;  ou tous les poètes ont été fusillés… Mandelstam est mort au Goulag. J’ai défriché cette époque ». Elle écrit alors Les derniers jours de Mandelstam et enchaine avec Marina Tsvétaïéva, mourir à Elabouga paru début janvier. L’écrivaine  confesse s’en être tant imprégnée qu’elle n’a pu jusque-là se remettre à l’écriture. C’est ignorer les pouvoirs de Vénus et de la passion. La grande dame flamboyante de la littérature ne saurait nous laisser longtemps sur notre faim.

 

*Article publié ds une version courte ds Magazine

 


MACAM, Musée d’Art Moderne et Contemporain libanais, tient haut sa place sur une colline de Méditerranée

L’art produit par les libanais sur 20 000 m2 : découvrir ou redécouvrir le patrimoine artistique libanais


César Nammour, ancien industriel et collectionneur d’art choisit  de transformer des usines désaffectées depuis vingt ans en lieu de conservation de la mémoire et du patrimoine artistique libanais.  C’est ce qu’il a envie de laisser et de transmettre, cette passion pour l’art du pays.  Nammour avait ouvert la Contact Art Gallery à Hamra en 1972 avant-guerre, pour la refermer quelques années plus tard, en 1978.  Il contribua également longtemps dans le supplément culturel du Nahar, autour de la peinture et la sculpture. A plus de soixante dix ans, il décide de partager sa passion avec le public.  MACAM ouvre ses portes à Alita sur les hauteurs de Qartaba, un pari quant à la décentralisation de la culture. L’espace : 4000 m2 à l’intérieur et 20 000 m2 de terrain, permet d’accueillir quelques 450 pièces collectées depuis les années 50 jusqu’à ce jour, aussi bien que des installations plus récentes.

Trois grandes lignes conductrices sont à l’origine de la stratégie de ce musée : l’archivage et la documentation, l’éducation et l’exposition et la préservation de l’art. On y découvre la grande productivité et le rayonnement des artistes d’avant-guerre  et les talents plus récents. Déambuler dans ces pièces classées par matériau : pierre, bronze, métal, bois, est une déambulation dans l’histoire artistique et sociale du pays. Zaven Hadichian, Raffi Tokatelian, Raffi Yedalian, Ginane Bacho, Nour Kouri, Wajih Nahle, Nada Raad, Boulos Richa, Mario Saba et Ghassan Saba, Rudy Rahmé, etc.

Dès l’entrée, un grand banc blanc sculpté par Alfred Basbous accueille les visiteurs dans le jardin. Une salle entière est dédiée au sculpteur dont la famille a hérité du savoir-faire. D’autres membres de la famille, Michel et Youssef, y sont exposés. Une autre sculptrice, Muazzez Rawdah est aussi massivement représentée. Cette grande sculptrice a donné au Musée toutes ses pièces. Avec Hussein Madi, elle représente une des plus grandes donations. Comme elle, les femmes ont la part belle dans le musée : Sabine Karam, Nour Kouri, Nada Raad, Nadine Abou Zaki…

On y fait la connaissance d’une des pionnières de la céramique moderne au Liban, Dorothy Salhab Kazemi. Diplômée de la  School of Arts and Crafts in Copenhagen, elle  étudia auprès de céramistes européens de renom, pour enseigner à son tour, à Glasgow puis à la LAU au Liban. Elle doit à son affinité pour l’art islamique, sa participation à l’excavation franco-syrienne du site archéologique de Mayadin en Syrie. La céramique a une place importante dans le musée. Feu Samir Muller y est représenté de même que des céramistes plus actuels comme Maha Nasrallah, récipiendaire du premier prix du concours annuel du musée dans cette catégorie.  MACAM lance un concours par an pour chacune des catégories pour stimuler la création artistique. César Nammour avec sa compagne Gabi Schaub n’épargnent pas leurs efforts pour encourager celle-ci et pour démocratiser l’accès à l’art et à la culture : l’entrée est à 10 USD, avec le déjeuner 15 US. A ces tarifs,  le musée ne couvre que 30% de ses couts ; mais son but au départ est d’attirer les scolaires et les jeunes. Des activités, des ateliers et des évènements culturels sont ainsi organisés  à leur intention tout le long de l’année. Le but est d’engager la communauté ; le théâtre, la musique, les performances, ont leur place aussi dans cet espace qui se veut lieu d’accueil et de brassage. Des artistes étrangers volontaires y sont reçus en résidence. Cinq chambres d’hôtes sont en passe d’être terminées. Des étudiants étrangers viennent aussi y faire leurs recherches sur  l’art libanais, car le musée dispose d’un centre de documentation et d’une base de données exceptionnellement fournie.

Les expositions thématiques attirent beaucoup de monde : la dernière en date était consacrée aux travaux artistiques de la célèbre cinéaste Jocelyne Saab. Elle fut précédée de différentes rétrospectives : Dorothy Salhab Kazimi,  Zaven Hadichian, Boulos Richa,  Youseef Basbous mais aussi une rétrospective Chouchou,le fameux personnage de télé.  Début Décembre, MACAM annoncera l’appel à projets graffitis a l’occasion du soixante dixième anniversaire des droits de l’homme qui sera célébré l’année prochaine. Le musée sélectionnera avec un jury international douze artistes qui seront invités à travailler sur un mur long de soixante mètres. Par le passé, un concours au sujet du recyclage de l’art avait été lancé. De nombreuses installations en correspondance avec les débats de société actuels ont trouvé domicile à MACAM comme celles de Nada Sehnaoui, Ghassan Ghazal, Mario Saba et Ghassan Saba, Adnan Haqqani, etc.

17 500 personnes ont visité le musée depuis son ouverture et le meilleur est à venir. Dans cet esprit d’ouverture et de générosité qui le caractérise, MACAM appuie avec le Musée National et de Musee Sursock l’audacieuse et noble initiative de Nadine Abou Zaki, professeur de philosophie et sculptrice exposée elle-même à MACAM.  Il s’agit de mettre des œuvres à disposition des non et mal voyants. Cette entreprise est le fruit d’une collaboration avec le Musée Tactile d’Omero à Ancona.  Certaines sculptures, mosaïques, pièces archéologiques pourront ainsi être visitées des mains, les non-voyants pouvant reconnaitre et ressentir  les œuvres grâce à une méthode basée sur leur faculté multi-sensorielles.


Une croix au/sur le feminin? Incarnation, suivi d’ Interdites

Nous roulons à bicyclette, heureux, légers, nous dévorons les kilomètres vers un petit couvent de la côte nord où nous nous rendons régulièrement. Nous nous y arrêtons pour la vue, pour le plaisir, pour la pause. À peine me suis-je avancée dans la cour du couvent ouvert aux visiteurs qu’une nonne orthodoxe vêtue de noir de la tête aux pieds me crie : « Va-t’en d’ici ! Je t’ai déjà dit de ne pas venir ici ! » En quoi une sportive qui aime à se recueillir dans cette belle petite église est-elle une offense à Dieu ? Je suis en tenue de cycliste, mais mon maillot n’est pas particulièrement court et rien ne déborde ; pas de chair indécente. On voit seulement mes jambes. À mon ami qui est lui aussi en tenue de cycliste, la religieuse ne dit mot. Prise de court par le propos de la nonne, je renonce à mon tête-à-tête avec le Tout-Puissant et le silence ; je m’éloigne et ne réponds pas à l’invective de la religieuse alors que je n’ai qu’une envie, celle de répliquer : « Vous nous éloignez de Dieu en faisant de la sorte plutôt que de nous en rapprocher ! », puis : « Pourquoi n’ai-je pas le droit d’entrer à l’église ainsi alors que les femmes qui viennent à la messe le dimanche, en décolleté outrancier et en robe moulante, bien en chair et la déballant tout entière, le peuvent ? »

Exhiber sa croyance, oui, se fondre dans le moule, oui, aller à la messe avec tout le monde, même découverte, oui. En revanche, s’isoler seule avec la Vierge noire, les fresques, les icônes et la liberté intérieure, non. J’ai envie de rappeler à la religieuse que le Christ  aimait les femmes et qu’il comptait parmi elles de nombreuses amies.

Marie vient se poser aux pieds de Jésus pour l’écouter, pour contempler, pendant que sa sœur Marthe s’affaire aux tâches domestiques pour l’accueillir comme le veulent les règles de bienséance : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses, mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, elle ne lui sera pas enlevée. » Jésus l’invite à prendre la liberté de se délester des conventions et des contraintes intérieures, pour une meilleure rencontre avec sa sœur et avec la Parole. Marie-Madeleine se pose aussi aux pieds du Christ avec sa longue chevelure, son parfum et sa disponibilité. La disponibilité est ce qui nous caractérise peut-être, nous, femmes et femmes d’Orient en particulier. D’un Orient où  « disponibilité » est devenu « mise à disposition ». L’Église d’Orient a fait de nous des génitrices uniquement, négligeant tout le reste. L’islam aussi, qui comptait à ses débuts des figures féminines fortes – Khadija, Aïsha, Sitt Zaynab, etc. – participant à la sphère publique, a confiné les femmes dans la maternité. Au Moyen-Orient, si on n’est pas mère, on n’est rien, autant chez les chrétiens que chez les musulmans. Le désir de rendre les femmes invisibles est devenu plus visible, surtout depuis la montée en puissance de l’islamisme : on voit au Liban, y compris dans les rues de la capitale, de plus en plus de fillettes voilées, dès l’âge de 8 ans. Que savent-elles du sexe et de son pouvoir à cet âge ? Aussi bien l’islam, tel qu’il est revendiqué actuellement par une minorité, que l’Église ont dévoyé les messages d’origine, leur essence, ceux du Christ et ceux de l’Orient des Mille et une nuits, ou celui, plus récent, de l’Égypte d’avant Nasser ou de l’Iran d’avant Khomeiny. Les intégrismes quels qu’ils soient ont zappé l’incarnation : nous sommes des êtres incarnés, divinité du corps, mystère et joie du corps.

L’Orient aimait et célébrait les femmes – quand bien même avec ambiguïté –, le beau, l’art, la musique… Et qui sait célébrer la beauté célèbre la femme et le féminin, car celle-ci célèbre la vie, la donne. Mais l’obscurantisme et ses tenants ne supportent pas la joie, le corps, la puissance de vie et la liberté qu’il représente. C’est ainsi que chrétiens et musulmans fondamentalistes, chacun à une époque et à sa manière, ont cherché à contrôler le corps de la femme. Chez les musulmans, la radicalité se traduit plus directement, comme dans l’excision en Égypte. Le film Dounia de Jocelyne Saab – réalisatrice libanaise chrétienne –  en fait état. Plus de 90 % des femmes seraient encore excisées dans l’Égypte post-Tahrir au xxie siècle ! On a renversé le dictateur, mais le sexe de la femme continue à être mutilé. La  question de fond au fil du temps est celle du patriarcat et non de la religion. L’intégrisme vient la renforcer. Les musulmanes, même voilées comme dans les villages du Sud ou dans les camps palestiniens – où je devais me rendre pour mon travail pour le bureau d’aide humanitaire de la Commission européenne –, m’accueillaient avec ma grande chevelure blonde, avec bienveillance et ne me laissaient pas repartir sans un sac de galettes préparées par leurs soins. Peu leur importait que je sois voilée ou pas, comme il importait peu, au final, aux prisonniers de Roumieh ou aux jeunes des zones violentes de Tripoli – les deux à dominante musulmane – que les directrices des programmes auxquels ils avaient affaire le soient.

Zeina Daccache, comédienne, fondatrice de l’ONG Catharsis, qui propose de la dramathérapie dans les prisons, et Léa Baroudi, fondatrice de l’association March, principalement axée sur la déradicalisation et sur la résolution de conflits violents,  travaillent au quotidien, l’une dans les prisons, et notamment dans la prison de Roumieh, avec des prisonniers en grande partie musulmans, l’autre dans les quartiers musulmans ghettoïsés de Tripoli. Ni Léa Baroudi ni Zeina Daccache, toutes deux chrétiennes, n’ont changé quoi que ce soit à leur façon d’être. Toutes deux, jolies femmes trentenaires ou quadragénaires, aiment à dévoiler leur bras longs et leurs épaules fines. Elles ont d’emblée, chacune à sa manière, établi les règles du jeu avec les participants : « Tu ne veux pas me saluer avec la main, OK ; mais moi je suis en t-shirt et c’est OK aussi », explique Léa au jeune salafiste qui lui a été adressé pour intégrer le programme de réinsertion et qui refuse de la saluer ou de la regarder. « Je cherche à leur apprendre la liberté aussi », dit-elle. Les ateliers de travail ou de théâtre sont mixtes : hommes et femmes. Les jeunes qui manient les armes et la violence avec brio la respectent et l’aiment, elle qui a donné perspective et horizon à leurs vies. Idem pour Zeina Daccache. Le dénuement ramène sans doute à l’essentiel. Chrétiennes ou musulmanes, ces femmes qui se sont imposées, par leur travail, leur force de caractère et leur engagement, sont acceptées telles quelles avec toutes leurs capacités de don et d’amour par ces jeunes ou ces vieux qui savent apprécier ce qu’elles leur donnent. C’est ailleurs que la violence s’exerce, dans les cercles religieux et de pouvoir, chez les tenants de l’ordre qu’il faut préserver.

Mon texte paru ds le livre Chretiens d’Orient, mon amour; une publication belge dirigee par le Comite de Soutien aux Chretiens d’Orient en Belgique


Des ailes et du Lieu

C’était une conférence à l’American University of Beirut (AUB), au Centre Issam Farès, qui vous faisait voyager comme les livres d’Emilie Nasrallah, entre ici et là, présent et passé, exil et appartenance… Une soirée d’amitié et de réflexion pour célébrer le lancement d’Al Makan, l’autobiographie de la romancière – on eut dit qu’elle était presque là – concomitante avec l’ouverture d’un centre culturel/résidence d’artistes Beit Touyour Ayloul à Kfeir, son village natal et son « alma mater ».

La fondation Beit Touyour Ayloul était un souhait qui tenait à cœur  à Emily Nasrallah (écrivaine libanaise née à Kfeir en 1931 et morte à Beyrouth en mars dernier) ; c’est grâce aux efforts de ses enfants et notamment de Maha, architecte, qu’elle a vu le jour de même que l’exposition qui accompagne l’ouverture du lieu au public. La rencontre à l’AUB a été suivie pour continuer le périple, d’un week-end portes ouvertes à Kfeir pour visiter la maison de l’écrivaine et marcher sur ses pas, au gré de l’exposition, comme si l’on tournait les pages du livre, parsemées dans le village. Ils ont été nombreux à faire le déplacement depuis Beyrouth (cinq bus affrétés pour l’occasion),  et localement à participer et à contribuer ; la Municipalité a offert la nourriture et a mobilisé les jeunes qui ont accueilli les visiteurs et les ont guidé. Célébrer Emilie Nasrallah c’est assurément se re-lier au Liban, à la terre mère, à la langue maternelle. Ce n’est donc pas un hasard si Liban Post et le Ministère de la Communication ont créé un timbre à l’effigie de cette grande dame dont l’œuvre fait d’ailleurs une part belle aux échanges épistolaires, encore courants de son temps. Décorée de la médaille du cèdre, elle fait partie des icônes libanaises qui ont leur timbre comme Feyrouz, Sabah ou Said Akl.  Elle le dit elle-même : « je suis immergée dans cette terre ». Comme elle dit appartenir à ce « lieu » : jouret el sindian dans lequel le dictionnaire de poche imaginé et conçu par Dar Onboz, articulé autour des lieux de prédilection de l’écrivaine et de cet espace-temps, nous plonge, photographies d’époque et définitions à l’appui.

 

Comment ne pas appartenir à ce lieu lorsqu’il est autant chargé de souvenirs personnels et lorsque le Mont Hermon dans toute sa majesté vous enveloppe d’en haut ? C’est ainsi que Nadine Touma, la directrice de la maison d’édition Dar Onboz, qui s’est immergée dans l’expérience Emily Nasrallah, commence sa présentation autour du livre, qu’elle a voulu une interpellation, une interlocution plutôt qu’un discours : « et vous, quel est votre lieu ? Là où vous êtes né ? Là où vous serez enterré ? La mer de l’exil, de l’émigration ? « L’émigration est sans doute ce qui réunit les libanais plus que la kebbeh » rappelle l’éditrice (la Kebbeh est plat libanais très populaire). Nous nous trouvons très vite dans le vif du sujet : « je me suis opposée avec force à l’émigration » dit l’écrivaine dont tous les frères ont émigré. Le très poétique film d’entretiens réalisé par Sivine Ariss la co-fondatrice de Dar Onboz, accompagnés de Melissa Khairallah au piano, nous emmène dans l’univers d’Emily Nasrallah, dans ses yeux clairs, son humour et sa sérénité et dans le sillage et la prééminence du Mont Hermon.
Dans son fauteuil, la dame parle du sentiment de connexion à quelque chose de plus grand que soi, de la contemplation de la danse du cosmos, de la réalité qui est parfois plus bizarre encore que l’imaginaire, de la providence ; mais d’autres anecdotes aussi, très révélatrices, tel que le signal pour punir les écoliers si on les surprenait à parler l’arabe… Elle se révoltera bien évidemment : «je n’aimais pas que l’on m’impose quoi que ce soit ». Elle écrira en arabe, même si elle étudiera à l’Université Américaine de Beyrouth. Et nous serons des milliers d’écoliers à l’étudier. Les Oiseaux de Septembre. Et nous serons nombreux à le relire à l’occasion de cet hommage et à remarquer, à notre grand dam, qu’il n’a rien perdu de son actualité. « Rester ou ne pas rester ; partir ou ne pas partir sont les questions qui imprègnent les romans d’Emily Nasrallah » dit Hartmunt Fähndrich, traducteur de l’œuvre de l’écrivaine en allemand et qui a fait le déplacement spécialement pour l’occasion. Il mentionne ce «lieu autour duquel gravitent tous les personnages qui peuplent les récits de l’écrivaine. Les vieux qui se sont résignés vs les jeunes qui rêvent d’une vie meilleure avec ambition et amour.  L’illusion d’une vie meilleure ailleurs ». Le traducteur, chercheur, lauréat de plusieurs prix, nous rappelle que comme Emily Nasrallah, Faulkner ou Garcia Lorca avaient des lieux symboliques inventés au centre de leurs romans, à l’instar de Macando ou Yoknapatawpha, et poursuit sur « l’inflexibilité du lieu » : «le lieu est brutal, une fois que vous l’avez quitté, il vous quitte pour de bon ; il n’est plus vôtre quand vous revenez ». On pense à une nouvelle d’Emily Nasrallah publiée en 1981, Souffle d’été, où le village se réveille, en branle-bas sous l’effet de la danse d’une jeune beauté de retour au pays. La beauté apportera un sursaut au village ; parce qu’étant des leurs, étant familière, elle a su comment s’adresser à eux. Hartmunt Fähndrich voit dans cette nouvelle une symbolique de « la revitalisation et la transformation de la société par l’extérieur. Révolution de l’esprit sans violence, chère à Emily Nasrallah. Le changement, un des rêves d’Emily, tout comme retenir les jeunes au pays ».

Toufoul Abou-Hodeib, historienne, professeure associée à l’Université d’Oslo venue de Norvège pour l’occasion, et dont le propos s’intitulait : « Un endroit entre Jabal el Cheikh et Brooklyn”  explore le cycle de l’émigration et du retour, au fil de quatre vignettes : Mont Hermon : de l’enracinement dans un lieu ; Exilé chez soi : la chute d’un Empire ; Exil dans le Mahjar : camelots à l’Ouest ; Chez soi en exil : appartenance dans le Mahjar. Les émigrés de retour au pays y infusent une certaine dynamique. Toufoul Abou Hodeib cite à titre d’exemple l’électricité qui parvient dans la région sur leur impulsion. Le mouvement d’appartenance et d’exil s’avère ainsi fécond et porteur de changement. Mouvance, mouvement de la vie comme dans les livres d’Emily.
Relire Emily Nasrallah, lire Makan, et son petit bréviaire, se déplacer dans nos Makan car, dans ce déplacement, il y a un voyage,  « il y a de la connaissance et non du bouka’ aala el atlal »  – des pleurs sur les ruines –  dixit Nadine Touma.

 

 


Le phare se pare; Manara, une question de symbole

C’est un matin de grand changement astral, pour ceux qui y croient. Je me réveille à 5h du mat et quelques, je ne sais pas si ca a rapport aux astres. Je m’en vais courir sur la corniche. Surprise, le phare m’accueille en grande pompe et à distance, il est rouge et blanc, en damier, il a l’air plus arrondi, plus avenant. En rouge et blanc; il est bien plus frais, bien plus léger, qu’en  gris métal bien que le sommet soit encore métallique. J’ai envie de leur suggérer de ne pas s’arrêter en si bon chemin ; je regarde de plus près la pancarte : c’est un partenariat entre Global Compact Network Lebanon and the Lighthouse Keepers of Beirut qui s’inscrit dans le cadre des Sustainable Development Goal des Nations Unies, c’est l’objectif numéro 14 qui concerne la préservation et l’usage plus rationnel des océans, des mers et des ressources marines pour un développement durable. De manière générale, les SDG visent à fédérer les acteurs/partenaires pour faire cesser la pauvreté extrême, combattre l’inégalité et l’injustice et protéger la planète.

Préserver, protéger, tu parles. Il y a quelque chose de surréaliste dans tout ca.   Chez nous en plein milieu du marasme écologique des déchets, au cœur de cette même cote qui suscite tant de débat, une association de gardiens de phare qui vient s’inscrire dans le mot d’ordre du nouveau millénaire.  La transformation du phare me renvoie à un texte écrit en atelier d’écriture – ci-dessous  – il y a sept ou huit ans sur ce phare. J’y mentionnais  la dépollution des côtes souillées par la marée noire en 2007, la dynamite pour vendre du poisson en 2007.  Au moins, en 2007 on  dépolluait; maintenant même plus car la pollution est de notre propre fait. En 2007, elle était imputée à l’écoulement de 15 000 tonnes de pétrole et aux conséquences de l’attaque israélienne de 2006 sur le Liban. Dix ans plus tard, ce c’est ni Israël qui tape, ni le pétrole qui s’écoule; c’est nous qui polluons, c’est nous qui salissons. En dix ans, nous n’avons rien appris, en dépit de toutes les initiatives privées qui bourgeonnent ici et là.

Ceux qui cherchent à préserver quelque chose sont ceux qui savent la valeur du patrimoine et accessoirement la leur propre ainsi que l’importance de la transmission. A l’instar de ces opérateurs du phare, les Chebli, qui se relaient de père en fils – depuis l’ancien et mythique phare sur le haut de la colline au plus récent en bas –  qui se sont battus pour le garder opérationnel ; l’un d’eux ayant même été kidnappé à cause de sa fonction ; et père et fils enfermé dedans pendant que le phare se faisait bombarder. Lui non plus n’a pas été épargné durant la guerre, les guerres. Il a son histoire aussi. Toutefois, tant qu’il existe des passionnés comme les Chebli, des amoureux de la mer et des associations de Lighthouse Keepers, ne serions-nous pas en droit de vouloir imaginer que les nouvelles couleurs du phare redonnent un peu de fraicheur à notre quotidien?

 

Si je gambade toujours sur la corniche – mon rendez-vous hors du quotidien avec le quotidien – c’est avec moins de légèreté ; car ses personnages hauts en couleur n’y sont plus.  Abou Ali le vendeur de jus d’orange et de pamplemousse n’y est plus, il me manque. Le trio cinematographique non plus : la dame au chignon blanc qui s’appuyait d’un coté sur son fils  – je suppose –  de l’autre sur l’employée de maison, sous un parasol comme les japonais ou dans les films à l’ancienne; la fille de joie non plus, bien en chair, en rouge à lèvre et en musique. Abou Ali a été viré – soudain il fallait une licence que la Municipalité ne lui donnait pas – la vieille dame ne serait plus de ce monde, ses acolytes ne viennent plus et la fille de joie n’est peut-être plus en joie. J’y croise encore quelques habitués ce qui me fait chaud au cœur,  léger sentiment d’appartenir encore à cette ville. Mais, joggeurs et marcheurs, eux courent et passent. Abou Ali restait et le trio donnait un halo de douceur à cette promenade.

Ce même jeudi d’éclipse solaire, une paire d’escarpins abandonnés au milieu de la corniche, sous une poubelle, accroche mon regard matinal.  Une femme aurait laissé ici ses escarpins dans la nuit ; pour courir, pour fuir un agresseur ou pour retrouver un amant ? Est-ce le changement astral? Les a-t-elle oubliés ici sous l’effet de quelque ivresse ou a-t-elle voulu se débarrasser de ses talons pour retrouver son naturel ? S’est-elle jetée à la mer ? Y a-t-il des gens qui se suicident  encore de la grotte aux pigeons. L’invisible Cendrillon de la Corniche – qui a laissé deux chaussures pas une – déclenche l’imaginaire d’une nuit d’été et d’éclipse.  Le Syrien qui gère le kiosque où  je m’arrête régulièrement plus haut vers la Grotte, me raconte que la nuit ici, c’est une toute autre faune. Le kiosque reste ouvert 24h sur 24 ; café, eau, biscuit. Khaled et  son frère se relaient dans le kiosque depuis un long moment ; on fait une causette tot le matin. On parle d’amour, des complexes rapports hommes/femmes et d’exil.  Je leur demande parfois des nouvelles de leur frère disparu depuis un long moment et dont ils avaient perdu toute trace, qu’ils ont fini par retrouver grâce aux réseaux sociaux.

La faune dont ils me parlent ramène à mon esprit ce film Blind Intersections, en arabe «osset thawani», littéralement «une affaire de secondes», dont une partie se déroule autour de la grotte aux pigeons. Violente.  Violence de cette partie de la ville la nuit ; sa douceur, sa vitalité le jour. Le phare vient-il les éclairer, leur donner sens ? En quoi les phares nous attirent-ils toujours ?  Appel à  l’aventure ou orientation ; réhabiliter les phares, réhabiliter les jardins,  réhabiliter les symboles. Changement astral: «j’ai demandé à la lune… » .

 

*

 

  • Texte, atelier d’écriture 2011

Long, élancé comme la colonne de Trafalgar Square à la gloire de Nelson. Le phare de Beyrouth, un monument à la gloire de la mer, de l’aventure et des nouveaux départs qu’elle porte. Du temps où Beyrouth était encore tournée vers l’avenir, vers le monde. L’ancien phare était plus ludique, plus coloré. Il montait en étage : noir, blanc, blanc, noir ; comme un damier. Il était plus arrondi, et il semblait sortir doucement du flanc de la colline pour accueillir avec bienveillance les barques de pécheurs qui entraient dans le port. Il se fondait dans la vie de Bliss ; en tant que phare, il se trouvait bien dans cette rue du savoir, du brassage. Le nouveau phare, plus long, plus sec, gris ciment, semble vouloir aller à la conquête du ciel d’une traite. Insoucieux de tout ce qui l’entoure. Il a fait la guerre, lui : les attaques des bateaux israéliens en 1982, l’évacuation des femmes et des enfants en 1978, 1985 et 2006, la dépollution des côtes souillées pour la marée noire en 2007, la dynamite pour vendre du poisson en 2007 et depuis. Les jours de paix, il veille du haut de ses quarante cinq mètres, sur les habitués du Palace Café, sis à ses pieds. Nous allons tous au Palace ; nous qui aimons la mer et qui en avons besoin dans notre quotidien. Voile, mini jupe, cigare, narguilé, arabe, français ; le phare ratisse large. Eclaireur de notre diversité. Si seulement, il pouvait parler.

 

 


Les derniers jours de Vienne

La littérature m’a donné le goût du monde ; le cinéma aussi. Des images qui mettent en mouvement quand bien même le rendez-vous avec le réel sera autre. Partir en Autriche, c’est partir au pays de Zweig, de Schnitzler ;  c’est Heidi, c’est Sissi incarnée par la magnifique Romy Schneider… et puis ce sont aussi «Les derniers jours de Stefan Zweig», la pièce du livre éponyme de Laurent Seksik. Comment ne pas y penser, en particulier en ces temps de résurgence de l’extrême droite? «Les derniers jours de Stefan Zweig», vue au théâtre Antoine à Paris il y a plusieurs années me revient. Comment ne pas faire le parallèle avec ce que nous vivons maintenant? Délitement. L’Europe dérivait; et même au Brésil où il avait fui le nazisme avec sa deuxième et jeune épouse, Zweig est rattrapé en son for intérieur par l’épouvante de la guerre et de l’époque. Il se suicide et son amour avec lui… comme dans une tragédie ancienne. Dominique Eddé dit aussi d’Edouard Said – lequel ne s’est pas suicidé – qu’ «il est mort de la Palestine». Tous les grands hommes finissent-ils un jour par être écœurés ? De la folie des hommes, de leur violence, d’un monde qui s’en va…

Et pour témoigner de ce monde qui s’en va, pour en conserver la mémoire et celle de la grandeur de l’intervention de l’homme et de son œuvre, des sites et monuments classés Patrimoine Mondial de l’Humanité. Là, on retrouve quelque chose de notre humanité, comme dans la vallée du Wachau à une centaine de kilomètres de Vienne, abritant des forts médiévaux perchés ici et là, des abbayes à même le flanc de la montagne, un océan de vert et le Danube qui le traverse… Et le silence.  Le Liban et sa folie immobilière et destructrice sont loin. Je me surprends à penser que le beau rend beau et  que le beau appartient à  tout le monde ; que c’est sans doute pour cela que l’UNESCO décrète certains sites Patrimoine Mondial de l’Humanité, où qu’ils se trouvent. Et que l’on n’a justement pas le droit de les saccager au nom de cette même humanité.

Je pense à la Qadisha et au projet immobilier qui la menaçait… La Qadisha est au  Patrimoine Mondial de l’Humanité depuis 1998 seulement;  cela n’aura pas duré longtemps si le projet a lieu. Car l’UNESCO sait aussi déclasser. Mais qui s’en fout chez nous des classements fussent-ils Patrimoine Mondial de l’Humanité  face à la perspective de monnaie sonnante et trébuchante. On devrait néanmoins peut-être inscrire  Qornet el Saouda, Ramlet el Baida, Sannine, etc , un par un sur la liste pour tenter de les préserver ou pour allonger leur temps de vie bonne.

Pendant que la vallée du Wachau et le Danube invitent à se laisser envelopper par la beauté et la majesté de la nature et de l’architecture ancienne, oubliant le temps ; tout y reste minuté, calculé, pour l’efficacité. Le train en correspondance avec le bus, le bus en correspondance avec le bateau. Le diner jusqu’à 20h maximum. On ne peut avoir faim ni avant ni après les heures imparties. La vieille Europe, efficace au point d’être inflexible ? Pas de place au temps, au questionnement, à l’hésitation… là ou seul  peut percer la lumière, l’inattendu. Minutage pour efficacité.  Idem pour les tickets de train et de métro. Les acheter à la machine. Pas d’humains pour vous indiquer la direction. On vous adresse toujours à internet. Internet devrait s’écrire avec une majuscule ; c’est devenu un interlocuteur… ou en fait même pas, car pas d’échange possible. On a droit à une seule question; plusieurs réponses parfois mais pas de possibilités de poser une question sur la réponse, au cas où on n’avait pas bien saisi. Je pense à  ces réfugiés qui ne parlent pas la langue, qui ne savent pas forcément parler avec une machine pour le train ou le métro ou autre service.  L’efficacité, la rapidité au détriment  de communiquer, de goûter, de savourer…  Alors, voilà pourquoi l’accueil, l’hospitalité méditerranéens devraient aussi faire partie  du Patrimoine Mondial de l’Humanité au même titre que les sites car que seraient ceux-ci sans hommes, sans le sourire des hommes, sans le temps qu’ont pris les hommes à les créer ou à interagir avec eux? Pourquoi ne pas mettre des intangibles au Patrimoine Mondial de l’Humanité ? Comme savourer ; savourer permet de distinguer les hommes des robots. Peut-être aurions-nous alors quelque chance d’y figurer.


Lendemain de fête

Le mot « élections » me renvoie à la terminologie d’origine: élire, l’élu. Élection, le mot dans sa finesse n’est pas forcément quelque chose de massif, de populaire; plutôt une question de courants, d’affinités électives.

Le dimanche 6 mai, à vélo dans le Metn, je traverse de nombreux villages, de coutumes paisibles, silencieux; un ou deux vieux sur le perron, un chat qui ronronne ou un chien attaché qui aboie. Ces mêmes villages avaient pris une allure de kermesse, de rassemblements et dans ceux plus grands comme celui de Mrouj, vibrant et accueillant ce jour-là, les élections sont l’occasion d’une fête. Orange, blanc, vert, etc, elles sont cote à cote, toutes les couleurs. Ça n’est pas une pub pour Benetton, mais presque une pub pour le Liban. Cette ambiance multicolore bon enfant et sur fond de musique met un sourire dans ma tête. Des gens, tous âges confondus qui se saluent, se pressent pour aller aux urnes, avant de se retrouver pour une manouché ou un mezzé dans les bons et chaleureux bouis-bouis de la place. Lorsque je passe à vélo, on me hèle en français avec un sourire : “Tu as voté?” Je ne sais pas pourquoi avec le vélo, il y a présomption de langue étrangère. Je leur signale que oui, depuis tôt le matin.

Depuis tôt le matin, de nombreuses personnes ont pris la route, parfois seules, parfois en pan familiaux entiers, pour retrouver au Sud, à Tripoli à Ehden, etc. La montagne, la côte, dans leurs replis et remous. Certains y ont saisi l’opportunité de faire un long week-end. L’exercice du droit de vote s’est avéré l’occasion de retrouvailles en famille; l’occasion de retrouvailles dans et avec les terres d’origine. Le 6 mai avait quelque chose de festif…

Elections Mrouj Liban

Et le lendemain, la gueule de bois. Pas de femmes à l’Assemblée, pas de jeunes, pas de membres de la société civile ou très peu. Le lendemain on comprend qu’on a été leurré, par l’ivresse. Que l’autre s’est joué de nous – en nous donnant un semblant de choix – juste pour renforcer sa position, pour se faire mousser. Malgré ça, on n’arrive pas à avoir la haine. On est juste triste et on s’en va. On tourne les pas. Et encore une fois on cherche à placer son attention ailleurs. Et on essaie malgré tout de se dire que ce moment étincelle n’était pas un feu de paille; qu’il a allumé ou rallumé quelque chose en soi, le désir, l’envie de participer, de jouer. Qu’il nous a fait prendre conscience que l’enfant en soi n’est pas mort, et qu’il prend la balle au vent… Et que rien que pour ceci, ce moment avait du sens. C’est peut-être palliatif comme l’aspirine après la gueule de bois; en tous cas, ça aide à ne pas coaguler… en dépit de la déception.

Quelques jours plus tard, dans le souk de Byblos, j’achetais une galette au fromage dans un petit resto/bar qui vient d’ouvrir. Pendant que j’attends la galette qui chauffe, le jeune homme derrière le comptoir capte des bribes d’un semblant de conversation téléphonique que j’essaie d’avoir avec une autrichienne qui ne parle pas l’anglais. Il me raconte qu’il apprend lui-même l’allemand et qu’il s’en va poursuivre son master d’ingénierie en Autriche – 5 000 EUR de frais, bien moins que la fac au Liban – et qu’il travaille au resto pour payer sa scolarité. Nous, les Méditerranéens au sang chaud finissons par partir en ce moment, en Allemagne, en Autriche; même les jeunes… Prise par la conversation et ses rêves d’espace et de possibles, en résonance avec les miens, j’ai oublié de lui demander s’il avait voté. J’en étais curieuse. Il me tend la main, se présente “Mahmoud”. Il ne veut pas prendre le prix de la galette; il veut me l’offrir à tout prix, “pour l’amitié”, me dit-il. Il me raconte qu’il attend la réponse de l’université en juillet; moi aussi, pour un départ autre, avec nos vingt années qui nous séparent.

Voilà pourquoi je n’avais pas envie de repartir du pays, voilà pourquoi je suis revenue, pour ces affinités électives; voilà pourquoi j’ai voulu voter. Peut-être que j’étais ivre; pourtant sans alcool. La même semaine post–électorale, j’assiste au Café des Lettres à une rencontre avec une auteure japonaise en résidence d’écrivain à Beyrouth. Son propos est autour de l’expression dans différentes langues, des mots justes et de ceux qui nous manquent. J’apprends les mots « yuken » et « natsukashii » en japonais, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter, chacun avec une connotation différente; plus ou moins heureuse, les subtilités d’une culture, « Natsukashii » est la nostalgie comme sentiment heureux de se remémorer les bons moments. En dépit de la gueule de bois je suis « natsukahii » du dimanche 6 mai au matin, des 4 et 5 mai, la veille de ce rendez-vous; je suis « natsukashii » de ces jours où j ‘ai cru.