Tanguy Wera

L’aventurier devenu cul-terreux

campagne Belgique

Ça pourrait ressembler à la fin d’un roman d’aventure. Enfin non, à un épilogue. À ces quelques pages rajoutées à la fin qui sentent plus la poudre à lessiver que la poudre tout court. Bob  Morane a trois moutards, il les conduit au stage de basket puis file au bureau faire ses heures. Après le repas et la lessive, il s’affale devant la télé. Le dimanche, il tond sa pelouse puis il va promener son chien avec un pull autour du cou. Alors non, on ne peut pas dire que ce soit le genre de vie auquel on a quelque chose à reprocher. Franchement, c’est même une vision du bonheur assez correcte. Oui, c’est vraiment ça : politiquement, socialement, économiquement… correcte. Originale ? Excitante ? Enthousiasmante ? Non, pas franchement mais bon… rassurante. Enfin, il faut avouer que c’est pas avec un réel « rassurant » qu’on fait les meilleures pages d’un roman or justement, mon roman, à vingt-six ans, il était censé en être à ses premiers chapitres.

La gueule devant le notaire qui me lisait, avec autant d’intonation que l’exercice le permettait, les actes d’achat de ma future maison, j’en étais à me faire ces réflexions : j’avais traversé le Québec en solitaire, été kidnappé à Kinshasa, transbahuté dans un wagon digne de l’époque stalinienne entre Budapest et Sofia, j’avais descendu le Nil en rafting en Ouganda, campé au milieu des singes dans la forêt tropicale au Rwanda et j’étais sur le point de devenir « propriétaire » dans un bled dont aucun cartographe ne saurait épeler correctement le nom, un bled au fin fond des Ardennes belges. Ça sent la saga qui s’épuise, non ?

Bon, concrètement,  pour éviter le fiasco éditorial et désaffection massive des lecteurs, je ne vois grosso modo que trois solutions : première, la vie par procuration. Je me cale bien confortablement devant mon écran d’ordi et je vous donne mon avis sur la marche du monde. Pour les vingt prochaines années, sous prétexte qu’un jour, j’ai voyagé, j’ai vécu et que j’ai rencontré des gens à gauche à droite, je me permets d’étaler sur les réseaux sociaux et sur mondoblog mes indignations et mes colères, de plus en plus détachées de mon quotidien, de mon vécu et de plus en plus dépendantes des canaux d’information que vous pouvez, tout aussi bien que moi, consulter critiquer, recouper. Résultat des courses, ce que je raconte n’a, finalement, plus aucun intérêt outre rajouter du verbiage par-dessus le brouhaha perpétuel de la toile.

Deuxième solution, je me transformer illico en détective/sociologue du monde rural. J’utilise Mondoblog pour livrer au monde les plus noirs secrets de l’agriculteur du cru. Obligé de forcer le trait pour me rendre intéressant, je monte des scandales sur fond de pesticides, d’engrais, de consanguinité et de maltraitance animale. La série « La Trêve » a pas mal fonctionné à la télé en choisissant un cadre de tournage relativement similaire à celui dans lequel je m’apprête à plonger alors avec un peu de chance, en surfant sur la vague, je peux garder des lecteurs deux ou trois saisons, le temps que le public se lasse de cet exotisme de proximité et retourne à la conviction que le seul endroit où il se passe des choses qui vaillent la peine d’être racontées, c’est dans les villes tentaculaires.

Troisième possibilité je pars sur le pari qu’à vingt-six ans, entre les tracteurs, les forêts et les hollandais à vélo, il y a des choses à vivre en 2016 dans une commune rurale en Belgique. Il y a des histoires à raconter au-delà des contes folkloriques des tordus d’hier et des ragots télévisés des demeurés d’aujourd’hui. Il y a des gens à rencontrer au-delà et du paysan grincheux et du touriste en mal d’air pur. Certes, ce n’est peut-être pas la voie sur laquelle l’aventure nous attend au détour d’un chemin mais c’est sans doute le meilleur endroit pour en écrire une nouvelle. C’est sans doute le meilleur endroit pour commencer à construire, pierre par pierre, un monde à la fois neuf et nourri de bribes de savoirs traditionnels qu’il ne faudrait pas se perdre car c’est d’eux, et d’une bonne dose d’innovation, qu’on pourra faire renaitre la société capable se fondre rapidement et intelligemment dans une nature encore présente.

Je suis confiant, en regardant ce paysage familier avec le regard du voyageur, j’y ferai naitre des mots qui disent, plus encore qu’avant, ma révolte, ma passion et mon engagement. Bob Morane en cul-terreux, ça sonne pas si mal au final.

A suivre.


Le démigrant. Billet d’un retour au pays natal

Il y a presque un an, je prenais, à contresens, la route de la migration (et vous pouvez me relire ici). En sens inverse parce que lorsque vous parlez des migrants, l’image qui vous vient en tête est celle de ces hommes, ces femmes et ces enfants qui accostent ou tentent d’accoster sur les berges de l’UE plutôt que celle de ceux qui délaissent le vieux continent pour s’envoler vers des cieux moins gris.

Aujourd’hui, ça y est, j’emboite le pas à ceux qui fuient la misère et la guerre en direction de la forteresse Europe. Enfin, je leur emboite le pas : hormis la direction de notre voyage, le rapprochement s’arrête là. Dans quelques heures, je me présenterai au guichet d’embarquement d’un aéroport international. Riche d’un billet offert par mon employeur, je survolerai en quelques heures à peine, le parcours long, couteux et semé d’embuches qui attend nombre de candidats à l’émigration. Je passerai un portique de sécurité et sortirai, libre d’aller où bon me semble, dans un pays qui m’accueille à bras ouverts pour l’unique et absurde raison que j’y suis né. Je ne passerai aucun test visant à prouver que je le connais bien ce pays, que je l’aime, que j’aspire à m’y intégrer, à en adopter les coutumes, non, j’y suis né et ça suffit.

À la différence, encore une fois, des candidats à l’asile politique ou économique, aucun Théo Francken rwandais n’a fouillé mes emails pour justifier mon renvoi vers mon pays d’origine, aucun Didier Reynders n’a décrété que mon pays de naissance était suffisamment sûr et que je devais le regagner illico. J’ai choisi d’y retourner et c’est tout.

Alors puisque je suis entièrement libre de mes mouvements, qu’est-ce qui peut bien pousser le migrant que je suis à rentrer au bercail ? Après avoir passé une année formidable dans un pays qui n’a cessé de me séduire, quels motifs pour une rupture ?

S’il n’y avait que la culture, je lui dirais, au Rwanda, qu’il m’a séduit et que je serais prêt à

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

passer plus de temps avec lui. Bien sûr, ils m’ont manqué, les concerts, les spectacles, les séances de ciné, les débats, les opéras, les carnavals et les festivals. Elles m’ont manquées les bières spéciales, mais à coup de pagne, d’imigongos, d’agasekes, d’intores, d’inyambos, d’umuganda, de virungas, d’ubugalis, de sombe, d’akabenzi et de cabarets, ce petit pays grand comme la Flandres a su me montrer qu’en matière de culture, il avait de quoi faire les yeux doux au visiteur assoiffé de découvertes le temps d’un bal bien plus long qu’une dizaine de mois.

S’il n’y avait que le climat, j’y resterais deux siècles, au Rwanda. S’il n’y avait que les rencontres, j’y resterais certes plus longtemps que 10 malheureux mois, car le Rwanda est pudique : il ne se dévoile que  trop lentement, à l’allure laborieuse d’une langue qu’on peine à apprendre et d’un esprit sauvage qu’on n’apprivoise jamais tout à fait.

lac Muhazi

S’il n’y avait que le patrimoine qui me rappelait en Belgique, le Rwanda n’aurait pas eu de mal à me convaincre de rester. En me faisant entrapercevoir son parc national de l’Akagera, sa forêt de Nyungwe, son parc des volcans, ses cinq-cents lacs et ses mille collines, ses plantations de thé, de café, de sorgho, il aurait eu de quoi me retenir aussi

longtemps qu’Ulysse sur l’île de Circé.

Alors quoi ?

Car c’est fait, dans quelques heures, je rentre. Je rentre, heureux comme un Ulysse qui, dédaignant les charmes de sa magicienne, voudrait écrire, lui aussi, son cahier d’un retour au pays natal.

Et puis est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Je rentre, car il y a des pages qu’on n’écrit peut-être nulle part aussi bien que dans le jardin qui nous a vu grandir.

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin

Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’un amour qui, sans dédaigner les méandres du Nil blanc, ne coule peut-être nulle part aussi bien que dans le lit des ruisseaux de nos enfances, la Sienne, et celles qui seront les nôtres. Ces pages-là, toutes celles qui nous restent à écrire, seront colorée à l’encre d’une complicité sans égale, née d’un détour africain.

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,

Que des palais Romains le front audacieux,

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’amitiés qui ont muri telles de  vieux chênes durant un quart de siècle. Sur elles, la chaleur d’une année d’expatriation aura apporté la moiteur inattendue d’un hiver trop doux. De ces saisons qu’on souhaite tout en aspirant pourtant à gouter à nouveau aux rudes saisons que l’on connait depuis toujours, car l’on sait, intérieurement, que ce sont ces saisons communes, dans leur cours habituel, qui tirent de notre bois les meilleures pages.

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’un engagement qui, comme un amour qui tient à sa source et une amitié à ses racines, ne peut sans doute tirer sa force que de pieds bien ancrés sur un sol familier. Ces dix mois au Rwanda m’auront appris que, pour moi, le meilleur endroit pour commencer à changer le monde, c’est probablement cette maison que nous allons construire, cette commune que nous aurons en commun avec tant de gens qui nous ressemblent. Nous labourerons ce pays dont nous redeviendrons les paysans et ce continent sera alors trop petit pour contenir notre soif de changement, notre volonté d’écrire un monde nouveau.

Je rentre, mais chaque page que j’écrirai dès demain sera la poursuite d’une odyssée africaine qui ne s’achèvera pas, loin de là, lors du retour au pays natal.

 

 


Le migrant, c’est moi

Cher lecteur intelligent, cher lecteur alphabétisé, cher Bart de Wever, tu me connais… ou pas. Tu fais peut-être partie de ceux qui voient d’un œil bienveillant la réouverture de places dans les centres d’accueil Fedasil… ou bien de ceux qui vocifèrent et déversent, sur les réseaux sociaux, dans les médias leur indignation à voir considérés les migrants comme des citoyens à part entière !

Si tu fais partie de la deuxième catégorie, cher lecteur, sache que c’est à moi et que tu t’en prends et que je n’aime vraiment pas ça. Oui, lecteur, peut-être te l’ais-je déjà dit, mais j’ai choisi (tiens, choisir, un verbe important, note-le au passage, ça pourra t’aider) de quitter ton beau pays où habite la pluie pour m’envoler vers des cieux bien moins gris. En gros, si tu n’as pas compris je suis un migrant… belge ! Ben ouais, ça existe. Surprenant hein, comme concept, ça a du mal à rentrer dans tes petites cases mentales, un migrant belge.

C’est pas compliqué pourtant, je suis sûr que tu as déjà entendu parler de plein de gens qui sont comme moi, mais… j’y pense… tu ne les appelais peut-être pas des migrants. A la radio c’était « les Belges du bout du monde », ceux qui te font baver quand ils te racontent que la Martinique, c’est vraiment les vacances toute l’année. Là où je suis actuellement, on parle plutôt d’ « expats ». Ouais et ça fait cool « expat », ça donne l’impression d’appartenir à un club un peu select, celui des gens qui sont invités chez l’ambassadeur à l’occasion de la fête du roi (c’est cool, parait-il, y’a des zakouskis et du ponch à volonté). Enfin, quoi qu’il en soit, hormis le rendez-vous protocolaire annuel, je t’avoue que j’ai du mal à voir la différence entre « expat » et « migrant » pourtant, je t’assure, en tant que prof de français, chicaner sur des mots, j’aime encore bien ça.
Je suis un migrant. J’ai donc choisi de quitter mon pays, je me suis fait radier de ma commune et j’ai pris l’avion pour une destination lointaine, un aller simple, pas encore acheté le billet retour. D’ailleurs, à part mes proches et mes amis, personne ne me presse de savoir « quand je vais rentrer chez moi ». Parce qu’en fait, pour au moins une année scolaire, chez moi, c’est ici, au Rwanda. Dingue hein ? Je suis là depuis une semaine et je me sens déjà chez moi ! Vraiment, ces migrants, ils n’ont aucune gêne.

Il faut dire que le Rwanda n’a pas spécialement fait en sorte de me décourager de m’implanter sur son territoire : je n’ai eu aucun problème à obtenir un visa et mon diplôme est reconnu. J’ai à peine commencé à apprendre la langue que j’ai déjà trouvé un mi-temps qui me vaut un salaire plus que correct. Un salaire qui devrait susciter légitimement la jalousie d’une bonne frange de la population se tuant à la tâche pour bien moins. Mais voilà, je suis là, installé depuis une semaine et je n’ai encore ressenti aucune marque d’animosité de la part des locaux. Pire, quand je baragouine quelques mots dans leur langue, ils me gratifient d’un sourire énorme et s’efforcent de parler lentement pour que je comprenne. Dingue hein ?
Pendant ce temps, toi, toi qui gagnes ta vie tout aussi correctement que moi, toi qui reçois un salaire dont peu de migrants oseraient rêver, tu pends la gueule. Pendant ce temps-là, toi, quand tu croises un ouvrier communal qui parle avec un fort accent étranger, tu maugrées en te disant qu’ils pourraient au moins faire l’effort d’apprendre le français, et que c’est quand même scandaleux que, même dans le service public, ces gens-là volent la place des Belges de souche.

Alors, puisque je suis de mauvaise humeur et qu’en outre, les six ans d’études supérieures que tu m’as financées m’offrent la chance d’être habilité à enseigner le français, je vais te rappeler la différence fondamentale entre deux mots : migrant et réfugié.

Je t’ai déjà dit qu’un migrant, c’était quelqu’un comme moi, qui choisis de quitter son pays pour aller voir si elle est plus verte ailleurs (manque de bol, en ce qui me concerne, c’est la saison sèche donc l’herbe, elle n’a pas fière allure). Ce que tu appelles « migrant » (ou bien « eux », ou « la vague d’immigration », « toute la misère du monde »), ceux qui se noient dans la Méditerranée ou meurent dans des conditions dignes des wagons à bestiaux vers les camps nazis, dans bien des cas, ce sont des réfugiés. Mets-toi bien ce mot-là en tête ok ? Un réfugié, c’est quelqu’un qui est contraint de fuir son pays pour cause de guerre, de persécution. Tu te dis qu’on n’est plus en sécurité nulle part, entre les attentats Paris, Bruxelles et du Thalys ? Essaye l’Irak et la Syrie. Je t’assure, à côté, ton quotidien et ce qui te fait trembler aux infos locales, c’est un dessin animé pixar.

Allez, s’il te plait, avoue qu’un gars qui se tire de sa maison en ruine après s’être vu menacé parce qu’il ne respecte pas le Coran assez bien aux yeux d’un intégriste barbu ou parce qu’il a le malheur de ne pas avoir de portrait de la famille El Assad au complet dans son salon, il vit quand même un truc différent de moi qui ai organisé une grosse fête d’adieu avec 40 de mes potes en partant. Tu sens la nuance ? Migrant – Réfugié.

Mais tu sais quoi ? Je crois que je n’ai même pas envie de t’apprendre les subtilités de la langue française. Je vais réserver ça pour les enfants d’immigrés que j’ai eu la chance de rencontrer en Belgique, je vais réserver ça pour les Rwandais et les (autres) immigrés que je vais rencontrer ici. Eux, ils ont envie de murir, de devenir plus intelligents.

A toi, je me contenterai de rappeler une vérité toute simple, une donnée biologique, de l’objectif, du « terre à terre » puisque ça n’a pas l’air d’être ton truc de « faire dans le sentiment ».

Aussi pénible qu’il me coute de l’admettre, je dois bien avouer que je partage avec toi un truc comme… 100% de génome humain. Ça, c’est la mauvaise nouvelle… pour moi. La mauvaise pour toi, c’est que ce patrimoine génétique, tu le partages aussi, que tu le veuilles ou non, avec quelques milliards de chimpanzés bipèdes qui vivent sur cette planète (et qui meurent, à l’occasion, dans la Méditerranée). Alors je ne sais pas où tu as été chercher que le fait d’être le fruit d’un malheureux spermatozoïde de monsieur Henri de Wever, répandu, du côté d’Anvers un jour de coït orgasmique te donnait plus de droits humains que si tu étais né de l’ovule fécondé de Fatima El Barazek dans la banlieue de Homs. Je te le répète, je ne vais pas jouer au professeur de morale, mais dis-moi juste, quand tu te permets de décréter que tu n’accueilleras pas des gens qui fuient la misère et la guerre, tu te prends pour qui, en fait ?


Toute la misère du monde

Misère

Jeudi, 17h30.

Le premier élève entre en classe. Il a une trentaine d’années et suit, péniblement, depuis janvier, mes cours de Français Langue Étrangère. Je dis péniblement parce que, malgré la bonne volonté, ça n’a pas l’air d’une partie de plaisir pour lui. Pour moi non plus d’ailleurs. Parlons franchement : 2h avec un groupe d’adultes qui semble ne pas avoir d’autre ambition que de se cacher sous la table et se faire oublier pendant l’entièreté de la durée du cours, c’est usant.

Jeudi, 17h45…

Il est toujours seul face à moi. On se regarde en chiens de faïence. Le tableau interactif remplit la pièce d’un vrombissement qui masque tant bien que mal notre silence gêné. Je sens que j’ai l’air con debout devant mon tableau blanc. Merde quoi. Le gars, il est seul, je ne vais quand même pas lui faire un cours au tableau comme si de rien n’était ! J’éteins l’engin. Je vais m’assoir à côté de lui et lui demande s’il veut qu’on travaille un sujet ou un point de grammaire en particulier. Se produit alors un truc assez inattendu. De sa sacoche, il sort un petit bouquin, une version abrégée en français facile des Misérables. Et merde. En contemplant la couverture ringarde de l’édition bon marché, je sonde l’étendue de ma débâcle. Merde quoi, j’ai traversé la planète pour aller à la rencontre d’une autre culture, j’ai tenté, tant bien que mal de stimuler des conversations qui puissent confronter nos visions du monde, nos expériences et le mec me ramène 150 ans en arrière, dans la France profonde avec un classique de la littérature. Avec un peu de chance, le seul noir, dans les misérables, c’est le ramoneur du chapitre 24. Je vois poindre devant nous 120 minutes d’incompréhension mutuelle. A la barrière de la langue, il a fallu que le mec rajoute la barrière d’une tradition littéraire à peu près aussi éloignée des réalités rwandaises que ne l’est un poulet yassa de la gastronomie norvégienne.

Ouais. En même temps vu le sourire du gars quand il m’a sorti son misérable opuscule, je me vois mal le remballer en lui disant que finalement on va revoir les différents emplois du conditionnel présent. Allons-y alors. Victor Hugo, je te maudis. En torchant ton pavé, tu me voyais raconter Waterloo et l’insurrection républicaine de 1832 au Rwanda ? J’ai l’air fin moi. Enfin, commençons.

Et là.

Là.

Cosette, gravure d'Émile Bayard
Cosette, gravure d’Émile Bayard

Là il se produit un truc que je n’avais pas prévu. Je vous jure, je ne l’avais pas vu venir. Certes le vocabulaire, même simplifié, il faut encore le débroussailler, ça reste du Hugo malgré tout, mais à mesure qu’on traverse les premiers chapitres, je vois qu’il y a un truc qui percute. Je n’ai besoin de rien expliquer : les personnages, mon élève, il les sent. Je ne sais pas vous traduire ça, je peux juste vous dire que c’est la première fois que dans ma brève carrière de prof de français, je n’ai pas besoin de décrypter quoi que ce soit : le paumé qui vole un pain pour nourrir sa famille, qui se retrouve au bagne, qui remet le couvert en volant l’argenterie d’un évêque puis qui monte son business, mon élève le comprend. La pauvre fille qui s’est vue coller un enfant dans le dos puis qui se démène, entre les regards méprisants de la société, le désir d’assurer son rôle de mère et la difficulté d’élever une gamine entre le turbin et le tapin, il la comprend. Les aubergistes véreux dont la malhonnêteté tient tout entière dans le désir légitime de gagner un peu d’argent, ces gens qui ne parviennent pas à aimer une enfant qui n’est pas la leur et qu’ils voient comme une bouche en plus à nourrir, il les comprend mieux que moi.

Parce qu’un misérable, un pauvre mec qui se démène pour gagner trois francs six sous, à Paris en 1832 ou à Kigali en 2016, y’a fort à parier que c’est pas bien différent. De ce que je sais de mon élève, je ne serais pas étonné que la misère, il y ait goûté et s’il y en a un de nous deux qui doit enseigner quelque chose à l’autre sur la question, il y a plus de chance que ce soit lui le prof que moi.

19h45

On a fermé le bouquin, il est parti. Peut-être avec l’orgueil d’avoir entamé la lecture d’un classique de la littérature française, lui qui baragouine à peine la langue. Sans doute avec le sentiment étrange que ce qui aurait dû le dépayser n’a éveillé en lui que familiarité. Moi, il m’a laissé seul comme un con avec ma certitude et ma révolte.

Ma certitude que oui, partout, à tout moment, quelle que soit la situation, la condition… il y a toujours une raison pour souffler la poussière d’un monument de la culture. Certitude que ça a un intérêt parce que ce que raconte ce grand-père un peu balourd qu’on appelle littérature, il a beau radoter, il répète des vérités qui ne devraient pas s’oublier. Certitude que ces vérités, si elles ne doivent pas être imposées à la terre entière, elles méritent tout de même d’être partagées parce qu’elles résonnent, et qu’elles résonnent même peut-être mieux au cœur de l’Afrique qu’au cœur de l’Europe.

Ma révolte en pensant qu’on continue à encenser le nom d’Hugo en Europe tout en affirmant, avec de moins en moins de honte dans la voix, qu’on ne peut pas accueillir « toute la misère du monde ». Ouais ça me révolte. Tu veux te replier sur ta culture ? Sur ton patrimoine ? Sur tes valeurs ? Hé bien voilà ce qu’elles te disent tes valeurs ! Voilà ce qu’il te dit ton patrimoine ! Voilà ce qu’elle te dit ta culture ! Qu’un misérable reste un misérable et que si tu avais une once de cohérence, avant de cracher sur les immigrés, tu commencerais par rayer de ton patrimoine

Billet de cinq cents francs à l'effigie de Victor Hugo
Billet de cinq cents francs à l’effigie de Victor Hugo

le nom de tous ceux qui se sont élevés contre la misère et l’injustice et crois-moi, ça fait un paquet de gars malins. Et si ta seule motivation à prétendre que tu ne peux pas accueillir « toute la misère du monde », c’est l’argent que tu crains de perdre dans l’affaire, alors fais-moi plaisir, relis cet unique bouquin. Relis-le en te disant bien que le Thénardier mesquin, radin et malhonnête, c’est toi. Si tu prétends que nous ne pouvons pas accueillir « toute la misère du monde » parce qu’ils sont « illégaux » parce qu’ « ils nous mentent » en prétendant fuir la persécution ces pauvres émigrés, relis-le ce bouquin. Relis-le en te disant que le Javert rigide, borné et procédurier, c’est toi. Mais relis-le surtout en te rappelant bien ce qu’avait si rapidement compris mon élève : dans le bouquin du vieil Hugo, les misérables, c’est au moins autant Fantine, Jean Valjean et Cosette que Javert et Thénardier.

 


Kigali en noir et blanc

Kigali est une ville fantastique!

Au cœur du Rwanda, à chaque coin de rue, on tombe sur des lieux qui font mentir les clichés traditionnels de la métropole africaine, soi-disant invariablement vétuste, bruyante, crasseuse et dénuée de charme. A cent mètres de chez moi, The Office offre un espace de coworking jeune et convivial comme on souhaiterait en voir fleurir dans toutes les villes du monde. Rwanda Clothing crée des vêtements avec une touche de pagne dont l’élégance est inégalable. Une journée ne suffirait pas à parcourir les nombreuses galeries d’art de la capitale rwandaise et l’on devrait, dans un parcours pareil, impérativement faire un arrêt gourmand au Bourbon Coffee, salon de thé qui offre au gastronome de succulentes pâtisseries. En soirée, soucieux de se poser dans un lieu aussi charmant qu’intimiste, le gourmet ira prendre un couvert à la table d’hôte de France, O’Tamarillo.
The Office Kigali-min

Vraiment, Kigali est une ville fantastique!

J’en étais à me faire ces réflexions, assis, précisément, à une table de la chaleureuse librairie Ikirezi, grignotant un brownies quand, sans trop savoir pourquoi, je relevai les yeux du roman dont je venais de faire l’acquisition. Autour de moi, profitant du calme douillet de l’endroit n’étaient assis que… des blancs. J’avais beau me contorsionner pour regarder dans toutes les directions, le visage le plus sombre devait être celui d’une fonctionnaire hispanique en poste dans une des ambassades européennes voisines. Surpris, d’abord, je me dis qu’à la réflexion, il en allait en réalité de même pour tous les lieux atypiques auxquels je venais de penser.
Comme un château de cartes, la supercherie s’effondrait. Certes, on trouvait au cœur de l’Afrique, des endroits d’un charme inouï, mais s’ils n’étaient fréquentés, tenus parfois, que par des expatriés occidentaux, qu’est ce qui changeait, fondamentalement, par rapport au charme colonial du temps où les Européens étaient venus recréer leur mère-patrie sous les tropiques ?

À l’instar d’un explorateur qui, pensant accoster sur un nouveau rivage, s’aperçoit déçu, en approchant des falaises, qu’il s’agit en fait de son pays d’origine, je découvrais, mal à l’aise, le dépaysement factice de ces lieux que l’on aurait, somme toute, retrouvé presqu’à l’identique en Europe. Mais tout est dans ce « presque » justement ! Abandonnant le navire, je plongeai dans cette brèche comme dans un flot inconnu. Si les récifs étaient familiers, ils étaient baignés d’une eau nouvelle.

La clientèle blanche fait écran à une réalité bien plus subtile que celle d’une nostalgie coloniale douteuse. Alors que la librairie Ikirezi propose presqu’exclusivement des romans, des études et des bandes dessinées consacrée au continent noir, le Bourbon Coffee offre au gourmet quatre variétés de café issues des quatre coins du Rwanda. Les pagnes de Rwanda Clothing n’ont rien d’Européen. Pour avoir fait, avec France, le tour des fournisseurs de sa table d’hôte, je puis vous assurer qu’elle entend mettre les produits rwandais à l’honneur dans ses assiettes. Les amateurs d’art ne trouveront rien qui ne soit authentiquement rwandais dans les galeries et même The Office, fréquenté par les employés de l’une ou l’autre agence internationale, projette, sur son toit des films issus des quatre coins du continent.

Ouf, ces lieux ménagent donc une place à l’Afrique. Mais quelle est l’authenticité de cette dernière si elle est filtrée et n’est réfractée que pour l’intérêt d’un public occidental ? Ne serait-ce pas, pour reprendre la parodie d’une affiche du roi Lion, une honteuse « Afrique sans africains », une Afrique de couleurs, de saveurs et d’odeurs mais une Afrique, finalement, sans âme que cette Afrique que l’on vend en ces lieux à des bazungu venus chercher, à prix d’or, le dépaysement et l’exotisme ?

A mesure que je réfléchissais, un rwandais, puis deux, puis trois étaient venus s’asseoir à une table de la librairie Ikirezi. Si la majorité des lecteurs restaient blancs de peau, je me dis que, comme un timide ballet de séduction, les deux cultures battaient des cils l’une envers l’autre. Comme dans les films à l’eau de rose, les deux partenaires sont séparés encore par le fossé énorme d’une langue, d’une histoire, d’une organisation sociale et de traditions culturelles qui rendent la rencontre presqu’improbable. L’écart est encore grand mais tout est en place pour que les cultures se rencontrent, se marient et accouchent d’un métis. Des deux côtés de la barrière mélanine, des gens s’amusent à sauter le fossé parce qu’ils croient, au plus profond d’eux-même, que cette rencontre est possible.

Lundi prochain, on va au théâtre, c’est l’institut français qui organise et la pièce s’intitule « Sony Congo, ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi« . Quand je vous dis qu’à Kigali, on trouve des fous qui croient au métissage…

Concert Madjo Institut français du Rwanda