Tanguy Wera

Après l’orage

(CCO)

Ce matin, un homme armé est entré dans mon école après avoir tué deux policières et un étudiant.

Vous raconter la tourmente, les idées qui nous ont traversé l’esprit a peu d’intérêt : il n’y a que dans les romans que l’on vit de tels moments avec héroïsme et qu’après coup que l’on élabore une pensée un peu plus complexe que « je rassure les élèves », « j’emprunte le couloir du fond », « je les recompte une douzième fois »…

Ce qui compte, au fond, c’est ce qu’on fait après l’orage.

Après l’orage

Après l’orage, j’ai jeté mon dévolu sur une pile de travaux d’élèves et je les ai corrigés avant d’envoyer les résultats aux intéressés. Je l’ai fait, pas tant pour oublier l’orage que porté par la conviction que c’est précisément dans de tels moments qu’il faut se montrer roseau plutôt que chêne. Comme les étudiants, nous avons été secoués, rien ne sert de le nier, mais les pieds dans la boue, nous relevons la tête et leur montrons que le tonnerre s’éloigne déjà et qu’il faut recommencer à planter nos racines profondément dans l’éducation, cette terre argileuse qui ne craint pas la pluie.

Après l’orage

Après l’orage, je suis rentré chez moi et j’ai nourri mon fils de six mois. Je l’ai regardé intensément manger ses cuillères de panade et s’en mettre plein le visage. Dans ses yeux, l’orage était loin et il m’a convaincu, du haut de sa si courte existence, que cultiver l’innocence était le meilleur moyen d’envoyer valser ceux qui voudraient tatouer l’inquiétude sur nos tempes. Les barbares auront beau rafler la naïveté comme la grêle mord les jeunes pousses, il nous reste en terre des monceaux de graines d’innocence prêtes à germer, rappelant aux blessés, aux cassés, aux estropiés, qu’il y a une vie après l’orage.

Après l’orage

Après l’orage, j’ai filé dans mon potager. Les trombes d’eau avaient fait naître des hordes de mauvaises herbes, qui comme la haine, la peur et le repli, empêchaient mes salades, mon fenouil et mes fraises de croître librement. Alors, avec l’opiniâtreté du jardinier qui sait que sa tâche est sans cesse à recommencer, avec l’invincible optimisme du cultivateur qui pense à sa récolte, j’ai bêché. Bêché sachant qu’il viendrait encore des orages, bêché sachant que reviendraient les mauvaises herbes mais bêché sachant que tant que nous serons là pour penser à cultiver, alors aucune intempérie ne pourra nous faire douter de ce qui vient… après l’orage.

(CCO) Après l’orage…


Stoumont, en transition ?

Il fait bon vivre par chez eux, même s’il ne fait pas toujours beau… Quelquefois le printemps tarde et les gens guettent l’apparition des bourgeons sur les arbres. Ces gens-là ne sont pas nombreux, habitants d’une petite commune, ils sont une poignée d’hommes et de femmes qui ne représentent qu’une infime portion de la population. Pourtant, attachés aux traditions, ces gens changent, écrivent une histoire, leur histoire.

(CCO Tanguy Wera)

Devant la caméra

Cette histoire, ce pourrait être celle des habitants de Totnes, petite ville du Sud –Ouest de l’Angleterre qui a vu naitre le mouvement de la transition. 8000 habitants dans un climat maussade. Cette histoire, ce pourrait être celle des gens de Barjac, 1500 villageois perdus au fond du Gard ou celle des gens d’Ungersheim, eux sont un peu plus de 2000 à la frontière alsacienne à un jet de pierre de l’Allemagne. Le point commun de tous ces gens ? Ils ont écrit leur histoire… Et des portevoix l’ont fait connaître. En réalisant Demain, Cyril Dion et Mélanie Laurent ont montré que ça bougeait à Totnes, Marie-Monique Robin, caméra au poing, a fait parler Barjac dans Nos enfants nous accuseront et elle a remis le couvert à Ungersheim avec Qu’est-ce qu’on attend.

L’eco-musée d’Ungersheim

Et si on venait filmer Stoumont. Que verrait-on ?

Le film commencerait avec un plan rapproché sur un filet d’eau et le bruissement cristallin de son parcours : à Stoumont, l’eau est un bien commun. Commun donc géré par la commune, ça coule de source. Parce que l’or bleu sous les pieds des habitants leur appartient, les Stoumontois ont gardé la main sur la gestion de leur richesse. Ici, on connait le fontainier, ce n’est pas un contractuel des pays de l’Est engagé par la région parce que sa main d’œuvre coûte moins cher à la Région.

(CC0) Ruisseau près du Roannay, Stoumont, Tanguy Wera

Se nourrir…

Plan suivant : une prairie, avec le tintement d’une clochette, une chèvre et une vache broutant, attendant la traite. Parce que nourrir Stoumont, ça commence… à Stoumont, on se remet, jour après jour, à produire localement. Là, du fromage, là, du maraichage, ici de la viande de bœuf. En ville, on appellerait ça des « start-ups », ici, on dira simplement que des jeunes producteurs ont l’audace d’y croire. Un vue aérienne ferait alors apparaitre une foule de potagers, privés ou partagés, au sol ou dans des bacs, tout comme à Todmorden en Angleterre où sont nés les « Incroyables Comestibles ». La résilience chère à l’esprit de transition, ça commence par être capable de produire son alimentation.

Pour rendre cette nourriture accessible, des citoyens ont fondé un groupement d’achats communs (GAC). Chaque semaine, ils rassemblent les commandes aux producteurs locaux des quatre coins de la commune et de ses environs. S’ils donnent de leur temps, c’est qu’ils savent que derrière chaque tomme de chèvre, chaque pomme de terre, chaque bouteille de bière, il y a un homme ou une femme qui, sans pesticide, sans additif, sans conservateur s’attache à donner le meilleur de son savoir-faire.

(CCO Tanguy Wera)

Échanger…

Pour payer ces producteurs, ils glissent entre les euros, des sous-rires, la monnaie complémentaire qui peu à peu prend racine dans la région. Sur ce point-là non plus, Stoumont n’a rien à envier à Totnes ou Ungersheim. Plus jeune, le projet est-il forcément moins beau ? Et quand ce n’est pas des sous-rire qui s’échangent, ce sont des semences à la grainothèque voire des services, grâce au Service d’Echange Local (SEL)… ou grâce à la tradition d’entraide qui, dans son ardennaise humilité, ne prend même pas la peine de se donner contre bourgeons, la monnaie symbolique des SEL.

Bientôt, la caméra pourra filmer le premier repair-café lors desquels les citoyens iront apprendre à faire refonctionner ce qu’ils pensaient bon pour la casse. Quant au recyparc, il offre à voir un vrai souci du tri et de revalorisation. Ça parait bête, mais la transition passe aussi par là.

Profiter…

Côté nature : Là-bas, un rucher didactique, ici des citoyens en train de sauver des batraciens en leur faisant traverser la route, sur la rivière un peu plus loin, une passerelle pour ne pas déranger les castors et leur barrage. Côté culture : chez un tel, on expose des photographies, dans cette grange, on se rassemble pour écouter du jazz manouche, dans cette salle, on joue la même représentation trois soirs de suite : salle comble! Au détour de ce chemin? des poèmes reproduits sur des pierres de schiste de la carrière voisine.

(CCO Tanguy Wera)

Alors non, Stoumont n’est pas Totnes, mais qui sait combien de Stoumontois portent en eux un Rob Hopkins qui s’ignore ? Stoumont n’est pas Barjac mais l’objectif de cantines bio est-il si improbable ? Stoumont ne dispose pas du parc photovoltaïque ni de l’éco-quartier d’Ungersheim mais déjà ses habitants prennent part aux coopératives éoliennes qui fleurissent non loin de là et rêvent d’une autre forme d’habitat.  Il en reste de la route à faire pour se hisser au rang des pionniers des communes en transition mais les forces vives n’ont pas attendu les caméras pour se mettre en marche. Nos enfants ne nous accuseront pas car Demain, a déjà commencé aujourd’hui !

Vue sur Stoumont (CC0 Tanguy Wera)


Mai 68 – Octobre 2018

Mars 2008

J’ai 18 ans, je suis étudiant et je passe mes journées d’ennui à ruminer sur les bancs de la classe une frustration extrême : je suis né 40 ans trop tard !

Année de commémoration oblige, dans toutes les librairies commencent à fleurir les publications sur mai 68. Compulsivement, j’achète tout, ou presque, et passe des heures à rêver devant les slogans sérigraphiés, les discours de Luther King et les portraits de Daniel Cohn Bendit. Dans le lot de mes achats livresques, j’ai d’ailleurs fait l’acquisition de son dernier ouvrage paru pour l’occasion : forget 68, mais je n’arrive pas à le lire. Même dans la bouche de l’ancien leadeur étudiant, je ne peux concevoir qu’il faille passer outre cet âge doré : Sorbonne occupée, minibus Volkswagen, Woodstock, guerre du Vietnam, Guy Debord et sa société du spectacle

Je me regarde et vois ma vie d’alors : un militantisme maladroit contre les dispositifs antijeunes, la guerre en Irak, mon premier festival, le bus qu’on retape pour partir avec les mouvements de jeunesse… lucide, je me dis que ce que je vis n’est qu’une pâle copie décevante des révolutions de mes ainés. Ça me déprime.

Mars 2018

Même école, 10 ans plus tard, j’y suis prof et je passe mes journées à escalader les bancs de la même classe avec une satisfaction à toute épreuve : je ne suis pas né 40 ans trop tard !

À l’école, un ingénieur militant est venu sensibiliser les élèves aux implications de la fin du pétrole accessible et aux aberrations du nucléaire. Un élève qui vient de voir sa foi en la technologie complètement ébranlée lui demande s’il reste des raisons d’être optimiste face aux défis qui nous attendent. Au regard des chiffres une fois de plus mis sur la table, la question semble presque naïve. Les changements structurels nécessaires pour que l’humain s’en sorte sur cette planète sont tellement ambitieux qu’on aurait bien plus de facilités à abandonner tout espoir dès aujourd’hui.

 

Forget 68

Le bouquin de Cohn-Bendit prend la poussière dans un coin de ma bibliothèque, il fait partie des nombreux livres que je dois finir un jour quand j’aurai le temps, mais, qu’importe, j’en suis convaincu aujourd’hui : bien sûr, il faut oublier 68 et regarder vers l’avenir.

Arrivé à ce point de l’article, vous n’avez plus aucun doute : je suis un inquiétant schizophrène atteint de troubles dissociatifs avec personnalités multiples. Dépité et anxieux à l’âge où je baignais dans les rêves de révolution étudiante, satisfait et serein à l’âge où j’ai compris que le monde courait à sa perte, je suis un spécimen psychologiquement défaillant.

Qu’est-ce qui a changé en 10 ans ? Comment la nostalgie d’une époque que je n’avais pas connue s’est-elle transformée en optimisme à l’égard d’un avenir qu’aucun de nous ne connaitra sans doute ?

Une seule chose !

En 2008, les yeux rivés sur l’Ancien Monde, j’étais persuadé que les seuls moyens de changer le monde que je pouvais avoir, c’était de voter, de manifester et de scander des belles paroles à qui voulait bien l’entendre… généralement des gens déjà convaincus.

Aujourd’hui, en 2018, j’ai la certitude que c’était une portion ridicule des gestes militants. Aujourd’hui, je sais que, beaucoup plus efficacement qu’un militant de mai 68 écoutant Sartre à la Sorbonne, j’ai la possibilité de changer le monde.

Changer le monde

Parce qu’aujourd’hui, bien plus qu’en 2008, je sais qu’en choisissant où je travaille, je change le monde.

En choisissant ce que je mange, je change le monde.

En choisissant comment je me déplace, je change le monde.

En choisissant comment je me chauffe et je m’éclaire, je change le monde.

En choisissant comment je construis ma maison, je change le monde.

En choisissant comment j’éduque mon fils, je change le monde.

En choisissant ma banque, mon slip, ma bière, mon téléphone… bref, vous avez compris.

Est-ce que je change le monde « assez » n’est pas une question pertinente. Est-ce que je le change dans la bonne direction est la seule qui doive nous préoccuper et sur ce point, on commence à être nombreux à partager les mêmes constats et à agir au quotidien.


Des banques et des pigeons…

Deux pence…

C’est sans doute dû à Mary Poppins : comme des milliers d’enfants, avant douze ans, la profession de banquier était assurément celle qui m’attirait le moins au monde. Et avec tout le respect que je dois aux hommes et aux femmes qui se lèvent le matin pour travailler chez Triodos, New-B et d’autres institutions financières qui changent positivement la face de l’économie, la banque, avouons-le reste quand même, pour bon nombre d’adultes profanes, un des milieux les plus inexorablement… chiant.

Aujourd’hui encore, j’avoue me sentir souvent submergé d’ennui au moment d’arriver aux pages rosâtres du journal Le Soir, consacrées à l’économies et couvertes de symboles cabalistiques à peu près aussi clairs à mes yeux qu’un manuscrit en hébreu ancien à moitié mangé par le temps. Alors passe ton chemin, lecteur que des brillantes études à HEC ont transformé en expert des chiffres, sicav et fonds de pension. Je vais, dans les lignes qui suivent, sans doute écorcher un nombre incalculable des « évidences économiques », des « solutions techniques » et des « calculs rationnels » qui t’ont été enseignés.

(CC) Tanguy Wéra, Journal Le Soir du 11-01-2018 page « marchés »

Mes actifs

Il ne faut pas m’en vouloir, je vous ai dit, je suis à la traine de ce point de vue-là et mes dernières fréquentations : Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous de Wilkinson et Pickett, Prospérité sans croissance de Tim Jackson et l’incontournable Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty ne devraient pas améliorer une culture bancaire déjà très médiocre. Le pire, te l’avouerais-je ? Ma dernière acquisition dans le domaine n’est ni plus ni moins qu’une… BD. Et je te le dis franchement, j’ai pris infiniment plus de plaisir à lire Economix, histoire de l’économie en bande dessinée qu’à visualiser les rendements de mon compte épargne.

Mais voilà, à mon corps défendant, des gens comme Philippe Lamberts, Financité ou les gaillards du CADTM ont fini par me convaincre que l’univers financier, aussi peu attirant qu’il puisse être, avait un impact déterminant sur nos vies alors, mine de rien, j’ai mis un petit voyant dans un coin de ma tête et il s’allume de temps à autre comme un indicateur de dysfonctionnement.

Quentin Metsys – Le banquier et sa femme

Et justement, c’est une publicité commanditée sur Facebook qui a mis en route le système d’alarme. Mignonne, du reste, la pub : la banque Belfius s’autocongratule d’organiser l’action Stairs For Life au profit de Viva For Life et des enfants pauvres. Dedans, des images d’un papa et sa fille qui montent quatre à quatre un escalier, Filip de Wever, directeur de Belfius qui se rend, lui-même, sous les caméras, visiter un centre d’accueil pour enfants défavorisés et exprime à quel point il a chaud au cœur en voyant l’action possible grâce à l’argent récolté par sa banque. C’est trop chou. Pourtant le voyant rouge s’allume parce qu’en visionnant cette publicité, j’ai un peu l’impression d’être pris pour un gros pigeon.

Notre banque

Belfius, techniquement, c’est la nouvelle étiquette de la banque Dexia à laquelle l’Etat belge a donné, un soir d’octobre 2008, 3 milliards de notre argent public. C’est pas mal, 3 milliards. Autrement dit, Belfius, c’est vous, c’est moi, c’est nous qui avons mis cette année-là plus de 250€ de notre poche pour sauver « notre banque ». À titre de comparaison, les Centres Publics d’Action Sociale nous coûtent environ 125€ par wallon. Jusque-là, rien de compliqué : on a « juste » donné, en un coup, deux fois plus d’argent pour sauver une banque que pour sauver des gens de la misère, de la précarité, du mauvais logement… Mais c’est pas grave, on a payé, la banque est à nous ! On va pouvoir redéfinir les règles de la partie de Monopoly. Non ?
Non.

(CC) Cassadey Fedel – Economy

Belfius, aujourd’hui, c’est la banque dont le ministre des finances nous a dit ce matin : « oh, mais vous savez, finalement, c’est bien aussi qu’elle soit privatisée… oui, voilà, on va la faire entrer en bourse, c’est bien aussi…  » pensant sans doute qu’il serait absurde que, quitte à avoir payé aussi cher, on ait au moins une banque éthique au service des citoyens, des PME, des associations et des CPAS, tiens, en passant.

Belfius, c’est la banque qui fait une jolie pub sur Facebook en affichant son soutien à Viva For Life, une belle action caritative qui vient pallier, à coup de rustines, au manque de financement des CPAS. Tiens, mais si on n’avait pas refinancé Belfius, on n’aurait pas, genre, beaucoup plus d’argent pour l’action sociale en fait ? Si, mais on a une banque à nous maintenant !

Ah ben non, plus pour longtemps justement.

Bon ? Vous arrêtez de vous foutre de nous, vous nous les rendez les 250€ ? Promis, on les verse directement à Viva For Life et sans campagne de pub. Finalement, je crois que c’est le petit garçon dans Marie Poppins qui avait raison : plutôt que de confier son argent à la banque, autant nourrir directement ceux qu’elle pigeonne!

(CC) Iskra Photo – Pigeon



Lettre à mon fils

Salut bonhomme,

Quand tu seras en âge de le comprendre, tu avoueras sans doute qu’apprendre à marcher dans un petit village ardennais de Belgique, sous bien des aspects, ça vaut mieux que dans les rues de Dakar, sur les trottoirs de Kampala ou dans la banlieue de Kinshasa. Sans doute toujours épris du Sud, ton père n’aura eu de cesse de te raconter comment c’était, là-bas : les gens merveilleux qu’on y rencontre mais aussi les soins de santé et les conditions d’hygiène défaillants, l’insécurité, les logements vétustes, la misère… Je t’aurais raconté tout ça, petit bonhomme, pas pour te foutre le cafard mais pour te rappeler, humblement, à quel point on est chanceux d’être atterri par hasard, sur ce petit coin du globe. »

Et pourtant, même si nous regarderons souvent vers le Sud pour nous rendre compte de notre bonheur, c’est au Nord, aujourd’hui, que je porte mon regard.

Né quelque part…

Je t’imagine né 1000 km plus haut sur la carte. Ce n’est pas grand-chose, 1000 km : une journée de voiture, tout au plus. Je t’aurais alors accueilli sur la terre ferme dans un hôpital de Malmö en te disant  « Pappa tar hand om dig » ou quelque chose du genre. Cela aurait peut-être été de nature à rassurer ta mère puisque l’assurance que j’allais m’occuper de toi l’aurait convaincue qu’elle n’allait pas devoir accompagner seule tes premiers jours sur terre.

Au bout de quelques jours, nous serions rentrés à la maison, on aurait tout appris jour après jour, minute après minute : tes regards, ton appétit variable, tes mimiques, tes coliques… on se serait regardé avec ta mère, on se serait demandé ”tu crois que cela veut dire qu’il…?”, ”il a peut-être un reflux”, ”attend, je sonne à la pédiatre pour savoir”… Les semaines passant, on aurait, elle comme moi, appris à reconnaitre tes pleurs et tes rires, tes respirations apaisées ou douloureuses. Comme lors d’un road trip en amoureux, on n’aurait pas eu à se demander mutuellement des nouvelles de notre journée puisqu’on aurait fait la route ensemble, du matin au soir et du soir au matin. On n’aurait rien raté, ni elle, ni moi, on aurait été là pour toi.

Né ici

Mais ça, bonhomme, c’est si tu étais né en Suède, à peine 1000 km plus au nord de notre petit village. Tu es né en Belgique et en Belgique, être père reste un rôle accessoire. En Belgique, on m’a accordé généreusement dix jours de congés, le temps d’envoyer les faire-parts, de régler les premiers soucis logistiques de l’enménagement d’un nouvel habitant dans notre foyer puis… retour au boulot. En Belgique, être père, c’est soutenir sa compagne le temps qu’elle soit physiquement en état de gérer, à bout de bras, sa maternité nouvelle. La suite? Retourner gagner l’argent du ménage, c’est à cela que servent les pères de famille, non? J’aime mon travail et j’ai bien assez de congé par ailleurs, trop, même, peut-être mais ce n’est pas dans cette marre-là que je veux balancer mon pavé.

 

de père naturel

Bonhomme, je ne veux pas pour toi d’un monde aux inégalités criantes sur le plan international mais je ne veux pas non plus que cette même inégalité s’invite jusqu’au coeur de mon foyer et me crie : tu es un homme, ta place est au travail tandis que la femme, elle, restera sagement au foyer car après tout, ce n’est qu’une femme, et la nature l’a faite nourricière, toi pas.

Certes, je vis dans une société où le congé paternel existe et où un nombre croissant de pères font le choix de le prendre, affrontant, par la même occasion, les sarcasmes des collègues, l’incompréhension des patrons ”de la vieille école”, le regard surpris d’un oncle, d’une cousine pour qui il est ”naturel” que la primauté soit laissée à la mère et à son fameux ”instinct”.

Mais je vis aussi dans une société qui, à la différence de la Norvège, à la différence de la Suède, ne me donne pas la possibilité matérielle d’assumer mon égalité de parent, autrement dit, je vis dans une société qui assume, aujourd’hui encore, l’inégalité sur laquelle elle est construite. J’ai choisi pour toi cette société, petit bonhomme, mais je t’assure que je ferai mon possible pour la changer : je ne veux pas pour toi d’une société qui place le travail avant l’éducation,  je ne veux pas pour toi d’un modèle familial où, jour après jours, tu constates que dans les faits, l’homme et la femme ne sont pas égaux en droit. Et je me battrai pour que tu ne connaisses pas ce monde-là.


Défends ton porc

Ce qui est frappant dans la récente campagne de dénonciation du harcèlement, ce n’est pas tant le nombre de celles qui partagent le fameux #metoo, c’est le nombre de ceux qui se pensent légitimes pour leur dire « non mais là t’abuses », « on ne peut plus rien dire ni faire en fait ? », « Oui mais là, c’est de la drague », « Non mais la vraie définition de Harcèlement, tu sais, c’est… » STOP Je…


Il y a des politiques autour de cette table !

Le monde aime les citoyens engagés. Et quand en plus, ils sont jeunes, c’est hyper cool parce qu’on peut dire « les jeunes s’engagent ». Cela dit, plus personne n’utilise l’expression « hyper cool », mais quoi qu’il en soit, admettons-le, un jeune engagé, c’est beau ! Quand on le regard s’activer, militer, se révolter, on a envie de répéter à qui veut bien l’entendre « non, mais, moi, tout ce qui est initiatives citoyennes, franchement, j’adooooore ».

Le monde n’aime pas les politiques. Qu’ils soient jeunes ou vieux, les politiques, c’est nase. Point. Et pour l’occasion, on peut ressortir d’un tiroir le mot « nase », personne ne nous en tiendra rigueur. Tenez, un politique, c’est moche, ça pique dans la caisse, ça pue, ça roupille ou ça brosse ses réunions à l’assemblée, c’est déconnecté de la réalité, ça tire la couverture à soi, on n’aime pas, c’est tout.

Bon. Le cadre analytique d’une finesse et d’une subtilité sans égales étant posé, je peux vous raconter l’expérience la plus traumatique de mon existence :

Le jour où je suis passé du statut de citoyen engagé (bieeeen) à celui de politique (pas bieeeen).

La Leçon d’anatomie du dr Tulp – Rembrandt

Cela commençait à faire un paquet d’années que je travaillais sur mes choix individuels pour essayer de leur donner un tant soit peu de cohérence et de sens. Études, boulot, temps libre, mobilité, banque, alimentation, consommation, voyages, convictions, matériaux de construction… j’avais fini par me consolider un package identitaire qui avait plus ou moins de la gueule. Un observateur scrupuleux aurait sans difficulté trouvé à y redire, mais force était de constater qu’en le balayant d’un regard bienveillant, on aurait pu ranger ce profil sans trop le tordre dans le tiroir « citoyen engagé ».

En plus, il faut bien dire ce qui est, « citoyen engagé » n’étant ni une marque déposée, ni un label au cahier des charges très strict, on est nombreux à pouvoir se coller l’étiquette sur le front. Ca n’engage à rien d’être un citoyen engagé : on peut être de droite, de gauche, ou du centre, militant dominical de l’association des joyeux marcheurs bucoliques ou porte-parole du Comité Internationale de la Croix-Rouge, on est admis sans examen dans ce club pas très sélect. La catégorie se passe même de classification, on voit en effet rarement quelqu’un revendiquer pour lui-même la qualité de « très citoyen » ou « engagé avec la plus grande distinction et les félicitations du jury ».

Le philosophe en méditation – Rembrandt

Jusque-là, donc, mon engagement personnel semblait n’avoir posé problème à personne. Au fond, rien de surprenant puisqu’après tout, il s’agissait de prises de positions individuelles. Qui cela aurait-il pu heurter que je choisisse de réduire mon empreinte carbone en bouffant moins de bidoche ou en prenant trois fois le bus par semaine ? Certes, je l’affichais sur la place publique cet engagement, poussant l’impudeur jusqu’à rédiger de temps en temps un article, à participer à quelques manifs et réunions de manière même pas anonyme, mais je n’avais pas encore poussé le zèle jusqu’au prosélytisme et je m’étais bien gardé d’aller frapper à la porte de mon voisin pour lui demander s’il était d’accord avec mes engagements (ce dont je le soupçonnais de n’en avoir, secrètement, rien à cirer).

Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes au château de Thunder-ten-tronckh. On laissait le jeune candide s’autoanimer dans son coin en se disant qu’il finirait par s’assagir, se ranger, perdre son énergie en murissant.

Jusqu’au jour où…

Réunion citoyenne dans un village des environs. Comme depuis un an environ, j’y participais avec la satisfaction naïve de faire du monde… ou du moins du petit bout de pays, un endroit où il fasse meilleur-vivre.

Le syndic de la guilde des drapiers – Rembrandt

Et c’est là que la phrase fatidique fut lâchée d’un ton sentencieux :

Il y a trois politiques autour de cette table !

D’un œil distrait, je regarde les deux élus communaux, un président de CPAS (Centre Public d’Action Sociale)  et une conseillère communale. Effectivement, en tant que mandataires publics, ils entraient dans une définition stricte de l’homme et de la femme politique. Et là, alors que le bon sens me portait à penser tout le contraire, je dus vite me rendre à l’évidence étant donné les regards tournés vers la chaise que j’occupais, le troisième c’était… moi.

Ce que mon intuition me laissait deviner, ma raison n’avait de cesse de le remettre en cause : je n’étais en tout état de fait, en rien un politique puisque je ne jouais aucun rôle dans la «  Conduite effective des affaires publiques » (et ça, c’est le Trésor de la Langue Française qui le dit). N’étant mandaté par aucun organe public ni attaché à aucun élu, jamais soumis à aucun vote citoyen (hormis celui visant à élire un délégué de de classe) je ne rentrais objectivement pas dans une définition stricte de l’homme politique.

Certes, convaincu, comme Hannah Arendt qu’être politique, c’est vivre dans une polis, autrement dit que toutes choses se décid[ent] par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence, j’étais incontestablement un animal politique, puisque hormis lors de mes entrainements de judo en 6e primaire, j’avais toujours eu plus confiance dans mes capacités à me sortir d’une situation embarrassante par la parole plutôt que par les prises de catch. Mais à ce prix-là, nous étions tous, autour de la table, des êtres politiques, aucun d’entre nous n’étant venu en découdre à la manière de Mohammed Ali.

La garde de Nuit – Rembrandt

Il fallait donc trouver ce qui faisait de moi en particulier un politique et qui exemptait les autres de ce sobriquet peu flatteur.

Bingo trouvé !

(bon, c’est pour l’effet d’annonce parce qu’en réalité, il m’a fallu moins longtemps pour y penser) : J’avais adhéré, comme sympathisant à un parti politique à 18 ans. Le temps passant, mes convictions s’affermissant, j’avais fini par en devenir officiellement membre puis secrétaire local, histoire de peser davantage sur son fonctionnement. Sans doute cela suffisait-il à me catégoriser comme politique. Cela dit, si on y réfléchissait bien, en quoi adhérer à un parti politique me distinguait-il tant du membre de n’importe quelle autre organisation de cette fameuse « société civile » ?

Entre l’adhérent à Greenpeace et celui à un parti écologiste, où s’arrêtait le citoyen et où commençait le politique ?

Pire que cela, être en train de servir de la soupe aux sans-abris le mardi soir et de discuter d’un programme de réduction de la pauvreté le jeudi exposait-il les militants à des risques de schizophrénie aiguë ?

Fallait-il faire son deuil de toute action citoyenne non-partisane sitôt que l’on envisageait vaguement briguer un mandat public ? Dans ce cas-là, il aurait fallu renoncer, tout aussitôt, à réfléchir à la cohérence de son alimentation, sa consommation, sa mobilité et même les matériaux utilisés pour rénover sa baraque auraient pu devenir dangereusement suspects. Et encore, même Diogène dans son tonneau faisait de la politique.

J’ai l’intime conviction que, des deux bords ceux qui ont cherché à distinguer l’état de « citoyen » et celui de « politique » se sont plantés magistralement. Comment je sais ça ? Pas parce que j’ai une quelconque formation politique ni un quelconque certificat de docteur ès citoyenneté. Non, simplement parce que civitas en latin et polis en grec, ben ça veut dire exactement la même chose  alors c’est peut-être con, mais je crois que l’étymologie est parfois là pour nous rappeler les ressemblances plutôt que les nuances. Au fond peut-être que je reste prof de français avant d’être un… un quoi déjà ?

La Conspiration des Bataves – Rembrandt


Trois murs de crépis délavés

Déçus !

Été 2015, fin de voyage de noces.

Notre pérégrination européenne se terminait sur une note franchement décevante. Mais si hein, vous savez bien : ces moments au terme d’un long city-trip où vous êtes déjà bâfrés de monuments, de musées, de rues pittoresques et où vous vous dites, comme devant la carte des desserts… et si, après tout, pour ne rien rater, on allait voir…

C’était franchement nul. Je n’ai pris aucune photo de l’endroit à tel point qu’à l’heure d’écrire cet article, il m’a fallu aller sur internet pour retrouver des vues de cet endroit. Voyez plutôt :

Avouez que le lieu n’a pas particulièrement de charme : des volumes rectangulaires comme la Sérénissime en compte par milliers, un crépi délavé… Ce petit coin de Cannareggio, c’est le quartier de la fonderie. Fonderie, en italien, se dit ghetto. C’est là qu’en 1516, le conseil des Dix a décidé de circonscrire les juifs de la ville. Le bâtiment que vous voyez n’est ni plus ni moins que la plus ancienne synagogue de la ville. Là, depuis plus de cinq siècles se succèdent des générations d’israélites prétendument pleins aux as. Pourtant, avouez qu’elle a moins de gueule que la basilique Saint-Marc, cette synagogue ! Sans l’aide d’un guide avisé, on serait passé à côté sans lever les yeux.


La toile est de Vermeer, c’est probablement la dernière qu’il a peinte, on l’appelle l’allégorie de la foi, elle date d’environ 1670-1674. Un ciboire et un crucifix sur une table qui a tout d’un autel : pas de doute, on est dans une église catholique! Et pourtant l’architecture intérieure ne paye pas de mine : pas de hauts plafonds voutés, de colonnes, de vitraux : un mur de crépis délavé… Au fond, un paravent semble prêt à être ramené devant la toile du crucifié. Nous sommes à Delft, en pays protestant et les catholiques – dont le culte est « toléré » – se voient attribué un quartier, le coin des papistes. Ils sont réduits à établir leurs églises clandestines dans des appartements privés, le plus discrètement possible. Il fait bon vivre sa foi dans le pays le plus tolérant d’Europe au XVIIe siècle.

2017, Liège. Il faut un œil entrainé pour trouver une mosquée dans ma ville d’origine. Et pourtant, il parait que certains quartiers sont littéralement « envahis » par les mahométans et qu’on n’y trouve plus que des familles de confession musulmane. Certes, le vendredi, on voit converger les fidèles en djellabah vers ce qui, par déduction, doit sans doute être un lieu de prière, mais en dehors des heures de culte, les bâtiments en question ont tout d’immeubles n’ayant d’autre vocation qu’accueillir, sans confort, des familles à revenu modeste. Pour toute façade, ils n’arborent, sans fierté, qu’un vieux mur de crépis délavé.
Que nous apprend ce rapide balayage de cinq-cents ans d’histoire ? À vous de juger.
Pour ma part, j’en retire beaucoup de modestie et le malaise honteux de n’être pas bien plus avancé que mes lointains aïeux. Modestie mêlée de honte face à ce qu’on appelle pompeusement la tolérance, le triomphe des droits de l’homme, le progrès…
Si « tolérer » veut dire « autoriser à camoufler sa foi derrière un mur de crépi délavé », alors, cessons de nous demander pourquoi nous connaissons si peu les réalités des pratiques religieuses de ces communautés et pourquoi la tolérance n’est finalement qu’une parole en l’air.

Si on le sortait de son siècle d’or, Vermeer verrait-il une telle différence entre ses Pays-Bas méridionaux, et cette Europe du XXIe siècle où l’on affirme, devant des murs de crépis délavés qu’aujourd’hui est garantie « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites » (article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme).

Si notre tolérance en 2017, consiste à ne pas daigner offrir aux fidèles mieux qu’un mur de crépi dans un quartier périphérique, alors qu’est-ce qui nous différencie de ces membres du Conseil des Dix à Venise, ceux qui, voici un demi-millénaire parquaient les juifs dans des ghettos ?

Ce n’est pas en construisant des minarets que nous renforcerons le communautarisme, c’est en reléguant la foi derrière des murs de crépis délavés.


chasse, pêche et trahison

J’habite un pays d’élevage. Perchée à flanc de colline, ma maison côtoie une ferme dont le cheptel bovin totalise, à lui seul, plus de têtes que le hameau ne compte d’âmes humaines. J’habite un pays de chasse. Surplombant une vallée boisée, j’entends résonner, dès que l’automne enflamme les forêts, les coups de feu de ceux qui, d’un geste précis, viendront peut-être orner ma table de Noël d’un civet de chevreuil, de lièvre ou de marcassin.

Jeunes filles au village- Gustave Courbet. Il faudra quand même qu’il m’explique de quel village il parle…

Ainsi, autour de chez moi, l’animal comestible rythme les saisons et ponctue le paysage. Alors, annoncer que je m’apprête à participer à une opération de réduction de la quantité de viande qui finit dans mon assiette, c’est un peu comme pisser sur l’image d’Épinal de la vie champêtre que Gustave Courbet vous dresse depuis le début de cet article.

Après la chasse, Gustave Courbet, ou le réalisme des bottes impeccables après une journée dans les bois…

Une campagne de mauvais goût

Du coup, c’est décidé, je ne participerai pas à l’opération « 40 jours sans viande ».

N’hésitez pas à lire, ça rend moins bête parait-il.

Pas parce que j’ai un problème avec les sponsors de l’organisation. D’ailleurs, j’ai moi-même de l’argent chez Triodos depuis un bon moment et j’ai encore 20 ans de crédit hypothécaire à leur rembourser.

Pas parce que j’ai un souci avec l’effet de mode de ce genre d’opération. Je termine péniblement un mois sans alcool au profit de la lutte contre le cancer (et surtout contre mon embonpoint naissant) où j’ai tenté de me convaincre que le Chardonnay dévinifié goûtait autre chose qu’un mauvais pinard. Alors vous imaginez bien que moi, les effets de mode…

Pas parce que je doute de leurs affirmations sur l’impact écologique de l’élevage bovin. Mais stop, je me suis promis de ne pas faire de plaidoyer ici. En effet,il semblerait que dès que l’on prend la parole sur le sujet de la bidoche, on devient immédiatement un dangereux activiste donneur de leçon qui viole l’intimité de l’assiette de notre interlocuteur.

Non, je ne participerai pas à l’opération « 40 jours sans viande » … parce qu’en réalité, ça fait six ans que je tente de réduire ma consommation de viande (et que, bon an, mal an, j’y arrive). En mars, je serai juste un peu plus attentif que d’habitude.

Voilà. C’est dit. Je viens de me griller auprès de la moitié de la population de ma commune.

Eux et nous

Lors d’un débat sur une chaîne publique de mon pays, on m’a clairement fait comprendre qu’il y avait une sorte d’opposition viscérale, de guerre ouverte entre « Eux » et « Nous », entre ceux qui choisissent de réfléchir à leur consommation de viande et ceux qui, juste à côté, réfléchissent à sa production. Bizarre…

regardez le débat au complet sur le site de la RTBF , c’est toujours mieux que de se fier à un titre accrocheur!

Bizarre parce que le jour où j’ai pris une part dans une coopérative laitière qui soutient une juste rémunération des agriculteurs de chez nous (et du Sud), je pensais n’être pas l’adversaire tout désigné des éleveurs du cru.

Pour passer à l’action, c’est ici que ça se passe!

Bizarre : le jour où j’ai proposé à un agriculteur de venir faucher mon pré et d’emporter la majorité des ballots, je ne me sentais pas dans une position tellement hostile envers ses ruminants…

Bizarre parce que le jour où, sans scrupule, j’ai délié les cordons de ma bourse dans ce chouette resto du village d’à côté, je croyais n’être pas à couteau tiré avec les éleveurs environnants. J’avoue, j’avais une arme blanche en main, mais c’était plutôt pour m’en prendre au steak saignant dont la patronne m’avait affirmé qu’il était local, que pour commettre un agriculteuricide.

Allez faire un tour aux Doux Ragots si vous êtes dans le coin, ça vaut le détour!

Bizarre, enfin, puisque j’étais convaincu qu’il était tout à fait possible d’arriver à être, à la fois, un consommateur scrupuleux et… un citoyen engagé, un voisin sympa, un fin gourmet… On m’aurait donc menti ? Il serait foncièrement impossible de vivre sans trop de contradictions en se prétendant vaguement soucieux de l’environnement ET de son voisinage paysan?

Alors…

Au fond, plus j’y pense et plus je me demande : Qui participe à décrédibiliser l’image du fermier wallon ?

Le végétarien intermittent prêt à payer quelquefois le prix juste pour un pavé de bœuf ou l’agriculteur qui gave son bétail aux tourteaux de soja qui ont fait trois fois le tour de la planète avant d’arriver dans la mangeoire de ses ruminants ?

Qui a la plus grosse part de responsabilité dans la précarité actuelle des agriculteurs ?

Le mec qui mange de temps à autre un burger de légumes ou bien le ministre de la ruralité qui se sert du consommateur responsable comme d’un épouvantail pour flatter ses électeurs ruraux ?

Qu’aurions-nous à perdre à faire converger nos luttes ?

Et à Stéphane Delogne, porte-parole de la FUGEA qui scande « Il ne faut pas 40 jours sans viande mais 40 jours d’achats locaux, dans les fermes » je répondrai que ce ne sont pas 40 jours d’achats locaux qu’il faut pour changer la vie des agriculteurs wallons, c’est 365. Et je suis prêt à parier que, à l’échelle de la population toute entière, les consommateurs modérés de viande ne seraient pas les derniers à adhérer à ce genre d’opération.

Et à supposer qu’on ait pour but commun de sauvegarder l’environnement et les humains qui le cultivent, si on évitait de se lancer dans des querelles aussi stériles qu’un bœuf tentant de s’accoupler avec un steak de tofu ?

 


48 000 morts dans un attentat au camion bélier en France

C’est l’attaque la plus meurtrière qui ait eu lieu sur le territoire français depuis la Seconde Guerre mondiale. À titre indicatif, pour rappel, les attentats du 13 novembre 2015 avaient, quant à eux, fait 128 morts. Ce nouveau drame n’a pas encore été revendiqué par l’État Islamique bien que des indices sérieux laissent penser que l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe aient leur part de responsabilité.

CC0. Author : StockSnap

Whaaaaat ?

Ceci n’est ni une information du Gorafi et autres Nordpresse, ni une vérité qui dérange dénichée sur un site complotiste (pas de lien hypertexte, ici, pas envie de leur faire de la pub). C’est le très sérieux journal Le Monde qui révélait le chiffre en juin dernier. L’info avait déjà fait l’objet d’un article du même journal en mars 2013, mais la journaliste était alors restée très mesurée, avançant que le bilan des pertes humaines était sujet à caution. Il aura encore fallu trois ans et un bilan chaque année similaire pour que le journal reprenne l’info sous une forme affirmative cette fois. La presse spécialisée, de son côté, le répétait pourtant depuis longtemps tandis que pour leur part, les feuilles de chou du groupe Sudpresse ne réservent encore à l’évènement que quelques lignes truffées d’imprécisions.

Hein ?

-Tu veux dire qu’il y a eu un attentat meurtrier d’une ampleur pareille et que les médias rechignent à balancer l’info ?

-Oui.

-Oui et quoi ? Oui, mais quoi ?

-Oui, c’est tout.

– …

On veut des détails!

L’info complète, la voilà : selon une étude de Santé Publique France, 48 000 personnes meurent chaque année du fait de la pollution de l’air. Cette étude, parue en juin 2016, vient corroborer celles, plus anciennes, de la Commission Européenne et du Journal of the American Medical Association. Ça va, c’est fiable ? De toute façon, si vous voulez lire, les liens sont ci-dessus (quoi? vous n’avez pas cliqué? tssss).

Les médias en parlent. Certes, pas assez, pas au point d’en faire leur une plusieurs jours durant comme c’est le cas quand un taré abat une quinzaine de personnes dans une épicerie cachère ou sur un marché de Noël, mais ils en parlent! Attention, je ne relativise pas la gravité des tueries djihadistes, mais si on considère que chaque vie humaine a autant de valeur, alors, force est de constater que le bilan meurtrier de la pollution de l’air est autrement plus morbide que celui de Salah Abdeslam. 48 000 contre 128. C’est un peu comme un match gagné 371 – 1 par l’Occident pollueur contre Daesh. Comment ça se fait que la DH fait toujours sa une avec l’équipe des loosers?

CCO. author : SD-Pictures

Quel serait l’argument rationnel pour parler davantage du djihadisme que de la pollution ?

Que chaque tuerie isolée fait partie d’une tendance plus large qui menace nos vies? Et la pollution pas peut-être ?

Que ça nous surprend dans notre quotidien, menace notre mode de vie ? Hum !

Que la violence des attaques installe un climat de terreur au quotidien ? Pas faux… mais justement, si on met de côté le poids des mots, le choc des photos, ce climat de terreur il est dû à quoi ? Parce que comme le rappelait avec humour Louis T, nos chances de mourir du terrorisme sont de 1/116 000 000, soit 250 000 moins de chance que de mourir du cancer.

Au fond, si c’était juste une histoire de médias, je ne m’en ferais pas plus que ça. Ça fait longtemps que, quand survient un attentat, j’attends environ cinq jours avant d’ouvrir un journal. Ça me permet d’avoir directement le résumé des faits plutôt des doubles pages de dossiers spéciaux truffés d’approximations, des reportages sur la mosquée de Molenbeek et des biographies de crétins dégénérés endoctrinés sur sharia.org.

Le problème de fond, ce n’est pas tellement que le poids des mots et le choc des photos, ça fait vendre du papier. Non, ça, on s’y fait.

Le problème, c’est que ce sont ces mêmes mots et ces mêmes photos qui font gagner des élections à une poignée d’opportunistes heureux de faire du terrorisme, leur priorité budgétaire le temps d’une législature… ou deux, ou trois. Je ne parle pas de Trump, là : à part trois jours avant la COP 21, combien de fois avons-nous entendu notre premier ministre parler de pollution ? Mieux vaut ne pas comparer au nombre de fois qu’il a pris le micro (ou l’a cédé, penaud, à son ministre de l’Intérieur) pour nous déclarer, la gorge serrée, que pour protéger mémé, il renforcera la présence militaire devant les Delhaize et les Intermarchés.

Cette sécurité-là, aussi illusoire que la menace contre laquelle elle est censée nous protéger, elle coute pas mal au portefeuille du citoyen et la tune qu’on met pour promener nos troufions dans les rues, surpriiiiise, c’est de l’argent qu’on n’aura plus pour envisager une transition écologique sérieuse. Et si vous trouvez que le chemin de fer est un gouffre financier, essayez la Défense, c’est un bon vaccin !

L’affaire climat

Pas besoin de vous faire un laïus : au-delà de l’enjeu de la pollution de l’air, c’est toute la dégradation de l’environnement et du climat qui se trouve être une dégradation directe de notre qualité de vie. Pour le dire plus directement, c’est chaque fois qu’on construit une bretelle d’autoroute ou qu’on finance les voitures de société qu’on assassine, paisiblement, quelques milliers de citoyens. Ils ne meurent pas en entendant un demeuré crier Allahu akbar mais au fond, c’est vraiment important, les derniers mots qu’on entend quand on meurt ?

L’affaire climat, capture d’écran de https://affaire-climat.be/ le 29/01/16

Alors pour un peu faire un peu bouger les lignes de priorités on est plus de 16 000, à avoir rejoint « l’affaire climat ». On est plus de 16 000 à faire appel à la justice pour faire revenir les enjeux environnementaux au centre priorités politiques. On le réclame, pas parce que ça nous fait tripper de voir des papillons qui butinent, d’acheter du pain bio et de mater des jolies filles à vélo, non, on le réclame parce que c’est un enjeu de sécurité. On le réclame parce qu’on a 250 000 fois plus de chance de crever par les particules rejetées par un camion que sous les pneus d’un djihadiste au volant. Alors su tu es belge, rejoins l’affaire climat et puis si tu ne l’es pas… bah essaye quand même de faire bouger les lignes, ce serait con de crever (plus vite) à cause d’un bidon de diesel.


Et maintenant on fait quoi ? #MondoChallenge

Gueule de métèque et gueule de bois

Tu te réveilles le matin et tu lis ça dans le journal :

Alors on fait quoi ?

On a écrit des centaines d’articles pour éclairer les gens sur ce qu’était vraiment la migration. Le fact-checking, d’abord. À grand coups de chiffres fiables du CGRA (Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides) et du centre Myria (Centre fédéral migration), on a démonté leurs délires. En 2016, 15 478 demandes d’asile acceptées. C’est même pas un Belge sur 1000, les gars ! Et ils parlent d’invasion ?
Ensuite on a testé les photos chocs : il a fallu un enfant mort noyé pour un sursaut d’humanité, et quel sursaut ? Aujourd’hui, Aylan est oublié et si, d’aventure, les médias osaient montrer à nouveau une photo similaire, on les accuserait de réchauffer de l’info. Comme si on sortait les Syriens d’un congélo pour les servir au 20 heures sur TF1.

 

On a essayé le storytelling. Un journaliste complètement barge a été jusqu’à faire lui-même la route des migrants de la Syrie jusqu’à Calais pour raconter, jour après jour, via Facebook, Twitter… le quotidien de ceux qui fuient la guerre.

 

On a écrit des chansons, gribouillé des dessins, monté des spectacles, des campagnes, des films, des expos, des valises pédagogiques pour chaque jour expliquer pourquoi des hommes et des femmes quittaient leur terre natale pour partir ailleurs. Dans le pays voisin le plus souvent. En Europe parfois.

77 Belges sur 100. On a essayé de les faire rire, de les faire pleurer, de les révolter, de les dégoutter, de les indigner, de les énerver, de les exaspérer, STOP !

Alors on fait quoi ?…

…Maintenant on continue.

« Noir jaune blues », je l’ai lu leur sondage. Il est fiable parait-il. Peu importe ! Ce serait un canular grossier monté par des fachos sans scrupule que ça ne changerait rien ! Ils ont le nombre pour eux ? On a pour nous l’humanité.

Et donc ? On continue.

On fait comme cette femme qui était assise dans mon bus hier soir. Elle a passé le trajet à essayer de communiquer et d’apprendre le français à son voisin, un migrant qui retournait vers son centre d’asile. Cette femme, c’est ma Rosa Parks à moi. Rosa était seule quand elle est montée dans son bus à Montgomery ce jour de décembre 1955. Rosa a vu son gouvernement la casser comme le gouvernement français casse en ce moment Cédric Herrou. Rosa était seule. Huit ans plus tard, ils étaient 250 000 devant le Lincoln Memorial à Washington.

Martin Luther King Jr. addresses a crowd from the steps of the Lincoln Memorial where he delivered his famous “I Have a Dream” speech during the Aug. 28, 1963, march on Washington, D.C. (Photo courtesy of the U.S. Department of Defense Archives)

On est des milliers de parents, de profs, d’animateurs, d’artistes. On est infatigables et on a avec nous un nombre exponentiel d’enfants, d’élèves, d’animés, de spectateurs. On prépare une génération de gamins et de gamines éduqués, ouverts d’esprits, solidaires, bref, humains. On est des milliers à savoir que…

🎵  L’essentiel à [leur] apprendre c’est l’amour des livres qui fait
Qu’[ils] peuvent voyager d’[leur] chambre autour de l’humanité,
C’est l’amour de [leur] prochain même si c’est un beau salaud,
La haine, ça n’apporte rien, puis on en crèvera bien assez tôt.

Il ne se passera pas huit ans avant notre rendez-vous du 28 août 1963.

Et puis on fait quoi ?…

…Maintenant on passe à autre chose !

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui va nous nourrir demain. Et personnellement, je préfère savoir que mon voisin agriculteur a les moyens de donner à bouffer à ma famille que de savoir si ses grands-parents étaient roumains ou polonais.

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui va fournir notre électricité de demain. Et personnellement je préfère savoir qu’on a assez d’éoliennes pour faire tourner nos ordis plutôt que de me demander si le mécanicien qui les répare s’appelle Béchir ou Jean-Marie.

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui, demain, remplira nos citernes à mazout ou les réservoirs de nos bagnoles. Et le jour où on manquera de pétrole, on s’en foutra pas mal de savoir si le petit Hafez apprend assez vite le français dans son école à Molenbeek.

Il y a peut-être 8 676 290 belges qui ne sont pas d’accord avec moi sur l’accueil des migrants mais je suis prêt à parier qu’on est pas loin d’11 millions à vouloir s’éclairer, se chauffer et bouffer. Alors on s’y met maintenant parce qu’elles sont là les questions importantes!

CCO : Pierre Dargatz


Sauvez un enfant pauvre, lisez ceci

Noël, charité et politique au royaume de Belgique (et ailleurs)

Ça y est, c’est Noël et avec le temps des fêtes, on a vu se multiplier un peu partout les opérations com’ des œuvres caritatives visant à récolter un maximum de fonds pour les plus démunis. Aujourd’hui, en 2016, charité bien ordonnée, commence par… un bon coup de pub !

Sur la forme

Sur la forme, avouons que ça pose question : une cause est-elle plus juste, plus noble parce qu’elle est parrainée par le dernier chanteur branché ou parce que des animateurs radios s’enferment dans un cube de verre pendant 6 jours et 6 nuits ? Non. Mais la question est mal posée. Si les pitreries de quelques nantis peuvent soulever un élan de solidarité à l’égard des plus démunis, le jeu en vaut la chandelle. Définitivement. Inconditionnellement. Si, lassé des images de misère et de précarité qu’on lui assène à longueur de journaux, le spectateur demande à être diverti, à être surpris, à être impressionné pour délier les cordons de sa bourse, soit. Ne crachons pas dans la soupe… populaire.

Sur le fond

Sur le fond, on peut se réjouir que, malgré la disparition de la pratique religieuse chez bon nombre de croyants occidentaux, Noël provoque encore, année après année, un élan de charité (plus si) chrétienne. De quoi donner raison à tous celles et ceux qui clament que, malgré les églises vides, les bonnes valeurs issues de la tradition catholique ne se perdent pas ! Pas faux. Sauf que ça fait déjà un moment qu’avec la fin du règne sans partage de l’Église Catholique sur les indigents… autrement dit, avec la fin du moyen-âge s’est développé, très lentement mais surement, une alternative à « la petite pièce au mendiant à la sortie de la messe ». Son nom ? la sécurité sociale.

Solidarité

Décennie après décennie, l’État a repris à sa charge l’organisation d’une solidarité institutionnalisée. Institu… quoi ? L’idée c’est que grâce à des mécanismes de redistribution équitables, ce ne serait plus le pauvre le plus visible, le plus touchant, le plus « comme il faut » qui raflerait les piécettes à la sortie de l’Église. Finie l’assistance sélective et perpétuelle. Finie l’hypocrisie coupable qui consiste à maintenir à flot une société inégalitaire en se donnant bonne conscience. L’État apporte une aide à tous ceux qui en ont besoin selon des critères objectifs. Et pas pour gagner une hypothétique place au paradis, pour faire advenir une société meilleure ici et maintenant.

Ne soyons pas naïfs…

L’assistance de l’État, ce n’est quand même pas la panacée. Avouons-le : après quasi un siècle de conquêtes des partis sociaux-démocrates, force est de constater que la misère n’a pas exactement disparu en Europe de l’Ouest, pas plus qu’ailleurs dans le monde, d’ailleurs. Il y a donc des gens qui continuent à vivre mal or déposer un bulletin – fut-il de gauche – dans l’urne électorale ne suffit donc pas à faire reculer la précarité.

Alors on fait quoi ?

Et si on juge que l’État n’en fait pas assez pour les sans-abris ? les handicapés ? les immigrés ? les vieux ? les enfants ? les femmes ? On fait quoi ? On donne sa petite pièce à Viva For Life et aux Restos du Cœur ? Oui mais alors on en revient au problème du début : une indignation sélective et tributaire de l’efficacité du montage marketing…

Une excellente prof d’économie sociale à l’Université de Liège, Sybille Mertens, avait coutume de nous expliquer que l’argent que le citoyen lambda verse aux associations, c’est aussi un signal qu’il envoie à son gouvernement pour lui dire « hé ho, les gars, ça va pas, là ! Vous ne consacrez clairement pas assez à cette minorité qui est dans le besoin, c’en est à un tel point que je dois donner de ma poche et ce n’est pas normal, je paye des impôts pour que vous vous occupiez de tout le monde ! »

Faut pas non plus se foutre de nous…

Que le citoyen lambda apporte sa part à des opérations de solidarité, pourquoi pas. C’est –aussi- un signal qu’il envoie aux responsables politiques : « je suis prêt à payer plus d’impôts puisque, par moi-même, je donne spontanément de l’argent à une association ». Là où ça me pose vraiment un problème, c’est quand des hommes et des femmes politiques, tout désignés, donc, pour être les relais de la solidarité « institutionnalisée » se mettent à soutenir de pareilles campagnes.

Pourquoi font-ils cela?

Parce que les conseillers en communication de « Viva for Life » sont plus performants que ceux de leurs Centres Publics d’Action Sociale locaux. Parce que consacrer quelques heures, face caméra, à Noël, à une ASBL, ça rapporte plus de voix que de s’investir au quotidien pour les plus démunis. Parce que si on apparait comme quelqu’un de généreux, de désintéressé, ça fera oublier qu’on vole aux citoyens 500€/minute à ne rien décider dans des réunions d’intercommunales (hein Anne Delvaux, hein Claude Emont).

Et du coup ?

Alors OUI, si nous voulons agir visiblement, immédiatement et si nous sommes un citoyen qui se sent incapable de faire quoi que ce soit d’autre, soutenons ces récoltes de fonds, soyons charitables. Mais souvenons-nous que nous ne sommes pas, justement, des incapables. Souvenons-nous que nous devrions avoir mis en place, depuis belle lurette, des institutions qui rendent obsolètes ces mécanismes de solidarité. Une allocation de chômage, bien sûr, ce n’est pas aussi photogénique qu’un cadeau sous le sapin déposé par une animatrice radio sexy mais c’est autrement plus efficace pour lutter contre la pauvreté.

Alors joyeux Noël bien sûr, mais surtout bonne année solidaire.


1452

“1452!”

Avec ma tignasse en bataille et la naïveté du prof débutant, j’étais persuadé que la seule évocation de cette date tirerait mes élèves de leur torpeur matinale dans cette classe en gradin d’un athénée liégeois délabré.

Jésus serpent à plumes

« 12 octobre 1452 ! » répétai-je magistralement. « Date de la découverte de l’Europe par… »
« Tezozómoc » répondit, la voix embuée de sommeil, un adolescent métis du deuxième rang. « … pour le compte du roi Moctezuma 1er, Tezozómoc, accoste à Guernesay, il pense avoir rejoint la Californie par l’Est… » continua-t-il encouragé par mon mutisme approbateur. La satisfaction dut se lire excessivement sur mon visage, car le bon élève rougit, se tassa sur sa chaise et enfonça les mains dans les poches. Il adopta un air nonchalant, de peur de passer pour un fayot auprès de ses condisciples. Dans les yeux de ces derniers, pourtant, au fil de la réponse s’était allumé une lueur ténue et certains s’étaient même fendu d’un peu crédible « ah oui, mais je le savais »…

CCO : Credit : Rujhan Basir
CCO : Credit : Rujhan Basir

Le vieux fond monothéiste et le syncrétisme qu’on a élaboré au fil des générations fait qu’on peut bien parler d’une culture occidentale qui va de Dublin à Téhéran et de Rabat à Göteborg.

Convaincu que je ne tirerais rien de plus des élèves, je me résolus à dispenser ma réflexion avec toute la verve de l’acteur résigné qui commence son one-man-show devant une salle déserte. « C’est un lieu commun de dire que notre identité d’Occidentaux est façonnée par cette date et pourtant, il faut le répéter, le répéter inlassablement. Comprendre notre histoire pour comprendre qui nous sommes aujourd’hui. Même si de moins en moins de personnes sont croyantes parmi vous, le fait que nous avons assimilé des personnalités telles que Noé, Jésus ou Mohamed à des émissaires des Quetzalcoatl a défini la manière de vivre la foi des croyants de notre partie du monde pendant plus de cinq siècles. Bien sûr, vous pouvez trouver ces croyances absurdes et primitives, mais le vieux fond monothéiste et le syncrétisme qu’on a élaboré au fil des générations fait qu’on peut bien parler d’une culture occidentale qui va de Dublin à Téhéran et de Rabat à Göteborg. »

Civilisation de loosers

Je les avais perdus. La religion ne devait pas être le point d’entrée adéquat. Nouvelle tentative. « Le colonisateur aztèque nous a apporté sa langue, et d’ailleurs, vous êtes bien contents de parler nahuatl pour pouvoir voyager, pour faire du business ou simplement vous y retrouver dans un métro à Rome ou Istanbul. Imaginez un monde où vous ne parleriez que français ou anglais, vous n’iriez pas bien loin ! » Ma dernière remarque provoqua un timide éclat de rire. « 1452, c’est le début de la mondialisation, et par-delà la religion et la langue, il faut bien admettre que c’est une confrontation avant tout économique et politique… » je marquai une brève interruption « … dont on est sortis gagnants !

Objectivement, en 1452, nous n’avons ni les ressources, ni les moyens technologiques, ni les structures politiques assez solides pour construire un modèle de société durable. La civilisation est sur le point d’imploser.

Vu de l’extérieur, personne n’aurait parié sur nous au XVIe siècle. L’Europe et le bassin méditerranéen sont exsangues à force de multiplier les schismes religieux puis de se faire la guerre autour de ce motif. Les chrétiens se battent avec les musulmans, les juifs sont persécutés… C’est une pagaille sans nom. On n’a pas à en être fier. Objectivement, en 1452, nous n’avons ni les ressources, ni les moyens technologiques, ni les structures politiques assez solides pour construire un modèle de société durable. La civilisation est sur le point d’imploser. C’est l’atout majeur du colonisateur. À Tenochtitlan, Moctezuma 1er a mis en place un modèle de société solide. Avec la laine, le blé et les esclaves européens, l’économie de tout le continent aztèque va rentrer dans un âge d’or qui permettra un développement technologique sans précédent. »

CCO : Crédit : Paula Mondragon
CCO : Crédit : Paula Mondragon

Madre de Dios!

Alors que j’égrenais mon sermon, deux filles hispaniques, au dernier rang, questionnaient leur smartphone, fruits de la dernière, et de la seule révolution technologique pertinente à leurs yeux. « On ne va pas se mentir, les colonisateurs ne sont pas venus pour “partager leur culture pacifiquement”, il faudrait être un homme politique complètement niais pour prétendre un truc pareil. La relation entre le colonisateur et nous était complètement inégalitaire et c’était normal : on était ridicules et barbares alors qu’eux étaient civilisés. Pourtant sans que les colons aient réellement pu le maîtriser, un métissage s’est produit entre le nahuatl et nos langues indo-européennes. Notre identité d’Occidentaux n’a pas été complètement gommée par la colonisation. Aujourd’hui encore, dans nos contrées et dès notre plus jeune âge, on continue à appeler notre génitrice « mātar » en Iran, « mother » au Nouveau-Xoconochco, « madre » au Nouveau-Yukatan et « mère » en français, c’est la trace qu’il existe quelque chose en-dessous de la langue du colonisateur, une culture occidentale commune… »
« Enfin, monsieur, ça nous sert à quoi de savoir qu’on a des points communs avec d’autres provinciaux comme les Roumains ou les Libanais ? Si on veut être quelqu’un dans la vie, il faudra aller à Mexico, alors autant apprendre directement la culture nahuatl plutôt que perdre son temps avec des dialectes et des traditions débiles ! »

Fuir la vieille Europe!

Mon visage s’empourpra, j’avais beau les avoir entendus cent fois, ces arguments me fatiguaient « mais enfin, émigrer, émigrer, émigrer, vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Et pour aller où ? Pour s’amasser dans les banlieues-dortoirs de Mexico, d’Oaxaca ou de Tizipan ? Il ne vous est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir des choses qui vaillent la peine à Paris, Londres ou Berlin ? » Aucun élève ne se donna la peine de dissimuler son sourire narquois à l’évocation de ces villes qui ne faisaient, au regard des mégapoles mexicaines, pas rêver grand monde.

Une question de perspective…

Imperturbable, je poursuivis : « Oui, pendant des siècles, la première mondialisation s’est construit autour de ces centres dont l’Europe, le
Maghreb, le Moyen-Orient n’étaient que des périphéries, des pourvoyeurs de matières premières et de main d’œuvre à bas coût. Résultat ? Le Mexique s’est enrichi tout en nous vendant un rêve, un rêve qui s’abreuvait de la sueur des blancs. Pour leur dire quoi, au final, à ces blancs ? Que le sous-continent aztèque ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ; qu’on était des profiteurs ; que nos cultures, aussi appauvries qu’elles puissent être, menaçaient la leur ; qu’on était des arriérés. » Quelques étudiants, surpris par mon emportement soudain, rangèrent leur téléphone et reportèrent leur attention à mon discours.

Le péril blanc

« Alors il faudra qu’ils m’expliquent en quoi le mont Saint-Michel, les églises byzantines et le Colisée menacent la sécurité intérieure des citoyens aztèques. Pour ce qui est de notre prétendue arriération, 500 ans de pillage et d’occupation coloniale y sont peut-être pour quelque chose. Nous, des profiteurs ? Non, mais vous imaginez ? Les mecs ils ont nourri leurs dieux avec nos vies, ils ont construit leurs temples avec nos pierres et c’est nous qui serions censés être des profiteurs ? Qui sait ce que l’Europe aurait construit durant 500 ans si on lui en avait laissé la possibilité ? Qui sait à quoi ressemblerait un monde où les idées de nos penseurs, un monde où nos valeurs, nos modèles politiques auraient eu la main. C’est de l’utopie, je le sais bien, mais donnez-vous la peine d’imaginer ce qui se serait passé si, au XVe siècle, nous avions mis les pieds sur leur continent et non l’inverse ! Inversez la perspective et vous verrez ce que c’est qu’être l’Autre ! Imaginez que vous êtes le dominateur, le donneur de leçon, celui qui a raison même quand il a tort ! Allez, prenez un stylo, une feuille de papier et écrivez : « Nous sommes le 12 octobre 1492… »

Pour aller plus loin…

Ce billet ne serait rien sans… (en vrac)

L’excellente interview de Serge Gruzinski dans le XXI, numéro 36 d’automne 2016. Le mec est un penseur de l’histoire globale qui enseigne aux États-Unis, au Brésil, en Chine et en France, une pointure !

Le cours d’histoire de la civilisation européenne d’Alexis Wilkin, un des plus puissants outils de déconstruction de certitude que j’aie pu rencontrer puisqu’il est parvenu à me convaincre qu’il n’existait ni histoire, ni civilisation, ni Europe. Derrida n’aurait pas fait mieux.

Le jeu Civilization II, III, IV, V, VI… auquel j’ai joué des nuits entières, un moyen comme un autre de refaire le monde, aussi chronophage et contreproductif qu’une soirée entre gauchistes, mais moins social.

Le cours d’histoire de la littérature hispano-américaine de Kristine Vanden Berghe que j’ai suivi d’une oreille attentive alors même que je lisais les aventures africaines de Ryszard Kapuscinski tout en écoutant les rythmes jamaïco-berbère d’un groupe de ska franchouillard.

Le roman de Mélanie Sadler : Comment les grands de ce monde se promènent en bateau que je n’ai jamais lu et qui élabore l’idée que Souleymane le Magnifique ait pu être, en réalité été un prince aztèque fuyant les persécutions de Cortès. Et pourquoi pas ?

Wikipedia qui m’a appris que le prédécesseur de Moctezuma 1er s’appelait Itzcoatl et son successeur Axayacatl. Ça peut paraitre sans importance, mais imaginez un peu le temps qu’il aurait fallu, avant Wikipedia, pour trouver aussi rapidement une info sans intérêt !

Des voyages à la pelle : je n’ai jamais mis un pied en Amérique centrale (invitez-moi, invitez-moi, invitez-moi !), mais plus je rencontre de Québécois, d’Haïtiens, de Rwandais, de Turcs et de Malgaches, plus je doute du fait que mon nombril ait jamais été le centre de gravité de la planète entière. À force, si on est quelques-uns à s’accrocher à l’idée, on pourrait même finir par être plus crédibles que Trump, Farage, Le Pen, Francken… ces imbéciles heureux qui sont nés quelque part.


J’ai testé pour vous… le village de la Francophonie à Tananarive

En une semaine, j’aurai posé à côté de François Hollande, de Michaëlle Jean, du président malgache, de la directrice d’RFI, du ministre ivoirien de la jeunesse et des télécommunications ivoirien, de la ministre canadienne du développement et de la Francophonie et probablement de toute une autre série de personnalités dont je n’aurais pas réussi à saisir le titre et la fonction avant qu’ils ne continuent leur tournée de poignées de main.francophonie-drapeaux

Suivre une formation au village de la francophonie, c’est un peu comme être au centre de ce qui se fait de plus important à Madagascar en 2016 tout en n’étant pas vraiment à Madagascar. En arrivant à Antananarivo, j’ai sillonné les rues de la capitale, le temps d’une matinée, puis la semaine de Sommet et de formation commençant, s’est installé un va-et-viens routinier qui me laisse penser que je n’aurais vu de Madagascar, en définitive, que son village francophone et son hôtel Anjary.

Village de la francophonie

 

Alors parlons-en de ce village : on a beau dire, même si les peintres et les maçons étaient toujours à l’œuvre alors que les stands étaient en train d’être installés, même si l’électricité n’aura cessé, durant toute cette semaine d’aller et de venir au gré des délestages, même si les chapiteaux ont dû pallier les salles qui n’avaient pas été construites à temps… on a beau dire, ils ont su y faire, les malgaches. Le tout donne une impression de lieu extrêmement propre, soigné, lumineux, coloré, moderne, un vrai village-témoin de catalogue Thomas et Piron.

 

village-francophonie-2

 

Au milieu de ce village, on trouve des stands promotionnels d’à peu près tout ce qui se fait aux quatre coins de la francophonie, depuis l’ONG sénégalaise jusqu’au pavillon marocain venu alimenter les clichés à grands renforts de thé, de tapis et de musiciens traditionnels, depuis le très épuré « salon France », grande pièce bleue et blanche avec trois écrans interactif jusqu’au petit stand du Nouveau-Brunswick, 4 mètres carré, plein comme un œuf, chacun y va de son opération marketing tellement lissée qu’on pourrait voir s’y refléter l’ombre du conseiller en communication qui l’a polie.

Alors vu qu’une vitrine et un vernis propret, c’est vite lassant, j’ai choisi une fois de plus d’aller voir derrière, ce qui s’y passait.

La trogne de Madagascar


Derrière, j’ai croisé Thierry, spécialiste malgache des nouvelles technologies, une sorte de hipster africain prouvant une fois de plus que l’Afrique, si elle avance pas à pas à coup de projets de développement, ne se résume pas à cela. Le taux de pénétration d’internet tourne autour de 3% à Madagascar aujourd’hui. C’est peu, avouons-le. Mais si dans ces 3 %, on compte des individus capables de faire avancer notre rapport au web, on aurait tort de l’éclipser sous couvert d’aide humanitaire.

le visage du Camerounmireille Flore

Derrière la vitrine, j’ai croisé Mireille, mère au foyer camerounaise qui assume et revendique à qui veut bien l’entendre son identité de mère au foyer. On ne peut que respecter une telle pugnacité dans la volonté de mettre en valeur ce rôle que la société occidentale moderne a relégué au rang des positions viles, vestiges d’une époque dépassée. Je n’aurais jamais cru l’écrire, mais mère au foyer, pour Mireille, est vécu comme l’avant-garde de la modernité dans sa place de femme, et je le dis sans aucune forme d’ironie.

La bouille de l’Afrique du Sud

amelie

Derrière le vernis j’ai croisé Amélie en qui j’ai retrouvé une belle part de mon propre parcours et croyez-le ou non, ça fait du bien de se rendre compte qu’on est quelques-uns à suivre des chemins parallèles : française, scoute, migrante au Burkina-Faso puis dans les townships d’Afrique du Sud. Elle aussi veut que sa maison, son travail et sa vie de famille ressemblent à son engagement. Elle aussi est convaincue que, de l’oublié de Soweto à l’incarcérée de Fresnes en passant par le réfugié syrien, on ne construira une société meilleure qu’en la construisant avec tout le monde. Pfiou ! On n’est pas seuls !

Et la tête de la Thaïlandeadrien

Derrière le vernis, j’ai croisé Adrien qui m’a entrouvert les portes d’une expatriation si proche et en même temps si lointaine de la mienne. En quelques échanges, il m’a démontré à quel points être belge au Rwanda et être français en Thaïlande se ressemblait, mais à quel point, au-delà de ces expériences communes nous attendent un monde inépuisables de découvertes culturelles qui, sur chaque continent, dans chaque pays, dans chaque se renouvèlent et donnent tout leur sens à cette expérience de vie exceptionnelle que représente le voyage.

Quatre rencontres

Quatre rencontres qui en termes de contenu auraient pu remplir à elles seules toutes les vitrines, tous les stands protocolaires et toutes les poignées de main photogéniques d’un village artificiel. Si ce village était nécessaire, alors tant mieux, il aura rempli sa fonction : faire se rencontrer des peuples qui ne partagent rien entre eux sinon une langue, une histoire et de bribes de culture. Le reste n’est que tissage… et lien social !


Ne me dis pas que t’es retourné en Afrique !

Non mais, sérieusement, qu’est-ce que tu fabriques encore à Madagascar ?

T’aides les gens ? Non. Ben alors. T’es européen et tu prétends devoir aller jusqu’à Madagascar pour suivre une « formation »… tous frais payés ? la bonne blague ? Profiter d’un séjour pareil, c’est pas un peu contradictoire avec genre… toutes tes valeurs ?

Elle est où la cohérence ?

Après le Sénégal, le Congo, le Rwanda, l’Ouganda, Zanzibar… T’avais pas ton compte en termes de voyages ? Non, mais, objectivement, tu te sens pas un peu mal à l’aise à partir comme ça, aux frais d’RFI et de la Francophonie parader sous le soleil ? Tu fais partie des franges de la population mondiale les plus aisées et les plus éduquées, des gens avec l’accès le plus facile à l’information. Honnêtement, t’avais besoin, d’une formation pareille ? T’aurais pas pu laisser la place à quelqu’un d’autre ?

Alors qu’est-ce que je fous là ?

Deux trucs en fait.

Oui, je suis une formation sur le blogging, mot assez barbare pour ce journalisme qui n’en est pas un, cet épanchement personnel qui vise à être quand même autre chose qu’une forme de narcisime moderne. Quoi d’autre? Il y a des chances que je vous le dise à la fin de la semaine, quand j’aurais compris. Là, concrètement, je suis à peu près aussi dépaysé à Madagascar qu’à Blogland. Or au vu du nombre de conneries qui circulent sur internet, essayer d’être un citoyen du net intelligent, informé, c’est pas pire. Puis le faire à l’aide de journalistes pros qui ont planché là-dessus pendant des années, pouvoir interagir avec eux en temps réel, c’est mieux, non ? Enfin je crois.

la matinée du mercredi, ou comment se rendre compte qu'on ne connait rien des réseaux sociaux
la matinée du mercredi, ou comment se rendre compte qu’on ne connait rien des réseaux sociaux

Mais ce qui est en train de se passer va au-delà d’une formation intéressante, même si c’est le cas.

An history of internet

Au fond, on est en train de faire ce qu’Internet est censé faire depuis… pfiou, un bon moment. Souvenez-vous, vous aviez 7 ans et un mec vous a dit « ma fille, grâce à Internet, tu vas pouvoir entrer un contact avec la planète entière ! » pas naïve, vous lui aviez répondu « oui sauf que je ne maitrise ni le mandarin, ni le quechua, ni le wolof » et là, le gars qui avait anticipé la réaction – le fourbe – vous avait sorti « mais mon enfant, la francophonie : de Port-au-Prince à Bamako, du Québec la Réunion… ».

Bon, on est là,  20 ans plus tard et, avouez, quand Aboubacar Traoré, malien, vous ajoute sur facebook, vous êtes quand même plutôt réticents. Qui d’entre nous, quand il entend parler d’un ouragan en Haïti, se rend sur le blog de Peterson Antenor ? Qui, quand il entend un premier ministre français aller donner des leçons aux africains, tente de lire la réponse de ces mêmes africains, David K Pelly par exemple, à ce premier ministre ? Et même quand votre pote va se dorer la pilule à Madagascar, qui a le réflexe d’aller voir sur ce qui s’y passe ? Pourtant, on se le répète à longueur de journées que les médias traditionnels nous donnent une information partielle, partiale, vendue au grand capital, tout ça, tout ça.

faire plus que cliquer sur le lien

Alors c’est tout con mais créer des liens, entre moi et cette blogueuse-slameuse congolaise qui vit au Sénégal, entre moi et cette charmante ivoirienne au caractère fort, entre moi et ce togolais hyper populaire ou ce geek plutôt sympa qui vit au Cameroun, ça me semble être un beau moyen de relancer un lien à côté duquel on était peut-être passé, tout occupés que nous étions à cliquer sur des liens qui nous menaient de Google à Wikipedia, de Youtube au Gorafi en laissant un truc central de côté : le lien humain.

Les blogueurs de la formation 2016 à Tananarive
Les blogueurs de la formation 2016 à Antananarivo, oui oui, je suis sur la photo.


Face A : Debout citoyen, viens faire le guignol !

Enfilez vos bonnets, banade de Schtroumpf

Je n’aurais jamais cru, à plusieurs semaines d’Halloween, à plusieurs mois du carnaval, voir sur ma ville natale un tel déferlement de citadins déguisés en guignols ! L’appel lancé par la province de Liège avait été clair : nous avons fait confectionner 10 000 bonnets phrygiens multicolores dans nos ateliers, il ne nous manque plus que 10 000 moutons pour venir les enfiler et bêler tous en cœur.

putain de foule anonyme

Docile, le peuple liégeois s’est exécuté. Bravant – quel courage ! – la menace terroriste, il s’est rassemblé sur la grand-place de la ville pour répondre à l’appel du berger. « Debout citoyens ! » et puis fermez vos gueules et marchez au pas.

Une com’ en béton!

Il faut dire que point de vue communication, la province avait  fait fort. Simple. Complet. Efficace. On prend tous les symboles fédérateurs et on en fait notre charte graphique : un bonnet phrygiens, un Ginkbo Biloba, une fleur, une gamine aux jolies cuisses nues qui tient un crayon dans son poing levé, un phénix puis un chevalier parce que c’est cool, les chevaliers, les enfants aiment bien.

Et le message ? C’est quoi le message ? Qu’on est prêts à se battre en cotte de mailles à coup de crayon contre l’esclavage de l’arme atomique quitte à mourir et à renaître de nos cendres grâce au pouvoir des fleurs !

Réunion au sommet

Bon, c’est vrai que c’est pas très lisible. On va plutôt dire que ce qui nous fédère, ce qui nous mobilise, c’est la citoyenneté, l’humanité ! Ouais ! C’est bien ça, c’est flou, tout le monde y met ce qu’il veut et ça rassemblera du monde !

Bon, maintenant, les gestes. Qu’est-ce qu’on va faire faire aux gens pour qu’ils se sentent participer à notre événement ? Attention, il faut du geste fort, de l’engagement pur alors réfléchissons… Oui, j’ai trouvé, on va faire une balade à vélo, un trivial pursuit géant et puis on les parquera devant un concert gratuit ! Ça c’est du geste mobilisateur. En fin de compte, les gens pourront rentrer chez eux et se dire qu’ils ont accompli leur devoir de citoyen au-delà de toute espérance, qu’ils se sont engagés ! Ouais !beauveloravel-On a les images, on a les gestes, il ne reste plus que les mots. Moins important les mots. Il faut les lire, c’est fatigant de lire. Bon, on va se contenter de deux lignes en dernière page de notre magazine trimestriel mais attention, il faut surtout que tous les buzzwords se retrouvent : « environnement », « migration », « politique »… Oui et il faut surtout un vocabulaire positif, pas de « crise », de « catastrophe », de « problèmes », on veut du rêve ! Puis il faut que ce soit mobilisant. J’ai une idée, on n’a qu’à demander aux gens de signer. C’est cool de signer une pétition, ça prend 45 secondes et ça donne l’impression aux gens d’avoir agi. Nickel Marcel, on envoie ça à l’imprimeur, et n’oublie pas de rester très vague, on ne doit s’engager à rien. T’imagines, on devrait répondre de nos actes ! Reçu 5/5 :

« Face aux divers défis environnementaux, économiques, migratoires et politiques que notre planète en transition doit relever, tous ensemble replaçons l’Humain au centre de nos préoccupation. »

-Faudrait aussi une brochette de personnalités insipides qui ont « déjà signé », ça mobilisera aussi les gens.

-Sans souci, j’irai trouver un humoriste, un designer et un chef d’entreprise, comme ça tout le monde sera content : on a le côté sympa, le côté culture et le côté business !

-Mais dis-moi, Paulo, mais ça fait pas trop « Centre démocrate Humaniste » ça, « replacer l’Humain au centre de nos préoccupations » ?

-Chuuuut, c’était un message caché. Il faut pas le dire !

-Mais que va dire la droite ?

-T’en fais pas, on pondra un article sur les retombées économiques de l’événement et les bénéfices escomptés dans le domaine de l’Horeca et on arrivera à fédérer même les libéraux.

 

Hum.

 

Alors évidemment, la lutte pour les valeurs qui nous mobilisent doit se parer de symboles pour être visible dans une société de l’image. Mais quand le symbole devient en lui-même l’alpha et l’oméga de toute lutte, il faut oser l’appeler par son nom : une coquille vide.

Evidemment, l’homme de la rue doit pouvoir, par des gestes, même symboliques, participer à l’action collective mais quand ces gestes tiennent, au mieux, du divertissement badin et au pire, de la manipulation abrutissante, peut-on encore dire que le geste est porteur de quoi que ce soit ? Une marionnette aurait plus de libre arbitre.

Un message complet, holistique, rassembleur, tout le monde en rêve évidemment mais quand il s’ouvre tellement qu’il vire au consensus mou qui n’engage à rien ni ne signifie rien, quelle différence avec les formes les plus décomplexées de propagande ?

Cette coquille vide, ces pitreries de polichinelle, cette propagande éhontée mettent en lumière un sérieux dysfonctionnement dans les mécanismes de militance. Si l’engagement, aujourd’hui, consiste à venir bêler en troupeau « humanité » à l’appel d’un gouvernement qui, par l’occasion, en profite pour ne pas rendre compte de ses actes,  alors je ne donne pas cher de la peau de notre démocratie.


À mesure que la guerre s’éloigne…

Les Rwandais de ma génération ont connu la guerre sur leur territoire il y a 22 ans. À l’âge où j’apprenais à lire, ils apprenaient à distinguer le sifflement d’une balle, d’un obus ou d’une machette. Durant bien des années encore, la guerre a continué dans les pays voisins, ne s’éloignant jamais trop, ne se faisant jamais complètement oublier. Aujourd’hui, je viens d’émigrer sur un sous-continent qui n’a plus connu la guerre depuis presque 62 ans. Là où je vis aujourd’hui, quand je croise une jeep militaire, il y a 90% de chance pour que ce soit un allumé dont le QI ne dépasse pas 40-45 et qui se prend pour un GI en parcourant les sentiers des Ardennes avec 22 000 jours de retard.

Je vidais la maison dont je venais de devenir propriétaire quand j’ai dégagé du fatras de breloques, entre un poêle à charbon, une machine à coudre mécanique et des Jésus assez nombreux pour repeupler la moitié de la Palestine, quelques cylindres de cuivre de la taille d’un avant-bras. C’est mon père qui, le premier, m’a lancé : ça, ce sont des obus ! Ça peut avoir une certaine valeur, ne les jette pas !

Dans un premier temps, je me suis dit qu’il avait eu raison de me prévenir : sans ça, les cylindres auraient terminé chez un ferrailleur ravi d’emporter, pour le prix du cuivre, des antiquités à bon prix. Dans un deuxième temps, je me suis dit que si j’arrivais à les revendre, ce serait sûrement à un des allumés qui s’amusent à rejouer la bataille des Ardennes entre deux bières et un brassard nazi. Ça ne m’emballait qu’à moitié. Dans un troisième temps, je me suis dit que j’étais quand même un bel innocent. Un bel innocent chanceux. Chanceux parce qu’incapable de reconnaître un obus quand il en voit un. En 2016, un gamin de sept ans en Ukraine, en Irak, en Libye ou au Yémen sait distinguer les yeux fermés les 12 types d’obus manufacturés par les Suédois,  les Américains, les Russes, les Français et les Belges pendant que moi, innocent, je confonds ces tubes creux avec des éléments de plomberie. C’est con, mais pour le coup, je me suis dit qu’au fond, elle ne l’avait pas, volé, l’Union Européenne, son Nobel de la paix.

Après ça, je me suis dit que c’était quand même d’un goût douteux d’orner sa cuisine de machines à tuer et à détruire les maisons des gens. Cela dit, c’est vrai que bien astiqué, ça brille comme de l’or. Puis à mesure que la guerre s’éloigne… on oublie sans doute. Et dans le fond, pour la petite vieille qui avait gardé ces reliques, ces objets avaient été des objets du quotidien quand, gamine, pendant des mois d’hiver 44, elle apprenait à lire tout en apprenant à reconnaître l’odeur des obus, des grenades et du sang. Finalement, sa vie n’avait sans doute pas été si différente de celle des gamins d’Alep et de Kigali. Par chance pour elle, son quotidien s’est par la suite apaisé. La guerre s’était lentement éloignée, dans le temps comme dans l’espace. De tout cela il n’était resté que des carcasses d’obus brillants que les paysans du coin avaient pris garde de rendre inoffensifs. Comme on ne jetait rien à l’époque, bah ça faisait un rangement à couverts sur la cheminée de la cuisine.

En continuant de vider le capharnaüm dont nous venions de faire l’acquisition, nous avons mis la main sur de grosses caisses en bois. Elles avaient l’air d’avoir vécu et elles allaient avoir guerre caisse explosifsbesoin d’un sérieux coup de brosse et de verni, mais elles étaient solides : ça pourrait donner du charme et un côté rustique à notre future maison. Gardons !  On y mettra les jouets des enfants, ce sera pratique et c’est toujours ça qu’on évitera de dépenser chez Ikéa. D’ici quelques années, quand ils apprendront à lire, naïfs, mes gamins déchiffreront les lettres peintes sur leurs caisses à jouet : « 1600 cartridges », « Carbine M1 », « 155 M. M. Gun », « Mortars 81 mm »… je devrai sans doute leur expliquer alors, avec des mots pour enfant ce que cela veut dire parce que, très probablement, ils n’auront jamais senti ni entendu ni même vu la couleur d’un obus, d’un fusil d’assaut ou d’une grenade. Ils trouveront peut-être ça d’un gout douteux d’avoir pris, comme caisse à Lego, une ancienne caisse à munition, mais qu’importe, mes enfants seront de beaux innocents, ils auront appris à lire sans apprendre la guerre.

Quand je lis que la Suède arrête de vendre des armes à l’Arabie Saoudite, je me dis qu’il y a une infime chance que quelque part, en Syrie, en Irak ou au Yémen, un enfant apprenne, lui aussi, à lire sans se familiariser avec le bruit des balles et des obus. En même temps, sachant que la Belgique, la France et tant d’autres continuent à déverser leurs munitions dans la région, je me dis qu’il y a plus de chances pour que des obus ravagent leur cuisine plutôt qu’ils n’ornent, briqués, la cheminée de quelques syriens économes.

Je viens d’émigrer sur un sous-continent qui n’a plus connu la guerre depuis 62 ans, un sous-continent sur lequel on s’obstine encore à ne pas comprendre qu’un père rwandais, syrien, yéménite ou irakien préfère s’éloigner de la guerre et faire d’une vieille caisse de munition, un coffre à jouets pour ses enfants plutôt que de leur apprendre à lire dans le fracas des obus et l’odeur des grenades. Mais jouer au GI dans les Ardennes, ça, par contre, on sait faire.guerre caisse de fusils