L’attente
Attendre, longtemps, à l’ombre, se découvrir le jour J, puis rentrer chez soi le devoir accompli. Vraiment, il n’y a que des crabes pour faire ça !
Attendre, longtemps, à l’ombre, se découvrir le jour J, puis rentrer chez soi le devoir accompli. Vraiment, il n’y a que des crabes pour faire ça !
Décidément, la chance vous aura souri.
Vous étiez parti pour offrir un billet de loto à un ami pour son anniversaire, et, finalement, en remontant la rue, vous êtes tombé sur une tasse en forme de toilette dans la vitrine d’un magasin de farces et attrapes. C’est bien plus amusant pour boire son café le matin avant d’aller au travail !
Du coup, personne n’a tiqué quand vous avez annoncé avoir gagné la super-cagnotte.
Premier réflexe de millionnaire : partir trois semaines en vacances dans un endroit extraordinaire.
En faisant vos recherches, on vous assomme avec Bora Bora, les Maldives, Phuket, les Bahamas, tous ces décors de carton-pâte ! Puis vous cliquez par hasard sur un site au nom qui fleure bon le vieux repaire de pirates : L’isle aux rostres… C’est la révélation.
Sitôt arrivé, direction Margaret Knoll. Un petit tertre, certes, mais une grande introduction à l’île Christmas.
Accroché à une falaise qui termine abruptement le plateau central, il offre un panorama époustouflant sur toute la côte est, du nord au sud. Au large, dans l’axe de Steep Point, à 350 kilomètres, l’Indonésie.
La plate-forme en bois qui y a été construite n’a beau être qu’à quelques centaines de mètres de la piste d’atterrissage de l’aéroport, aucun signe visible ou audible d’une quelconque présence humaine, à part une route en terre en contrebas qui s’enfonce dans la jungle, et quelques hectares de mines en cours de revégétalisation.
C’est la solitude absolue.
Les fous, les frégates, les pailles-en-queue et les roussettes vous passent sous le nez. À la belle saison, vous n’avez même pas besoin de dégainer un objectif de la taille d’un bazooka pour les photographier ; leurs nids sont à portée de main. Attention aux giclures quand-même.
Savez-vous toutefois qu’à Margaret Knoll, une tradition est en voie de se perdre ? C’est celle d’accrocher un nounours à un arbre. Un geste simple et altruiste qui permettra à des générations d’enfants de se souvenir de votre passage en découvrant avec horreur, à travers le feuillage, votre doudou défiguré par les moussons et la pourriture tropicale.
Peut-être qu’avec le concours d’autres visiteurs généreux, dans votre sillage, nous pourrons alors détrôner l’immense Gnomesville et ses nains de jardin, en Australie (Dardanup, WA), démarrée elle aussi par des touristes.
Ce serait une belle victoire pour l’Outre-Mer, une victoire de peluches.
Il en va des blagues comme des modes vestimentaires : on n’en connaît toujours qu’une seule à la fois, et on l’use jusqu’au moment où l’on fait rire de nous.
Autant vous prévenir qu’ici, il n’y a qu’une friperie pour satisfaire les coquetteries des habitants.
C’est ainsi que j’ai eu ma période « on va vous acheter l’île Christmas ».
Comme c’est ce qu’a effectivement fait l’Australie en 1957, je me suis dit que c’était l’occasion parfaite de recycler un peu les références locales avec une vanne maison.
Le gouvernement a lancé, il y a quelques mois, l’opération militaire « Frontières souveraines » pour dissuader les demandeurs d’asile de faire le voyage en bateau depuis l’Indonésie.
Il est vrai que le nombre d’arrivées dans cette catégorie de migrants a connu une inflation fulgurante depuis quelques années : 4 579 en 2009-2010, 5 174 en 2010-2011, 7 379 en 2011-2012, et près de 25 000 en 2012-2013.
En parallèle, l’opinion publique australienne exprime une hostilité croissante envers les « boat people » : seulement 18% des répondants à la dernière grande enquête nationale sur ce sujet jugent, par exemple, que Canberra doit accorder la résidence permanente aux réfugiés. 33% sont même en faveur de refouler physiquement leurs frêles embarcations vers leur lieu de provenance (voir le rapport 2013 Mapping Social Cohesion de la fondation Scanlon).
Comme l’essentiel des demandeurs d’asile arrive sur l’île Christmas, on imagine la perception que l’on a de nous dans les ministères, les médias ou les conversations entre amis autour d’un barbecue, de Sydney à Perth…
Alors, pourquoi la France ne pourrait-elle élargir sa merveilleuse famille ultramarine en accueillant ce pauvre rejeton ? Pour un dollar symbolique ? « Elle n’est pas belle cette idée, on vous en débarrasse, sympas les copains, on va en faire un truc super ! »
Là, rires gras pendant deux secondes, puis l’ambiance se fait aussitôt doctorale : l’île Christmas est un territoire absolument stratégique, d’une valeur inestimable, aux portes de l’Asie, on y contrôle le trafic maritime de la mer de Chine à l’Océan indien, même les Américains en rêvent la nuit, etc.
À méditer quand vous avez le vertige de la solitude devant le désert bleu qui vous entoure et qu’il n’y a que le gloussement des poules pour briser le silence.
Et un jour, quelqu’un me répond que c’est l’Australie qui pourrait acheter la France pour un dollar symbolique, par les temps qui courent…
Maintenant, c’est ça la plaisanterie à la « mode » locale !
Plus sérieusement, y a-t-il une île dans ce vaste monde, fût-elle minuscule, inhabitée et loin de tout, qui n’attise pas les passions et les convoitises des continentaux ?
Ah, Noël, ses promotions commerciales et son VRP qui, dit-on, vient du Grand Nord… Le grand rituel mondial consumériste uniformisé comme du mobilier urbain JCDecaux.
Mais le jour de la Nativité, sur l’île Christmas, est aussi dépouillé et désintéressé que cette sainte nuit de Bethléem. Juste un peu plus flashy.
La petite communauté catholique locale se rassemble à l’église accrochée à la falaise et fait briller de mille lumières le jardin manucuré.
Chacun s’émerveille de toutes ces couleurs en ahanant jusqu’à la Vierge là-haut perchée à la limite de la jungle.
Puis c’est l’heure de redescendre, de s’asseoir dans l’herbe, et d’écouter les chants des volontaires, sous une autre Vierge.
Un groupe de demandeurs d’asile arrive en bus du centre de détention pour familles, des Tamouls surtout, et quelques Arabes chrétiens peut-être aussi ? Il y a des mamans qui sont trop heureuses de pouvoir rejoindre la chorale.
Et c’est l’heure que tous les enfants attendaient : le Père Noël s’annonce ! Pas celui des supermarchés ou de la télévision, non, juste le vieux Chinois qui bichonne l’église et son chemin de croix et que tout le monde connaît.
On entend une clochette qui tinte et des éclairs bleus et rouges fusent en montant la côte. Cette année, ils n’ont pas fait hurler les sirènes qui avaient terrifié les réfugiés la dernière fois…
Un camion de pompier s’arrête en silence et tous les marmots s’agglutinent en écarquillant des yeux. La vedette du soir débarque un peu maladroitement et hésite entre se frayer un chemin à coup de bâton de berger ou grattouiller la tête de quelques curieux. Elle opte pour les deux.
Cowboy, c’est son surnom, trône au milieu de la pelouse, l’air un peu chose. Il doit être soucieux pour ses plantes avec tous ces visiteurs. Devant lui, la queue se forme, et il commence à distribuer les cadeaux. C’est le premier vrai geste d’humanité de la part de l’Australie pour beaucoup de ces bambins qui ont risqué leur vie pour venir ici. Puis c’est une autre queue qui se met en place pour le buffet, avec les parents cette fois. Les gardes sont en retrait, indolents sur leurs bancs, et ont l’air d’apprécier l’astreinte de ce soir.
Le devoir accompli, Cowboy s’est comme ragaillardi et des sons plus audibles sortent de sa fausse barbe. Tout d’un coup, les sirènes du camion nous font tous sursauter —c’est sans doute ça qu’il attendait—, puis tout s’efface en quelques secondes dans une traînée de « ho ho ho… » qui laisse derrière elle une nuit tropicale noire comme du charbon.
Prise de contact officielle avec les habitants de l’île Christmas aujourd’hui dans le numéro Spécial Noël du journal local !
Objectif « transparence totale » : présenter les objectifs du blogue, son auteur, ses coordonnées, et inviter la population à s’approprier le projet. Une dizaine d’affiches ont aussi été collées sur les murs des commerces, de la poste, de l’office de tourisme et du centre de sport.