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Tricodpo: la musique créole qui montre ses bras

Tricodpo, cocktail de poésie et d'humour.
Tricodpo, cocktail de poésie et d’humour.

 

On les avait découverts l’an dernier au Téat sous les arbres du Port, en première partie de Nathalie Natiembé. Et ils nous avaient franchement emballés, les Tricodpo. Pour ceux qui ne causent pas créole, un tricodpo c’est un marcel, un débardeur. Erick Lebeau et sa compagne Marine Charlin ont ressorti ce mot charmant et un brin désuet pour nous servir, avec trois autres bons musiciens, une variété créole plutôt bien léchée. Rencontre sous la varangue, dans les hauts de Sainte-Marie, avec un couple de passionnés.

A les écouter échanger autour d’un café, on se dit que leur fille ne doit pas s’ennuyer et qu’elle sera sans doute riche d’une culture éclectique. Erick Lebeau et Marine Charlin partagent la même passion pour la musique, la langue créole et le spectacle. Ils se sont rencontrés à Lyon, alors qu’ils étudiaient la musique. C’est là-bas qu’Erick découvre vraiment les rythmes réunionnais. « Quand je vivais ici, la musique créole c’était la ringardise absolue ! Je ne pratiquais absolument pas », rigole-t-il. Comme beaucoup d’insulaires étudiant dann péi la fré*, Eric se pique un coup de blues, nostalgique de son caillou, son soleil, son cari et son kozé*. « Avec des copains, on a ressorti un CD d’Oussanoussava », raconte-il. C’était en 99 – 2000, le label Takamba avait ressorti Alain Peters et Madoré. Erick Lebeau retrouve le premier et découvre le second, se replonge dans le maloya de Waro et le Bato Fou de Ziskakan, lit le poète Albany et se décide à écrire en créole.

« ça n’est pas parce qu’on est des bouffons qu’on ne raconte que des bouffonneries »

Fort bien lui en a pris. L’auteur-compositeur fait chanter la langue créole avec bonheur. Et derrière la légèreté et la fraîcheur affichée, il avoue un travail laborieux. Car le bonhomme est exigeant. « ça n’est pas parce qu’on est des bouffons qu’on ne raconte que des bouffonneries », sourit-il. Se baladant entre introspection et nostalgie, ses textes ne prêtent pas franchement à rire. Pourtant, on sort tout guilleret d’un concert des Tricodpo. Parce que le chanteur-leader mène son show (écrit avec Marie Birot de La Fabrik) à grands coups d’humour … parfois grinçant. « On a la chance, nous les artistes, de pouvoir dire les choses. Il faut les dire », estime-t-il. Eric les dit avec finesse, second degré et humilité. A l’image du groupe, adepte de l’autodérision. « Il y a suffisamment de gens qui se prennent au sérieux dans ce métier », sourit-il.

tricodpo
Les Tricodpo, eux, auraient pourtant de quoi montrer leurs biscottos.

« La première culture que j’ai c’est la variété française. A part le tourne-disque de maman et ses disques, je n’avais pas accès à grand-chose ».

Le groupe a vu le jour à Lyon, en formule duo, avant de rentrer à la maison en 2006. Il a débuté par des reprises de chansons françaises (Lavilliers, Fersen, Benabar…) avant de jouer avec Lao, puis interpréter leurs propres morceaux, dans la formule quintette actuelle (Erick : guitare, chant, contrebasse, Marine : contrebasse, accordéon, chœurs, Thierry Hesler : trompette, chant, Sandro Turpin : percus, Charlie Lallemand : guitare). Résultat : une variété poétique créole, se baladant entre reggae, folk, séga, rock, blues. « Mes influences musicales sont diverses, mais quelque part on ne se détache pas de l’enfance, explique Erick. La première culture que j’ai c’est la variété française. A part le tourne-disque de maman et ses disques, je n’avais pas accès à grand-chose. Malgré tout, c’est une origine réunionnaise, car même si ces musiques viennent de France, je les ai écoutées ici et on n’écoute pas la musique de la même façon selon l’endroit où on vit, on ne voit pas la vie pareil ».

« Mon parrain, c’est mon mentor. Dans les fêtes familiales, il sortait son calepin, racontait des blagues et chantait »

La vie, il la voyait aussi, enfant, à travers le prisme des fêtes familiales. « Mon parrain, c’est mon mentor. Dans les fêtes familiales, il sortait son calepin, racontait des blagues et chantait. Erick a gardé de lui ce côté troubadour, amuseur et populaire. Car le mot n’a rien de péjoratif pour lui. Au contraire. Alors que Tricodpo se voit encensé depuis le dernier Iomma (marché des musiques de l’océan Indien) par le microcosme intello-culturel, eux se rêvent en chanteurs populaires, fredonnés par madame Tout le monde sous la douche. Leurs teasings de sortie d’album, joués par le comédien Nicolas Givran, met d’ailleurs en scène avec beaucoup d’humour cette Réunion du quotidien qu’ils affectionnent.
Clin d’œil à la musique populaire actuelle, ils reprennent sur scène le tube de FJ « Viens viens là »  et en livrent une version charmante. Pour le concert de lancement d’album, le 15 février au Kabardock, ils promettent une seconde partie de soirée amusée, faite de reprises et d’invitations. On y sera.

Ecouter Tricodpo :

Tricopdo, concert de sortie d'album le 15 février au Kabardock
Tricopdo, concert de sortie d’album le 15 février au Kabardock

*Péi la fré: pays du froid, kozé: langage


Dancefloor pimenté

 

700 danseurs furieusement déchaînés à la belle étoile.

 

Emile Omar déplaçait hier sa Tropical discoteq parisienne à Saint-Leu. Les déhanchés langoureux ou endiablés, ça nous connaît par chez nous. La preuve, trois DJ du cru ambiançaient pimenté le dancefloor aux côtés du spécialiste parisien des rythmes africains, caribéens ou latino-américains : Broza Alex, Antoine Konsöle et Natty Hô. Résultat : 700 danseurs en sueur et autant de sourires.

 

Sable noir au sol et les parois de la falaise de Saint-Leu en paravent naturel du dancefloor d’un soir. Elle sentait déjà bon, cette Tropical discoteq en plein air. Quelques lanternes ça et là, un toit de tôle abritant une grande piste de danse et des DJ discrets au bout. Non, les stars de la soirée n’étaient pas les quatre ambianceurs, pourtant doués : Broza Alex, Antoine Konsöle et Natty Hô, nos DJ locaux experts en sons tropicaux, et le Parisien Emile Omar, transportant pour un soir sa Tropical discoteq à La Réunion.

Non, la vraie star du soir, c’était la danse, qui reprenait ses droits dans une ambiance joyeusement bon-enfant. A deux, en groupe, ou (jamais très longtemps) seuls, ça se trémoussait franchement, ça déhanchait caliente, ça se déchaînait en rythme et ça souriait communicatif. Elle avait un petit côté fête de village, kabar semi-improvisé, cette soirée. Et c’est ce qui a fait son charme.

La danse, star du soir

Aux platines, ils connaissaient leur affaire, les tropicaux DJ. Ouvrant la soirée à 18h30, Broza Alex a eu la lourde tâche de convoquer les esprits de la fête et de rallier à la piste les premiers arrivants. Quelques heures plus tard, Antoine Konsöle, collectionneur de vinyles locaux et fervent défenseur du séga, cueillait avec son dalon Natty Hô un dancefloor déjà bien chaud, se trémoussant aussi bien sur les rythmes caribéens ou africains que sur ceux (trop rares dans la soirée) de Madagascar ou La Réunion. Et ce sont 700 danseurs furieusement joyeux et passablement en sueur qui accueillaient Emile Omar et son set fort bien rôdé.

On a dansé jusqu’à plus soif, ri de bon cœur et on se serait presque cru à la maison. Parce qu’on se sentait bien et que ces sonorités nous évoquaient des souvenirs de fêtes familiales (bon d’accord, les playlists de l’époque ne comportaient pas toutes les pépites qu’on a entendues hier, et les enchaînements du tonton n’avaient rien de ceux d’un Emile Omar).

Bref : on l’a trouvé revigorant, ce petit bain tropical. Et chaud bouillant.

emile omar

 

Antoine Konsole et Broza Alex

 


Salem mèm !*

 

Christine Salem festival Voix de femmes (c) Dominique Houcmant/ Goldot
Christine Salem festival Voix de femmes (c) Dominique Houcmant/ Goldot

Elle est née un 20 décembre, jour de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.  Christine Salem fait voyager loin – et haut – le maloya, musique héritée des esclaves. Que lui souhaiter, donc, en ce jour doublement anniversaire ? Que sa voix guérisseuse d’âme continue encore longtemps à toucher les cœurs, ici et ailleurs. Et que les esprits de ses ancêtres Malgaches, Comoriens, Réunionnais continuent à lui souffler la bonne parole. Récit d’un servis kabaré, cérémonie mystique d’hommage aux ancêtres, chez elle en novembre dernier.

 

Blanc. C’est la couleur que les quelques invités devaient porter. Dans la petite pièce emplie de coussins, le roulèr* attend son heure. Manioc, patates douces, songes, poisson grillé, cigarettes, vins et rhum s’offrent aux regards des statuettes malgaches et comoriennes. Les premiers effluves de camphre achèvent de détendre l’atmosphère. Maîtresse de cérémonie, Christine Salem invite ses proches à saluer ses ancêtres, qu’elle remercie comme chaque année le 1er novembre.

Et les remerciements peuvent être chaleureux: tournées en Europe, aux Etats-Unis (voir ici le Live au Global FEST, New York ) , concerts en Inde, médaille de Chevaliers des arts et des lettres, trophées de la meilleure voix féminine des Voix de l’océan Indien puis de la meilleure tournée avec le Salem Moriarty Tour, article élogieux dans le New York Times… Exceptionnels, les crus 2012 et 2013, pour notre prêtresse du maloya.
« Et ça n’est qu’un début ! Il va falloir la suivre ! ». Tandis que les gramouns* s’expriment à travers la bouche d’une Christine Salem en transe, dans la case familiale du Plate Saint-Leu, on se remémore les premières rencontres avec cette artiste surprenante. La première claque scénique, d’abord, sur le campus universitaire, il y a près de 15 ans. Christine Salem n’arborait pas encore la coupe Angela Davis, mais c’est la même détermination, la même force, le même engagement, qui se dégageaient de ce petit bout de femme au look ethnique et à la voix étonnamment rauque. En quelle langue chantait-elle ? Devant la scène, même les étudiants les plus « ravageurs » semblaient hypnotisés. Il y avait du mystique là-dedans. Il fallait creuser. Elle chantait une langue imaginaire, mélange d’arabe et de comorien qu’elle ne parle pas, dictée par les esprits en phase de transe. On n’y croyait qu’à moitié, alors.

« Comment expliquer, là, sous nos yeux, ces hommes et femmes qui se succèdent,

s’emparant avec bienveillance du corps de l’artiste ? »

Christine Salem (c) Thomas Arcens
Christine Salem (c) Thomas Arcens

 

Et pourtant. Comment expliquer, là, sous nos yeux, ces hommes et femmes qui se succèdent, s’emparant avec bienveillance du corps de l’artiste ? Comment expliquer ces chants, judicieusement enregistrés – le prochain album sera très bon – , ces mots griffonnés en arabe, ces dialogues en malgache ? Comme lors des concerts de Christine Salem, on ne se pose plus de questions. On lâche prise. Et on reçoit.

Car c’est là une des certitudes irraisonnées acquises depuis quelques années déjà : l’inimitable voix de la Dame des Camélias, quartier populaire de Saint-Denis, a le don de guérir les petits et grands bobos de l’âme. Et les recettes de notre sorcière bien-aimée semblent avoir gagné en puissance depuis quelques années.

 

Christine Salem (c) Agence Vehka
Christine Salem (c) Agence Vehka

Elle a troqué son look ethnique contre une féminité un brin androgyne et son visage un peu fermé de « tantine en grèn »* contre une sérénité épanouie et joueuse. D’où vient la métamorphose ? De son voyage aux Comores et dans le Sud malgache, peut-être, sur les traces de ses ancêtres ? Du passage du cap de la quarantaine ? De son quotidien, totalement consacré à la musique désormais, depuis qu’elle a cessé ses activités de travailleuse sociale ? Un peu tout ça, certainement. Et sûrement aussi de ce mysticisme aujourd’hui totalement assumé, car mieux compris.

Là, dans la case du Plate Saint-Leu, on croit saisir enfin une des clés de la magie Salem. Sur la petite scène du café-concert de son quartier, comme sur des plus grandes, celle du Sakifo à Saint-Pierre (voir ici le live au Sakifo),  celle de la Cigale à Paris ou du Paléo festival en Suisse, Christine Salem a le don de transmettre l’essence du maloya dans une communion avec le public d’une intensité rare. Les anges passent, oui, et la raison s’envole dans un lâcher-prise jouissif. Pourquoi ? Comment ? Là, dans la pièce enfumée d’effluves de camphre, au Plate Saint-Leu, on les a vus et entendus, ceux et celles qui passent, parfois, nous dire bonjour sur scène dans ces moments de grâce. Alouwé Comoriens, Alouwé Malagasy, Alouwé Réyoné…

 

*Salem mèm : Salem, vraiment. Clin d’œil à l’expression « sa mèm mèm » : c’est vraiment ça / Roulèr : percussion / Gramouns : anciens / Tantine en grèn : femme énervée

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2014  sur les routes :

–       L’ Europe en avril

–       Le Mozambique en mai

–       Un concert au Quai Branly en Juin

–       Une reprise de tournée pour le Salem / Moriarty tour en juillet/août

–       Les USA en septembre

–       L’espoir d’un Indian Tour en octobre

Et d’autres surprises…

Toute l’actu de Christine Salem sur www.christinesalem.com


Fortuné troubadour

Après avoir écumé de longues années les scènes de La Réunion et fait fredonner son « Kafé » dans de nombreuses cases, Jim Fortuné livre – enfin! – son premier album, Kafé, personnel, poétique et profondément créole.

Je l’ai écouté longtemps, il y a quelques mois. Jim était alors en studio, à Sainte-Suzanne, dans l’est de l’île, cent fois sur le métier remettant son ouvrage – éternel insatisfait qu’il est – sous les conseils avisés de Davy Sicard, ami et complice artistique de longue date, réalisateur et producteur de Kafé. 

J’étais alors assez émue d’avoir à écrire la bio de cet album tant attendu, et peut-être encore davantage de questionner un des très grands poètes chantant  de l’île, aussi humble que talentueux. L’album sort aujourd’hui. Je partage ici cette bio, en souhaitant que la Mondoblogosphère accueille Jim Fortuné avec autant de sympathie que celle qu’il génère chez nous, et qu’elle regarde le clip de Kafé, réalisé par Laurent Pantaléon.

 

Jim Fortuné (c) Manube

Enfin ! L’enthousiasme est unanime, tant chez les professionnels de la musique que parmi le public qui le suit depuis des années sur les scènes réunionnaises, avec l’affection qu’on peut porter à un membre de la famille.

En 2010, Stéphane Deschamps, journaliste des Inrocks, ne lui trouvait « qu’un seul défaut », celui de ne pas avoir encore enregistré d’album. C’est désormais chose faite.

Accompagné par Davy Sicard, Jim Fortuné livre avec Kafé un album personnel, poétique et profondément créole.

C’est dans son timbre de voix qu’elle transpire d’abord, cette créolité. Un timbre particulier propre aux poètes chantant réunionnais, tel Alain Peters.

Car il y a quelque chose d’Alain Peters et Henri Madoré chez Jim Fortuné, ce côté troubadour, chanteur de rue. Et, comme Alain Peters, le contraste entre la profondeur du propos, la poésie des textes et cette impression de nonchalance, d’ « artiste malgré lui », séduit.

Qu’ il emprunte les mots de Célimène Gaudieux, la « première » chanteuse réunionnaise (« Célimène »), ceux du poète Auguste Lacaussade (« Les travailleurs »), ou qu’il évoque une propagande liée à la période de l’engagisme et la fin de l’esclavage (« 1848 »), Jim Fortuné distille une poésie musicale et touchante.

Amuseur, il se fait plus festif sur une version créole de « La cigale et la fourmi » (« Séga fontaine ») ou sur « Fangouni », chronique du traditionnel pique-nique réunionnais.

Musicalement, « Kafé » traduit l’évolution du compositeur-guitariste, assumant sa musique voyageuse mais l’ancrant davantage dans les sonorités de l’océan Indien. Figurant sur une compilation du PRMA (Pôle régional des musiques actuelles) il y a quelques années, la première version de ce titre voyageait du côté de la bossa. Coup de cœur de RFO radio, elle s’était à l’époque invitée dans tous les foyers réunionnais. A tel point qu’on la croirait appartenir au patrimoine. Jim Fortuné nous la fait aujourd’hui redécouvrir sous une forme peut-être plus authentique. Le maloya redonne en effet au texte son sens premier, celui du café cultivé à l’île Bourbon, « café sucré, café amer ».

 

 Jim Fortuné

L’autodidacte inspiré

 

Jim Fortuné (c) Manubé

Né au Port, ville modeste et ouvrière de la Réunion, en 1973, Jim Fortuné a grandi dans une famille de musiciens. A 8 ans, il jouait de la basse dans les meetings du PCR (Parti communiste réunionnais), où il se souvient avec émotion avoir vu Thierry Gauliris aux débuts de Baster.

C’est à 15 ans qu’il reçoit sa première guitare, offerte par son frère. Immédiatement, il se met à composer.

Ses premières compositions flirtent avec le jazz et les sonorités latines, dont il se nourrit depuis l’âge de 12 ans. Les premiers textes arrivent aussi, presque malgré lui, porteurs déjà de cette musicalité du verbe qui fait sa particularité.

A 22 ans, il commence réellement les scènes, avec son ami Patrice Chaw-Sing-Kam. Outre le jazz-maloya avec ce groupe, il s’essaie au hip-hop et ragga avec Tam Tam D Cool et rejoint Davy Sicard au sein des College Brothers en tant que percussionniste en 1996. D’autres collaborations suivent, en tant que musicien, avec le Mahorais Baco, le guitariste Alix Poulot, le groupe Ravane ou la chanteuse Nathalie Natiembé.

A partir de 1998, Jim Fortuné se remet sérieusement à composer et retrouve son ami Fabrice pour fonder le groupe Zikzako, avec qui il tourne un moment.

De cette époque, puis de ses débuts sous son propre nom, il garde le souvenir d’une quête artistique, éprouvant ses nombreuses compositions sur scène pour trouver sa voie, se baladant du côté de la bossa pour créer le « sambaloya », mélange des rythmes ternaires réunionnais et d’harmonies latines.

Ce sont les Rencontres d’Astaffort, relayées par le Kabardock en 2005, qui marquent le virage attendu dans la carrière de Jim Fortuné. S’investissant davantage dans l’écriture, il aborde son métissage musical avec davantage de maturité et initie un retour vers ses racines musicales réunionnaises.

Accompagné depuis par le Kabardock, scène de musiques actuelles, il a pris le temps de se frotter au public et à la scène, avant de s’atteler à l’enregistrement de son premier album.

Et ce sont les retrouvailles avec Davy Sicard qui signeront le grand saut tant attendu. Partageant les mêmes valeurs et la même vision de la musique, les deux artistes se vouent une confiance et une admiration mutuelle et partagent le souci des choses bien faites.

Le fruit de ce parcours et de ces rencontres est désormais dans les bacs.

Kafé Jim Fortuné

Kafé

Album réalisé et produit par Davy Sicard, avec le soutien des associations Kadadak et  Léz’arts d’ici et de la région Réunion

Enregistré au studio Kréativ’Ar

Sortie décembre 2013


Joyeux Noël, Félicie

 

 

Mendiante - Commons - Wikimédia
Mendiante – Commons – Wikimédia

Debout. Bien droite.

Je ne l’avais pas vue, perdue dans mes pensées et regardant ma montre. Avais-je bien fait de prendre la Wii mini ? La Wii U c’est mieux, non ? Et puis ils sont vraiment pas doués : c’est bien beau de proposer du 3 fois sans frais, encore faut-il gérer l’interminable file d’attente. C’est pas tout ça, je vais être en retard, moi.

–       Bonjour madame.

Debout. Bien droite devant le rayon jouets.

Légèrement cachée. Pas vraiment visible de l’allée centrale.

–       Bonjour.

A peine le temps de répondre à son sourire, que déjà je file vers d’autres « urgences » : voiture téléguidée, poupée Barbie. La liste s’égrène aussi vite que la petite aiguille qui me dit qu’il est temps de retourner au boulot. Elle allait me dire quelque chose je crois. Puis elle s’est ravisée. Mal à l’aise. A peine l’avais-je remarquée. Ah, les voitures télécommandées, c’était par là. Je reviens sur mes pas. Elle est toujours là.

Debout. Bien droite avec son sourire.

« Elle me sourit à nouveau, comme pour jauger mon pourcentage de cœur disponible ».

Je croise son regard cette fois-ci et il ne me lâche plus. Un regard rempli d’attente et de dignité. Je m’arrête cette fois-ci, mettant ma liste mentale sur pause. Elle me sourit à nouveau, comme pour jauger mon pourcentage de cœur disponible. Elle s’approche, timide. Chuchote presque.

–       Pardon madame, vous n’auriez pas 4, 5 € ?

Pourquoi je lui ai d’abord dit non, en regardant mes pieds … puis les siens ? Ongles longs et noirs de crasse. Je relève la tête, bredouillant le traditionnel « désolée, je n’ai pas de monnaie ».

–       Il me manque 4,5 € pour payer mes courses… La voix s’étrangle, digne. Et moi je me sens indigne face à tant d’humanité. Pourquoi j’ai dit non, les bras plein de Wii ? J’ouvre mon porte-monnaie, pas fière de mon égoïsme, pas fière non plus de son regard plein de gratitude.

C’est précis 4,5 €. Ni 4, ni 5. Qu’a-t-elle promis d’offrir à son fils ? Qu’est-ce qui motive cet effort que je devine presque insurmontable : la mendicité ?

Là, au milieu des caddies dégueulant leur bonheur consommable, je t’imagine, Félicie – tu ne m’en veux pas si je t’appelle comme ça ? – jouant « kadok grapin* », petite fille, dans un bout de cour proprette. Je t’imagine malaxant le riz cuit et recuit par ta maman pour t’en servir de colle, découpant de vieux magazines pour décorer la case, défroissant des bouts de papier alu pour fabriquer des boules à la branche de filaos de Noël. Je t’imagine aussi heureuse et rieuse que mes copines de 6 ans, à Cambuston.

La Wii mini pèse soudain très lourd. Trop lourd face à ces souvenirs de bonheur simple.

Pourquoi tu me remercies, Félicie ? C’est moi qui te suis redevable. Merci pour cet instant d’humanité.

 

*kadok grapin : jeu d’osselet, joué à La Réunion avec des cailloux


Léonora Miano : « J’ai un problème avec le mot métis « 

Léonora Miano (c) JF Paga, Grasset
Léonora Miano (c) JF Paga, Grasset

 

Léonora Miano, Prix Fémina 2013 pour La saison de l’ombre,  recevait hier le Grand prix du roman métis 2013 des mains du maire de Saint-Denis de La Réunion et subjuguait le public de ses propos aussi profonds que piquants, avant de m’accorder un entretien.

Un de ces échanges qui nourrit, longtemps après l’entretien, la réflexion. Bien sûr, je ne peux qu’adhérer à la position de l’auteure camerounaise sur l’emploi du terme « métis ». Pourtant, elle m’a d’abord un peu bousculée. Peut-être parce que ce mot nous évoque moins, à La Réunion, la notion de race que celle de « batarsité » avancée par Danyél Waro.

 

« Batarsité » signifie, littéralement, « bâtardise ». On peut le prendre au sens péjoratif désignant des enfants sans père. Mais dans mon cas, je parle de « batarsité » au sujet de l’identité réunionnaise. Nous sommes un peuple profondément marqué par le métissage, ayant donné naissance à une culture particulière et unique. Chaque Réunionnais renferme en lui plusieurs origines, il ne peut donc s’associer à une catégorie particulière: on ne peut pas affirmer être Africain, Chinois, Indien ou Européen. Nous possédons tout cela à la fois! ». Danyél Waro, interviewé par Aujourd’hui le monde en 2011.

Rencontre avec une très grande dame, à l’esprit aussi affûté que sa plume.

 

–       La saison de l’ombre reçoit, après le prix Fémina, le Grand prix du roman métis. Que représente ce prix pour vous ?

–       Si vous voulez parler du mot « métis », j’ai un problème avec ce mot. Mais si vous parlez de la façon dont les gens le comprennent, c’est-à-dire le mélange et la transversalité culturelle, oui ça peut me toucher à ce niveau-là. Mais ça n’est pas tellement l’intitulé du prix, c’est davantage son origine qui me touche : le fait qu’il ait été créé ici à La Réunion et qu’il soit ouvert à tous, qu’il permette de partager jusqu’ici des expériences subsahariennes, c’est assez rare. Il y a des prix dans la Caraïbe qui ne concernent que les auteurs de la Caraïbe, donc je suis contente d’emmener ma Saison de l’ombre jusqu’ici. Mais surtout c’est un texte qui travaille un aspect très minoré de l’expérience des Africains pendant les traites négrières et je suis particulièrement sensible au fait que des personnes qui ont également ce passé-là dans leur mémoire aient choisi cet ouvrage.

–       Justement, qu’est-ce que ça vous fait de recevoir ce prix, pour un roman qui évoque le déchirement de ceux qui sont restés, dans une île qui a été peuplée par ceux qui sont partis ?

–       Ça n’est pas seulement eux. Et je n’ai pas vu un jury particulièrement afro-descendant. C’est dans la mémoire de l’île. Je pense que les membres du jury ont d’abord été sensibles à une expérience humaine, qui les touche bien sûr puisque l’île est concernée par cette mémoire, mais j’espère qu’ils ont voté aussi pour des aspects littéraires. Oui je suis très touchée qu’un espace concerné au premier chef par les traites négrières ait choisi de distinguer un roman écrit par une subsaharienne et qui présente une partie de l’expérience africaine qu’on connaît peu, la partie profondément humaine et sensible, la partie liée à l’arrachement et au deuil, qui n’est jamais évoquée lorsqu’on aborde le thème des traites négrières.

–       Vous disiez en début d’entretien que vous aviez un problème avec le terme « métis », pourquoi ?

–       Oui, parce que le terme « métis » confirme la centralité de la notion de race dans un pays qui prétend qu’il n’est pas attaché à ça. Il ne peut pas y avoir de métissage sans races, si on réfléchit bien. Or nous  avons tous embrassé ce terme. Moi je suis pour l’invention d’un nouveau vocabulaire pour parler de nos mélanges. On veut parler de ça. Mais le mot « métis » n’existe que parce que les gens ont cru un jour à l’existence de la race. Donc c’est un terme problématique et politiquement il convient de l’analyser et sans doute d’en trouver un autre pour parler de ce que nous voulons dire.

« Je crois que c’est le fait d’être encore piégés dans ces imaginaires-là qui fait que nous vivions aujourd’hui dans un pays où on peut traiter aujourd’hui une ministre de guenon ».

Ce dont nous voulons parler, ça n’est pas des sangs qui se sont mélangés. En tant qu’auteur, je suis sensible aux mots et je trouve que la manière dont on a embrassé ce terme, la manière dont on l’utilise comme si c’était naturel et confortable, est problématique. Comme si on s’interdisait de réfléchir à toutes ces questions, à l’invention de la race, au positionnement de certains comme blancs face à d’autres qu’ils ont construits comme noirs / jaunes / rouges… Et je crois que c’est le fait d’être encore piégés dans ces imaginaires-là qui fait que nous vivions aujourd’hui dans un pays où on peut traiter aujourd’hui une ministre de guenon.

       L’an dernier, à l’occasion de la sortie de Ecrits pour la parole (L’Arche), vous avez confié à Slate Afrique songer à quitter la France ? Y songez-vous toujours ?

–       Je ne sais pas si je la quitterai tout à fait, mais je pense être arrivée à un moment de ma vie où j’ai besoin de travailler aussi dans d’autres espaces. Je pense que pour pouvoir vivre en France aujourd’hui, y vivre sainement, il faudra aussi que je sois ailleurs. Et je pense que l’existence qui me conviendra le mieux sera triangulaire. Il faudra que je puisse être dans les espaces concernés par toute cette mémoire qui irrigue ma création depuis le début. Donc il est primordial pour moi, puisque je suis dans une période où la transmission pour moi devient importante – j’anime beaucoup d’ateliers d’écriture et j’espère arriver à un type d’enseignement un peu particulier – et pour parvenir à davantage de transmission, il faudra que je puisse être un peu plus en Afrique, il faudra que je sois aussi un peu à la Caraïbe. Si je peux venir aussi ici à La Réunion, ça sera bien. Donc je resterai en France, mais pas forcément la France hexagonale qui parfois est difficile à vivre en ce moment.

« Qu’on accepte de raconter le pays réel, c’est-à-dire un pays qui n’est pas un pays de Blancs, un pays qui n’est pas un hexagone, qui se déploie sur plusieurs océans. »

–       Particulièrement en ce moment ?

–       Oui, et je n’ai pas envie de m’épuiser à devoir justifier mon humanité, ma beauté. Je pensais que ce travail-là était déjà fait par les auteurs de la négritude. Et cette espèce de régression, je n’ai pas envie d’y prendre part et je n’ai pas non plus envie de participer à des marches ou des soirées poétiques contre le racisme. Moi ce que je voudrais qu’on fasse vraiment, c’est un peu plus de pédagogie et qu’on accepte de raconter le pays réel, c’est-à-dire un pays qui n’est pas un pays de blancs, un pays qui n’est pas un hexagone, qui se déploie sur plusieurs océans, qui a des populations différentes. Que la France se raconte enfin telle qu’elle est, qu’on prenne enfin des décisions concrètes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

 

Léonora Miano, La saison de l’ombre, Grasset, Prix Femina et Grand prix du roman métis 2013

Miano La saison de l'ombre

Se glissant dans l’esprit, le cœur et le rythme d’une tribu africaine au début de la traite négrière, l’auteure camerounaise vivant en France décrit le choc, l’effondrement des repères et fait entendre la voix de ceux à qui on a arraché un être cher. La voix de ceux qui sont restés.

 

Depuis quatre ans, le Grand Prix du Roman métis de la Ville de Saint-Denis récompense un roman francophone, paru depuis moins d’un an, mettant en lumière les valeurs de métissage, diversité et humanisme.

 

 

 


La tête et les jambes

Mamadou et Léonora : Où je découvre le potentiel poétique du foot.

Panini vintage (c) oldschoolpanini.comNe me demandez pas le nom du joueur. Mais l'image est belle, non? On dirait une couv' de roman.
Panini vintage (c) oldschoolpanini.com
Ne me demandez pas le nom du joueur. Mais l’image est belle, non? On dirait une couv’ de roman.

 

Ça je ne l’aurais jamais imaginé : un jour j’ai aimé le foot dis-donc !

C’était le 20 novembre 2013 et je levais le nez de mon bouquin, j’ôtais mes écouteurs, je sortais de mes douces et niaises rêveries de bien-pensante pour observer éberluée le potentiel onirique des footballeurs. Plus puissant que le billet de Yann Moix – prix Renaudot quand même ! – et plus fédérateur que celui d’Harry Roselmack suite aux insultes proférées contre Christiane Taubira: le jeu de jambes des bleus.

Oubliés, ce matin-là, les relents racistes nauséabonds de « cette France qui pue ». On a tous la banane, on rêve de victoire et le héros du jour s’appelle Mamadou. Yessss ! Là, je lui trouve un indéniable potentiel poétique, au foot. Donnez du jeu au peuple ? Oui, encore ! S’il suffit de deux (pardon, trois ?) ballons envoyés dans un filet pour révéler une humanité étouffée par la sinistrose, si la tactique, la stratégie élaborée sur un stade provoquent à l’échelle d’une nation l’effet délicieux d’un bon concert, roman, spectacle de danse ou d’une pièce de théâtre, alors OK : chapeau, les artistes à crampons !

Reste à savoir si, passée l’émotion, leur œuvre provoquera réflexion. C’est là que j’attends impatiemment l’entrée sur le terrain des artistes – les autres, ceux aux cachets d’intermittents – pour transformer l’essai (je sais, ça n’est pas du foot). J’attends notamment avec un brin d’excitation l’esprit vif et libre de Léonora Miano, prix Femina et Métis 2013, bientôt chez nous. Quel regard portera Léonora, la Franco-Camerounaise qui a su aborder avec finesse et réalisme la situation de la femme noire en France, sur le miracle Mamadou ?

La tête et les jambes. Entre les deux, le cœur.

 


Languet’ ça !

Créée à La Réunion dans le cadre du festival Total Danse, la dernière performance de la Sud-Africaine Robyn Orlin colle des papillons dans le ventre. Drôlement subversif, poétique, politique, émouvant, déroutant, le duo de solos d’ Elisabeth Bakambamba Twanbe et Éric Languet provoque une tornade d’émotions. Un double effet papillon salvateur en ces temps moroses.

eric languet

Chiant, la danse ? Ça dépend laquelle. Celle-là relèverait plus de la performance punk. Un titre à coucher dehors, « In a world full of butterflies, it takes balls to be a caterpillar… some thoughts on falling… » ( « Dans un monde plein de papillons, il faut du courage pour être une chenille … quelques pensées sur la chute ») et une base de travail violente (l’image d’un homme chutant des tours du World trade center). Pas facile d’imaginer ce qu’allaient nous réserver Elisabeth Bakambamba Twanbe et Éric Languet.

Le mois dernier, le danseur et chorégraphe réunionnais avouait lui aussi n’en savoir guère plus, tant le processus de création de la Sud-Africaine Robyn Orlin cassait pour reconstruire, pour casser à nouveau, et puiser toujours plus loin dans les tripes des danseurs. Tout juste Eric Languet livrait-il qu’elle l’amenait à montrer sur scène une facette de lui qu’il n’avait jamais osé livrer avec sa compagnie, Danses en l’R. De quoi titiller la curiosité. Et elle a été servie !

Elisabeth Bakambamba Twanbe espace des arts

Comment partager la tornade d’émotions sans trop en dévoiler, l’effet de surprise contribuant à cette alchimie déroutante ? J’ai vu des toiles de tente, une Grace Jones de trottoir, un surfeur, des pointes et un tutu, des papillons sexy, des chenilles croquantes, des fringues enveloppantes, du quasi-nu artistique, de la beauté, du burlesque… J’ai entendu de la révolte, du second degré amusé, de l’ironie, de l’auto-dérision, de la poésie. J’ai ri à gorge déployée (si, si, sur de la danse !), je me suis surprise à laisser filer, tels des messages subliminaux, les réflexions politico-sociétales qui surgissaient en moi, sans jamais délaisser le bonheur jubilatoire, quasi-enfantin, d’être transportée dans cet univers subtilement loufoque. J’ai cru ressentir à nouveau l’émoi du premier spectacle de cirque, enfant, du tout premier concert, ado. J’ai vu du spectacle cruellement vivant, profondément humain.

J’ai vu surtout des artistes qui prenaient des risques. Ego maîtrisé, Eric Languet version burlesque livre un intime touchant, un concentré d’humanité dans ce qu’elle peut avoir de contradictoire et dérisoire. On est bien peu de choses. Languet’ ton monmon* de putain d’artiste !

 

*Languette ton monmon : injure créole, « nique ta mère »

 


A flèr de peau

 

 

(c) Jérôme Picard

 

L’album de Zanmari Baré, Mayok flèr, sera dans les bacs nationaux aujourd’hui. Une bulle de douceur, de poésie et d’intensité émotionnelle que le digne héritier de Danyél Waro partagera avec le public du festival Africolor en décembre.

 

J’avais le CD dans mon sac depuis trois jours. Après la frénésie de rencontres et de belles découvertes au Sakifo festival, j’allais savourer ce Mayok Flér en solitaire, comme un carré de chocolat que j’imaginais réconfortant. Bande son parfaite pour un retour à la case, me disais-je.

Elles venaient de loin, ces larmes. Intarissables et libératrices. Odeurs de bonbons banane, parfums de cardamome et d’humidité, images de champs de cannes en fleurs et d’océan Indien démonté à Cambuston. Elans passionnés, câlins et chragrins. Les images s’imposaient, vieux Super 8 accompagnant la bande son dans un excès d’émotions confuses. C’était trop pour une seule femme.

Galigalang #11 from BLABLA PROD on Vimeo.

 

Il m’a fallu trois semaines pour pouvoir l’écouter à nouveau et apprécier la poésie et la langueur du maloya sensible de Zanmari Baré sans être submergée par l’émotion.

Héritier revendiqué de Danyél Waro, Zanmari Baré signe un maloya fonnkèr moins vindicatif que son aîné. Les temps ont changé. Les luttes aussi. La complainte de Zanmari voyage dans l’intime, portée par une certaine mélancolie. Et derrière cette voix saisissante, c’est la fragilité qui émeut.

 

 

Sur la scène de la Kaz Kabar à Bwarouz, dans les hauts de l’ouest, au milieu des marmailles farfouillant la terre et des tantines « crasant » un maloya pieds nus, le duo avec le maître Danyél officialisait la mission, en juillet dernier : Zanmari est bien le porteur de flambeau. L’album sortait à peine et déjà le public reprenait en cœur les titres de l’ancien leader du groupe Lansiv, tellement heureux de le retrouver après ses quelques années d’absence.

Dimanche soir, les anges semblaient veiller sur le Théâtre sous les arbres du Port. Zanmari Baré y partageait la scène avec la grande Christine Salem. Et alors qu’on célébrait le 350eme anniversaire du peuplement de La Réunion, Bobre, roulèr et kayamb semblaient égrainer les années de petits et grands chagrins, petits et grands bonheurs constitutifs de cette île aux sangs mêlés.

Sur des percussions délicates, Zanmari Baré empoigne les cœurs et les métisse d’un dégradé d’émotion somptueux. Humble et généreux, ce Mayok Flér trouble, séduit et réjouit franchement.

Zanmari_Bare_Mayok_fler

Zanmari Baré, Mayok flér,  Label Cobalt


Bananania

(site du MRAP)

« Banana pschit ». C’était le titre d’un billet que je signais dans un magazine local il y a deux mois. A La Réunion, on avait alors notre histoire de banane, aussi nauséabonde que celle qui secoue actuellement autant l’Hexagone que les Français des îles. Sur fond de grève des étudiants de l’école des beaux arts jaillit une petite phrase dans un quotidien : « heureusement qu’à La Réunion il y a encore des singes qui pensent ». La phrase est attribuée au directeur des affaires culturelles. Glups. Rumeur ? La di la fé, comme on dit chez nous ? Le petit scud n’aurait pas été médiatisé si une députée, Huguette Bello, ne s’était exprimée à ce sujet face aux médias. Le scud voyage de murs en murs Facebook, transformant au passage les photos de profils des plus révoltés en têtes de singe ou en banane warholienne. Le directeur des affaires culturelles dément ces propos le lendemain. Ouf ? Certes.
Sauf qu’entre temps l’absence de réaction de nombreux « amis » – voire les quasi rappels à l’ordre (pas de quoi monter sur nos grands cabris, hein ?) – m’avaient fait monter le piment au nez.

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Il est loin le temps où ces potes défilaient pour Malik Oussekine,

jurant la main jaune sur le cœur qu’ils ne plieraient jamais.

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Donc, dans une île ayant connu l’esclavage, l’engagisme, le temps béni des colonies, on peut entendre et lire l’association Réunionnais / singe sans broncher ? Ah… Donc la révolte, la réaction légitime face à des propos racistes, c’est une application payante à télécharger maintenant ? Il est loin le temps où ces potes défilaient pour Malik Oussekine, jurant la main jaune sur le cœur qu’ils ne plieraient jamais. Aujourd’hui c’est la criiiiiiise, c’est vrai. On a d’autres priorités ma petite dame. Ouais, c’est sûrement pour ça aussi que les « belles et hautes voix » se font si rares, dans l’Hexagone et chez nous, pour dénoncer l’ignoble insulte faite à une des plus grandes personnalités politiques qu’ait connu la France depuis un moment.

On a heureusement entendu rapidement avec bonheur celle de François Morel : « C’est pour qui la banane ? »

Celle d’Harry Roselmack,

Puis celle de Yann Moix, tout frais prix Renaudot.

Celle de Sophie Elizéon, Réunionnaise déléguée interministérielle à l’égalité des Français d’Outre-mer

Et celle de Christine Angot, enfin…

… tellement porteuse d’espoir : plein d’autres belles et hautes voix vont bientôt s’élever, donc, contre cette banane de la honte qui cache un régime de médiocrité ? Allez quoi ? Na dmoun ou kwé ? I lèv ou kwé* ? La Ligue des droits de l’homme invite à un rassemblement anti-raciste lundi à Anger. Allez quoi, l’île métisse-modèle : on ouvre grand nos bras bronzés pour un méga gros câlin historique ?

L’humanisme et la raison seraient donc l’apanage de ces fameux « intellos bien pensant», fustigés par les populistes ? Ben heureusement qu’on en a eu quelques uns des « bien pensant » dans nos histoires. Sinon, qui sait ? On marcherait peut-être encore à coup de chabouk** ? Nos Smic insulaires seraient toujours inférieurs à ceux de la métropole ? Les tantines n’auraient ni le droit de voter ni celui de se faire avorter ? Allez quoi ? La hausse des prix serait notre seule source d’indignation ? Y’a pas bon, là.

* Il y a quelqu’un ? On se lève ?
** Fouet


Coup de cogne

 

Sergio Grondin rejoue ce soir son Kok batay à domicile. L’occasion de dire une nouvelle fois tout le bien qu’on pense de cette pièce puissante, vue en mai dernier. Depuis, elle a baroudé avec succès sur les planches d’ Avignon,  cette esquisse de généalogie familiale, cette plongée poétique dans la violence, et son texte a été publié aux éditions Paradox.

 

Sergio Grondin (c) Elux
Sergio Grondin (c) Elux

« Toutes les histoires sont bonnes à raconter. C’est le silence après l’histoire qui compte ». Il était beau le silence après cette phrase de Sergio Grondin. Un silence ému, perturbé, choqué, ravagé. Un silence d’après tempête. Un silence d’après combat. Parce qu’il nous en a mis plein le cœur, à grands coups de mots percutants, son « Kok batay ». Il a réveillé nos indicibles, nos cadavres dans le placard, notre linge sale familiale, commun à tant de familles, ici ou ailleurs.

C’est son histoire, mais ça n’est pas sa vie. Entre fait-divers et intimité, Sergio Grondin livre une chronique violente et émouvante de l’île à peurs. Entouré d’eau, il éclabousse la carte postale, plonge au cœur de la violence et mouille nos yeux.

Il y a du cathartique, là-dedans. Forcément. On raconte pour se reconstruire. Et quelle reconstruction ! Que d’élégance dans ce récit finement maillé. On y est, face au miroir où il ne fait pas toujours bon se voir. On y patauge dans ce reflet troublé. L’univers sonore poignant de Kwalud et la subtile mise en scène de David Gauchard donnent une magnifique caisse de résonnance à la puissance du texte et du jeu de Sergio Grondin. On le pleure avec lui, ce père absent, ce « John le rouge » héroïque, bagarreur la kour, champion de boxe à la fin tragique. On la console avec lui cette petite mère victime. On se révolte avec lui de ces farces de la vie, de ces drôles de karma.

En apnée, on le regarde batailler avec tout ça, battre et rebattre les cartes, gueuler, saigner, accepter. Et on reprend notre souffle, épuisé, groggy et enchanté de cette victoire par chaos.

 

https://www.editionsparadox.com/livre/kok-batay/

https://blogs.mediapart.fr/blog/le-davignon/230713/sergio-grondin-raconte-pour-se-reconstruire


Trois bonnes raisons de manger ce Bonbon

photo (c) Sandrine Hubert Delisle

Ça y est : il est dans les bacs le pétillant Bonbon zétwal de Nathalie Natiembé ! Un album qui impose l’inimitable style de notre punkette- poétesse du maloya et qui devrait figurer dans les discothèques ou lecteurs MP3 de toutes les oreilles sensibles, curieuses et attentives à une Réunion en mouvement. Un grand disque. La preuve par trois.

1/ Pour son subtile et surprenant mélange de saveurs

Rock, électro, reggae, dub… Nathalie Natiembé balade sa poésie intime sur des rythmes aussi énergiques qu’enveloppants. Et elle s’est trouvée, dans ces ailleurs qui bousculent son maloya depuis des années et qu’elle assume aujourd’hui. C’est toujours du maloya, dit-elle, mais il faut la chercher ailleurs que dans le rythme, cette musique héritée des esclaves : dans le côté frondeur de cette artiste se jouant des codes et de la carte postale insulaire, sorte de fille spirituelle d’Alain Peters et Nina Hagen, cousine insulaire de Brigitte Fontaine.

2/ Pour le goût doux-amer qu’il laisse en bouche

C’est sa vie qu’elle chante, exorcisant ses vieux démons, l’alcool, la passion, la fragilité, la tristesse du deuil de ses parents. Ce Bonbon zétwal ressemble à son auteur : s’arrêtant à la buvette taper la causette avec les « bougs » du coin, filant dans les rues au milieu de la nuit, portée par une chanson qui trotte et trotte encore dans la tête et passant du rire aux larmes dans un battement de cils.

3/ Pour ses effets secondaires désirés

« Quand des fois la vie coule en l’eau noire… ». C’est une chanteuse à textes, Nathalie Natiembé. Sa transe des mots fait défiler les images d’une Réunion contemporaine, écorchée, féminine et sensible. Et il a un goût de Madeleine de Proust ce bonbon zétwal, gâteau épicé que sa mère lui donnait enfant. Le goût de l’impudeur, de la rébellion, de la beauté déchirante d’une fanm dobout*.

*Femme debout

https://www.nathalienatiembe.com
https://www.7lameslamer.net/Croqueuse-d-etoiles.html
https://www.azenda.re/magazine/debit-d-emotion.html


Bienvenue chez moi

enfant orly
Photo (c) Isabelle Kichenin
enfant orly
Photo (c) Isabelle Kichenin

« Les passagers en provenance de Martinique sont priés de ne pas gêner ceux venant de Montréal à la réception des bagages ». Je n’ai pas pu m’empêcher d’y entendre une pointe de mépris, dans la voix du haut parleur. Ah, la susceptibilité mal placée des insulaires …
Bon c’est vrai : on a la bonne humeur bruyante, des valises trop lourdes pleines de rhum et de saucisses pour la famille, des vêtements colorés et un accent qui chante. Rien de bien méchant, non ? Difficile de mettre mon mouchoir sur ma susceptibilité, aux formalités de police, face à cet agent qui hausse les yeux au ciel et adresse un sourire entendu à son collègue. Oui, la mamie réunionnaise a du mal à comprendre où elle doit aller. Oui, elle n’avance pas vite. Ah, la lenteur insulaire …
Dans les allées, ils sont pressés, eux, les hexagonaux. Visages aussi fermés que leurs vestes cintrées. Mon fils rit de ces lumières multicolores, s’attarde, trempe ses mains dans ces murs arc-en-ciel, ralentissant la marée humaine des gens pressés jusqu’à se faire bousculer. J’ai envie de rire de sa surprise. L’incompréhension du petit de cinq ans m’arrache un éclat de rire : « fais attention, ici tout le monde est pressé ». Le brushing blond impeccable me fusille du regard. Bienvenue chez moi.

Oui, c’est chez moi. Je suis née là. C’est écrit sur ma carte d’identité. Mais je m’y sens toujours de trop, pas à ma place.

De vieux souvenirs remontent. Ceux de mon tout premier voyage solo sur cette terre de naissance. Une Réunionnaise de 17 ans toute surprise de se voir refuser l’entrée d’un pub.

–       Vous ne pensez quand même pas que j’ai une bombe dans mon sac ?

–       Ben t’en as bien la gueule en tous les cas.

Ça peut sembler curieux, mais j’ai cru naître une deuxième fois. Naître à travers leurs yeux à eux. Prendre conscience de ma couleur de peau, mon « type ». Des années que je jouais kadok*, puis dansais maloya ou pogos,  avec des kafs*, malbars*, chinois, yabs*, zarabs*, zorey* en ne voyant pour seule différence entre nous que les vacances que certains pouvaient s’offrir ailleurs, de l’autre côté de la mer, pendant que les autres calaient terla*. Et voilà que soudain le regard noir de ce videur éclaire les nuances de mate, ambré, doré, chocolat, rose de nos peaux mêlées.

« Vous devriez porter des badges « Réunionnais » pour vous différencier, parce que vous leur ressemblez vraiment aux gris ». J’ai failli avaler ma gougère de travers. Un repas familial sans animosité. Souvenir de vacances bourguignonnes parmi d’autres.

–       Regarde maman, je médite.

Mon fils m’arrache à mes souvenirs. Assis en tailleur sur le parking de l’aéroport, il m’offre à lui seul l’image de la richesse de mon caillou. Imperturbable, il semble brandir son sourire et sa spontanéité en bouclier à la monotonie ambiante. Insuffisant pour esquisser un sourire ou faire ralentir le pas des Parisiens, mais bien assez pour faire résonner l’éclat de rire bruyant d’une Antillaise. Bienvenue chez nous.

Isabelle Kichenin

*kadok: osselets
*kaf: Cafre, créole d’origine africaine
*yab: créole blanc
*zarab: créole d’origine indienne de confession musulmane
*malbar: créole d’origine indienne de confession tamoule
*zorey: métropolitain
*terla: ici