La fièvre du shopping s’empare du Pérou

Alors que ce qui nous enchante à nous, gringos, ce sont les petits marchés de bric à brac et les mamies qui vendent dans la rue, chez les péruviens, l’ouverture d’un centre commercial provoque l’euphorie. Voilà ce qu’on appelle la soif de modernité.

Dans la Selva où je vis il n’y pas de centres commerciaux, ni dans ma ville, ni dans celle qui précède, ni dans celle qui suit. Pas de ciné, pas de chaînes américaines, pas d’immenses magasins où pendent à la file des vêtements made in China. On ne peut pas dire que ça me manque beaucoup. Mais, et il est de taille, je ne suis pas péruvienne. Je viens de France, une société où le tout conso a finalement fatigué bien des gens.

Dans un post précédent, je vous parlais du Pérou vert et des vendeurs d’emoliente postés au coin des rues avec leur petite charrette. C’est un Pérou. Le traditionnel. Qui cohabite de plus en plus avec un autre Pérou, le moderne. Celui qui rêve de ressembler aux séries américaines. Qui veut du clinquant, du neuf, du grand écran… Ce Pérou qui parfois m’agace tant il renie sa culture pour se fondre dans un moule américain supposé être un modèle de développement accompli, je l’ai rencontré samedi soir dernier à Huancayo.

Huancayo est une ville du centre, flanquée de montagnes, ville de la culture huaina et surtout ville où il y a un peu plus d’un an a ouvert un énorme centre commercial Plaza Real… qui héberge un supermarché, Plaza Vea, un complexe de cinéma, une palette de fast food (KFC, Pizza Hut, et des locaux), des boutiques et un immense espace de jeux pour les enfants, jeux électroniques surtout. Bref ce qu’on trouve dans la périphérie chez nous, mais ici en plein centre. Depuis que le lieu a ouvert c’est la folie. Il ne désemplit pas. On sent encore la peur des escaliers roulants chez les familles qui se serrent les unes contre les autres au moment d’affronter le terrible engin, mais la tentation est trop forte.  Toutes les salles de ciné sont pleines et les pots de pop corn XXL de rigueur. Des personnages de Disney chantent sur scène. On fait la queue pour son Big Menu avec la Big Frites et le Big Hamburger qu’on prononce dans son plus bel anglais. Bruit, lumières, foule pressée, il ne manque rien. Mais c’est devenu le lieu de diversion préféré de la ville. L’endroit où l’on emmène les enfants pour les récompenser. Le rêve éveillé.

En bas, le supermarché dicte sa loi. Promo sur les matelas, promo sur les meubles, Plaza Vea casse les prix et fait crédit. On achète, on paie un peu chaque mois, on ne regarde pas le taux d’intérêt. L’important c’est qu’enfin on possède. Qu’enfin on se rapproche un peu de ces fameux gringos (les blancs) qui ont tout et qu’on envie tellement.

La Foi est telle que rien ne peut être reproché à Plaza Vea. Récemment mon estomac était brouillé avec les mets péruviens et tandis que je remontais les jours en cherchant la cause, on m’a répliqué : « ah non la viande et les œufs viennent de Plaza Vea, ils sont sûrs ». Acheter au supermarché c’est enfin avoir la garantie que le produit est frais, gardé dans un réfrigérateur, tracé.

D’un côté les gringos, américains et européens, fous de bio, qui en seraient presque à élever des poules dans un minuscule appartement par soif de retour à la nature. De l’autre les péruviens qui regardent émerveillés l’œuf avec sa date de péremption imprimé sur la coquille, gage de sécurité alimentaire.

C’est ça aussi le Pérou, une soif de la modernité et un perpétuel sentiment d’infériorité face aux pays dits développés. Si la route s’écroule, les malades ne se relèvent pas, les gringos ont l’estomac qui tourne, on vous regarde, un peu gênés, on hausse les épaules et assènent un « assi es el Peru » (le Pérou est ainsi) fataliste. Viennent ensuite les yeux pleins d’envie qui interrogent « chez vous, ça doit être bien différent… ». Tout le monde a sa voiture, une grande et belle maison bien peinte avec son petit jardin, des chaussées lustrées, des enfants intelligents. Difficile de trouver le juste milieu pour décrire une réalité tant fantasmée. Forcément plus riche. Peut-être pas plus heureuse. Souvent on ne vous croit pas. Pas question de dire adieu à ses rêves.

Ici dans la Selva, cette jungle sans supermarchés, viennent chaque mois plusieurs volontaires nous aider à développer une plantation de café organique, à valoriser la culture traditionnelle auprès des écoliers. Pourquoi ces gringos si parfaits viennent dormir dans un hamac, cueillir les fruits dans les arbres, marcher les deux kilomètres pour rejoindre l’école en sifflotant, s’amuser de la boue qui barrent les chemins ? Mystère et perplexité. Eux qui rêvent de s’envoler, de grattes-ciels, d’ascenseurs, du bling bling de la ville ne comprendront jamais tout à fait ces gringos émerveillés par le chant d’un perroquet ou la première fleur du café. A l’opposé les gringos ne saisissent qu’une partie de ce qui se cachent derrière ces rêves de lumières. On cohabite et chacun fait un pas c’est l’essentiel.

Plus de néons, de chaînes américaines et de comédies préfabriquées, le Pérou devra sûrement en passer par là avant de faire, comme tant d’autres, une crise de shopping.

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Auteur·e

bittnerchristelle

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