Nicole Hamouche

Photomed Liban, un rendez-vous avec la Méditerranée dans son âme, changeante

Le Festival Photomed Liban est devenu un rendez-vous annuel attendu des artistes mais aussi des aficionados de la photo. De par la richesse de sa programmation et de par le nombre de photographies présentées, il constitue le plus important festival de photo au Moyen Orient. De par la liberté qu’il cultive aussi en donnant à voir des regards multiples et divers dans un environnement ou les grilles de lecture sont de plus en plus étroites. La lecture que fait Guillaume de Sardes, Directeur Artistique de  l’exposition, mérite en elle-même, un arrêt. Les textes du romancier, également photographe, qui accompagnent l’exposition nous plonge d’emblée dans la Mare Nostrum d’aujourd’hui, avec sa part d’inchangé et d’indompté.

Trois thèmes sont à l’honneur dans cette quatrième édition du festival: Beyrouth, le cinéma, et la poésie des ruines. Des thèmes, des rencontres et des échanges à travers lesquels les organisateurs visent à «concourir au rapprochement des peuples à travers un art, la photographie, dont (ils) revendiquent l’universalité» comme le dit Mr Philippe Heullant, Président du Festival. Et à travers lesquels, ils suscitent au-delà de l’émotion, assurément des interrogations et réflexions.

 

Si parfois elle enjolive, la photographie, dans le présent et l’instantané est dans ce sens, sans pitié, car le présent est ce qu’il est et Beyrouth, objet de prédilection de cette exposition n’est plus celui des cartes postales. Apres sa guerre, la ville est abandonnée à son sort, multiple, dont ce festival rend bien compte. Georges Awdé,  basé,  au Qatar capture des refugiés, dans la beauté des corps adolescents, trop tôt initiés à la cruauté de ce monde en conflit ;  Giulio Rimondi quelque chose de l’attente et tout à la fois d’ineffable à l’heure ou tombe le jour sur la ville; Danielle Arbid et Lara Tabet, les corps et les âmes qui s’y dénudent et jouissent, se frayant leur propre chemin entre les roseaux sauvages de Raouché, les boites de nuit ou les plateaux de tournage.

La Méditerranée, matrice de l’exposition, n’est pas celle de la dolce vita – à l’exception des photos de Riboud – que nous portons dans notre mémoire collective. Et si les clichés de Richard Dumas sur les tournages d’Antonioni, renvoient à la solitude de l’homme en dépit du glamour de Cinecitta et de l’amour, ceux des artistes d’aujourd’hui renvoient plus à une réalité des corps et des vies dans leur pleine humanité avec ce qu’elle a d’ambivalent: celle de jeunes  refugiés syriens perdus dans l’attente et l’entre deux ; celle des bimbos siliconées qui se dorent et s’exhibent sur les plages de cette même mer qui broient ses fils, migrants d’un rivage à un autre… lorsqu’ils l’atteignent. La Méditerranée ici n’est plus celle d’Ulysse et du voyage. Même le regard occidental comme celui de Nick Hannes l’a compris. Sa photographie comme celle des autres européens de l’exposition n’est pas orientaliste ; elle donne à voir sans pathos, avec empathie du moins. C’est le cas aussi avec Nicole Herzog Verrey dont l’exposition a  inauguré le festival et qui restitue toute leur splendeur aux vieilles pierres lesquelles se trouvent en concurrence avec les échafaudages, le métal et le béton. Là encore un entre-deux, un sentiment d’attente ou de suspension : l’art de vivre méditerranéen semble lui aussi suspendu. Par delà la frénésie humaine, Herzog Verrey en revient à la pierre et aux arbres, solides et impassibles dans leur présence. La pierre, elle aussi s’érode. C’est le sujet de Ferran Frexcia , celui de la fragilité des choses y compris celle de la pierre, récupérée par la nature, qu’il s’agisse de palais ou de bâtiments industriels. Et quand ce n’est pas le temps qui use, c’est le feu qui brule comme le montre la série consacrée au Grand Liceu à Barcelone.

Aux cotés des photographes exposés choisis de part et d’autre de la Méditerranée, d’une génération et d’une autre, cinq galeristes libanais ont aussi ouvert leurs portes au public présentant des artistes qu’ils défendent : Galerie Agial avec Clara Abi Nader, Galerie Alice Mogabgab avec  Maria Chakhtoura, Galerie Janine Rubeiz avec Rania Matar et François Sargologo, Galerie Tanit avec Gilbert Hage, et The Alternative avec Michel Zoghzoghi. En parallèle du festival un prix de Lectures de portfolios est remis tous les ans. C’est le célèbre photographe français Richard Dumas qui en présidait le jury cette année.  Le premier prix est exposé à Photomed France l’année qui suit ; le deuxième prix à l’Institut Français à Beyrouth.  Le soutien continu de l’Office du Tourisme du Liban a  Paris et de grandes institutions comme la Banque Byblos, LIA Assurance et Le Gray ainsi que des ambassades Suisse, d’Espagne et d’Italie et de l’Institut Français, promettent des éditions à venir denses et le désir de continuer à promouvoir Beyrouth comme une «ville de tolérance» et de «militantisme » selon les mots de Guillaume de Sardes. « N’importe quelle image a une charge politique en creux »  confesse-t-il, quand bien même ce n’est pas le politique n’est pas le propos de l’exposition. Quand les sujets abordés par les différents photographes libanais, qu’il s’agisse de départ ou de retour, traitent de frontières qui s’effacent et de rencontres qui se font… le directeur artistique de l’exposition y a vu «une volonté de parler de liberté ».


En cas de doute… Conversation du soir

Ecrit il y a plus de deux ans, sur une commande spéciale qui n’a plus vu le jour; le climat actuel délétère, le doute qui me saisit quant a mon choix de résidence, et le récent départ de Samir Frangie, grand défenseur de l’amour du Liban,  m’a donné envie de relire ce texte. Pour comprendre un peu pourquoi malgré déchets et déchéance, nous sommes toujours habités par ce lieu ou nous sommes nés.

 

«Ecrire est la démarche qui consiste à lancer un appel souvent pathétique à la conversation. Ecrire c’est renoncer à l’orgueilleuse solitude pour entrer dans le monde du contact, ce fantastique monde du nous. Alors celui qui dit n’est pas moins important que celui qui écoute. Le mot ne devient parole que lorsqu’il est capté. Ce soir vers vous je vais, avec tendresse ». Nadia Tueni
Un message pour le Liban me demande-t-on ; libre. C’est vague. Les idées ne viennent pas d’emblée : quelle orientation donner à ce papier ? Quel message puis-je bien vouloir porter à cette terre de toutes les complexités, à une géographie disloquée par la folie des hommes ? Je ne sais pas comment on s’adresse à un pays, a fortiori comme celui-ci ; à cette entité que des siècles d’histoire n’ont pas permis de cerner encore. Comme si on s’adressait à un amant, à une mère, à un maitre ? Qui est le Liban ? Il est peut-être tout ceci à la fois pour moi… Apres tout faut- il le savoir ? Je l’aime et je veux bien lui «lancer ce pathétique appel à la conversation » comme dit la poétesse.
Le Liban pour moi sont des hommes que j’ai rencontrés qui m’ont touchée et marquée plus que partout ailleurs ou presque ; peut-être parce qu’il y avait quelque chose de moi en eux ; certains avec qui j’ai pu nouer « une conversation » ; certains dont j’ai pu suivre la pensée et le cheminement ; d’autres dont j’ai pu constater l’engagement, dont j’ai pu être témoin des rêves et des actions qui ont suivi et plus simplement , d’autres encore dont j’ai pu être récipiendaire de l’hospitalité et de la générosité . Le Liban est pour moi un sol que j’ai foulé, à vélo, à pied ; nord, sud, mer, montagne, est, ouest… depuis mon enfance, mais surtout plus récemment, ces dix dernières années. Des barrages que j’ai du traverser. Des a priori que j’ai pu casser. Des histoires qui m’ont inspirée. Des poètes, des écrivains, des penseurs, certains qui ne sont plus de ce monde, que je n’ai connus qu’à travers leur œuvre mais qui résonnaient tellement que j’avais presque le sentiment de les connaitre ; d’autre bien réels en chair et en os, des auteurs, des cinéastes, des médecins, des entrepreneurs, des artistes, des architectes, des femmes ; nombreuses…. Une société civile – qui fait au final plus de social que de civil, à défaut d’un système social – des femmes notamment, engagées au plus près du terrain ; au fil des ans. Non pas un an, deux ou cinq comme qui vient en mission humanitaire et s’en va une fois la mission achevée ou les fonds exhumés ; mais de manière plus ample ; sur le terrain dans l’humain, dans le réel. Durant la guerre ; mais aussi après la guerre. Après l’excitation et l’instinct de survie. Au-delà de l’intensité d’un temps. Des femmes, des mères qui s’inscrivent dans une continuité sereine et solide, auprès des défavorisés; des enfants malades, des retardés, des vieux ; auprès des veuves; des illettrés… de tous ceux que nulle structure étatique ne prend en charge. Des femmes, et des hommes qui savent reconnaitre aussi les talents, la culture… tout ce qui vous fait grandir ; et qui les promeuvent. Initiant festivals, marathons, ONG, associations, etc urbi et orbi. Attentats ou pas, Daech ou pas, touristes ou pas.
Avec tous ces hommes et ces femmes j’ai causé en arabe, en anglais, en français… selon qu’il s’agissait de finances, d‘élucubrations métaphysiques, de colère ou de poésie, etc. Ou ailleurs qu’ici pourrais-je parler toutes ces langues à la fois et d’autres aussi ? En arabe, en anglais et en français, je suis allée avec mes longs cheveux blonds et mon air occidental, avec des journalistes européens à la rencontre des habitants des villages du Sud après la guerre de 2006*. Je suis allée dans les camps palestiniens de Ain el Heloue, de Nahr el Bared et de Baalbeck* ou les femmes ne me laissaient pas repartir sans un sac immense de galettes, cuisinées avec leurs mains nouées pas l’âge et par la vie. Elles étaient le plus souvent voilées et elles m’accueillaient parmi elles sans problème, avec mes mèches à l’air ; et elles me parlaient… Autrement voilée, une religieuse catholique qui s’occupait d’adoption et qui portait sur ses épaules le lourd fardeau de secrets de famille et d’une mécanique installée, m’avait livrée avoir choisi après de longues années la voie du cœur, à l’encontre parfois de conventions tacites – pour alléger les souffrances d’autrui. Afin de s’inscrire dans son temps, celui de la liberté d’aimer et de donner, comme elle le souhaitait ; celui de la liberté de penser. Les deux femmes voilées avaient ainsi choisi leur camp, chacune à sa façon, celui de lever le voile. «La liberté, c’est l’initiative » dit la psychanalyste Julia Kristeva.
J’ai aimé ces femmes, j’ai aimé ces gens, à Baalbeck ou à Bent Jbeil, à Ehden, à Bourj Hammoud, à Maasser el Chouf… J’ai compris par leur accueil et par l’aisance de notre contact, en les regardant un peu vivre et en partageant quelques moments avec eux que le Liban au ras de la campagne, au ras de la vie, n’était pas fait de dissensions, ni de conflits. , ni de venin, ni de religion. Ces gens là, ce terrain là m’ont donnée espoir – même si un accueil plutôt hostile dans le souk des bijoutiers à Tripoli, lequel est pourtant a priori destiné à la gent féminine, a pu me laisser pensive. C’était en 2007, en 2008. Maintenant, je ne sais pas ; je ne sais plus… Mais j’essaie de me souvenir de ceci quand le doute vient semer sa graine d’angoisse et de fantasmes. Que oui, c’est bien sur le terrain, dans mon corps, que j’ai éprouvé ce Liban-là… non pas de façon studieuse ou intellectuelle. Non ; vraiment dans l’expérience, au plus près des mines, des champs de pavot et des camps de la détresse ; auprès de ruines vieilles de mille ans et d’une montagne âpre ou verte et sage d’autant. Au plus près d’un fervent concert de Majida el Roumi dans un palais des émirs comble, au lendemain d’un attentat meurtrier annonciateur de milles peurs, de mille rancœurs… Au plus près de tout cela, il y avait encore de la vie et de l’amitié.

 

  • * dans le cadre de mes fonctions de Responsable de la Communication et des Medias au bureau d’Aide Humanitaire de la Commission Europeenne

 


Beyrouth Barcelone, Espace de vil…le

L’architecture crée l’atmosphère. Tadao Ando, lauréat du prix Pritzker en 1995, équivalent du prix Nobel en architecture dont l’œuvre traduit le rapport particulier des japonais à la nature, fait remarquer que  «l’objet de l’architecture est de créer des boites pour y faire naitre des relations humaines (…) des boites dans lesquelles s’unissent l’homme et la nature». « Il faut, à travers l’architecture, redire l’importance du vent, de la lumière, en faire les piliers d’une architecture économe en ressources, en énergie. (…)  En architecture, ce qui compte, c’est la philosophie qui la sous-tend, la façon dont s’installe dans une construction toute la richesse de l’expérience, des émotions, des sensations accumulées au cours d’une vie. Je veux offrir des lieux où les gens sentent qu’ils peuvent vivre ensemble» dit-il.

Ici, on nous offre des lieux ou nous isoler, nous emmurer, nous éloigner…. de la nature, de la rue, de l’autre.  Plus on sort du pays, plus on expérimente  des lieux qui  nous enveloppent, nous touchent ou qui nous absorbent, plus on réalise le rôle de l’architecture ; majeur. Nos architectes libanais installées en France, Hala Warde, Roueida Ayache (Architecture Studio), Lina Ghothmeh parlent de la mer, de la lumière, de leur vision de Beyrouth, ville de Méditerranée par excellence. Elles ont toutes encore dans le cœur la passion du Liban, de la mer. Elles circulent entre un musée de la mémoire en Estonie, le Louvre d’Abou Dhabi et un projet de musée d’art moderne à Beyrouth…Cet amour de la mer qui nous habite ; «Homme libre toujours tu chériras la mer». Warde, Ayache et Antoine Chaaya (Renzo Piano) relèvent tous, comment Barcelone a intégré la mer. Haut lieu de l’architecture  dans les années de Gaudi, la cité catalane continue à faire émerger de nombreux architectes et designers, on y voit combien l’architecture impacte les hommes et comme il est important de penser l’espace. Non, il ne suffit pas d’un toit… A Beyrouth voire même sur la cote et à la montagne, nous allons de plus en plus vers des communautés fermées «gated communities», des immeubles sans balcon, des balcons fermés ou vitrés. Tout est fermé. Ville de Méditerranée de plus en plus tournée sur elle-même. La formule hugolienne  prend tout son sens pour moi : «l’architecture, ce grand livre de l’humanité ».

Pendant que les « gated communities »  et les tours s’érigent  pour dévorer l’espace public et privé au Liban, nos architectes en France, pensent les nouveaux matériaux, la nature, comment s’y fondre et comment produire de  l’énergie. Nous, en sommes à dénaturer pour cimenter, figer : le bois de Beyrouth, la plage de Ramlet el Bayda, et dernier en date la promenade du Beirut Waterfront vouée à devenir un Zaitouneh Bay II. Nous avons assurément perdu de vu le sens étymologique du mot nature : force engendrante. Les lieux de rendez-vous à ciel ouvert sont tous barrés, et la possibilité d’une rencontre avec. Les architectes libanaises en France qui rêvent d’un projet côtier peuvent continuer à rêver. Certains projets immobiliers sont suspendus sous l’effet de la société civile mobilisée puis reprennent quelques temps plus tard. La lutte est épuisante. Alors un jour on s’en va on choisit Barcelone ou Lisbonne, pour la mer, pour la montagne, pour la cote, pour exactement tout ce que nous avons ici mais que nous n’avons plus vraiment ; pour la Sécurité Sociale  qui fait que quiconque se présente à un hôpital est soigné gratis ; qu’il soit espagnol ou étranger, touriste ou résident, assuré ou pas, etc. On choisit Barcelone pour les Velocity, à 49 EUR à l’année. Tout ceci dans une Espagne parent pauvre de l’Europe. Pour déjeuner à 12 EUR  ou 20 EUR la plus somptueuse paella, pour le plaisir de manger au resto quant a Beyrouth le delivery fast food en coutera plus. Quelle différence entre Beyrouth et Barcelone ? Barcelone tend ses bras, Beyrouth tourne le dos. Barcelone accueille, Beyrouth frime… sans Sécurité Sociale, sans électricité, sans eau, avec des déchets et choisit un jour de pleine lune, ou pas, d’augmenter les taxes à tout va pour financer  les salaires de fonctionnaires indolents. Le BA ba des principes économiques ne semble toucher ni de près ni de loin les dirigeants ; qui plus est s’auto-prorogent comme c’est le cas du Parlement.

Des dirigeants qui n’arrêtent pas les ravages de la ville;  qui n’ont pas compris que «l’espace public est intégrateur, que sa dimension mesure la qualité de vie d’une ville»; le plaisir aussi dans un certain sens comme le dit Ayache  de par le partage, la sociabilité, l’interaction qu’il favorise.  A Beyrouth, zéro urbanisme, zéro jardins, zéro piazzas et un front de mer dévoré… Quelques belles baraques, quelques beaux immeubles seulement ; « on a des mots mais pas la syntaxe »  dit Roueida Ayache. Aurions-nous perdu le sens du plaisir et notre latin ?


Samir Frangie, l’appel du Liban

Il est rare qu’un homme politique ose les mots de bienveillance, de non violence, d’empathie, dans notre partie du monde. Qu’il se plonge dans les écrits de Matthieu Ricard, moine bouddhiste, ami du Dalai Lama, chantre de la compassion. Samir Frangié lisait Plaidoyer pour l’altruisme et s’intéressait également aux neurosciences. La neuroplasticité du cerveau le fascinait. Et à partir du moment où l’on embrasse celle-ci, l’on sait que le champ des possibles est vaste. C’était cela la force de Samir Frangié, élargir le champ des possibles. Ne pas condamner, ne pas se condamner ; regarder plus grand, plus loin. Autrement. Avec lucidité, certes; mais aussi avec humour pour supporter l’insupportable et avec amour. Pour pouvoir voir autre chose. Avec aisance et fermeté, « stira suka »  en sanskrit, le principe même du yoga. Dans ce sens Samir était un yogi, il évoluait avec grâce sur ces deux registres avec un brin de détachement qui permettent l’équilibre et la vision, large.


Visionnaire, Samir Frangié avait pressenti dans les Printemps arabes une nouvelle aube pour cette partie du monde, celle de «la redécouverte de la notion de personne humaine» selon sa propre expression.  Le mot est sciemment choisi: « personne humaine » et non pas individu ;  pour distinguer cela de l’individualisme. «La personne humaine»  dans toute sa dignité et sa singularité par opposition à «la réduction de celle-ci au groupe, au parti, au chef  –   comme c’était le cas dans le monde arabe –  qui s’arroge le droit de la représenter»   alors qu’il ne la représente en rien. C’est ainsi que, confirmée  dans son individualité,  la jeunesse arabe éjecta les dictateurs. Le Liban fut précurseur de ce mouvement de libération, sous l’impulsion notamment de Samir Frangié lui-même, qui toujours prit les devants et ses responsabilités  de citoyen, de libanais,  d’homme, d’élu, d’intellectuel engagé. Mille fois sur le métier, il remit l’ouvrage.

Il savait la nécessité de l’action, juste, du mot juste – qu’il prenait tout le temps de formuler –  et que le fruit de l’action ne nous appartient pas. Sa liberté venait sans doute de ce détachement et d’un geste qui émanait de l’intérieur, de convictions profondes, d’un ressenti expérientiel. Conjugaison du ressenti et de la pensée ; de la contemplation et de l’action. Samir Frangié ou une pensée en action. Une action en douceur, comme sa voix. Il fallait se pencher pour l’entendre ; cela ne faisait qu’augmenter notre attention. Samir avait saisi le pouvoir de l’attention. La sienne était centrée sur le vivre ensemble et la paix, le Liban message, pour de vrai  pas juste pour la formule. Le parcours pouvait être sinueux ou fluide, il avait un seul objectif ne craignant pas les entorses, les pauses, les tâtonnements. Il savait le rythme de la vie, la nature; il ne la forçait pas mais il restait en mouvement. Il avait confiance. Il ne fermait pas les portes, il ne tournait pas les talons. Il jouait le jeu, négociait, dialoguait, s’exprimait.

Toute son histoire atteste de cet engagement au plus près du terrain: se mouiller et non seulement observer et critiquer. «La liberté c’est l’initiative» écrit la psychanalyste Julia Kristeva. Samir Frangié la prenait, l’initiative,  sans cesse et encourageait la société civile à  faire idem aussi, à  former des groupes de pression là ou elle le pouvait. Il fut avec certains camarades à l’origine notamment, de l’Appel de Beyrouth et de la Révolution du Cèdre. Même s’il n’était pas possible de savoir à l’ avance quand elle prendrait son essor, la création d’une dynamique est toujours restée son leitmotiv. «Une graine semée dans la société civile vaut mieux qu’un lamento ressassé  à satiété» faisait-il remarquer.

Au contraire de beaucoup d’intellectuels ou politiques, commentateurs à distance, Samir Frangié osait la rencontre avec l’adversaire ou plutôt l’autre, car il n’avait pas vraiment d’adversité en lui. Il osait la confrontation non pas pour établir le rapport de forces ou pour avoir raison mais dans le but de rapprocher. Il savait qu’il n’y avait pas d’autre issue. Il savait que le réel était plus fort que le virtuel;  que le rapport de personne à personne, en face à face était ce qui créait le lien,  qu’il fallait oser la rencontre, avec tout ce qu’elle comporte de fragilité. Elle ne lui faisait pas peur. Sa curiosité intellectuelle et du genre humain, le maintenait en marche. Et celle-ci ne se  limitait pas seulement au Liban mais au monde arabe.

Prince d’Orient, il était taraudé par le legs de celui-ci. «C’est la première fois que le monde arabe a quelque chose à dire au reste de la planète»  disait-il il y a quelques années en plein cœur des révolutions arabes  – dans lesquelles il voyait un phénomène immense au-delà du politique –  nous exhortant à « nous demander quelle pourrait être notre contribution dans le nouvel ordre régional qui se profile». C’était avant ; avant la tragédie syrienne et les raz de marée Daech et autres extrémismes. La question reste cependant la même, quid de notre contribution. Son legs à lui en tous cas ne sera pas passé inaperçu; il nous appartient de le perpétuer. De prendre nos responsabilités.

Au revoir, Samir, nous chercherons à être présents.

 


Tous mes voeux

Les cartes de vœux sont mortes. Les vœux sont morts. Il est rare que l’on vous veuille quelque chose. «Ti voglio bene»  en italien veut dire je t’aime, «je te veux du bien», traduction littérale. De bons vœux, quand on aime.

Ecrire, les cartes de vœux me forçait à penser à ceux que j aime, à ceux à qui j’avais envie de dire que je les aime, à ceux qui m’ont apporté quelque chose dans l’année qui s’est écoulée. Un petit soleil, une petite inspiration, une grande inspiration, une présence. A ceux qui ont fait bouger quelque chose en moi. Et comme je ne dis jamais mieux les choses que par écrit, c’est aussi une façon pour moi d’exprimer ce que je n’exprime pas aisément de coutume. Même les cartes de vœux professionnelles, je les personnalisais, avec une phrase ou deux, du temps où j’étais à Paris, à la banque. Et j’en recevais, beaucoup. La plupart d’entre nous achetions les cartes UNICEF ; nous les trouvions partout, dans le métro, dans les galeries, dans les marchés, etc ; nous avions alors aussi le sentiment de participer quelque part de loin au mieux-être d’un enfant défavorisé. Paris, c’est la tradition des lettres, le savoir vivre ; cela me manque, c’est certain. C’était il y a plus de dix ans. Je ne sais pas si la tradition des cartes de vœux non digitales est toujours vivante là-bas une décennie plus tard. J’ai vu qu’UNICEF vend en ligne ses cartes toujours imprimées, sur papier certifié pour une gestion durable des forets.

Les messages automatiques, électroniques, massifs, m’indisposent. C’est comme s’ils n’étaient pas.

Pose toi, prends le temps de sentir et d’écrire une phrase, une fois l’an, ce n’est pas beaucoup. La loi du moindre effort, de l’instantanéité. Le temps, «il n’y pas le temps», phrase fétiche, prétexte fétiche. On court après quoi ? On va tous crever un jour, plus ou moins méchamment selon son karma, sa chance. Et l’on sait bien qu’au seuil du grand départ, ce dont on se souvient ce n’est pas d’une réunion de travail ou d’un grand contrat remporté mais d’une réunion amicale, chaleureuse ; d’un moment d’amour fou ou tendre, d’un visage, d’un sourire, d’un bon mot. On n’emporte avec soi que ces souvenirs de connexion et de tendresse. Tout le reste est bon pour la galerie, pas pour soi. Pas pour le ciel, pas pour la terre.

Formatés ; messages formatés, êtres formatés, dés-être formaté.

Cartes de vœux, nécessaire temps de pause ; ne serait ce que pour écrire les adresses postales des uns et des autres, de glisser les cartes dans les enveloppes, de se déplacer à la poste. C’est un geste d’amour, une carte. La choisir, réfléchir, l’écrire, la cacheter, la poster. Une série de gestes d’amour. L’amour c’est de l’attention.

Poser sur un papier, c’est autrement posé que dans un email ou dans un sms. Tous mes vœux ; par écrit … à défaut de papier.


Le petit homme aux allumettes

Il lui dit qu’il était triste à cause de «la petite fille aux allumettes». Il n’était pas petit celui qui disait cela, mais il aimait parler avec des métaphores. Il était même grand, mastoc. Si grand qu’il en redevenait presque petit. Violent, enfant. Il se racontait des histoires, et il en racontait. Beaucoup étaient symboliques. Comme ce conte de fin d’années qui n’en est pas un puisque sa fin est triste, très triste.
Le conte d’Andersen narre l’histoire d’une fillette aux longs cheveux blonds, démunie, malmenée par un père violent et des passants à qui elle cherche à vendre des allumettes et qui ne la voient même pas, préoccupés par leur propre personne et par les festivités de la Saint-Sylvestre. À la fin de la journée, épuisée et grelottante mais n’osant rentrer à la maison, elle se blottit dans une encoignure et essaie de se réchauffer en craquant des allumettes. Les flammes la transportent à chaque craquement, dans des visions ineffables qui l’émerveillent et lui font oublier le froid un moment. La dernière vision et celle qui l’enveloppe le mieux est celle de sa grand-mère aimée à laquelle l’unissait un lien fort. Mais les allumettes se consument et la fillette est retrouvée sur le trottoir au petit matin, morte, bleue de froid. Elle est partie retrouver sa grand-mère.
L’interprétation peu classique de cette fable, par la psychanalyste américaine Clarissa Pinkola, dans Femmes qui courent avec les loups, est qu’à force de fuir dans le feu de l’allumette et des fantasmes que celui-ci engendre, l’on déserte la réalité, la vie, l’agir. La petite marchande craque une allumette pour imaginer un poêle, elle craque une deuxième allumette pour voir une table de repas de fête, une autre encore pour imaginer un sapin, une autre pour imaginer un peu de chaleur et de lumière comme nous autres nous étourdissons dans la fête, une autre pour l’élection d’un Président, une allumette, les sept cent mille libanais attendus durant les fêtes, une autre allumette, les marchés de Noel, une allumette encore un projet immobilier de plusieurs centaines de millions dollars, une allumette, les déclarations d’intention… On a chaud au cœur ou au corps pendant un moment. L’éblouissement de ces petits feux. Consommer, consumer. Et puis les feux de la fête s’éteignent. On n’en a plus assez, des allumettes pour entretenir le mirage. Parce que comme la petite fille, on n’a pas réalisé que les étincelles, si elles apaisent ou font rêver ne suffisent pas à entretenir le brasier, nécessaire lieu d’humanisation depuis la nuit des temps. Parce que comme elle, on ne sait plus qu’il est tout à fait légitime d’aspirer à ce feu, qu’il est tout à fait légitime de formuler par moments, des demandes claires : le courant, le ramassage des poubelles, une sécurité sociale, une retraite, en gros, un minimum d’attention, de soin… Surtout lorsque, comme la petite marchande, comme notre société civile magnifique, on fait don de la lumière, aux passants, aux résidents. Elle ne réalisait pas la fillette qu’elle bradait sa lumière – elle offrait ses allumettes à très bas prix. Elle ne réalise pas la société civile qu’en dépit de toute sa générosité, elle ne peut pas suppléer à un Etat de droit. Qu’il est légitime de réclamer celui-ci et tout ce qui va avec, même dans la société du non dit et de l’image.
Qu’il n’y a pas de mal à demander même si «toute demande est demande d’amour» selon Lacan et qu’il n’est pas de mode de parler d’amour. Demande de relation, d’alliance. Dans alliance, il y a confiance et recommencement du lien. Y a-t-il du mal à demander de l’alliance, même au temps de l’amour court et de la dé-liance? Noël est bien la fête de l’amour, non pas celui des étincelles, plutôt celui du feu qui crépite : du feu nourri, fiable. Noël est la fête en rouge, couleur de la vie, chaude, de la créativité. Il n y a pas de mal à demander la vie même si l’on s’est habitué à plutôt flirter avec la mort et que l’on a fini par trouver ca excitant. On n’ose même plus demander ; on étouffe notre voix et on craque des allumettes; parce que l’on a fini par intégrer ce discours petit, défensif, de rationnement, de temps de guerre ; discours de survie. Limitant. Ou alors, on tourne le dos et on s’en va. « Si nous ne dépassons pas l’étape de la survie, nous nous limitons. Nous n’utilisons que la moitié de notre énergie, de notre pouvoir sur le monde » écrit la même Clarissa Pinkola Estes.
Noel est la fête de la nativité, de l’énergie créatrice, de ce «pouvoir sur le monde» ; pas celle de la survie. «Lève toi et marche» dira ce même enfant de Noel quand il deviendra grand ; auparavant, il aura été accueilli par des Rois mages, des moutons, des bergers ; par une crèche bienveillante et nourrissante. Ce n’est que plus tard, fort de cette confiance, qu’il triomphera dans la solitude assumée du pouvoir de l’amour. Croire et s’abandonner ; c’est un peu ca aussi Noel. Petit homme aux allumettes, veux tu essayer de croire ?


Go Home; where about?

Elles sont Libanaises, elles sont femmes, elles sont de générations différentes ; Iranienne, Bulgare, toute exilées, elles ont un lien à Paris, elles me passionnent. D’aucun me reproche d’écrire toujours sur les femmes ; ça n’est en rien sexiste ; simplement que leurs histoires ou leurs écrits – peut être parce qu’elles se dévoilent plus volontiers et qu’elles donnent à voir – me touchent, me parlent, m’inspirent. Si l’héroïne de Go Home, le film de Jihane Chouaib, cherche refuge dans la maison familiale dans le village natal; pour ma part, j’ai souvent cherché refuge ou inspiration dans ces histoires de femmes de destin.L’affiche du film Go Home de Jihane Chouhaib sur les colonnes Maurice à Paris, captive mon regard -il sort à Paris avant Beyrouth ; cela m’interroge – de même que l’interview de Golshifteh Farhani. La célèbre actrice iranienne interdite de séjour en son pays, incarne une Libanaise qui enfant, a fui la guerre du Liban pour s’installer en France, et qui des années plus tard, revient dans la maison en ruines de son grand père, disparu. Maison en ruines, métaphore des démons ou des fêlures au dedans. Si la façade est conservée tout comme le beau visage de Golshifteh Farhani, l’intérieur lui, a besoin d’être nettoyé et retapé. Entreprise qui touche autant à la pierre qu’à l’âme.affiche

La douleur de voir son chez-soi détruit

«Si la guerre est finie elle est présente à travers les bâtiments détruits et les impacts de balle qu’on voit partout. On la distingue aussi dans l’âme des habitants. C’est une douleur profonde mais le pays n’est pas en deuil » – singularité libanaise – observe l’actrice qui dit se sentir très connectée aux libanais, de par une histoire, d’une certaine manière, commune.. L’exil, l’oppression, la place des femmes, de leur corps ; appartenance, identités, questions parallèles iranienne, libanaise.

Dans un monde diffracté ou plus personne n’est chez soi, ou très peu ; la problématique que soulève le film est criante d’actualité voire d’urgence. Où aller ? Où est «home » ? «Home is where your heart is» dit le dicton. Et si leur cœur est en Syrie, au Liban, ou en Libye ; et si leur cœur est en Palestine, en Afghanistan; comment vont-ils chez eux? Quand ça pue, quand ça tue, quand ça morve. Et si leur cœur, ils ne peuvent plus le toucher tellement ils ont du le serrer pour avancer ? S’il s’est enfoui/enfui quelque part sous le poids des souvenirs dont ils ne veulent plus se souvenir, des violences assénées à l’arme blanche ou noire, sauvage, écrasante, ou plus subtile, insidieuse, vénéneuse, mortifère dans tous les cas?

C’est quand même lui, le cœur, qui les aide à porter leur maison sur le dos, et comme les tortues à poursuivre le voyage. Elles traversent les océans les tortues de mer ; elles foncent les tortues de terre – contrairement à ce que dit la légende –  et leur carapace leur permet de se centrer à l’intérieur lorsque l’extérieur se fait chaotique, dramatique. C’est ainsi que des femmes de cœur : Abeer Seikaly en Jordanie, Farah Jaroudi et Berna Daou au Liban, Radwa Rostom en Egypte, se font fort de mettre au point des maisons tentes mobiles ; refuge design, esthétiques, confortables, autonomes (chauffage, eau courante, électricité), écologiques, à l’adresse des réfugiés de ce siècle ; errants produits par les méandres de la realpolitik et de la géopolitique. La superbe tente développée par Abeer Seikaly intitulée Weaving a home a remporté le Lexus Award en 2013: la créatrice souhaite qu’elle permette à ses bénéficiaires de retisser les fils de leur existence et d’un cocon. Peut-on s’habiter sans habitation ? Et suffit-il d’une habitation, mobile ou pas, pour s’habiter?

L’exemple inspirant de grandes féministes, artistes et voyageuses

Dans l’ère numérique, fragmentée ou personne n’est plus forcément chez soi, comment s’habiter? «Home» est-il forcément le pays d’habitation, ou le pays de naissance? «Home is where your heart is»; même si la formule est éculée, elle est peut être empreinte de vérité. Destination ou chemin? Cheminement, plus ou moins difficile – en temps hyper connectés – pour arriver jusqu’à soi. «Je me voyage» est le titre du livre mémoires/entretien de Julia Kristeva. Se voyager et se délester de ses chaines, comme le dit la psychanalyste, romancière, philosophe dans cet ouvrage fascinant. L’éternelle étrangère trouve habitation dans la mesure où elle est elle même habitée. Se voyager et tisser son existence. La mêler à la « la littérature, la peinture, la musique, l’architecture ou le cinéma ; intarissables drogue des étrangers, éphémères escales de mémoire qui aident à traverser le désert, elles durent et nous ressourcent aujourd’hui » comme l’écrit et le fait Kristeva.

Comme le fait Etel Adnan, autre grande exilée voyageuse à qui l’Institut du Monde Arabe rend hommage actuellement; qui s’est intéressée à  la tapisserie également. Tisser des vies comme on tisse le tapis… Peut-on encore tisser comme Pénélope à l’ère du laser cut ?  Pourquoi pas ; « la révolte c’est refuser ce que le pouvoir politique ou la société veut imposer à  un individu », commente Golshifteh Farahani. Révoltée et engagée, Farahani; révoltée et engagée Etel Adnan ; révoltée ou plutôt «multipliée»  – comme elle aime à le préciser – et engagée Julia Kristeva. S’engager tout en se voyageant; tout en voyageant ;  avec «souci». Le souci de soi, le souci de l’autre. « Le souci  maintient simplement le contact le plus intense avec l’étrangeté du prochain comme de soi ; le souci est l’aurore de la proximité. Si rare dans le monde égocentrique de la consommation et du virtuel numérique, que l’urgence pédagogique s’impose d’introduire le souci avec la capacité de soigner comme valeurs premières avant tout autre enseignement laïque de la morale », raconte Kristeva, auteur du Génie Féminin, chantre de la singularité mais aussi de l’altérité. N’est ce pas cela, le féminin?je_me_voyage


La cage aux folles libératrices

«Autorise- toi » pourrait être le titre moins sexy de la pièce de Lina Abyad, qui se joue à guichets fermés comme presque toutes les pièces de cette passonaria du théâtre et de l’humain. Moins sexy puisqu’à juste titre dans cette pièce il s’agit de sexe, d’éros, ou de ce que la psychanalyse appelle « libido ». Libido et éros ne se résument pas au coït, cela se définit plutôt par une impulsion de vie, son jaillissement. Et le sexe féminin ne se réduit pas à un réceptacle pour mâle en mal de puissance. Se plaindre du nombre d’orgasmes dans la pièce (certaines spectatrices trouvant que cela en faisait un peu trop, qu’il aurait pu y en avoir un seul), faire un décompte en la matière, c’est avant tout nier l’essence même de l’orgasme et surtout réduire le propos d’une metteure en scène de la facture de Lina Abyad.

La pièce prône clairement le droit des femmes au plaisir, mais pas seulement, elle prône surtout le droit à être soi-même, le droit à vivre sa singularité, sa différence : son célibat, son homosexualité, sa féminité, etc. Le droit à vivre tout simplement, par delà le bien et le mal, puisque tous ces personnages, quels qu’ils soient, ne sont qu’humains, trop humains. Y compris les femmes, victimes parfois consentantes, même si inconscientes et démunies, qui entretiennent elles-mêmes le système patriarcal, en se pliant au désir de l’homme et en renonçant au leur, caressant l’homme dans le sens du poil ainsi que du portefeuille. Et elles élèvent leurs filles dans cette méprise, «ce sont les mères qui transmettent le mieux l’héritage de la soumission à leurs filles, là où les femmes ont le moins de droits » écrit Marie Lion Julien Dans Mères libérez vos filles. Lina Abyad et Joumana Haddad ne cherchent pas à faire Mai 68 à Beyrouth en 2016, elles visent plutôt à légitimer le désir, moteur sans lequel il n’y a pas d’existence mais uniquement de la survivance.

Le désir s’inscrit dans le corps, ce n’est pas un hasard si nous sommes des êtres incarnés. Nier le corps, celui de la femme, donneur de vie, c’est nier la vie elle-même. La haine et la peur du féminin reviennent d’ailleurs dans toutes les périodes d’obscurantisme. La violence se déchaîne sur cette force de vie que recèle le sexe féminin qui échappe au connu et à toute catégorisation. La femme voilée qui hurle sa douleur et sa rage d’être écrasée et brimée et qui signale au passage à son geôlier, l’homme, qu’il est prisonnier d’une cage encore plus grande que la sienne. Celle du mythe de la toute puissance que le mystère de l’hystérique à laquelle ces comédiennes sur scène pourraient faire penser, en revendiquant leur droit à jouir de leur utérus (hystérique vient d’utérus) . « La jouissance féminine peut commencer par une chatouille et se terminer par un incendie » disait Lacan. Les tenants de l’ordre établi ont du mal avec ce feu.

Hystériques ou plutôt nanas, femmes matrices, accueillantes, généreuses… Les odalisques qui investissent la scène – la prostituée et la « grosse »- felliniennes, magistralement campées, ont quelque chose des nanas de Nikki de Saint Phalle. Symbole de joie, de sensualité, de féminité alla granda, à une époque – vers la fin des années 60 – où «la féminité était écrasée, y compris dans les hommes, (comme le disait) l’artiste dans un monde sur-scientifique qui privilégiait les qualités masculines, du cerveau abstrait, de la performance, de la technicité, au détriment du côté humain, magique, féminin. L’homme est autant que la femme victime de ce monde qu’il a créé ». Il s’est écoulé un quart de siècle et Niki de Saint Phalle, féministe et grande dénonciatrice de la violence, doit se retourner dans sa tombe ou dans son ciel, là où elle se trouve. Rien n’a changé, du moins dans notre partie du monde. Bien au contraire, la chasse au féminin et à la vie est entreprise par des hommes qui se sont mis en tête d’apurer l’humanité en la pourfendant.

On sort de cette Cage théâtrale comme les visiteurs sortaient de la Hon (oeuvre de Niki de Saint Phalle). Elle, gigantesque Nana, sculpture offrant son vagin comme entrée au public : «broyé, digéré », ou un peu «transformé», pour utiliser une expression plus soft que Lina Abyad affectionne. A un journaliste qui demandait à Niki de Saint Phalle si la Hon, broyait et digérait son public, l’artiste répondait par l’affirmative, «oui, puisque les gens n’étaient pas tout à fait pareils quand ils sortaient et quand ils entraient ». C’est ce qui se passe quand on va voir les pièces de Lina Abyad, qui ne laissent pas de répit. Kafass. Regarder la réalité en face, à travers l’illusion théâtrale et la corporéité. La puissance du théâtre émane incontestablement de celle-ci. Celle de la vie aussi.

hon

Lina Abyad met en scène comme Nikki de Saint Phalle sculpte et peint. Avec voracité, avec joie, avec fureur. Et le plus beau est que cette fureur créative trouve dans Beyrouth un lieu d’accueil qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde arabe au jour d’aujourd’hui. Les nuits effervescentes du Caire que racontent Tobie Nathan dans Ce pays qui te ressemble ou Lamia Ziade dans O nuit, O mes yeux, ne sont plus. Chantre de la liberté, Abyad se fond dans la ville qui veut symboliser encore cette première par excellence, la notre. Grosse, mince, pute, amoureuse, mère, gay, hétéro, célibataire, divorcée, voilée, dévoilée : toutes se retrouvent sur les planches du cabaret en sous sol, sans issues de secours et dans cette ville du vivre ensemble.

Tant que les artistes peuvent y exprimer tout leur talent comme ils le souhaitent ; tant que 150 personnes se bousculent même les dimanches et les lundis au théâtre, on est en droit d’espérer. En dépit des relents de déréliction. La censure y compris religieuse, semble avoir développé un peu d’humour et de distance. La tragi-comédie de l’amour halal, Bil Halal, est elle aussi à l’affiche  au cinéma Métropolis : des musulmans pratiquants essaient de gérer leur vie amoureuse et leurs désirs sans enfreindre les préceptes religieux. Car sans amour et sans éros, pas de créativité et sans créativité, pas de vie. C’est bien parce que la femme et l’art célèbrent la vie que l’Etat islamique s’en prend à eux de la même manière que l’ont fait toutes les formes d’inquisition qui l’ont précédé. Et c’est bien pour célébrer la vie que Joumana Haddad et Lina Abyad font sortir les femmes et l’art de leurs cages dans Kafas.

dareen


Siga, Siga, tout doux, tout doux

Ulysse au début du voyage, Pénélope en repartant. Pas vraiment l’envie d’être en mouvance permanente. Cesser l’errance. Des envies de Pénélope, de tisser… avec une flopée de soupirants autour, comme elle, ça ne dérange pas. Sans eux aussi ; avec des soupirants d’une autre nature, ces hommes et ces femmes grecs ; heureux d’être tout simplement, de vivre. Des hommes et des femmes au naturel ; qui aiment la bouffe, la nuit, le corps et la lenteur ; Dieu, une odyssée ! Des hommes et des femmes, des femmes surtout qui ont fait leur propre chemin : Julia la céramiste, Reiki master et férue de yoga. La galeriste de Métamorphosis qui, durant sa maternité, parallèle à la crise, cogite, pour ouvrir au final cet espace, somptueux de créativité qu’elle conjugue avec son activité d’architecte et de mère. «Je travaille tout le temps ; mais je fais ce que j’aime». Des quadragénaires qui vivent à Sifnos, dans l’île été comme hiver, à l’aise. Magda, la prof de yoga qui a mis des affiches partout: pas de barrières, pas d’entraves, pas d’expectatives. « Il y a des élèves durant l’année ? Oui, tout le temps». Ces hôteliers cuisiniers bienveillants : Stamatis et Apostolos ; «relax», «souris, s’il te plait, souris». «On va boire du vin ; un pichet quand tu reviens». Ils soignent par le vin, l’ouzo et leur accueil et leur feu intérieur. Ils parlent français, anglais. «Je l’ai appris avec vous le français»; «vous» c’est les touristes, les hommes et les femmes. Le contact du réel, des êtres non des livres, lui a appris la langue. De l’accueil.

Ils sont grecs mais ils ont choisi une île au lieu d’Athènes : une aventure personnelle plus que physique. Une aventure qui ne se déploie pas dans la géographie mais en soi. Des Italiens, des Français, des Allemands, des grecs qui vont et viennent ; ceux qui vivent à moitié ici, à moitié là; avec grâce. Pas besoin d’être là ou là-bas. Enfin, pas de catégories nécessaires. Nikos, iconographe, peintre, diplômé en théologie, circule entre Rome, Athènes et Sifnos; entre Byzance et la modernité et offre aux cotés de ses icônes au Mont Athos et dans des églises de Rome et d’Athènes, des collages qui conservent tout le mystère et la puissance de celles-ci, émanation d’un art infusé de prière et de contemplation. « La vie elle-même comme ondoiement, comme déploiement, la vie à fines gouttelettes plutôt que comme une tornade ou un fleuve impétueux. Une lumière plutôt qu’une force», Éloge de la lenteur, Pierre Sansot.

La lenteur ; il faudrait des mois de Grèce pour l’accepter dans son corps: «La lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin » poursuit le même Sansot. Ralentir, tisser. Même Ulysse a pris son temps. L’odyssée, une histoire de chemin plutôt que d’Ithaque.

Ralentir, faire ce que l’on aime, explorer, revenir. Ne pas culpabiliser de l’exploration ; des chemins de traverse plutôt que de la ligne droite, des contours en pointillés que du gros feutre noir. Accepter que ca se prépare ; accepter de prendre le temps. Politique des petits pas à l’époque de l’instantané, de la consommation, de la dévoration, du tout ou rien ; est-ce possible? Effleurer plutôt qu’afférer ? Effleurer plutôt qu’empoigner? Est-ce possible en ce XXIème siècle ? Peut-être qu’alors les êtres, notre être, consentiront à être et nous livreront ce qu’ils sont. Qu’au final Pénélope ne serait pas moins mythique qu’Ulysse ?

 

 

.

 


Pour une fois, les chiffres étaient humains

Elle venait d’une ville qui avait connu mille et un séismes. Elle était rentrée de New York quelques années auparavant, avait accepté un job dans le financement immobilier, car cela payait et lui permettait de retourner au pays dont elle était nostalgique. A cette époque là, les investisseurs avaient confiance dans le Liban. USD 200 millions, USD 500 millions… les chiffres n’avaient aucune réalité.

Quand elle roulait pour aller au bureau, place des Martyrs, les grues qui transperçaient le ciel lui transperçaient l’âme. Les échafaudages qui annonçaient la disparition à venir d’une ancienne église ou d’un jardin ouvraient une brèche de plus dans son cœur. Elle avait quitté New York en quête de terre, d’humain, d’air ; au fil des ans, elle trouva du métal, de la silicone et des attentats. Le premier qui ébranla la ville visait le Premier ministre d’alors ainsi que tous ceux qui passaient par là. Le lendemain, Seema répondit à l’appel à manifester place des Martyrs. Une impulsion physique plus forte que tout lui avait imprimé le mouvement. Le 15 février 2005, des centaines de milliers d’individus blessés mais droits vinrent se retrouver et se recueillir au cœur de Beyrouth. L’anesthésie des sens, et du cœur ne viendra que plus tard après un énième attentat, une énième trahison.

De son bureau de glace, dans l’immeuble de glace qui surplombait la place des Martyrs, Seema se dépêchait de rejoindre les manifestants qui l’avaient investi. Ils réclamaient le départ des Syriens. De dimanche en dimanche, comme des papillons qui avaient éclos du ver à soie, les Libanais se libéraient, s’envolaient vers la place des Martyrs, moins martyrs que jamais. Ils avaient choisi, en ce mois de février, de prendre leur destin en mains, par leurs pieds : il fallait marcher, battre l’asphalte, scander: « La Syrie dehors ! » . Il régnait une atmosphère inquiètante mais exaltée.

Un soir imprégné de cette ferveur, Seema rencontra Samir. Il avait les cheveux noirs de jais, des lunettes qui lui donnaient un air rassurant, et le verbe facile. Ils parlèrent du Liban, de leur passion, de cette terre qu’ils avaient tous les deux quitté un jour et qu’ils avaient retrouvée. Il revint tous les soirs. Il souriait, séduit par ses cheveux blonds et sa fougue; elle par son engagement et le noir de ses cheveux, troublés tout de même par cette petite mèche blanche qui longtemps l’attendrira.

Tard dans la nuit, ils refaisaient le monde, quand les rumeurs se calmaient, ils refaisaient le monde et Samir répétait : « Si le peuple, un jour, avait désiré la vie, alors le destin ne pourrait que répondre ». Et un matin pas comme les autres, un jour du Seigneur, un dimanche 14 mars, annonciateur du printemps, « le peuple désira la vie », comme dans les vers du poète. Ce dimanche là, dans la foulée de ceux qui précédèrent, il se produisit un phénomène insensé : un million de Libanais, soit vingt cinq pour cent du pays, s’étaient trouvé rassemblés dans cet espace de quelques mètres carrés encore ouvert aux rendez-vous. Ils étaient venus de partout : du Sud, du Nord. Ils étaient sunnites, catholiques… Pour une fois, les chiffres étaient humains. Convergence, avènement. Sous la force de cette rue vivante, les Syriens rendirent les armes. Ils s’en allèrent, après trente ans d’occupation et de terreur. Tout était possible à nouveau.

Samir et Seema allaient courir ensemble sur la plage, dévalaient des kilomètres de sable et d’espace. Ils roulaient à bicyclette, s’arrêtant dans une petite crique, un port de pêcheurs, devant une belle église puis grimpaient en chantant, vers la colline de Saydet el Nouriyeh, le monastère qui surplombait la grande bleue. Et, au coucher du soleil, ils redescendaient plonger leur mysticisme, leurs passions et leurs ambiguïtés dans une mer fraîche d’automne. Un soir de bonne lune, il glissa son bras sous sa taille dans l’eau alors qu’elle abandonnait toutes ses résistances à l’eau de mer. Il l’emmena dîner, puis couvrit ses genoux et ses mains de baisers. Puis son visage.

Il la caressa comme ils avaient caressé la révolution : de très près, sans jamais la faire triompher. Il bu de son sein mais n’alla jamais jusqu’au fond de son ventre. Une fois, deux fois, trois fois, il interrompit leur corps à corps, comme les manifestants de la place des Martyrs. Ces derniers revenaient mais ne se résolvaient pas à s’approprier leur œuvre au-delà de l’instant, inconscients de l’ampleur de la révolution qui se jouait. Ils ne se rendirent pas au mouvement de l’histoire. Usurpée par les caciques du passé et du doute, elle avorta.