Tanguy Wera

Lumières sur la route

Aujourd’hui, en pleine pandémie il se passe pourtant un truc qui aurait sans doute ému aux larmes un gars dont le père vendait des couteaux à Langres dans les années 1720 : les élites politiques de tout un continent prêtent une oreille attentive à ce que leur disent des hommes et femmes de science.



Mes complexes

Ce n’est jamais simple de dévoiler ses complexes, les miens ne font pas exception à la règle, bien que… enfin, lisez et vous verrez par vous-mêmes. Au spécialiste des coccolithophores qui parle avec passion de son objet d’étude, on tire son chapeau sans pour autant avoir compris un traitre mot de ce qu’il avançait. On excuse le charabia de l’ingénieur aérospatial parce que ce qu’on attend de lui, avant tout,…


Quatre voyages et un enterrement (1/2)

J’ai voulu, moi aussi, pouvoir raconter à mes fils le soleil qui se couche sur la mosquée bleue à Istanbul, les matins au YMCA de Brooklyn et le rafting sur le Nil. Et j’ai échoué.


Pour un retour à l’âge de pierre

Deux photos

Deux photos que tout oppose. Voilà ce qui nous vient à l’esprit quand on s’essaye à résumer le passé, dans les contrées où je réside.

Chez nous, en Ardenne belge, le passé semble cantonné à deux clichés. Le premier est d’une netteté presque grisante : chaque détail a été saisi par l’objectif d’un photographe méticuleux : historiquement daté, documenté, cartographié. Le second, au contraire, est flou, diffus,  vague et semble ne s’encombrer ni de noms, ni de chronologie, il est « le passé » sans autre forme de procès. Voilà tout.

Le premier, c’est décembre 44, l’offensive des Ardennes qui, dans chaque hameau, dans chaque maison, dans chaque famille a laissé une trace nette, un récit vif, une relique.

(CCO) Dog Company – The Royal Tiger Tank à La Gleize

Le second, c’est le portrait un peu flou d’un groupe d’hommes en sarrau. Meuniers, laboureurs ou rémouleurs, qui sait ? Derrière eux, un outil dont on ne sait plus bien dire, aujourd’hui, s’il servait aux moissons ou à égorger le cochon. Leur village, leur nom et leur date de naissance importent peu : ils sont l’Ardenne éternelle : ni riche ni pauvre : travailleuse.

Nos pères

Ils ressemblent à nos pères et aux pères de leurs pères avant eux. Des générations qui ont vécu, dit-on, un éternel demi-paradis à l’abri du clocher, sous la férule de l’instituteur du village. C’était un monde à l’abri du monde. C’est peut-être cela qui fait tout son caractère, son authenticité : c’est que nulle part sur la photo, on ne semble déceler la moindre trace d’un ailleurs venu importuner le temps long des veillées villageoises.

Sans finesse mais pas sans noblesse,  préservé, authentique, paisible… ce passé-là, au regard de l’autre, sanglant, violent, destructeur, semble nous répéter inlassablement qu’il ne peut venir rien de très bon de l’extérieur.

(CCO) Tanguy Wera – Racinothèque de Vielsalm

Ainsi j’étais bercé par le double-mythe d’un extérieur menaçant et d’un entre-soi rassurant.

Puis j’ai croisé un rabbin, John Cockerill et des marchands de Venise.

John Cockerill

John Cockerill est arrivé ici alors que l’activité sidérurgique proto-industrielle avait déjà connu ses heures de gloire sur les berges de la Lienne, bucolique ruisseau alors semé de forges et moulins. Les scories, déchets des hauts-fourneaux locaux, contenaient encore tant de minerai que l’homme d’affaires avait semble-t-il flairé la piste de ce recyclage à peu de frais. Ce que l’homme d’ici avait laissé comme déchets, le nouveau venu en fit un trésor.

Tiens, n’y aurait-il pas là, un message pour aujourd’hui ?

(CC) Cinquante ans de scorie – Enrico Sanna

Les marchands de Venise et le rabbin de New-York

Bien avant la révolution industrielle, dès le XVIe siècle, les marchands venaient déjà de Venise et Stuttgart, chercher, sur les bords de la Lienne et du Glain, un bijou géologique unique au monde.

(CCO) Tanguy Wera – Musée du coticule, Vielsalm

Sous le sol de Vielsalm et Lierneux, deux paisibles bourgades, le coticule, avait patienté des 480 millions d’années avant d’être réclamé par le monde entier. La pierre à rasoir allait devenir célèbre. Au fil des siècles, on punaisa sur la carte d’un atelier ardennais, les noms exotiques de Bombay, Singapour et Buenos Aires.

(CCO) Tanguy Wera – Musée du Coticule

1982, la veine est épuisée et les temps ne sont plus aux rasoirs manuels.

1994, l’extraction et la taille du coticule reprennent.

Aujourd’hui, en 2019 on dit que le grand rabbin de New-York vient en personne choisir les pierres dont il usera pour aiguiser le tranchant de ses couteaux sacrificiels. Loin des bonds technologiques, un retour à la terre… un retour à la pierre.

Tiens, n’y aurait-il pas là, un message pour aujourd’hui ?

(CCO) Tanguy Wera – Ardenne Coticule, Lierneux

Pour aujourd’hui ou pour demain

Mais le plus important, c’est que le rabbin, Cockerill et ces marchands vénitiens nous racontent une histoire. Une histoire tout autre que celle de cette Ardenne centenaire isolée, préservée et presque consanguine. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, il n’a donc jamais existé ce monde clos, préservé de l’étranger. La moindre de nos traditions porte en elle la trace d’un passage, d’un brassage, d’un métissage et déboucha sur une tradition plus riche encore.

Aujourd’hui recycler nos scories, relancer les moulins et rechercher des coticules, c’est peut-être un retour à l’âge de pierre mais c’est tout sauf un repli sur soi. N’est-ce pas précisément cela, ce que nous soufflent nos aïeux ?

(CCO) Tanguy Wera – Ardenne Coticule, Lierneux

 


Les condescendants

Nous n’avons rien cassé : pas un pavé n’a été descellé, pas un policier n’a été heurté, pas même une trottinette incendiée. En rentrant de la manif pour le climat, nous avions le cœur content, fiers citoyens engagés qui venaient d’accomplir leur mission dans le respect, la dignité, la décence. Il n’y a donc pas eu de violence dimanche, à Bruxelles. Ces amis du climat sont des sens-dents, de gentils chiens que l’on tient au collier.


Touriste !

C’était dans Charlie Hebdo et, comme souvent, ça piquait un peu. Comme une gifle ou un coup de soleil qu’on sait avoir mérité : on éprouve tout en même temps la douleur cuisante qu’ils procurent et l’espèce de soulagement masochiste de les sentir là où ils doivent être.

L’éditorialiste du journal satyrique, partant de la traversée de l’Atlantique de Greta Thunberg en voilier, nous confronte à nos propres contradictions. Élevant le débat bien plus haut que le bilan carbone de la seule adolescente en visite new-yorkaise, il nous questionne sans ménagement sur les raisons qui nous poussent à devenir, le temps d’une semaine ou d’un mois, des touristes.

(CC0) Markus Winkler – Unsplash

Sans crainte pour nos susceptibilités, il nous renvoie au visage l’absurdité d’aller photographier des monuments qu’on aurait bien mieux vus sur un écran plasma et d’aller fouler au pied des volcans, des parcs et des déserts pour la simple satisfaction d’y avoir été « en vrai ». Et de conclure :

Le monde s’emmerde, alors il fait du tourisme. Et le tourisme emmerde le monde entier.

 Rassurant, pourtant, il rappelle que le vrai voyage, c’est celui qui amène à rencontrer l’Autre, à confronter Sa vie à la nôtre et que cela, cette étincelle d’humanité, vaut bien au fond son pesant de kérosène parti en fumée.

« Ouf » se dit le lecteur-apprenti-ethnologue : moi, lors de ma dernière escapade à Zanzibar, j’ai parlé avec le guide des conditions de vie des locaux. À Caracas, j’ai mangé des haricots rouges dans le boui-boui sordide d’une abuela édentée, je ne fais donc pas partie de l’infâme catégorie des touristes, je suis un bourlingueur-reporter authentique !

(CCO) Peter Hershey – Unsplash

Aller plus loin…

Il faut aller un cran plus loin. Car il y a un point commun entre l’Allemand en chaussettes-sandales au bord du Machu Picchu, le pervers dans les rues de Bangkok, ma grande-tante qui bronze au Club Med à Agadir et moi lorsque j’arpente, insatiable, les rues de Vérone en quête de musées. Un point commun qui ne figure nulle part dans l’éditorial de Charlie : le plaisir.

Chacun d’entre nous dépense infiniment plus d’argent que nous aurait coûté un simple aller-retour cuisine-salle à manger. Pourquoi ? Parce que, chacun à notre manière, nous en retirons une forme de satisfaction autrement plus intense que le fait d’aller chercher une mousse au chocolat au frigo.

(CC0) Devaiah Mallangada Kalaiah – Unsplash

Concurrence des plaisirs

Alors y-a-t-il plus de noblesse à aimer documenter la vie d’un enfant des favelas au Brésil qu’à se dorer le sillon interfessier à Manille ? Peut-être.

Bien sûr, le bourlingueur payé pour raconter des fragments de vie se sent vibrer dans la pratique de son art et il se donne le droit de mépriser celles et ceux qui perdent un temps précieux à siroter des Spritz au bord d’une piscine avant de retourner au turbin. Mais au fond, peut-on mesurer le degré de légitimité de sa présence loin de chez lui ? Quel est le ratio raisonnable en émission de CO2 d’un bon reportage sur la misère ? et d’un documentaire animalier ? d’un voyage scolaire ? À partir de quand a-t-on « mérité » son voyage ?

Retournons la question : quelles destinations sont assez nobles, assez enrichissantes humainement pour valoir la peine d’affréter des Boeings de voyageurs sans craindre de gaspiller inutilement un fioul qui viendra bientôt à manquer ?

(CCO) Jeremy Stenuit – Unsplash

Une autre culture?

Si seul compte le plaisir d’une confrontation interculturelle déroutante, alors pourquoi tenir absolument à être celui qui a fait la rencontre « en vrai » ? Le témoignage de ce pêcheur d’écrevisse est-il vraiment de meilleure qualité quand on s’est tartiné d’anti-moustique pour aller l’écouter ? J’en ai plus appris, sur la culture congolaise en lisant David Van Reybrouck et en sillonnant les allées du musée de l’Afrique Centrale à Tervueren qu’en vivant quatre mois à Kinshasa ! Aurais-je mieux fait de rester chez moi ?

(CC0) Tanguy Wéra – Africa Museum Tervueren

Par ailleurs, et pour beaucoup de mes amis africains, le plaisir de la randonnée, autant que celui de l’observation de la faune, de la flore, des vestiges ou des rites traditionnels semble une bizarrerie qui ne justifie en rien les sommes astronomiques que nous autres, Européens, sommes prêts à y consacrer.

Alors ce plaisir qui me fait payer cher pour traverser le riff à pied, voir les ruines de Carthage, les lémuriens malgaches ou les danses massaïes, ne serait qu’une variable culturelle, rien de plus ? Si c’est à ce point une construction datée, géographiquement et sociologiquement située… ça casse quand même le charme du city-trip à Venise en amoureux, du coup, non ?

À la maison

Aujourd’hui, c’est chez moi, au cœur des Ardennes belges, dans une bicoque décorée aux couleurs du Rwanda et de la Tanzanie de nos séjours passés que nous accueillons, l’espace d’un week-end, nous aussi, des touristes. Ils sont Belges, Hollandais, Anglais, Français, Espagnols ou Italiens et semblent penser que notre décor quotidien offre à leur esprit l’évasion nécessaire au tourisme de proximité.

Ils repartent heureux, disent-ils, nous répétant inlassablement la chance que nous avons d’habiter notre coin de verdure qui vit au rythme des saisons. Sont-ils de « bons » touristes aux yeux de l’éditorialiste de Charlie Hebdo, eux qui trouvent leur plaisir à mi-chemin entre le seuil de leur porte et l’ailleurs exotique ?

(CCO) Tanguy Wéra

Au fond, la question du voyage est bien plus profonde et cruciale que ne le laisse penser la vaine tentative de classification des bons et des mauvais touristes. Elle est emblématique de notre temps. Elle nous demande le prix, la manière et la raison d’un droit inscrit en toutes lettres dans la déclaration d’indépendance des Etats-Unis : la poursuite du bonheur.


Minority Report

Bilan tardif d’un mois de silence

C’était en avril dernier, autant dire, médiatiquement, une éternité. Je m’étais lancé le défi, à moi qui conjugue presque tous les attributs du statut de privilégié (jeune, blanc, hétérosexuel, diplômé, valide…) à une langue bien pendue de me taire pendant un mois.

Ce challenge avait tout d’un non-évènement : mon mutisme n’était pas de nature à secouer la toile, ni même les réseaux sociaux ou la blogosphère… Certes, l’un·e ou l’autre ami·e, la puce à l’oreille m’avair lâché, dubitatif, « tu nous raconteras », mais ça s’était arrêté là.

Mon ambition n’était pas, au terme du mois écoulé, de vous livrer, victorieux, un article sur toutes les idées brillantes que, durant un mois, j’avais tues. Au contraire j’ambitionnais de laisser, par mon mutisme, une portion infime d’espace médiatique, de temps d’antenne disponible à d’autres que moi : femmes, non-blanc·hes, non-cisgenres, non-diplômé·e·s, moins-valides, bref, toutes celles et ceux qu’on définit trop souvent par ce qui les éloigne d’une certaine norme.

Tim Mossholder (CC-BY) In the small town of Guadalupe, California, photographer, Lindsey Ross, took photos of women from the area and installed this mural on the side of a historic building. For more information, see this article.

Sur les radars

Mes premiers jours furent donc consacrés à guetter tout ce qui, dans mon espace médiatique immédiat, pouvait, de près ou de loin, s’apparenter à l’expression d’une personne différente de ma catégorie de privilégiés.

Le 3e jour, je découvris, ainsi, par le biais d’une chronique brillante de Sébastien Ministru, Un appartement sur Uranus, œuvre littéraire de Paul B. Preciado, transgenre qui travaille, je cite le chroniqueur, « à déconstruire la norme hétéro-centrée ». Paul B. Preciado floute les limites entre féminin et masculin, hétérosexualité et homosexualité… assez décoiffant !

Le lendemain, intéressant sujet sur les Drag Queens au journal de 13 heures. Le reportage n’a pour une fois pas pour but de mettre en lumière leur différence, mais bien d’attirer l’attention sur « l’offre culturelle qu’ils proposent ». Génial, on avance ! Ah… Le même jour, j’apprends qu’une députée wallonne est priée d’évacuer le parlement parce qu’elle a eu l’outrecuidance de s’y rendre accompagnée de… son bébé de cinq semaines. Vous avez dit régression ?

Dans un magazine belge à grand tirage, je lis, quelques jours plus tard, un article donnant la parole à Mariana Mazzucato, économiste américano-italienne qui consacre ses recherches à la crise de 2008. La présence féminine dans ce milieu est assez rare pour être saluée ! Naturellement, mon regard est attiré à droite par « les articles les plus lus » : me voilà aussitôt rassuré, sur les cinq articles en tête, cinq sont illustrés par les bouilles des ténors de la politique et de la pensée occidentale : des hommes blancs diplômés…

Capture d’écran du Vif L’express, le 2 août 2019

Les prénoms en « a »

Mais j’imagine sans peine ce que vous allez me dire. Depuis quelques mois, de nouvelles figures sont venues occuper l’espace médiatique. De Greta Thunberg à Anuna de Wever, de Carola Rakete à Pia Klemp, de Jacinda Arden à Alexandria Ocasio-Cortez, chacune transforme en une force extraordinaire ce qui, hier encore, aurait fait figure de double-handicap : femme et asperger, femme et exerçant un métier réputé masculin, femme et issue de la migration…

Elles se font entendre et dans ces conditions, prendre la parole détonne, dénote et agace ceux qui s’étaient installés confortablement dans l’habitude de ne voir l’espace médiatique occupé que par leurs semblables. C’est à qui réclamera le plus fort une fessée pour Greta, la prison pour Carola et un retour au pays pour Alexandria. La punchline arrogante permettant de jeter le discrédit sur la personne et la cause qu’elle incarne en même temps, c’est un doublé qui paye au royaume de la médiocrité.

Sea-Watch Captain Carola Rackete – Paul Lovis Wagner CC – BY-SA

Et maintenant on fait quoi ?

Alors dans le monde à naître, quel sera notre job, à nous autres privilégiés ? S’agira-t-il de choisir entre l’arrogance verbeuse et le silence respectueux ? Entre l’Ancien Monde où l’on occupe toute la banquette et le Nouveau où l’on se colle aux vitres dans l’espoir de s’y fondre dans la transparence ?

Et s’il existait (comme toujours) une troisième position ? Celle où, dans la minute qui précède chacune de nos prises de parole, nous autres, privilégiés, nous répéterions une vérité simple.

Une vérité qui, à n’en pas douter, traverse l’esprit de bon nombre de femmes noires homosexuelles, de gens réputés « différents » au moment où ils prennent la parole en public, une certitude qui est : « J’incarne une minorité ».

Oui moi, homme, blanc, cis-genre hétérosexuel, diplômé, à l’abri du besoin et de toute forme de persécution… je ne suis ni plus, ni moins, que le représentant d’une minorité parmi d’autres. Une minorité qu’injustement l’histoire a mise au-devant de la scène durant des millénaires. À moi de regagner ma juste place dans le concert des minorités diverses qui font l’humanité.

Ezra Comeau Jeffrey – Unsplash (CC-BY)



Mon enterrement de vie de jeune homme

J’avais 24 ans quand j’ai enterré ma vie de jeune homme.

Je l’ai enterrée comme tout le monde avec des amis de longue date dont l’imagination débordante m’a permis de revivre, sur un mode loufoque et décalé, les meilleurs moments de notre jeunesse. Instants fragiles de nostalgie insouciante.

Non, vous ne verrez pas les photos où je joue au golf champêtre déguisé en boy scout et les clichés des épreuves ravivant des souvenirs que la bière estompait au fur et à mesure. Vous ne les verrez pas parce que la loi tacite de tout enterrement de vie de jeune homme veut que ça reste « entre nous ».

(CCO) Luke Porter – Unsplash

Le Même et l’Autre

Nous ? Oui, nous. Nous qui nous connaissons depuis toujours, nous qui avons grandi ensemble, dans les mêmes quartiers, les mêmes rues, nous qui sommes du même sexe, avons fréquenté les mêmes écoles, fait les mêmes études… Un enterrement de vie de jeune homme, c’est la fête du Même. Plus tu me ressembles, plus on s’éclate !

Un enterrement de vie de jeune homme, c’est aussi censé inaugurer le passage « de l’autre côté », du côté de l’Autre. Quelques jours plus tard, le fêté quittera la communauté des « Mêmes » pour former un couple avec un·e Autre : autre sexe, autre famille, autre cercle d’amis, autre ville, autre histoire…

Avec les Mêmes, on avait des délires. Avec l’Autre, on a des projets.

Avec les Mêmes on a vécu des soirées mémorables, avec l’Autre on s’engage à construire, ni plus ni moins que… le quotidien. C’est terrorisant et enthousiasmant à la fois. Ça donne la sensation d’« avancer dans la vie » et en même temps c’est assurément beaucoup plus « prise de tête » qu’une partie de paintball entre copains.

Bon, c’est de la sociologie de garage, mais c’est du vécu, je vous l’assure.

Puis la politique

Entrer en politique, ça a été, pour moi, un enterrement de vie de jeune homme.

D’abord, il y eut des manifs, des associations, un parti.

Un Parti ? A Party ?… Qu’importe ! On est là, on s’éclate, entouré de mêmes. On chante les mêmes chansons, on danse sur les mêmes rythmes. On ne se connait pas tous, mais il règne une connivence qu’on croirait héritée d’une amitié d’enfance. Quand on débat, la plupart du temps, c’est à grand renfort de « Ah mais tu as tout à fait raison ! Et j’ajouterais même que… », « Ouais, carrément ! », « Mais clairement ! »

Puis on est élu et on se retrouve avec la responsabilité de construire un projet de société. On regarde à gauche, à droite… les Mêmes sont toujours là, bien sûr, mais seulement ils sont un peu plus loin, un peu moins nombreux, et le quotidien est peuplé d’Autres. D’Autres qui n’ont pas les même priorités, les mêmes valeurs, les mêmes convictions, les mêmes logiques, les mêmes histoires… or c’est pourtant avec ces Autres qu’on doit faire aboutir nos projets.

Alors on fait quoi ?

Alors soit on accepte…

Et il y a fort à parier qu’on en sorte grandi. Grandi parce que découvrir l’Autre, ça ne se fait pas tous les jours sans inconfort, sans divergences, sans frictions, mais on sort grandi parce qu’avec l’Autre, on construit des projets solides, des projets faits de compromis, de prise en compte de la différence, des réalités quotidiennes et habitudes surprenantes qui, réunies, font notre richesse et notre diversité.

 

Soit on refuse…

Hier, dans mon pays, un homme de 32 ans a mené son parti à la victoire. Certains disent que son projet, c’est la haine, l’exclusion, l’égoïsme, le dégout, la violence. Quand je l’ai vu, tout sourire, en 1re page du journal ce matin, j’ai douté de ce portrait au vitriol. Non, son projet, à Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang* c’est un enterrement de vie de jeune homme permanent. Une célébration du Même comme projet.

Alors bien sûr, le Même rassure. Le même nous renvoie à ce qu’il y a de plus confortable, ce que nous connaissons le mieux, ce que nous pensons maitriser sur le bout des doigts, à l’instar d’une ébriété qui monte imperceptiblement jusqu’au blackout, cette perte de mémoire, de repères et de toute rationalité.

Cela pourrait-il tenir plus d’un soir ? Forcément pas. Parce que la société est faite d’Autres, d’une quantité innombrable d’Autres. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en effraye, c’est la donne avec laquelle tout adulte qui entend construire un projet solide doit composer.

Sacrifier l’Autre sur l’autel du Même, c’est évidemment possible. Ça peut même se faire en musique, en rire et en connivence entre jeunes blancs persuadés de détenir les clés d’un monde idéal, d’une fête permanente, mais immanquablement ça annonce une grosse, grosse, grosse gueule de bois.

*parti nationaliste flamand


Le jour où j’ai décidé de me taire

Je suis blanc, jeune, hétérosexuel, cisgenre, n’ai jamais été persécuté du fait de ma religion ou mes opinions. Je ne suis porteur d’aucun handicap ni maladie physique. Je ne suis tourmenté d’aucune manière du fait de mon apparence physique et pour couronner le tout, je suis diplômé et j’appartiens à ce qu’on nomme pudiquement « la classe moyenne ».

Honnêtement, quand je me regarde dans le miroir, j’ai du mal à ne pas voir qu’il est écrit au milieu de mon front : privilégié !

(CCO) B. Dive Photographe

Je ne tire ni une grande fierté, ni une honte particulière de ces caractéristiques : pour une part, je suis né avec sans avoir à les choisir et pour une autre, c’est un coup du destin à peine aidé par un modeste effort.

Cette situation me donne-t-elle davantage le droit de m’exprimer, de défendre mon avis ? Bien sûr que non. Me facilite-t-elle la vie ? Bien sûr que oui.

Mes privilèges

Mes privilèges tiennent à cela : à ce que, partout où je vais, dans tout ce que j’entreprends, ma route est un tantinet… voire outrageusement plus droite, plus lisse, plus plane que celle d’un·e autre qui ne serait pas né·e ou n’aurait pas grandi avec la bonne couleur de peau, le bon accent, les bons chromosomes.

Savoir cela ne m’enlève pas une once de liberté. Et je ris, oui franchement je ris de ceux qui s’offusquent de ce monde politiquement correct où on ne pourrait soi-disant plus être un mâle caucasien judéo-chrétien aussi à l’aise dans ses hormones que dans ses baskets.

(CC) Bookstck – Mark Zuckerberg, Bill Gates, Elon Musk, Marc Andreessen, Sam Altman & Peter Thiel.

Je peux l’affirmer : jamais ma condition de trop digne représentant de la classe hégémonique (comme disait l’ami Gramsci) ne m’a rogné les ailes!

Je pratique aujourd’hui le métier dont je rêvais sans que rien ne m’ait barré la route, j’habite où je veux avec celle que j’aime et personne n’est venu me dire si j’avais le droit ou non d’avoir un enfant. Je fréquente, si bon me semble, un lieu de culte qui cadre avec ma foi, quant à mes engagements, ils m’ont porté jusqu’à un poste politique représentatif sans la moindre remarque désobligeante. Je circule aussi aisément dans l’espace public tant physique que sur les réseaux virtuels. Pas étonnant : ils sont construits par mes semblables, pour mes semblables.

Silence!

Aujourd’hui conscient de ce privilège presque sans borne, seule ma propre volonté me renvoie une injonction impérieuse : celle de penser à me taire, et à écouter.

(CC) Antony Gormley’s statue “Untitled [Listening],” Maygrove Peace Park
Alors à compter de ce jour et pour un mois, je m’imposerai le silence sur les réseaux sociaux. J’offrirai modestement à l’espace médiatique l’occasion d’accorder plus de place à celles et ceux qui n’ont pas ma couleur de peau, mon genre, mon orientation sexuelle, ma santé privilégiée, ma foi ou mon parcours. Il me faut les écouter, non pour m’en faire le porte-parole courageux : j’ai déjà presque tous les privilèges, autant ne pas m’arroger celui-là !

Me taire et les écouter non parce que « par nature », ils et elles seraient porteurs de paroles sublimes : l’on peut tout à fait être né noire et demeurer profondément stupide, porteur de handicaps et d’un abrutissement abyssal, octogénaire transsexuel perclus de bêtise.

100 000 voix sourdes

Mais si d’aventure je rencontre une femme noire de 67 ans issue d’un milieu modeste active au plus près des communautés LGBT, des exclus, des oubliés, des méprisés, alors je jouirai du privilège de me faire minuscule et d’écouter.

Si la dame en question a brulé ses nuits à lire les mots des Martiniquais Césaire et Glissant, de Virginia Woolf et du poète turc Nazim Hikmet, de Julio Cortazar, d’Assia Djebar et de Nina Simone…je saurai, du plus profond de mes tympans, qu’elle-même a su être oreille et que de sa bouche pourraient jaillir cette part d’Humanité, cette insaisissable Altérité qui m’échappent et me dépassent.

Alors si vous êtes un peu comme moi : un peu trop blanc, un peu trop jeune ou un peu trop chanceux, voilà ce que je vous propose : durant un mois devenons oreille, taisons-nous chaque fois que nous le pouvons et écoutons à satiété les mots de toutes les Christiane Taubira, de tous ces Autres que nous ne sommes pas.

(CC) C-Linfo


Et si c’était nous, les libéraux?

1867, John Stuart Mill en a marre. Cela fait près de trente ans qu’il le répète : non, être libéral, ce n’est pas être une espèce d’être égoïste qui place son petit confort personnel, son enrichissement au-dessus de tout. Bien au contraire, il a cette conviction profonde que les libertés — toutes les libertés ! — n’ont de sens que si elles servent à augmenter le bonheur de la communauté. Mais cela, ses contradicteurs, Sedgwick, Whewell, feignent de l’ignorer.

Aujourd’hui, Mill aurait sans doute des soufflets à distribuer, plus tant à ses adversaires qu’à ceux qui, se revendiquant de son propre camp, caricaturent à l’extrême les positions libérales, mais peu importe : depuis belle lurette, à l’instar d’Adam Smith, Say, Tocqueville et Benjamin Constants, John Stuart Mill est mort et enterré.

Alors quelles positions ces illustres pères du libéralisme prendraient-ils au sein des débats actuels sur les dérèglements climatiques et la perte de biodiversité ? Je suis au regret de vous annoncer qu’on n’en saura jamais rien ! Pas plus qu’on ne saura ce qu’aurait pensé Karl Marx de la voiture électrique ni Voltaire du bitcoin, c’est sans doute bien dommage, mais c’est comme ça.

Usines de charbon (CC)

Et pourtant…

Pourtant quelques subtils indices disséminés dans l’Histoire laissent penser que celles et ceux qui descendent aujourd’hui dans les rues pour défendre le climat ne sont pas forcément aussi éloignés qu’on ne pourrait le croire de ce brave John Stuart et de ses confrères. Parce qu’ils envisageaient sérieusement de privatiser les baleines pour leur assurer un avenir comme le suggère Corentin de Salle ? Pas sûr…

En 1793, vingt-cinq ans avant la naissance de Karl Marx, une poignée de Français, nourris des idéaux des Lumières gravent dans le marbre l’idée qu’une génération ne peut assujettir à ses lois, fut-ce la « loi du marché » les générations futures. Dangereuse divagation d’anarcho-gauchiste ? Non, article 28 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

En 1845, au fond du Massachusetts, un instituteur se retire deux ans dans une cabane au bord d’un lac et expérimente la simplicité volontaire. Délire de bobo ? Henry David Thoreau est un penseur phare du libertarianisme, il entend n’être redevable en rien à un État dont il désapprouve la politique et dont il ne veut pas payer les taxes. Son récit autobiographique, Walden ou la vie dans les bois est un bestseller dans un pays qui, parait-il, n’a jamais trop goûté au communisme.

Le lac de Walden où Thoreau s’est retiré de 1845 à 1847 (CC)

« Nous sommes, collectivement, les grands parvenus de la biosphère, les conquérants, les colonisateurs, les maîtres », « Il nous faut passer de l’esprit de conquête à l’esprit d’association ». L’Occidental moderne ? Un pilleur irresponsable. Ces mots, tirés d’Arcadie, essai sur le mieux-vivre, sont ceux d’un promoteur visionnaire du recyclage, de l’énergie solaire, de l’économie circulaire. Son nom ? Bertrand de Jouvenel. En 1947, il est cofondateur avec des personnalités comme Friedrich Hayek et Milton Friedman de la société du mont Pèlerin, célèbre groupe de réflexion dont l’ambition est de défendre les valeurs… libérales.

Mont Pèlerin, Alain Rouiller (CC-BY)

Vous me direz que trois hommes perdus dans l’histoire ne font pas un courant. Certes. Mais alors que dire d’une marée humaine, d’une jeunesse infatigable qui milite aujourd’hui partout dans le monde en faveur du climat?

Et si c’était nous, les libéraux ?

Et si les libéraux n’étaient pas ceux qui croient en la vertu intouchable du libre-marché, mais nous, nous qui croyons qu’on sera plus heureux, demain, en nous libérant de la servitude de la sacrosainte croissance et de la consommation à outrance ?

Et si les libéraux n’étaient pas ceux qui attendent béatement que la technologie règle tous les problèmes du monde, mais nous, nous qui voulons les régler en usant de notre liberté de nous associer, de discuter, de décider ensemble, entre citoyens ?

Et si les libéraux n’étaient pas ceux qui vantent la libre concurrence entre entreprises, entre nations et continents, mais nous, nous qui pensons qu’on sera d’autant plus libres, d’autant plus en sécurité qu’on saura s’entraider, collaborer, coopérer ? Nous qui plantons des semences, qui créons des logiciels, des contenus libres de droit.

Et si la vraie liberté, ce n’était pas celle de choisir à quelle vitesse on veut aller dans le mur, mais celle de désobéir, de sortir du rang et d’inventer, sans balise, un nouveau chemin ?

Graffiti anonyme à Bucarest (CC)

 


Dans quelques jours, nous accueillerons chez nous un migrant en situation irrégulière

Xhierfomont n°40 4987 Stoumont Belgique Voilà, comme ça, c’est clair l’État n’aura pas trop de difficultés à mettre la main sur nous s’il juge qu’on commet une infraction. À l’heure où ouvrir sa porte est devenu un crime, nous serons criminels et on pourra nous charger de la peine maximale : il y a préméditation. Face à la haine et l’exclusion, nous n’aurons aucune gène à  reprendre « Not In My…


Un conte de Noël

Une lettre d’Amérique du Sud qui arrive avec vingt ans de retard, des sommes astronomiques distribuées à de petits employés de restaurant, un père prêt à sillonner les USA en avion le jour du réveillon pour les beaux yeux de sa fille… honnêtement les scénarios des contes de Noël sont souvent plutôt simples : un évènement presqu’incroyable qui fait croire à la magie de Noël, de quoi redonner foi en l’humanité, rien de plus.

Les sentinelles

Il faisait noir. J’arrivais à hauteur de la gare de Landen quand j’ai rencontré Diego. Diego attendait sa fille. Témoin d’une opération policière aux abords d’un train arrêté à quai, Diego avait décidé de filmer la scène avec son téléphone. Très vite, des policiers lui avaient intimé l’ordre d’arrêter. Il avait refusé, faisant valoir ses droits. Les coups avaient plu. Diego s’était retrouvé plaqué au sol. Hématome. Visage en sang. Arrestation. Menottes. « Pourquoi vous faites ça, j’ai rien fait de mal ! », « Parce que tu es un Wallon », la bavure policière s’était trouvée justifiée jusqu’au sommet de l’État par le ministre de l’intérieur.

Il faisait noir. Je trainais près d’une autre gare quand j’avais croisé le regard de Benoit. Le train de Benoit s’était arrêté en gare d’Ottignies. Longtemps. Trop longtemps. Benoit avait sorti sa tête du wagon : des migrants étaient en train d’être interpelés. Benoit avait décidé de filmer la scène à l’aide de son téléphone. Très vite, des policiers lui avaient intimé l’ordre d’arrêter. Il avait refusé, faisant valoir ses droits. Variante dans l’histoire, les insultes arrivent, cette fois, avant l’interpellation et la brutalité physique : « tu fermes ta gueule », « connard », « sale gauchiste va ».

La vieille

Ce n’est que la troisième fois que j’ai remarqué sa présence. Toujours cette pénombre hivernale et toujours cet environnement ferroviaire. Les deux fois, la même petite vieille avait été là, témoin impassible de la scène. Et cette triple coïncidence improbable, à trois coins du royaume différents aurait suffi à faire un conte de Noël si le tableau n’avait été si sombre pour ce qui est de la foi en l’humanité.

La vieille avait la peau mate, couleur de parchemin, septagénaire, la chevelure couverte d’un voile pudique. Forcément, je l’ai abordée en lui parlant des deux arrestations violentes qui s’étaient déroulées devant ses yeux. Elle n’a pas paru autrement émue. « Ce ne sont que des sentinelles » a-t-elle lâché sur un ton aussi résigné que si elle m’annonçait que le train pour Bruxelles-midi avait six minutes de retard. Je tentais de donner du sens à ses mots quand j’ai moi-même repéré, deux quais plus loin, un important contingent policier en passe de déloger d’un wagon une quinzaine de jeunes hommes au profil syrien, soudanais… J’allais sortir mon téléphone et me mettre à filmer quand je me suis rendu compte de l’absurdité de mon geste.

La vieille me regardait. J’en étais à mettre du sens sur ces mots de sentinelles quand je me suis rendu compte qu’une partie des policiers prêtait attention à la vieille. Plusieurs d’entre eux se dirigeaient vers elle d’un pas décidé avec une bienveillance toute relative. Pourtant, à mesure qu’ils s’approchaient, les quais, qui me semblaient vides l’instant d’avant, se sont peuplés de voyageurs dont la présence semblait expressément pensée pour retarder leur avancée.

حقوق الانسان

La vieille s’est levée, calmement, doucement. Les voyageurs formaient maintenant une foule si dense que les policiers n’avançaient qu’en donnant d’hésitants coups d’épaule. Ils n’étaient pas à 15 mètres de moi que déjà la vieille avait eu le temps de disparaitre, semblant pour sa part se fondre dans la cohue aussi aisément qu’un enfant agile.

(CC-BY) Ali Rahmati Old lady

Elle avait laissé à côté de moi un vieux passeport élimé portant, semble-t-il, son nom : حقوق الانسان . Un homme s’est penché vers moi et a tendu la main en souriant pour récupérer le document : « vous pouvez me le donner, on la connait bien, on lui rendra ».

2018 s’achève. La vieille vient de souffler ses 70 bougies et partout, des personnalités et des quidams étaient là pour lui faire passer le cap. Elle était bien entourée, la vieille. Chaque fois qu’elles trébuche ou qu’on la menace, le groupe se resserre autour d’elle pour lui prêter assistance. Ils sont lucides : la vieille avance péniblement, mais ils sont tenaces : ils ne la laisseront pas tomber. Ils sont sur tous les quais de gare. Ils s’appellent Mehdi, Adriana, Alexis… Ils s’appellent Amnesty, LDH, HRW… Ils sont incroyablement nombreux. Ils sont ce conte de Noël qui fait fondre l’indifférence et qui donne foi… en l’humanité.


Les élections sont finies, place à la démocratie !

Dêmos : gr. δῆμος

Ils sont acteurs et actrices de changement. Ils sont artistes, professeurs, journalistes ou chercheurs. Ils ont deux points communs. Le premier, c’est que j’ai de l’estime pour eux. Par l’art, l’éducation, la recherche ou l’action, ils participent à façonner le monde dans lequel j’aspire à vivre : une société cultivée, éduquée, critique et mobilisée. Puis ils sont franchement sympas aussi, ce qui, à l’heure de l’apéro, peut se révéler plus qu’agréable. Le deuxième, c’est qu’ils ont une fâcheuse tendance à se méfier… disons même à critiquer ouvertement la démocratie représentative et les élus qui nous gouvernent.

Le 14 octobre dernier, j’ai été élu échevin*. Vous voyez où est le problème…

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

À partir de là, j’ai deux solutions : soit je sombre dans la schizophrénie et un trouble dissociatif des plus pathogènes… revêtant à la scène mon écharpe d’échevin et en coulisse, ma cape de pourfendeur de « tous ces pourris », histoire de pouvoir continuer à boire des verres avec les gens que j’apprécie…

Soit j’essaye de les réconcilier.

Encore des maux

Cela faisait déjà quelques temps que j’avais fini de lire Contre les élections de David Van Reybrouck. Quelques mois plus tard, je participais au financement d’un documentaire sur la démocratie par les génialissimes auteurs de Datagueule. Conséquence ? Ils avaient fini de me convaincre que notre mode de scrutin ne correspondait en rien à une démocratie.

VAN REYBROUCK David, Contre les élections, Arles, Actes Sud, 2014

Masochisme ? Déni ? Syndrome de Stockholm ? Je m’étais quand même présenté aux élections.

Ça faisait de moi un interlocuteur pour le moins… peu crédible pour aller défendre les thèmes de sociocratie, d’élections sans candidat, de démocratie participative, de tirage au sort, etc. En période d’élection, en 2018, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche en passant par l’extrême-centre, du Brésil à l’Afghanistan en passant par le Cameroun, les Etats-Unis et le Luxembourg, il ne se trouve pas un seul candidat qui n’affirme pas être le candidat du peuple, représentant légitime – dans le même temps – de la ménagère quinquagénaire, l’agent pénitentiaire, l’ouvrière, le fonctionnaire, la garde-barrière, le gestionnaire de rente viagère, la locataire démissionnaire et le grand propriétaire.

En même temps, mener une campagne en affirmant qu’on n’est apte à représenter qu’une seule personne : le prof-trotteur de vingt-huit ans, marié et père d’un petit garçon de onze mois, c’est s’exposer à ne remporter qu’une seule voix, la sienne, ce qui, dans le jeu d’une élection au suffrage universel, présente le fâcheux désavantage d’être plutôt… handicapant.

Alors, j’ai attendu.

La campagne est aujourd’hui finie et je peux l’affirmer haut et clair :

« Je suis incapable de représenter l’ensemble de mes coreligionnaires ! »

Alors, que faire ?

Rien que des mots?

Ce qu’on a toujours fait : autour d’une table ou bien d’une bière, d’un doc excel ou d’une cafetière, la tête en l’air, les pieds sur terre : discutons !

Les élections sont finies, maintenant place à la démocratie !

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

Comme à Barcelone, à Montréal, à Kingersheim, à Reykjavik, à Ungersheim, à Grenoble mais… à la mode de chez nous.
De l’école à la maison communale en passant par la salle ou la place de chaque village, autour d’un film ou d’un projet de mobilité, d’un crapeauduc* ou d’un budget.

Échangeons, parlons, communiquons ! Débattons à bâton rompus ! Ne décidons rien sans avoir entendu un avis différent du sien. Réconcilions chaque être avec la politique puisque, comme disait Gramsci : « Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. » L’avis et la vie ne forment qu’un alors vivons, devisons, révisons et avisons ensemble ! Que les maux cèdent la place aux mots… Des mots, des mots fragiles, pas des mo…nologues mais démo… cratie !

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

*Un échevin est un élu adjoint au bourgmestre, c’est-à-dire au maire, en Belgique.

*Le crapauduc est un tunnel qui passe sous la route pour que les animaux traversent sans se faire écraser.


Apologie d’un loser magnifique

C’est l’histoire d’un loser, un perdant, un raté. Un de ceux dont on se demande même comment leur nom parvient à ne pas être effacé par le temps alors qu’ils n’ont en rien influencé le cours de l’histoire. Son nom justement ? Louis Meigret.

Tenez, essayez : tapez son nom dans la banque d’image d’un moteur de recherche et vous verrez apparaître… le visage d’un héros de Simenon quasi homonyme incarné par Bruno Cremer, celui d’un missionnaire des îles Sandwich et le profil Twitter d’une Vénus Hottentote. Sa notice Wikipédia tient dans un mouchoir de poche. Quand on voit la longueur de celle consacrée à Cyril Hanouna, il y a de quoi le faire pâlir d’envie.

Sa faute ?

Quel tort a bien pu commettre cet homme pour être à ce point dédaigné par l’Histoire ?

Louis Meigret était grammairien. Bon, d’emblée, on se fait une vague idée des raisons toutes plus ou moins valables de reléguer cette triste catégorie d’individus au fond des placards de l’Histoire. Après tout, en connaissons-nous beaucoup, des noms de grammairiens célèbres ? Alors, pourquoi plutôt celui-là qu’un autre ?

Parce qu’il était grammairien à une époque bien précise, celle où la langue française, encore dénuée de codes, de règles et de normes, était en train de s’outiller pour se donner une certaine cohérence. C’est le premier, sans doute, à se donner cette mission d’utilité publique : aider les gens à se comprendre.

(CCO) BNF Manuscrit Français 273-74 Tite Live ou son traducteur écrivant

Arrivé trop tôt

Cela nous ramène au milieu du XVIe siècle. Et c’est sans doute pour cela, non, c’est même uniquement pour cela que Louis Meigret a été relégué au fond des manuels d’histoire de la langue française. Louis Meigret avait en effet un tort qui ne pardonne pas, celui d’être né 500 ans trop tôt. Son projet avait pourtant de quoi séduire : établir une grammaire simple qui reflète l’usage, la prononciation, une graphie qui, à l’écrit ressemblerait à ce que disent les gens… à l’oral.

Seulement voilà, dans les années 1550, l’oral variait encore énormément d’un coin à l’autre de cette francophonie pourtant petite. Quatre-vingts ans plus tard, Meigret aurait peut-être eu plus de succès. À l’époque, un ministre puissant du nom de Richelieu s’intéresse aux lettres et fonde même une institution pour prendre la langue en charge : l’Académie Française.

(CCO) L’Académie Française par FrantzJRF

Un coup de génie

Richelieu a compris ce que Meigret dans sa naïveté – feinte ou véritable – a semblé oublier, c’est que la langue est un instrument politique. Celui qui définit la langue définit bien plus encore que le pouvoir : il définit qui parle et qui se tait, qui mérite d’être entendu et qui n’est bon qu’à susciter le rire, le mépris ou l’indignation.

Le système de Meigret était démocratique avant l’heure, c’était une approche « bottom-up » comme on dit dans le jargon : partir de la base, du parler courant pour fonder les règles sur le consensus, sur le bon sens. Or ni sous François 1er, ni sous Louis XIII, ni sous Louis XIV, le « bottom-up » n’a spécialement bonne presse. Non, la langue sera et restera un marqueur social, ce qui permet de distinguer le manant du gentilhomme et Monsieur Jourdain est loin d’être le seul à l’avoir appris à ses dépens : dans la société française d’Ancien Régime, si tu veux écrire, soit tu te mets au diapason de l’Académie Française, soit tu es bon pour rédiger des chants paillards dans le fond d’un cabaret miteux.

Oui mais…

Oui mais ça, c’était avant ! Depuis, il y a eu la Révolution Française, la 3e, la 5e république…

Oui mais ça, c’est Paris ! Depuis, on parle français à Yaoundé, Bruxelles, Lausanne…

On aurait pu croire, c’est vrai, que la démocratie faisant son œuvre, que la francophonie faisant son bout de chemin, on se ressaisirait au fond d’un tiroir d’une vieille grammaire de Meigret en se disant qu’il n’avait pas tout à fait tort, le bougre.

On se serait dit qu’aujourd’hui, on était prêt à simplifier la grammaire : à l’heure de Mondoblog, calquer la langue sur  l’usage est bien plus simple qu’à l’époque où il fallait six jours pour faire Paris-Lyon…

On aurait pu croire qu’aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, il aurait été envisageable de tendre vers l’égalité, de ne plus faire de la norme linguistique un moyen de distinguer le gentilhomme du manant…

(CCO) cliffecastle museum hall mansion house

Si… mais non.

Mais non. Meigret aura beau remuer dans son caveau, il se trouve, aujourd’hui encore, à l’heure de débattre sur les absurdités de l’accord du participe passé (merci la convivialité pour le pavé dans la marre), des hordes de défenseurs d’un usage 1) absurde 2) complexe 3) discriminatoire 4) dépassé.

Je ne les convaincrais pas. Des nuées de linguistes plus compétents que moi s’y sont essayé (salutations respectueuses à Jean-Marie Klinkenberg). L’argument esthétique, l’argument patrimonial sont imparables et j’ai l’impression qu’ils sont chaque jour plus nombreux, ceux qui arborent avec fierté leur syndrome de Stockholm à peine voilé : j’ai souffert en apprenant cette langue, mes enfants n’ont qu’à souffrir aussi !

Mais on ne m’enlèvera pas qu’arborer une langue intouchable, c’est comme afficher un Malevitch ou un trophée de chasse dans son salon : vous pouvez prétendre autant que vous voudrez que c’est « uniquement par gout esthétique » ou bien juste « parce que ça vous rappelle des beaux souvenirs », que « ça éveille en vous d’intenses émotions », vous ne m’enlèverez pas de l’esprit que c’est avant tout la marque d’une distinction sociale.

Depuis 500 ans… 5000 en fait, écrire est un geste politique! Quelle société voulons-nous ? C’est à cette question que nous répondons quand nous prenons part à un débat sur la grammaire et l’orthographe.

(CCO) cliffe castle music room nterior inside

 

 

 



Si l’école n’apprend pas ça, alors j’dis « halte à tout » !

Une pile de copies

C’était il y a quelques semaines. C’était après l’orage.

Face à moi, une pile de dissertations à corriger. Ces pages manuscrites, c’était, pour une cinquantaine d’étudiants de la fin du secondaire le dernier exercice scolaire questionnant leur capacité à défendre un avis personnel, une opinion.

Dans ces pages, s’égrenaient des citations de Lomepal, de George Orwell, de Thucydide, s’enchainaient les noms d’Adolphe Ferrière, de John Nash, Lonepsi et  Maria Montessori. À mesure que mes corrections avançaient, je voyais succéder aux références à la formule d’Euler et au discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie, les théories pédagogiques de John Dewey. Ces références étaient incontestablement brillantes, pertinentes mais… aucune ne figurait dans mon cours !

Pas une seule fois je n’avais prononcé le nom d’une seule de ces personnes lors de mes prises de paroles en classe. Pire, j’ignorais jusqu’à l’existence de quelques-uns des personnages cités ! Et pourtant, en lisant, j’avais l’intime conviction que mon ignorance et moi, nous n’étions personne pour sanctionner ces choix. Assurément, nous n’étions personne pour donner plus de crédit à une citation d’Avicenne, Rousseau, Platon ou Henri-David Thoreau au prétexte que ces noms avaient été balayés brièvement en cours d’année.

Alors que faire ?

Si la question futile « comment évaluer cela ? » avait été la première à surgir, une flopée d’autres étaient arrivées ensuite : qu’est-ce que cela dit sur mon propre enseignement ? Qu’est-ce que cela m’apprend ? Qu’est-ce que cela dit sur la manière des élèves de comprendre, de réinterpréter un exercice purement scolaire ? Parce qu’après tout, quoi de plus secondaire qu’une dissertation ? Et si l’exercice est à ce point scolaire, alors… pourquoi l’école ?

Leur avenir

J’ai posé mon stylo et j’ai regardé les noms des étudiants dans ce qui me sert de registre. Aux noms se substituaient des visages et aux visages, des destins.

Elle, elle a déjà son billet pour partir un an en Inde. Lui, il veut tenter l’examen d’entrée en médecine. Elle, elle est inscrite au conservatoire de danse de Paris alors qu’eux trois se voient étudier le droit européen à l’université de Maastricht. Ces avenirs, ces projets, je n’en ai pas vécu le quart, le dixième, je ne les vivrai sans doute jamais. Alors bon sang, quelle prétention aurais-je à faire de mes satanées dissertations le sésame d’accès à ces destins multicolores et inconnus? Pourquoi enfermer, retenir des élèves aux motifs qu’ils ne satisfont pas à une épreuve si tristement… scolaire !

Et si alors, apprendre à écrire une dissertation, c’était précisément… tout le contraire ! C’était sortir de l’école, casser les portes, jeter la clé, respirer le grand air. Et si, comme dans un mauvais film d’espionnage, cet exercice n’avait d’autre vocation que de s’autodétruire, ne plus servir à rien, dans la minute où le stylo a posé le point final ?

Après le point final

Si l’école sert à quelque chose, c’est à faire d’un enfant, un individu tellement libre qu’il peut envoyer valser ses manuels, ses grammaires et ses prises de note. Si l’on a une mission à réussir en tant qu’enseignant, ce serait de regarder avec confiance partir des adolescents d’un pas décidé. Notre boulot est réussi quand ils s’éloignent, sans se retourner, riches de la lucide certitude qu’ils savent l’essentiel : ils savent apprendre par eux-mêmes.

Alors, et alors seulement, ils seront vraiment prêts aux mille destins qui s’offrent à eux. Alors et alors seulement, l’école aura fait son boulot.

Et maintenant, les gars c’est quand qu’on va où ?

Si on traine dans le coin de Liège à la fin du mois d’aout, on bloque dans son agenda son samedi 25 aout de 16 à 18h30. Je serai à Liège pour parler d’école dans le cadre du week-end « Vert Pop » https://vertpop.etopia.be/programme/quest-ce-quun-prof-exceptionnel/

Si on veut lire mieux que l’article d’un jeune prof un peu naïf sur l’autonomie des élèves, on court acheter/emprunter le maitre ignorant de Jacques Rancière et Pédagogie de l’autonomie de Paulo Freire, des lectures d’été indispensables parmi bien d’autres !

Si on est curieux et patient, on attend jusqu’à septembre la sortie du webdocumentaire « élèves en liberté » tourné dans notre école par l’équipe de Horszone qui sera une immersion à couper le souffle dans notre étrange univers scolaire altern-actif ! https://www.citemiroir.be/fr/activite/eleves-en-liberte