Amalka

Du caractère, mon frère

C’est quoi être une femme forte, une femme de caractère ? C’est faire subir aux autres ce dont on voulait s’affranchir ? C’est devenir le tyran que l’on fuyait ? C’est considérer que sa liberté est supérieure à toutes les autres et l’imposer ?

C’est quoi être une femme forte, une femme de caractère ?
C’est être capricieuse, le clamer, l’affirmer ? C’est faire selon son bon vouloir, toujours et à jamais ? Faire entendre sa voix quand les autres chantaient ? Crier son bon droit quand tout le monde s’amusait ?

Où s’arrête ma liberté quand commence celle de l’autre ? Il est où l’équilibre ? Qu’ai-je le droit de demander, d’exiger ? Pourquoi je fonds en larmes ? Il est où le mal ?

On m’a pas menti, pas trahie, pas trompée ? Alors ? Quoi ?

Juste parce que j’aime pas ça ? Juste parce que c’est pas dans mes mœurs, dans mes habitudes ? Mais si c’est dans les siennes ? Qui suis-je pour demander à l’autre d’arrêter ? Qui suis-je pour vouloir le faire changer ? Quand il en fait déjà tant, des changements, pour moi, pour nous ? Alors ?

Où débute et finit le tyran, la tyrannie?
La dictature du couple et de la femme ?

En suis-je ? Ou ai-je raison ?

Est-il bon d’être toujours libre de tout ? est-ce normal ? Ou nous faut-il des limites ?
Devraient-elles être davantage présentes, davantage ressenties?
Ah non, pas là, là, l’autre aime pas, alors abstiens-toi.
Oui ou non ?
Quelle liberté ?

Faut-il demander à l’autre d’imposer, d’exiger, pour mieux, à son tour, le pouvoir ?
Vas-y balance, Hortense, dis-moi tout ce que t’as sur le cœur, pour mieux ensuite peindre les murs en rouges.

Ou alors prendre exemple sur les autres, là, les roucoulant, et proclamer la liberté à deux, unis, et chacun de son côté ? Libres et amoureux dans l’univers des possibles, sans frontières, sans barrières, sans limites, blessures, co-dépendances, chacun sa vie dans une union désirée, choisie, libre, épanouie.
Bien sûr, mon but. Mais il est où le chemin ? La sagesse ? La vérité ?
Qui a raison, qui a tort ?

Hein? Hector?

 

natalie-portman-mustache_510


Je pars (vie d’expatriée)

Une vie à l’étranger, une vie d’expatriée, et même lorsque sa patrie c’est l’Europe, une vie loin du pays natal, donc, rime avec une autre manière de voyager.

Fini les envolées lyriques, les départs ivres pour la mer, sac à dos sur les hanches et bananes fermement accrochées aux reins (pitié, non, pitié, jamais !).

Fini la mappemonde qu’on fait tourner les yeux bandés, c’est pas moi, c’est l’index, ça y est, bam! désigné! décidé! Tu prends ton manteau on s’en va!

Une vie à l’ « étranger » signifie les vacances de retour au « pays », voir les siens, la famille, les amis (si tant est qu’ils ne soient pas eux-mêmes de la famille des arrachés au giron premier de leur terre-mère); et si c’est là un besoin nécessaire, vital, et délicieux, il n’en reste pas moins que grandit alors et sourdement en l’âme des expatriés une nostalgie différente, profonde, impérieuse, une nostalgie à caractère, volontaire, exigeante : la nostalgie, le mal, la maladie du voyage, le vrai, celui qui fait dormir dans la forêt, à la plage, dans un chalet, celui qui bringuebale dans les bus, les camionnettes, sur les motos. Celui qui fait oser les pires conneries, donne les plus grandes peurs, et laisse les meilleurs souvenirs.

Voyager, mec.

Pas pour le boulot, le taff. Pas avec sa valise à roulettes. Pas en agence, organisé. Pas avec un plan dans la tête.

Le voyage. L’évasion. Le départ.
Transport amoureux du nomade.

Hors du confort, de l’habitude. Ouvrir les yeux. Regarder par le carreau défiler l’inconnu. Tenter de le saisir, d’y entrer, respectueusement, de s’y adapter, de le comprendre, et peut-être, doucement, tout doucement, d’en faire enfin un peu partie.

Le voyage. Découverte dans ta face de chaque instant.
Le voyage.
Plus de plafond, plus de murs.
Plus d’horaires, plus de structure.

Alors, hier, alors que je faisais bouillir une citrouille avec des pommes de terre, j’ai échangé :
Poule, on part en janvier ?
Ouais, vas-y : fais tomber ! Où ?

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions nos billets.
L’Ailleurs. Le vrai.

L’eau a bouilli, beaucoup, longtemps, je l’ai oubliée, alors elle s’est évaporée: la citrouille a cramé, les pommes de terre ont carbonisé, les pompiers sont arrivés et la casserole est à jeter, mais moi je pars, les mecs, j’ai mes billets, je pars, tchüssi bye bye, découvrir, explorer, importance de ce mot, de sa sonorité.

Explorer l’Ailleurs. Je pars les gars. Avec mon couteau et mes blondes. Mon voile et mes girondes.

Je pars.

 

Iran: cadeau


Espace temps

Elle est dans un bar.
Elle fume.
Elle a 16 ans.

Je suis dans la rue contre un mur.

Elle entend pour la première fois ce remix du morceau d’American Beauty, air aérien, voix de femme, mélodie du piano.
Elle se demande où je suis. Pourquoi je ne l’appelle pas.
Elle fait des ronds de fumée avec l’homme que j’aimais, en début d’année, il y a une éternité.

Je marche sur les pavés, nous approchons de la rivière.
Il y a un interstice.
Nous y pénétrons.
Une barrière.
Nous la franchissons.
Il m’embrasse trop goulûment, me fait presque mal. Tout tourne autour de moi de tant d’envie, de tant de chair. Je ne le désire pas, je l’admire. Il me fascine, me subjugue. Emportée. Par les mots, les idées. Bousculée par le désir, le flot de l’eau de la rivière.

Elle range son paquet de cigarettes, se lève de la table.
Elle va rentrer.

Il me raconte : une quatrième, une autre. Ivre morte, sur le brancard des pompiers, emmenée hors de la soirée sous les girophares. Qui le voit et lui dit, devant tous, seuls mots pouvant être prononcés : « I love you I love you I love you. »

Et moi aussi ?
Et l’autre, la vraie, celle qui l’attend, celle que je connais mal.
Ses belles lèvres, son rire franc, ses cheveux soyeux. C’est vrai… j’avais entendu qu’ils s’aimaient. Jamais n’aurais cru… Je ne le connais pas… Je l’aime… Il la trompe avec moi.

Dans une tour d’un coin sombre de la rue, il me soulève, me hisse contre la pierre. Ses gestes sont trop brusques et je tombe en arrière, de tout mon long, raclant ma tête à la roche claire.
Je garderai longtemps une énorme blessure, cachée par mes cheveux collés de sang séché.

Espace temps.

J’entends cette version aérienne remixée du morceau original d’American Beauty.
Je me retiens de ne pas pleurer. Je fais appel à toute ma force, à toute ma dignité pour continuer au téléphone cette conversation insensée.

Elle ne l’aime pas, non, ne l’a jamais aimé. C’était juste un jeu. Les mercredi, les vendredi, avant que je n’arrive. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… elle ne sait plus. Elle parle un français haché, violent, vulgaire.
Autour de moi la foule se presse aux croisements. Boulevard Saint Michel. Boulevard Saint Germain. La fac. Les gens. Les passants.

Et moi, là, luttant contre la marée.

Il viendra tout à l’heure, celui que j’aimais, que je croyais aimer. Celui que je protégeais, dont je me croyais protégée.
Il viendra m’expliquer, me raconter, pourquoi, comment il m’a trompée.

Je tente de rire, de faire belle figure.
Et j’aperçois dans la foule, ce visage, ce doux visage que j’avais oublié. Elle. Celle que j’avais blessée.
J’aperçois ce visage vieilli, changé, ombre de notre enfance, de notre adolescence. Souvenir d’un autre pays, d’une autre vie.
Celle qu’avec moi il avait trompée.

 

Red Beauty

American Dream


Liberté, Timothé. (Freelance, Hortense)

2012.
Lundi matin.
Premier lundi à Berlin.
Le week-end a été bon, comme d’habitude, peu dormi, beaucoup ri, beaucoup dansé, un halo de couleurs et de nuit pailletée qui nous reste au cœur.
Oui, mais…
Lundi matin.
Ok.

Et maintenant… quoi ?

Il est 8 heures, et je ne dois pas me lever.
Je ne dois pas m’habiller, prendre le métro, sortir dans la rue, courir attraper le bus, grimper sur mon vélo, pédaler à toute vitesse et manquer tuer la blonde, son chien et sa grand-mère, gueuler sur les voitures pour me mettre en voix, rire de cette gueulante, aimer cette course, cette liberté, ce souffle, cheveux au vent, précipitation, mouvement, appartenance, cohésion, intégration, et aujourd’hui… bah… dans mon lit. Encore.
Peut-être tout à l’heure m’arrivera-t-il un scénario, sur lequel travailler ? Un texte à corriger ? Article à rédiger ? Je ne le sais toujours pas.
Freelance, Hortense. Freelance – ma nouvelle route, brand new destinée.
Freelance à Berlin. Depuis vendredi soir. Freelance. Lundi matin.
Bon.
Ok.

Mon amour dort.
Lui aussi est freelance.
Ouais.

J’ai qu’à aller explorer un peu le quartier ? Certes, je le connais déjà vraiment bien, pour y avoir pratiquement vécu toute l’année écoulée. Mais quand même, première fois que j’y vis pour de bon.
Allez viens, on va aller se balader un peu.

La rue. Plaisir de la journée. Suffit de franchir la porte d’entrée pour immédiatement se prendre une bouffée de vie, se faire happer par cette énergie.

On est loin des néons au plafond qui grésillent, de la machine à café qui ronfle, du carrelage froid sur lequel résonnent les talons, des cartons jamais déballés dans un coin, des stores mécaniques se dépliant à chaque percée de soleil pour afficher les cadavres de mouches venues se faire prendre là, par mégarde, et y mourir d’un dépit chagrin.

En face de moi, sur la table en bois du Späti, la vieille voisine adorable et alcoolique, frêle créature toujours vêtue d’un foulard et de lunettes de soleil. Elle marche trop vite, bouge par mouvements saccadés, tel un pigeon, un moineau, une mouche.
Jamais au repos, jamais à l’arrêt. Et toujours s’enquiert de moi, de mon état de santé : « Vous allez bien ? Vous êtes heureuse? Triste? » Pour sortir ensuite et subrepticement de son manteau la bouteille d’Augustiner fraîchement achetée, sur laquelle ses doigts viennent laisser des traces dans la buée givrée.

Et comme une confidence chuchotée, à moi seule avouée, yeux brillants, délice du plaisir à venir : «Dieses Bier… ist der Hammer !»

A ses côtés un punk à chien, venu boire son jus d’orange du matin. Ils discutent sans s’écouter vraiment. Ont le temps. Partagent un moment.

On est loin de l’amertume du mauvais thé, de la nuit trop tôt survenue, de la solitude feutrée lorsque seul mon visage se reflétait dans l’écran trop brillant de l’ordinateur.

J’avance. Dans la rue des mères turques voilées, dont la langue me berce de cette mélodie particulière, de cette harmonie vocalique qui me fait tendre l’oreille, curieuse de ce qu’elles se disent et, en même temps, heureuse de n’y rien comprendre et de pouvoir ainsi mieux goûter au chant de leurs mots à d’autres destinés.

Les enfants tapent sur une construction en bois, les chiens se baladent sans laisse, la rue est calme et agréable, les adolescents envahissent les bancs.

Nuits d’hiver, lorsque mon vélo dérapait sur la neige, lorsque les flocons venaient exprès se poser sur le bord de l’œil, pour faire couler le mascara et laisser sur mes joues les traces d’un malheur enfoui, tu, caché. Le sac en équilibre sur le guidon, dans lequel un Iphone s’escrime à me hurler que je ne pourrai pas écouter ma musique tranquille, qu’il me faudra répondre, répondre encore, toujours, répondre à tout moment, décrocher, répondre, être là, oui ! présent !, à vos ordres mon caporal, connectée, connectée chaque instant.

J’arrive au marché. Fait quelques courses avec joie. Découverte de nouvelles saveurs, de nouvelles habitudes. Köfte, Cacik, enfin à portée de main !
Munie de mes sacs plastiques, je rentre alors à la maison, heureuse de ce tour de reconnaissance, de cette vie, des personnages croisés, des mets dégotés. On est quand même bien dans ce nouveau quartier !

J’arrive sur mon palier, passe le pas de la porte, joie, vois mon amour debout, levé, l’air endormi, heureux, qui boit son café, et soudain, terreur, abomination de ces sacs plastiques à la main, soudain horreur, consternation du poids de ces courses et soudain : « Nan mais… mais… mais ça va pas être comme ça tous les jours, hein ? Nan mais il faut que je te le dise, hein : je veux pas être une desperate housewife ! Hein ? Je veux pas être une housewife !! »

Mon amour me regarde avec des yeux gentils, mais ronds, se demandant quelle mouche peut bien encore l’avoir piquée, la petite Française.

– Mais de quoi tu parles ma belle ?

Confusion. Je ne sais plus ce que je veux dire.
C’est moi qui ai voulu sortir, aller faire un tour, moi qui ai eu envie d’acheter ce que j’ai acheté. C’est moi qui suis venue ici, moi qui ai fait le choix. Liberté. Je veux écrire, vivre, marcher, courir. Je veux avancer dans ma vie, pas dans la leur. Je veux reprendre mes quartiers, mes habitudes. Découvrir. Rêver. Arpenter. M’approprier.
Alors ? Que suis-je en train de crier ?

Mais tout de même cette peur au ventre, et les mots bafouillés :

– Non mais je sais pas, mais, je veux pas mais – enfin tu vois ?

Mes yeux le supplient de comprendre.
Il rit. Me prend l’un des sacs, et commence à ranger.

– Tu veux pas te taper les courses à chaque fois et avoir à tenir la maison c’est ça ?

Et ajoute tranquillement, en sortant de son pot un bon gros cornichon :

– Mais qui a dit que c’était à toi de le faire ?

Je réalise alors que depuis vendredi que je suis arrivée pour de bon, c’est bien lui, et lui seul, qui s’est occupé de tout. Lui qui a fait les courses, à manger, lui qui a lavé les draps, s’est occupé de moi.

Je respire.

J’ai changé de vie, laissé mon boulot, ma ville, mes amis, suis maintenant freelance à Berlin, amoureuse et en couple, mon lapin, mais je ne suis pas « Just call me Conchita ».

Rampe de lancement, Armand.


Ultra-moderne solitude (« Her » de Spike Jonze)

Her, de Spike Jonze, fable moderne sur les amours virtuels d’une âme en peine.

Her. Le visage de Joaquin Phoenix nous scrute depuis son affiche.
Seul. Sur fond rose.
Et c’est bien là le problème.

Dans un Los Angeles futuriste où l’on reconnaît la Tour Shanghai en construction, celle qui rend chaque jour plus obsolète la légendaire skyline de Pudong, Theodore (Joaquin Phoenix) évolue seul.
Il a bien des amis, au bureau, et même dans son immeuble : Amy (Amy Adams) une ancienne amourette de la fac, devenue sa confidente.
Mais Theodore, fraîchement divorcé de Catherine (Rooney Mara), son amie d’enfance, s’est recroquevillé sur lui-même.
C’est seul qu’il dîne d’un en-cas à emporter, et seul qu’il joue à des jeux-vidéos dernier-cri dont les personnages viennent envahir son salon, l’envelopper de leur lumineuse et virtuelle présence.

Un jour, Theodore fait l’acquisition d’un nouveau système d’exploitation. C’est l’OS1, « Operating System » première génération. Un ordinateur intelligent, à la voix douce et sensuelle (Scarlett Johansson), qui vous accompagne à chaque pas, de tout temps, par tout état d’âme.

L’OS1, compagne idéale? Assistante docile et toujours de bonne humeur, capable de consulter, organiser, mémoriser à la vitesse de la lumière l’intégralité de votre disque dur – donc de votre passé ; elle a également de l’initiative et des idées qui sauront changer votre carrière et votre vie.
Elle vous connaît, vous comprend, vous devine, vous devance. Elle apprend et évolue sans arrêt, à une vitesse prodigieuse. Surhumaine. Évidemment.

L’OS1 est une amoureuse. De la vie, de ses merveilles, qu’elle découvre à chaque seconde, elle qui est née le jour où vous l’avez achetée. Dans un monde où l’on vit côte à côte, sans plus se regarder, où les oreillettes ont remplacé les conversations, les écrans les relations, l’OS1 compose une ode à l’existence, un morceau de piano qu’elle vous joue pour célébrer la joie qu’elle éprouve à être en vie.

En vie. Mais où? N’apparaît d’elle que le nom qu’elle s’est choisi – Samantha, sur l’écran miniature que Theodore transporte dans la poche de sa veste, à la place du cœur. Un petit écran, comme un petit livre, par lequel elle peut voir sans être vue.

Samantha se prend à rêver. A rêver de ces attributs de l’humanité dont elle ne pourra jamais jouir: le toucher, la sensation de physicalité. Une caresse dans la nuque; dans le dos, une douleur; le délice d’être enfin soumise à la pesanteur.
Et comment être femme, au sein d’un couple, si l’on n’est pas charnue, charnelle? Si le corps n’existe pas? Si l’on ne connaît de nous qu’un esprit, qu’une voix? Samantha est capable d’émotions. Et se prend à souffrir de sa condition.

Tourné entre Los Angeles, Las Vegas et Shanghaï, Her offre au public une « vision futur proche » de notre société: un univers dans lequel les individus se frôlent sans se toucher, absorbés chacun par leurs existences virtuelles, leurs relations fantasmées, sublimées, désincarnées.

Le film, qui a remporté l’Oscar du Meilleur Scénario Original, comporte quelques légères longueurs. Mais l’on ne peut contester que l’exploration qui est faite de la thématique essentielle et passionnante – la condition de l’homme moderne, son rapport aux autres, à l’artificiel et aux mondes cybernétiques et parallèles – est véritablement juste et profonde, censée et aboutie.
La réflexion est poussée, chaque étape envisagée, dans une poésie transmise par la beauté de l’image, le jeu des acteurs, par cette sensation d’apesanteur propre à une vie dans les hauteurs, dans ces buildings qui surplombent la masse urbaine composée, à la nuit tombée, de mille et un points lumineux, tels autant d’anonymes.
Une poésie qui rappelle Eternal Sunshine Of A Spotless Mind, dans l’analyse d’un amour aux prises avec la technologie, et les affres de la société moderne.
Et Jonze de clore son film, dans ses dernières images, sur la matière presque irréelle des flocons de neige, qui emplissent le vide, et nous en font prendre conscience à la fois, comme lorsqu’ils venaient, dans le Mélo d’Alain Resnais, nous offrir un temps, une respiration, une douce incitation à la réflexion…

 

Her

 


De l’art d’escroquer (American Hustle)

David O. Russell (Silver Linings Playbook) retrouve Bradley Cooper et Jennifer Lawrence pour son nouveau film American Hustle qui, après avoir raflé certains des plus prestigieux Golden Globes, est désormais grand favori dans la course à l’Oscar.
Comment dit-on « escroc » en américain?
« Con Artist »: littéralement, artiste de l’escroquerie.
Et c’est bien ce qu’est Irving Rosenfeld, sur lequel s’ouvre American Hustle.

Lorsqu’on nous le présente pour la première fois, Rosenfeld (un Christian Bale quadragénaire et ventripotent) est entièrement absorbé par la méticuleuse tâche qui rythme chacun de ses matins, celle du minutieux collage d’une moumoute sombre sur le haut de son crâne.

Cela prend du temps, et il ne faut pas se rater. Il en va de l’apparence et de la représentation, deux thèmes omniprésents dans le nouveau film de David O. Russell.

Le ton est donné, la liberté assumée: « Some of this actually happened ».
C’est par ces mots que Russell s’accorde une nouvelle indépendance dans l’adaptation qu’il propose de l’un des évènements qui fit scandale à la fin des années 70: l’opération « Abscam ».

Lorsque l’agent du FBI DiMaso (Bradley Cooper) parvient à prendre « la main dans le sac » Rosenfeld et sa partenaire (dans la vie comme dans l’escroquerie) Edith Greensly (Amy Adams), il pense avoir décroché le gros lot. Ces deux-là sont introduits dans les milieux de la fraude, et vont pouvoir le mener à faire tomber les têtes des politiciens corrompus et des parrains (parmi lesquels, Robert De Niro) de l’état du New Jersey.

C’est oublier la nature même d’un escroc.
Car Lady Edith Greensly, à l’accent britannique si pur, à la cambrure affolante et aux décolletés plus que plongeants, n’est en réalité que Sidney Prosser, originaire du Nouveau Mexique et ancienne strip-teaseuse.

Intelligente et ambitieuse, elle a trouvé en Rosenfeld un homme passionné, décidé à aller loin dans le business qui est le sien : celui du marché de l’art et de la finance, affaires frauduleuses que couvrent ses activités de lavage à sec et de vitrerie.

Leur premier baiser sera échangé au cœur d’un carrousel de chemises repassées et de housses de plastique venant effleurer leurs joues comme autant de caresses.

Ces deux-là font la paire et ne se laisseront pas faire, quand bien même Rosenfeld est déjà engagé ailleurs, avec sa blonde furie de femme (Rosalyn – Jennifer Lawrence).

American Hustle vient compléter la liste des films de cette année qui cherchent à décrypter les prémices de la crise de 2008. Et Russell choisit de raconter son histoire dans une tonalité qui rappelle Scorcese aux heures de Good Fellas.

C’est une danse, à laquelle nous sommes conviés. Une plongée dans un milieu racoleur et glamour, à la suite d’un trio amoureux et bancal, qui tente de mettre sur pied une magistrale escroquerie, avec pour appât premier un agent mexicain du FBI, déguisé en cheikh Abdullah, qui baragouinerait l’arabe et serait fraîchement débarqué d’Abu Dhabi.

Sur une bande originale réunissant les meilleurs titres de cette époque dorée, (un or qui se retrouve chez Rosalyn et dans les mèches rebelles de son chignon brushé) Russell navigue avec aisance dans ce milieu gangréné, avec une caméra souple, des travellings d’une grande fluidité, une lumière chaude pour des ambiances tamisées, le tout monté de manière sûre, efficace et rapide, et interprété avec force et profondeur par un cast qui sait en imposer – jugez plutôt:
American Hustle


Baby Angst

Mercredi frileux. Je me cherche un café où me réchauffer, où m’asseoir, où travailler.
Weserstrasse du côté où elle devient morne. Mon vélo cliquète sur les pavés, j’ai encore mis par réflexe mon lourd U de cadenas en travers sur le guidon, en équilibre précaire et tonitruant. Je tente de rester digne malgré ce vacarme insupportable qui me vaut les regards agacés de quelques passants.

La beauté du canal, de la vigne vierge qui grimpe en rougissant sur les palissades, sur les murs qui encadrent la rue.
Un éclair coloré, quelques coussins : un café. Des chaises, des tables – voilà ce que je cherchais. Se pelotonner dans un coin, se réchauffer, prendre un truc au gingembre, mettre plein de miel, attendre cinq minutes que cela fasse effet, puis sortir son ordinateur, ma sœur. Je suis frigorifiée.

Neukölln.
Et pourtant que se passe-t-il ?
Pourquoi la porte reste-t-elle désespérément ouverte aux courants d’air, faisant s’éteindre les bougies, refroidir les cafés ?

C’est pour mieux faire passer les poussettes, mon enfant.
Les poussettes ? A Neuköln ? Que se passe-t-il ? Prenzlauer Berg aurait-il gagné du terrain ?

Moi qui me croyais tranquille, installée dans ce petit coin, voilà que mes tympans se font régulièrement transpercer par des hurlements de joie, d’effroi, d’exigence d’attention.
Mamaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !
Oh bonne mère…

La porte, bon Dieu, la porte !! Il fait froid les gars !
Oui, je sais que vous avez les mains prises, le petit, accroché derrière et qui dort encore (mais pour combien de temps?), et les deux de devant qui tirent, à la force de titans ; et les sacs, et le cartable du plus grand, et les gâteaux, et les cadeaux, et… oui je sais que vous êtes crevées par les nuits blanches qui se suivent et se succèdent et jamais n’en finissent, et que partout avec vous cris, et chaos, que refermer la porte du pied ne vous vient même plus à l’idée tant le petit dernier geint et pleure et se désole, mais quand même ! La porte, les gars ! On est à Neukölln ! Il fait froid !
Chui venue travailler moi!… Y en a qui bossent ! On peut pas rester tranquilles entre chômeurs, entre prétendus artistes, entre étudiants, entre hipsters ? Non ? On peut pas cuver son vin de la veille en toute sérénité? Boire son premier café à 14h dans le calme ? Non ? Z’avez vraiment aucun cœur ?

Le péril jeune

Je regarde ces mères, ces enfants.
Presque aucun homme.
Je pense à mes amies qui ont donné naissance cette année.
Moi qui étais venue à Berlin pour retrouver l’énergie qui manquait à mes nuits parisiennes, me voilà entourée par surprendre, bam ! zac ! paf sans transition ! par une ribambelle de nouveaux-nés.
Des bébés partout ! C’est l’péril jeune !
Ces amies que, il y a quelques mois encore, je me régalais d’observer sur la piste de danse, tant elles déployaient de fougue et d’enthousiasme échevelé, les voici qui ne sortent plus après 18h et ne boivent plus de café; elles qui étaient mes confidentes, voilà que je ne peux plus terminer une phrase à leur côté: Oui mon chéri, oui, oui, tu es beau, tu es beau, mon amour.

Et alors quoi ? On va tous y passer ? Moi aussi ? Un jour, bientôt ? Est-ce là le destin, la fatalité ? N’être plus qu’entre femmes à l’heure du thé, passer sa journée à ramasser le jouet tombé encore coulant de fraîche bave et bravement continuer à sourire ? Ou alors être une mère indigne mais se la couler douce ? Se mettre du persil dans les oreilles et Attends mon trésor, tout à l’heure, Maman déguste son mojito, là.

Je me sens envahie, cernée, entourée.
Des bébés partout, je te dis.
Et alors, quoi ? Plus de débats ? Plus de conversations ? Expliquer par le menu les progrès, les constatations ? C’est le stade où ils commencent à voir à plus de 50 cm, donc il est fasciné par les ombres: regarde.

Devant moi trois femmes, collées autour d’une minuscule table en bois, quatre bambins et un bébé.
Je les observe. Une perte de quatre phrases sur cinq. Le temps de ne rien dire, de ne rien terminer.

Qu’adviendra-t-il de nous ? Y survivrai-je ? Ou moi aussi gaga gâteau loin de toute dignité de toute conscience de moi deviendrai-je alors la risée de ceux qui sur ce fauteuil m’auront remplacés ?

Le bébé que sa mère porte dans ses bras surgit de devant son épaule, contre sa nuque et me regarde droit dans les yeux, franc, direct, incroyable de témérité et de vie. Que me regardes-tu ? Ne sais-tu pas que depuis tout à l’heure sur ta mère et ses amies je peste et n’ai de cesse de te maudire, toi et les tiens, d’intérieurement vous incendier ?

Même pas peur.
Continue de me fixer et me sort un de ces sourires foudroyants.

Je sens mon cœur fondre, et me surprends à rire, à rire toute seule et à haute voix, dans ce café où ma voix se perd dans les cris des petits réunis.

Je ris, et le bébé rit avec moi.
Éclair de ses yeux, complicité immédiate, spontanée, évidente, qui a toujours existé. Nous nous marrons ensemble, ravis et copains pour l’éternité, et la mère se retourne et me sourit aussi, femme lumineuse, et éminemment sympathique.

Ouais. On est quand même vachement bien là, dans ce café envahi par la vie.

 

 


Narcisse était pervers…

Il paraîtrait qu’on en a tous connu un. De près, de loin, dans l’intimité.
Il paraîtrait qu’ « ils » sont partout. 10% de la société. 10% ? T’as lu ça où ? Dans un article, si, si, j’te jure.

Quelle que soit l’approximation des figures, il est vrai qu’en se penchant un peu, on finit par apercevoir… Oui, en fait. Oui, finalement.
Un. Au moins.
Ah ! Toi aussi ?
Bah oui…
C’était qui, toi ? Ton ex, ton meilleur nouvel ami ?
Ma boss…
Ah oui…

Il paraîtrait qu’ils sont partout, qu’on en fait des livres, des films. Il paraîtrait que, ne s’aimant pas, ils cherchent quelqu’un à aimer, pour mieux, en profondeur, le détruire, le faire succomber. Insuffler en l’autre le suc de haine qu’ils secrètent à l’égard d’eux-mêmes, et utilisent ensuite pour tuer, pour transformer la vie en coquille vide, en existence fantôme, en enfer calme et quotidien.

Les pervers narcissiques.

Étrange terme en vérité. Qui se traduit mal, se prononce bizarrement.
Qu’est-ce que c’est encore qu’cette histoire de jus de fruit ?
Qu’entendez-vous par « pervers », monsieur ? Serait-ce un ch’val ?

En rire, oui. Se marrer. Une fois le danger écarté.
Mais elles sont encore nombreuses à avoir ce réflexe, à regarder au fond des yeux de l’autre avec soudain, au cœur, le doute : en est-il ? c’en est un ?

Légende urbaine, terme médical, névrose analysée ? Crée-t-on par cette expression des monstres, fabriquons-nous des âmes damnées ?

En a-t-on vraiment connu ? L’était-il cliniquement, résolument ? Où commence et s’arrête la définition ? La conséquence ? Les séquelles ?

Pour ma part, je ne supporte par exemple plus de voir remise en question ma capacité à raisonner, à exprimer mon opinion. Plus de « agaga », de « toi comprendu ? ». Plus de soupirs de mépris face à moi. Plus.
Déjà, alors, je ne me laissais pas vraiment faire. Mais tout de même. Mais encore aujourd’hui. Se dresser tel le serpent pour défendre ses idées, son être, son identité. Bonne ou fausse, vraie ou mauvaise, intelligente ou hors-sujet. Le droit d’être écoutée, entendue, puis critiquée. Mais non méprisée. Mais non humiliée. Mais non écartée, femme, inférieure, sous-fifre, jeunesse. Assistante. Non.

Et les autres, les marqués.
Et les autres, les torturés.

Qui sait, qui sait, en réalité ?
Mais cette boule au ventre, mais la force de ce sentiment qui soudain tout entier nous pénètre et nous prend : Sous influence. Quelqu’un que nous aimons est entré sous influence. Devant nous, là, il existe. Il respire. On le reconnaît. On ne connaît que lui. Même visage, mêmes traits, même voix, mêmes gestes. Ou presque. Quelque chose de différent dans la manière de se tenir peut-être. Peut-être dans le ton une agressivité nouvelle. Sur la défensive, oui, c’est cela : sur la défensive. Prêt à mordre. Prêt à mordre pour défendre celui qui en lui s’est immiscé. Prêt à défendre la sangsue qui son suc vient pomper.
On le connaît, le reconnaît, mais jamais ne l’avions vu ainsi. Scindé en deux, tranché dans l’esprit. D’un côté l’éternel immuable, l’essence, le tronc, celui qui depuis toujours est, et de l’autre, ce nouveau visage, ce nouvel être, cette nouvelle pensée.
Sous influence. Celle des débuts, lorsqu’ils y croient encore.
Et qui sait, qui sait, oui, la réalité ?
Qui sait la cause de ce parasitisme vénéneux ?
Qui saisit le mécanisme, et l’horreur de la source ?
Plaindre ? Comprendre ? Analyser ?

On dit qu’après en avoir connu un, on saura les reconnaître à jamais.
Est-ce vrai ?
Ou retombera-t-on dans leurs griffes ? À eux. Eux les souffrants insoupçonnés, de la vengeance vif écorchés.
À eux qui me font peur, que je tiens loin de moi.
Mais les autres, nos aimés, nos protégés ? Les défendre, justement ? Les couver ? Les alarmer ? Les violenter, pour les tirer de là ?

Comment sortir les siens du cycle ? Comment ouvrir la porte, comment les persuader? Barre-toi, barre-toi mon pote, cours sans te retourner. Tu ne pourras jamais rien y faire. Rien. Barre-toi, cours, tu n’abandonnes pas. Tu survis, tu survis mon ami, il n’y a pas d’autre choix.

Partir, fuir, changer son numéro. Partir, mettre de la distance, ne plus avoir de contact. Partir, oublier la voix, ne plus répondre aux mots. Partir, et se demander si un jour, on saura, oui, la vérité, oui, la réalité. Partir et espérer qu’un jour, oui, libérés, un jour sur nos deux pieds.

Partir, sur les nôtres veiller.

Et vous? En avez-vous croisé?

immixtion – perversion


Mon ami, mon amour. En terre étrangère, l’amitié.

Il me réveille. Je l’aime. Qui est-il ? Comment s’appelle-t-il ? Je l’aime. Oui! Je l’aime et connais son nom.

Il me réveille.
Y en a un autre dans le salon.
Je l’aime.
Aussi ?
C’est qui ?
C’est le même ?
Ils n’ont qu’un seul nom ?
Mais non. Mais non non non.

C’est un autre amour, mais lequel ?
Dans le salon ? Ca y est. Je sais:
Dans mon lit, là, mon amour, et dans le salon, mon ami. Mon amour avec qui je vis, et mon grand ami de toujours.

Je me réveille. Quel jour ? Samedi. Oui. On faisait la sieste. Avant d’aller voir qui ? Les amis. Les autres. La bande. Oui. Je les aime aussi.
Et l’une d’entre elle repart. Ce soir. Pour six mois. Laissant derrière elle son amour, de six mois aussi.
Je me réveille. Confusion du sommeil lourd, de la sieste chaotique. Profondeur, engourdissement de la sieste, du sommeil hypnotique.

Par trois fois cette semaine, la fatigue des nuits courtes aidant, ce même flou, cette même impression : deux visages se superposent, et je ne connais plus leurs noms. Seule cette unique intuition : tu les aimes, tu les portes en ton cœur, qu’ils soient deux ou unis, unique ou réunis, tu les aimes, ils sont ta vie.
Ma vie ? Mais laquelle ?

Celle d’hier, celle d’aujourd’hui ?
Mon amour et mon ami.

Il est venu me voir, venu me rendre visite, nous qui ne nous voyons plus, nous qui nous voyions tous les jours.

Il m’écrivait des lettres à la main qu’il venait déposer sur mon palier, sous ma porte bleue.
Et aujourd’hui, séparés.

Je ne vis plus à Paris, il ne sait pas où il vit. Il dort aujourd’hui sur mon canapé.

– Amélie, ça va ?
– Oui. Nan. J’suis fatiguée. Je vais rentrer. Demain mon ami part en France.
– Et tu pars pas avec lui ?
– Mon autre ami. Mon très bon ami. Pas mon amour. L’autre.

Je me réveille, et je sais qu’il y a dans l’appartement deux hommes que j’aime, dont je ne connais plus le nom. Je ne sais plus qui j’aime comment, depuis combien de temps. Je sais juste combien il est bon d’avoir chez soi ces voix, ces rires, ces habitudes du passé. Les mêmes souvenirs. Les mêmes amis. Eux aussi partis, tous, tous éparpillés.

Où sont-ils, les mercredi soirs à dormir à 5 dans 4 mètres carrés ? Les petits matins ivres à la fac ? Les fou-rires de l’après, à tout se raconter, lorsque l’homme est parti, et que l’ami pour le café l’a remplacé ?

Mais est-ce bien le changement de ville qui ce bouleversement cause ? Le déplacement, la nouveauté, recommencement de l’amitié ? N’y a-t-il pas là un phénomène distinct, une explication différente ?

La trentaine, mon ami, et oui, tapé dans la moule et dans le millénaire.
2014, la vie, et les ventres arrondis.
Le taff, le boulot, le bébé, le mari, le mec, le couple, le nid.
Passionnant, cool et funky, car sinon, que diable viendrions-nous y faire et y rester ?

Faites vos valises, vos bagages, rien ne va plus. Partez, rejoignez l’autre, partez, recommencez, partez, fondez, fondez.
Et n’est-ce pas, au fond, très bien ainsi ?

Que dirions-nous d’une vie coulée dans le marbre, dans le bitume des trottoirs où nous botellónions ?
Que dirions-nous si condamnés à boire l’éternel même cocktail d’attentes et de déceptions, si rien n’avait changé, bougé, rien évolué?

La brume se lève sur Berlin, mon ami est reparti, mon amour est dans le lit.
Et ils me manquent tous, et ils continueront, jamais ne cesseront, et ils me sont uniques, irremplaçables, tragiques, mais la mélancolie est douce, et ils me restent et me demeurent.
Ils habitent en mon cœur.

 

Amigo mio
Amigo mio


Ecrire la drogue à Berlin

Je tente d’écrire la drogue à Berlin.

Mais je tourne en rond, je n’arrive pas à m’en sortir.

Quel est le mieux, quel est le pire? De qui, de quoi parle-t-on?

Où est le vrai, le faux? Où l’imagination?

 

Arrivée dans cette ville comme une autre de ces vierges, la poudre aux yeux et la merveille au cœur.

A petite dose, on y croit, on y aime, on adore s’y abandonner.

Mais quand le rêve devient quotidien, nuit sans fin, alors quoi? Vit-on tous dans l’illusion, dans la mauvaise réflexion du miroir?

 

Je repense à ce conte ancien, à ce film visionné petite. La Reine des Neiges. Bien avant les chants et les cris d’amour en couleur. La Reine des Neiges, Andersen, et les décors de papier.

Elle descendait ainsi sur terre, parée de mille feux, pour mieux s’assurer de son pouvoir sur Kay. Tapé dans l’œil. Mis plein la vue. Un flocon plus fou que les autres, cristal carnassier, et le voilà charmé, parti, pris, ensorcelé.

Vision déformée, on voit plus le monde pareil. Le beau devient laid, la bonté horreur.

 

Et telle est la question: qui tient le miroir? qui a un cristal dans l’œil?

Dans cette ville de paillettes et de boules à facettes, dans cette ville où les toilettes sont passage à vide, chemin d’artifice vers une nouvelle ascension, celle qui a toutes les couleurs, toutes les formes, toutes les odeurs, celle qu’on sniffe, gobe, tape, avale, mélange, enrobe ou laisse choir, dans cette ville de pupilles, langues, mâchoires et grincements de dents, qui, oui, qui le tient, le miroir?

N’est-ce pas moi après tout qui déforme tout? Eux qui savent et moi qui devrais arrêter de savoir? Besserwisser? Klugscheisserin?

J’essaie de comprendre et d’en parler, j’essaie de savoir et de raconter. Écrire la drogue à Berlin.

Mais qui a raison? Qui a tort? Et n’est-ce pas moi qui, un flocon dans l’œil, finit par voir le laid là où est la vie? Moi qui prend un rhume pour de la coke, une fraternelle étreinte pour trop d’extasy?

Vivre à Berlin. Comprendre qu’ici, comme ailleurs, il y a de tout. Sortir de sa cage et éteindre le projecteur. Observer les gens vivre. Faire la part des choses. Se libérer de la Reine des Neiges, déposer les verres, ôter les lunettes et voir de ses propres yeux.

Cesser de guetter la pupille dilatée, de tirer de grands traits sur les traces encore fraîches du bar.

Tenter d’écrire la drogue à Berlin. Parler de ce qui est, non de ce que l’on a cru voir. Écrire son émotion, non un nouveau pamphlet.

Et l’hiver venu, fourrer son sac de gingembre et mouchoirs…

 

 

Red Open Air Photo: Jonas Steckel
Red Open Air
Photo: Jonas Steckel

 


Méandres de moi (le mémorial de la Shoah)

Étendue grise, dans la longueur.

Comme une mare, un lac, une flaque. Plane, opaque, dans laquelle on ne se reflète pas.

Dans le mouvement du jour, de la vie, de la foule, pas pressé, pressant, passant, café, attaché, cas stressant, on ne le remarque pas, on passe à côté comme s’il n’existait pas. En voiture, à vélo, sans les touristes. Rien. Un détail dans la ville.

Mais là, aujourd’hui, devant soi.

Un pas.

On y pénètre.

Tout d’abord tout va bien. On ne s’y enfonce que peu.

Les pierres ont taille humaine, naines, même. Sympathiques et attentives, elles nous dirigent, nous tracent le chemin. Tout droit mon grand, ou si t’as envie, pique à gauche, tu verras ça fait labyrinthe.

On s’amuse à tracer la courbe, ou plutôt le méandre. On aurait presque envie de jouer à cache-cache. T’es qui toi t’es qui là… et les rires pointus fusent.

Mais bientôt le soleil disparaît. Les colonnes sont là. Forêt. Pins. De pierre.

Quel monde?

Avancer dans les nuages, dans les ténèbres, dans l’entre-deux. Qui sont ces voix?

Où sont ceux qui il y a un instant me précédaient?

Je suis seule. J’entends, près de moi, invisibles et présentes, des clameurs. Sont-ce là les souvenirs? Les plaintes? Les âmes?

La rumeur de la ville s’est tue, faisant place au silence des entrailles de la terre. Entrailles de pierre. Grises. Pétrifiées. Les âmes des prisonniers, les âmes des torturés, les âmes des sacrifiés.

Je pleure, j’ai envie de pleurer. Mais j’avance. Je marche.

J’aperçois mon amie, mon phare. Elle est là. Encore. Comme moi silencieuse. Comme moi émue.

La nuit s’est tue. Pénétrante. Nous ne pouvons plus rire, ou jouer, comme les enfants que pourtant l’on entend.

Pfuit, il en passe un devant moi, pour disparaître aussitôt.

Impression, illusion, projection? Revenant? Désiré?

Une boule au ventre. Un poids au cœur. Nous avançons, côte à côte et pourtant séparées. Nous apercevant par bribes, par éclats, par éclairs.

Il nous faut remonter.

Comme il y a longtemps, dans le ventre de la forêt mexicaine, comme il y a longtemps, quand l’orage arrivait, comme il y a longtemps, nous détacher, nous séparer de ce cactus qui de ses palmes nous protégeaient. Comme il y a longtemps, remonter, écouter l’alarme du ventre, comme il y a longtemps, retourner à la lumière, écouter le cœur battant, l’avertissement d’un autre temps.

Nous remontons. D’un pas pressé, d’un pas haletant. Remontons.

A la lumière de la nuit, à l’électricité de la vie.

Nous remontons. Nous en sommes sorties. Et avec nous, toutes ces âmes, toutes ces voix, tous ces émois, ces émotions, ces sentiments qui appartiennent à d’autres, avec nous partagés. Avec nous ces êtres, ces histoires, ces souvenirs. Avec nous ces vies, ces amours. Ces séparations.

Nous nous regardons. Nous sourions.

Devant nous, il est là.

Le mémorial de la Shoah.

 

holocaust-gedenkstaette-berlin
memorial holocauste berlin shoah