Nicole Hamouche

Par défaut, ou la nécessaire perte d’innocence

 

Je ne m’étais pas encore résolue à faire des choix par défaut, plutôt par adhésion… sauf en matière d’élections, je me résous. J’espère que ce ne sera pas le premier de plusieurs «par défaut». Crainte de la perte d’illusions, de la nécessite des compromis, corollaire de l’avancée en âge. On se retire alors par moments dans la littérature, dans la philosophie, ou dans la nature, pour se protéger de la violence du monde, pour ne pas perdre foi ; ne pas perdre toutes ses illusions toutes à la fois. Sauf qu’il s’avère impossible de se voiler la face devant tous ces billboards de x mètres sur x qui envahissent chaque carrefour, chaque autoroute, qui brillent de jour comme de nuit, les banderoles qui couvrent chaque mur libre, chaque poteau électrique ; des enflés, des moustachus, des blindés, des cravatés, des fermés, des reconvertis… Ils prennent nos yeux d’assaut comme les pubs pour produits ménagers en grandes surfaces. Qui dit mieux ? Achète-moi, prends-moi, semblent crier les photos. Les candidats donnent leurs photos en pâture ; mais pas leur programme électoral, leur biographie, etc. Les slogans ne volent pas haut : on veut de la transparence pas de la brume ; on ne veut plus de ferme, etc. Ensuite, il y a les jeux de mot sur les noms de famille et comme les noms libanais s’y prêtent, c’est parti. Tu es notre fusil ; ton vote est englobant… Avocat, militaire, philanthrope, grandes figures occupant ou ayant occupé des fonctions publiques, font l’objet de slogans à deux balles. A-t-on lancé ces slogans avec ou sans leur accord ? On n’en sait rien ; toujours est-il que ces slogans disent assurément l’ère de la médiocrité. On se demande s’il y a des agences de communication derrière, on espère que non. Certains médias se targuent de proposer des programmes montrant les candidats dans leur quotidien voire les interrogeant sur leur vie privée – de manière parfois intrusive et insistante – plutôt que de les interroger sur des débats de société et sur leur programme électoral. Même les médias – pas tous, heureusement – cherchent la facilité. La culture de l’immédiateté, du rapide, du prêt à consommer. On a l’impression d’être dans un tabloïd, une campagne de télé-réalité plutôt que dans une campagne électorale. Est-ce sur ces bases que l’on choisit nos élus?

Il y a aussi les coups de fil reçus à domicile, de représentant de tel candidat et de tel autre, pour beaucoup qui se font rabrouer par des citoyens à bout de nerfs. Même certains nouveaux candidats ont pris les habitudes des anciens, soumission à ce que Max Weber nomme « l’autorité de l’éternel hier ». Nous sommes les champions de l’éternel hier, sauf quand il s’agit de la pierre  – là on a tout détruit ; car alors l’éternel hier venait contredire la matière, le billet vert. S’ils ne se cassent pas la tête pour faire leur campagne, y mettre du contenu ; que serait-ce alors lorsqu’ils seront au pouvoir ? Plus rien à conquérir, à prouver.

On entend pourtant encore au XXIème siècle, beaucoup d’électeurs, et parmi eux des jeunes, instruits, dire : je n’ai pas le choix, je suis obligé de voter pour un tel ou pour un autre tel ; il est de la famille, c’est un ami d’enfance ; même si je ne suis pas du tout d’accord avec la ligne qu’il a pris. Ainsi, c’est au choix la soumission à l’éternel hier ou la servitude volontaire, le choix de la facilité. Saurons-nous un jour nous défaire de certaines loyautés ataviques insidieuses? Comme quand c’est criant de puanteur ; comme quand on circule dans Beyrouth actuellement. On a beau vouloir détourner son attention, respirer par la bouche, parfumer nos intérieurs, la pestilence vient nous narguer.

Une amie architecte libanaise de renommée internationale, vivant à l’étranger, de passage au Liban, me livre avoir pensé recycler tous ces billboards, affiches, banderoles, et en faire des sacs – son dada c’est l’écologie, l’économie circulaire – une autre surenchérit des sacs poubelles. Au-delà de l’humour et du sourire que l’image suscite, l’idée est géniale. Cela aiderait au moins à ramasser les déchets. LCI titre un de ses reportages : Le Liban poubelle de la Méditerranée ; il n y a pas de quoi s’enorgueillir. Est-ce tout ce marasme qui entretient le souffle créatif? Vaut-il mieux une vie bien réglée, bien prévisible ou la nôtre qui nous éreinte, qui nous pompe mais qui nous fait aller puiser en nous toutes les ressources possibles pour demeurer vivants, vibrants? Je ne sais pas. Je sais seulement que l’on ne peut complètement faire abstraction de l’environnement ; et que ces élections nous font poser des questions philosophiques, tout comme celles qui ont précédé. Ne rien faire ou faire ce que l’on peut ? Se traduisant aujourd’hui par voter ou ne pas voter? Rester ou partir? Ou pire encore repartir après être revenu?  Ceux qui décident de ne pas voter parce qu’ils ne croient pas ou plus à l’impact de leur voix ou à un choix – devant des alternatives qui sont des non choix – sont pour leur part clairs quant au renoncement.

En état de défiance permanent et généralisé, nous ne pouvons avancer, n’ayant plus aucun point d’appui pour cela. Au cours d’un débat passionné et respectueux à l’Université Américaine de Beyrouth autour de la question de la préservation de la mémoire et de la construction, de l’espace public et de l’espace privé, etc, l’architecte Antoine Chaaya – partenaire dans le studio Renzo Piano – en charge du projet du Musée de Beyrouth, donne une leçon de pragmatisme non dénué de poésie. Accepter la mutation des cités, agir dans le cadre des contraintes mais aussi avec une vision directrice. Et même si l’on est bien loin d’être pragmatique et que l’on vit ici, l’on ne peut s’empêcher de vouloir diriger notre regard autrement, d’observer que oui pour la première fois il y a un site web elections.gov.lb voulant informer le citoyen ; que certains mouvements nouveaux ont pris la peine d’imprimer et de distribuer des pamphlets plus ou moins détaillés pour informer sur leurs membres – parmi lesquels se trouvent des têtes pensantes et dynamiques – et leurs idées ; et aussi de sourire à ce panneau d’affichage plus coloré, plus frais que tous les autres qui figure une jeunesse représentative de 800 000 nouveaux électeurs. Et on se reprend à vouloir croire… Autrement, à rêver le départ


Au pays de la dissonance, le musicien Walid Tawil détonne

Figure légendaire du jazz au Liban, le batteur Walid Tawil plonge dans la musique dès sa tendre enfance, à l’âge de six ans, et y baigne depuis, même si tout ne baigne pas. Parti en France à quinze ans poursuivre ses études de musique pour s’envoler ensuite outre-Atlantique afin de pousser son apprentissage à  Boston et à Berkeley, auprès d’icônes du jazz telles que Sonny Fortune, Jay Rodriguez, Mike Stern, etc, il a le courage ou la folie de retourner dans le pays en 1985, en pleine guerre.  Folie du retour car des décennies plus tard, ce génial batteur –  camarade de classe du célèbre pianiste Abdel Rahman el Bacha resté lui dans l’Hexagone –   s’étant produit au Duc des Lombards, au New Morning, au Carnegie Hall, au Kennedy Center, etc , et qui essaie de transmettre à  ses étudiants sa passion et le gout du travail, confesse n’avoir qu’une seule envie, celle de partir.  De trop  de désir réprimé… « J’ai envie de quitter le pays, j’ai tout fait pour le pays ; il ne m’a rien fait. »

La vogue de la musique ne  la rend pas ce forcément crédible

« On joue trop peu » confesse le batteur, leurs capacités, leur talent et leur désir ne semblent pas suffisamment honorés… Walid Tawil se produit régulièrement au NOW et au Blue Note et s’il a gardé l’allure juvénile avec ses lunettes rouges, ses bracelets rouges au poignet, son collier de perles africaines et un sourire qui l’accompagne sans cesse, il n’en déplore pas moins la médiocrité de la scène culturelle libanaise et le manque d’encouragement de la culture ; l’absence totale de place faite aux artistes qui travaillent. Les êtres de passion ne peuvent que dénoncer «la facilité; la vogue». Pour Walid Tawil, même « la musique maintenant est une vogue». C’est la vogue «des stars», le star system ; «ils veulent tous devenir stars ; l’état général de la musique,  c’est le facile »  parallèle avec l’état d’esprit général ; « les jeunes cherchent ce qui est facile». Enseignant d’histoire de la musique classique et moderne, de musique pour le cinéma et la publicité  dans plusieurs établissements universitaires réputés,  il est au contact des jeunes. Son regard par rapport aux groupes libanais qui s’exportent ? «Il n’est pas dit que leur musique soit bonne. Le marché est pour la médiocrité». Walid Tawil est batteur, sa franchise est sonore: « tout le monde veut devenir star mais personne n’a envie de faire des accords sur l’instrument. C’est le  travail qui compte ; il faut jouer, pratiquer, étudier. Pousser à fond, penser la musique. Ce n’est pas seulement taper sur l’instrument, ce n’est pas la technique. C’est comment tu penses pour jouer, c’est là qu’est l’os, c’est la virtuosité. C’est cela qui fait un grand musicien».

 

La musique n’est pas élitiste ; mais la discipline et le travail sont clé. Et  le cadre libanais laxiste et dissonant est particulièrement difficile

Walid Tawil se réfère à  sa propre expérience et raconte avoir joué avec les grands «pour voir comment ils jouaient, pour apprendre ; c’est ainsi qu’on remarque ceux qui poussent ; la démesure. Ici c’est du copy paste seulement. Ce n’est pas comme ca qu’on fait de la musique ». Le jazz man  attire l’attention aussi sur le fait que les jeunes musiciens  s’orientent de plus en plus  vers la musique orientale ; «parce que ca vend». Il n’a pas de parti pris par rapport à  la musique orientale mais telle qu’elle se fait ici actuellement, si ; et se dit admiratif des musiciens en Egypte et en Syrie. «Là-bas il y a une musique ; chez nous, le Conservatoire National est composé  à 90% d’étrangers». Il n’attire pas les libanais. Tawil cherche des musiciens avec qui jouer ; il a du mal à en trouver ; c’est un cri du cœur. «J’ai envie qu’il y ait de grands musiciens. Un peu d’études, un peu de travail, un peu de modestie. L’absence de passion est fatale pour la musique ».

Si des pays tels que la Syrie et l’Egypte, Cuba ou des pays africains donnent de la  bonne musique au monde, c’est dire que la musique n’a rien d’élitiste : « Miles Davis adorait la musique des rues ; les percussionnistes cubains jouent dans la rue. Mais même la musique venue de la rue est inspirée par l’extérieur ; il faut un certain niveau de lois, un certain ordre; le bon son c’est l’équilibre». La question est donc plutôt une question d’environnement, de cadre et en particulier de politiques publiques qui encouragent la musique, les talents. Vu l’état de la rue, la dissonance et l’absence de politiques publiques, le Liban part mal doté. « Ailleurs, lorsque quelqu’un a un don, on le pousse à le perfectionner» ; qu’il s’agisse d’un violoniste ou d’un rappeur  comme Snoop Dogg – 35 millions d’albums dans le monde.

 

Le jazz n’est absolument pas « has been », mais le paysage culturel, notamment, libanais a changé

Le désintérêt pour le jazz est-il dû au fait que  celui-ci serait  passé de mode ? Le batteur branché sur l’international et bien informé, infirme. «Au Japon, en Europe, en Corée du Sud, le jazz reste très écouté. Dans les clubs, c’est le jazz que l’on écoute ;  il n y a pas de clubs où on écoute de la musique pop. La pop c’est seulement dans les grands concerts». Ce désintérêt serait ainsi plutôt spécifique au Liban. A l’étranger, les jazzistes comme Chick Corea, Miles Davis, Herbie Hancock, Arturo Sandoval, sont de grands « influenceurs»  encore aujourd’hui ; ils ont permis l’évolution du jazz ; en introduisant en particulier la guitare très appréciée par les jeunes. Au Liban, Walid Tawil fait remarquer que certains confrères œuvrent aussi à pousser le jazz, notamment au sein  du Conservatoire. Le musicien qui craint l’effet de mode, espère que ces graines  semées et l’intérêt actuel pour la musique dans le pays, persisteront dans la durée.

Sur cet engouement actuel pour la musique, se greffe aussi  l’influence du cinéma. La musique de film a toujours contribué à la diffusion de la musique jazz et de la musique afro-cubaine en particulier, explique le prof d’histoire de la musique. Il cite a titre d’exemple deux grands compositeurs : Ennio Morricone et Michel Legrand, et signale que même  Charlie Chaplin a composé pour la musique.

Et si le musicien cinéphile  reconnait l’influence de la musique de film sur le gout pour la musique, il est beaucoup plus critique quant à l’influence de l’internet dans  la diffusion de la musique. « On n’a pas accès à la belle musique par internet.  Sur internet, on a ce que les médias vendent. On ne va pas chercher sur internet Herbie Hancock ; mais ce qui est commercial. Partout dans le monde, on vend n’importe quoi en ce moment». Par le passé, c’était  chez les marchands de musique et dans des concerts qu’on découvrait Herbie Hancock, McLaughlin et autres.

La musique n’adoucit-elle  pas les mœurs, y compris au pays de «la dissonance», pour reprendre l’expression du batteur ? La réplique est nette. «Précisément, ils ont quitté le pays parce qu’ils ont été tellement adoucis» : «les grands qui venaient m’écouter, des gens de culture ont quitté ». Au Liban, les oreilles ont été habituées à écouter de la dissonance ; à tel point que quand tu dis quelque chose de juste, ils sont gênés…

Il y a du feu dans  le propos de Walid Tawil, mais surtout aussi dans sa musique. Pour qui veut retrouver ce désir de musique – car le désir est contagieux – le musicien se produit avec sa troupe Cool Drive, au NOW les 5, 22 et 26 avril et avec Heartbeat les 14 et 15 avril.


Le Liban pour la première fois, à la Biennale d’Architecture de Venise

« The place that remains » ou « Le lieu qui reste »: un hymne au territoire et aux ressources naturelles

Sous l’égide du ministère de la Culture, le Liban sera officiellement représenté, pour la première fois, à la Biennale d’architecture de Venise, l’événement le plus prestigieux et le plus couru dans le monde de l’architecture. La Biennale d’architecture initiée en 1980 est la petite sœur de la Biennale d’art de Venise. Elle est le rendez-vous des architectes, urbanistes, chercheurs, anthropologues, sociologues, etc qui contribuent à imaginer l’environnement dans lequel nous vivons. Elle dure six mois et attire quelque 300 000 visiteurs venus, tout comme les exposants, du monde entier. Le pavillon libanais, conçu par l’architecte et géographe Hala Younes, enseignante en architecture et paysage à la Lebanese American University (LAU), sera stratégiquement situé dans l’Arsenal. Intitulé « The place that remains » », ou Le lieu qui reste, il est une interprétation de la thématique générale de la Biennale 2018 Freespace.

« Le lieu qui reste » élabore des visions possibles pour l’avenir du territoire et du paysage national, en faisant la part belle à la préservation des ressources et du patrimoine naturels. Il engagera ainsi la réflexion autour de l’environnement bâti, à travers le devenir des espaces non bâtis et des potentiels qu’ils offrent. «Notre intention, en choisissant ce thème, est de mettre en évidence le territoire non bâti, le paysage culturel et sa capacité à améliorer la qualité de l’environnement bâti et la qualité de vie, ainsi que le rôle d’une architecture fondée sur la culture du paysage», déclare la commissaire du pavillon. «L’exposition vise à développer la connaissance de la terre au sein de la société libanaise afin de défendre ses valeurs et son avenir, car notre patrimoine n’est pas seulement architectural, mais aussi géographique et paysager.»

Un pavillon entièrement inscrit dans la thématique générale de la Biennale

Les directeurs artistiques de l’édition 2018 de la Biennale – la seizième- Yvonne Farrell et Shelley McNamara de Grafton Architects, ont invité les participants à emmener à Venise leur freespace. «Freespace décrivant une générosité d’esprit et un sens d’humanité au cœur de l’agenda de l’architecture, centré sur la qualité de l’espace lui-même.» Freespace est également «l’opportunité de mettre en avant les dons de la nature, tels que la lumière (du jour et de la lune), de l’air, et les ressources naturelles ou celles créées par l’homme. Freespace encourage de nouvelles façons de penser le monde et l’élaboration de solutions où l’architecture pourvoit au bien-être et à  la dignité de chaque citoyen de cette planète fragile.»

C’est dans cet esprit que le pavillon du Liban a été pensé. «Le Liban est une île qui déborde. L’un des pays les plus densément peuplés est encerclé par des États hostiles ou dangereux. La seule porte est la mer, tant qu’elle restera ouverte. Cette situation d’extrême vulnérabilité du territoire n’est pas sans rappeler à un siècle d’écart la situation de crise et d’isolement qui aboutit à la grande famine de 1915-1918. Elle nous rappelle l’étroitesse de notre géographie et la fragilité de ses ressources», explique la commissaire du pavillon. «Cet anniversaire funeste est l’occasion d’un état des lieux du territoire. À la monoculture du mûrier qui occupait le Mont-Liban s’est substituée la thésaurisation foncière. L’agriculture est abandonnée, plus que jamais, à l’empire de la spéculation immobilière; et il nous faut aujourd’hui mesurer l’état de résilience de notre territoire, ou sa capacité à encore nous servir de maison. Il faut évaluer la place qui y reste, sa capacité à porter nos projets, nos espérances et nos rêves. Cette place qui reste est une ressource précieuse, elle est le socle d’une reprise de sens du territoire, de sa nécessaire réappropriation poétique.» Ainsi le projet vise-t-il à «identifier et rassembler ces éclats de territoires, accommoder les restes de notre pays, reconstruire la trame de l’avenir, créer à partir des trésors oubliés.»

Préservation des ressources naturelles et architecture responsable

La proposition libanaise se focalise sur le bassin versant du fleuve de Beyrouth et met l’accent sur la nécessité de préserver les ressources naturelles et d’intégrer leurs potentialités. L’eau étant une de ces ressources essentielles; nourricière, au cœur de nombreux enjeux, c’est autour d’elle que les villes et l’urbanité se développent. Le fleuve de Beyrouth a ainsi été choisi pour son symbolisme et sa position stratégique comme extension du Grand Beyrouth, s’étendant de Bourj Hammoud jusqu’à la montagne de Knaissé. Vitale pour l’extension de la capitale, cette partie du territoire inclut certains des espaces les plus précieux et les plus menacés du Liban, tels que la forêt de pins du Metn.

Un colloque scientifique aura lieu à la Lebanese American University (LAU) au mois de mars pour explorer une série de thématiques: transformation du paysage contemporain (développement urbain et déprise agricole), patrimoine paysager (valeurs culturelles et politiques de gestion du territoire), terrains communaux et espaces publics (usage et cadre juridique), architecture du sol (le non construit dans les parcelles construites). Le colloque rassemblera des architectes, des chercheurs et des experts de tout le pays. L’objectif est de conscientiser le public et d’initier une dynamique de recherche pour réfléchir au sort des espaces non bâtis et à leur capacité à régénérer l’extension urbaine.

3D, photo et vidéosurveillance au cœur de l’exposition

À Venise, l’exposition comportera une représentation cartographique géante en 3D du bassin versant du fleuve de Beyrouth, laquelle mettra en lumière les trésors paysagers oubliés. Une projection de photos historiques montrera également la transformation du territoire au cours du siècle dernier. Elles sont compilées à partir de diverses collections, notamment celles de l’Association pour la protection des sites et des anciennes demeures au Liban (APSAD), Fouad Debbas, la photothèque de la Bibliothèque orientale (USJ), la collection Heinz Gaube à l’université Notre-Dame (NDU), et des photographies aériennes appartenant à l’armée libanaise.

La «place qui reste» sur le bassin versant du fleuve fera également l’objet d’un reportage photographique auquel participent des photographes établis tels que Gilbert Hage, Houda Kassatly, Gregory Buchakjian, Talal Khoury, Ieva Saudargaite, Catherine Cataruzza. L’exposition sera accompagnée d’une conférence à Venise au mois de septembre.

Après Venise, l’exposition tournera au Liban afin de mettre en avant la réalité géographique et sensible du territoire national et la responsabilité des architectes, tant par rapport à l’environnement qu’à la société. «Au-delà du visuel, l’architecture joue un rôle dans la chorégraphie de la vie quotidienne», rappelle Paolo Baratta, le président de la Biennale. C’est bien cette chorégraphie et la relation de l’architecture à la société civile que le pavillon du Liban cherche à réhabiliter dans le pays.


14 février, disque rayé

14 février, 21 février, 14 mars, etc, tous ces élans avortés… Plus personne ne manifeste l’envie de retourner place des martyrs à Beyrouth ; l’envie d’utiliser ses pieds. Ils ont fait leur temps… On en a d’ailleurs fait des entorses, des ruptures de ligaments, etc.. La place des martyrs ne ressemble plus à ce grand espace libre. Elle se fait plus petite à force d’élans rebutés et de constructions érigées, pour ne rien laisser respirer, dépasser. L’instinct de vie est endommagé – il y a une différence entre instinct de vie et instinct de survie.

Si la place des martyrs a perdu ses adeptes et son goût – elle fut baptisée place de la liberté – plus d’une décennie après ces grands rassemblements populaires, des initiatives autres voient le jour, politiques, d’une autre façon cependant. Ainsi, l’architecte Hala Younes a proposé une  présence libanaise officielle à la Biennale d’Architecture de Venise, favorablement accueillie par le Ministère de la Culture. The Place that remains, intitulé du pavillon libanais, met l’accent sur la nécessité de préserver les espaces qui restent, les ressources naturelles et notamment l’eau, source nourricière autour de laquelle s’articule la vie. Non seulement la participation nationale à ce prestigieux rendez-vous de l’architecture mondiale est une première pour le pays ; elle est aussi inédite en ce qu’elle ne présente pas des projets d’architecture locaux mais une cartographie du territoire – le long du fleuve de Beyrouth, depuis la Quarantaine jusqu’à la montagne de Falougha – faisant la lumière sur les spots non construits, les plus précieux. Hala Younes ose rêver que cette participation sème une graine ou plusieurs dans le pays quant à la nécessité d’une architecture et d’un urbanisme responsables. Le cinéaste Ziad Doueiri de son côté, n’a pas craint de traiter de l’Insulte, et de nos tabous sur grand écran et devant grand public ; et malgré les différentes intimidations et arrestations, l’Insulte se trouve présenté aux Oscars, une première aussi pour le Liban. « Seuls ceux qui sont assez fous pour penser changer le monde y parviennent », disait Steve Jobs. En mettant le Liban sur la carte du monde et en exprimant leur vision des choses, qui ne concorde pas forcément avec l’état des choses, Ziad Doueiri et Hala Younes posent des gestes éminemment politiques.

Aussi, même si l’on a perdu foi en cette révolution romantique du 14 mars, laquelle ne tarda d’ailleurs pas à être usurpée ; et que la révolution semble se faire maintenant plus à la micro-échelle, cela ne suffit pas à la transformation. On ne peut faire abstraction de l’initiative publique et de politiques publiques. Aussi bien Mireille Maalouf que Lina Ghotmeh, des géantes du théâtre et de l’architecture respectivement – interviewées dans le cadre de notre rubrique Diaspora Culturelle –  sont parties pour pouvoir exercer leur passion, leur métier, leur art. L’art de vivre pleinement ; et non de survivre. « Un pays qui se respecte encourage ses fils ; encourage ses fils, encourage ses fils » poste sur Facebook, un musicien libanais génial, sexagénaire qui n’a rien perdu de sa fougue juvénile. Sa musique, il ne parvient peut être pas à la faire entendre ici comme il aimerait – il joue à l’étranger aussi avec les plus grands. La répétition incantatoire de son message est un cri de douleur et d’ambition aussi.

 

Nous sommes comme des chenilles qui nous démenons sans pouvoir sortir de la larve

Nous sommes comme des chenilles qui nous démenons sans pouvoir sortir de la larve. Musiciens, comédiens, architectes, écrivains, entrepreneurs, etc, bourgeonnent, bourrés de talent… étouffés dans le cocon ; ne parvenant pas à prendre leur envol. A un casting ouvert au public qui a lieu à l’Université Américaine de Beyrouth, la metteuse en scène est déchirée de devoir faire un choix difficile face à tant de talents et de les savoir, pour beaucoup, sans travail… « Le pays devrait les encourager. » Elle parle presque pour elle-même. « Un pays qui se respecte encourage ses fils, encourage ses fils, encourage ses fils » ; le coup de gueule de ce musicien retentit dans mon esprit. Candidats à l’exil ou à la frustration… C’est au choix. Un non choix au fond ; car dans les deux cas, les dés sont pipés. La pièce de Betty Taoutel, Freezer, qui en est à sa quarantième-cinquième représentation, traite de ceci, de nos vies et nos potentiels gelés ;  des enfants qui ne veulent pas rentrer au pays – en dépit de la difficulté de leur situation à l’étranger parfois – car ils ne veulent pas renoncer à leur ambition comme ils ont vu leurs parents le faire.

Gérer c’est survivre ; aimer c’est vivre

Entre temps, on se félicite ici sans cesse d’avoir su gérer telle crise ou telle autre. Mais encore ? Comme si la vie d’une nation se résumait à une succession de crises. Et si l’on mettait notre attention sur nos ressources, l’eau, les forets, sur notre jeunesse, sur nos forces vives ; non pas pour les gérer mais pour les faire grandir, éclore. Ce n’est pas la gestion qui fait les grandes choses. Gérer c’est survivre ; aimer c’est vivre. Ghassan Tuéni disait : « un pays ne trahit pas ceux qui l’aiment. » Le 14 février est la date anniversaire du début d’une révolution libanaise et de la Saint-Valentin, laquelle n’est pas en principe la fête du consumérisme, du marché – ce qu’elle est devenue – mais la fête de l’amour. L’occasion de réfléchir sur notre relation au pays : nous le consommons, nous ne l’aimons pas. C’est différent.

Ce 14 février a quelque chose de différent ; même les beaux souvenirs des différents 14 février, de différentes mobilisations, de différents moments d’amour se sont estompés. C’est un peu comme si nous avions perdu tous nos rêves. Je sais que cette révolution ne reviendra pas. Ses acteurs ne sont plus : Samir, Samir, Gebran, Bassel, etc. Il y a d’autres acteurs, d’autres pièces ; mais a-t-on encore le souffle pour continuer à jouer ?


Mireille Maalouf, le théâtre venu de loin

Son propos est celui des femmes que l’on appelle ‘puissantes’. Même par téléphone, il y a une énergie qui passe, un souffle qui vous prend… Le propre des grands comédiens ? Savoir jouer avec l’énergie ou s’en faire un conduit, pour ceux – humbles – qui disent ‘‘se mettre à disposition de quelque chose de plus grand qu’eux : d’un texte, d’une histoire, d’une transmission…’’. Mireille Maalouf joue avec tout ‘son être’; sa vie et le théâtre sont presque confondus ; elle s’y est consacrée, il le lui rend bien. Elle foule les planches des scènes du monde, donne vie à de grands textes et incarne des rôles très divers.

Et même si elle martèle que ‘c’est la vie qui est importante’, elle reconnait aussi combien ‘le théâtre a nourri’ la sienne, ‘l’a enrichie’. A force de rôles et de continents, le théâtre aurait rendu ‘son âme très élastique’ comme elle dit. Elle n’a pas peur d’utiliser le mot âme à une époque où le concept n’est pas très à la mode. Cette dame férue de Shakespeare, de son atemporalité, ‘qui trouve qu’avec l’âge elle ressemble de plus en plus à une libanaise’, fait partie de ces comédiennes qui sont justement au-delà des modes, d’une nationalité ou du temps, parce qu’elle est un être, animé, habité ; une femme, avant d’être une comédienne ou une vedette… Le vedettariat n’est pas son moteur, c’est plutôt son instinct qui l’a d’ailleurs poussé à quitter le Liban en 1974, en dépit de l’opposition parentale, pour s’installer en France par amour du théâtre et plus particulièrement pour jouer dans la compagnie de Peter Brook, le metteur en scène qui la fascine. En effet, durant un séjour à Londres, elle assiste à la représentation de la pièce, ‘Le Roi Lear’ réalisé par Peter Brook en 1971… et décide que c’est avec ce metteur en scène qu’elle veut travailler. A son arrivée à Paris, le hasard veut que le Théâtre des Bouffes du Nord organise alors des journées portes ouvertes ; à l’issue de celles-ci, Mireille Maalouf qui comptait déjà à son actif six ans de théâtre auprès de Mounir Abou Debs au Liban, prend le courage de s’adresser à Brook qui l’engagera deux semaines plus tard dans sa troupe. Ainsi commence l’aventure.

Ibsen, Shakespeare, le Mahabharata, la Conférence des oiseaux, etc. ; Paris, Londres, New York, Calcutta, etc. Elle restera vingt ans dans la compagnie de Brook pour rejoindre par la suite celle de sa fille Irina Brook, avec qui elle joue actuellement Peer Gynt d’Ibsen. Elle joue en français, en anglais, en arabe. Le Liban ne la quitte pas, du moins de par son amour de la langue arabe, notamment classique, et l’exploration de celle-ci dans le théâtre ; comment transmettre et la rendre accessible au public. L’arabe est la langue qu’elle affectionne le plus, ‘‘une langue viscérale, dans sa sensualité par opposition au français, une langue de la pensée qui exige d’aller jusqu’au bout de la pensée’’. Pour la comédienne, l’arabe permet d’‘‘installer l’image dans le silence de l’espace’’. C’est de là aussi que vient la théâtralité

Mireille Maalouf jongle entre les langues ; il lui est arrivé de jouer trois pièces à la fois, dans trois langues différentes. De l’acrobatie de haute voltige qui la stimule : ‘‘ceci exige de l’interprète d’être à niveau’’. Le défi, l’apprentissage, l’exploration… L’actrice n’en finit pas de jouer.

Et bien que l’arabe soit sa langue de prédilection et un état d’esprit, elle a choisi de s’installer en France. Un choix guidé par le travail répond-elle : ‘‘je vais là ou le travail m’appelle’’; ‘‘ j’ai toujours eu la liberté de choix. J’ai toujours fait des choses que j’ai aimées, que j’ai défendues, choisi des personnages qui répondent à une quête de vie’’.

Une liberté de choix et des convictions qu’elle défend par son travail
Elle défend aussi un certain théâtre et n’adhère pas au discours qui veut que l’on serve au public libanais du ‘‘débilisme’’ et ‘‘constamment la même sauce’’ sous prétexte que c’est ce qu’il veut ou peut appréhender. ‘‘Tous les publics du monde sont semblables’’ élabore la comédienne; elle en a l’expérience. ‘‘Il y a des publics plus éduqués dans différents arts, plus aguerris certes ; mais tout est dans la manière de faire passer l’histoire, d’approcher le public ; il s’agit de trouver un style. Le théâtre au Liban doit être populaire – ce qui ne veut pas dire du divertissement – il doit pouvoir faire rire et pleurer, un théâtre total ; le style simple ; il faut raconter des histoires…’’.Elle relate à ce propos son expérience libanaise l’an dernier avec Julia Domna, sur la pièce de Shakespeare, jouée en arabe, à l’occasion du 400ème anniversaire du dramaturge britannique dans le cadre du festival Bustan. Avec feu Jalal Khoury et Refaat Torbey, ils tournent avec la pièce dans tout le Liban. L’accueil du public est un cadeau et bien la preuve que le théâtre n’est pas réservé à une élite ; depuis les Grecs il est au cœur de la vie de la cité. ‘‘L’universalité du propos, c’est cela qui touche (…) les histoires…’’. ‘‘S’approcher le plus possible d’une vérité qui puisse toucher le public’’ tel est le rôle de l’acteur. Et tel est l’enseignement que Peter Brook a transmis à cette grande comédienne : ‘‘il m’a appris la recherche, la mise à disposition de l’acteur de tous les moyens pour qu’il progresse pour qu’il s’approche (justement) le plus possible d’une vérité qui puisse toucher le public’’. Avec Peter Brook c’est aussi à Mounir Abou Debs, disparu il y a quelques mois, qu’elle rend un hommage appuyé le citant à plusieurs reprises : ‘‘il m’a appris la discipline, le travail, l’humilité et tout ce qui nous manque en ce moment au Liban’’.

‘‘L’amour du travail m’a été instillé avec l’Ecole du Théâtre Moderne de Abou Debs ; pour avancer dans ce monde tellement difficile qu’est l’art. L’art est un monstre qui nous écrase, si on n’est pas honnête, si on ne le sert pas. Je ne sais pas combien on inculque cette idée aux jeunes au Liban qui veulent devenir star d’un coup (…) C’est le processus qui compte pas le résultat. On apprend jusqu’au dernier souffle’’.

Apprendre ‘‘pour rester vivant’’. ‘‘Travailler son corps, sa voix, son imagination, assister aussi à ce que les autres font’’. ‘‘Accepter que de nombreuses expériences puissent traverser notre être pour avancer; il n’y a pas que l’aboutissement qui compte’’. Ce n’est pas qu’une leçon de théâtre que donne Mireille Maalouf.

Le 1er mars elle participe dans le cadre du Festival du Bustan à une soirée poétique en arabe, où elle lira, avec Refaat Torbey des poètes arabes, choisis pour accompagner la musique de Bach. Le Liban l’appelle de plus en plus ; elle a envie de transmettre ici, de travailler avec les jeunes : ‘‘j’aimerais jouer plus au Liban, partager des choses avec mes amis ici, pouvoir m’impliquer plus dans une sorte de travail approfondi qui peut intéresser notre pays, développer des ateliers, quelque chose de consistant…’’. Entre temps, elle loue le courage de ceux qui continuent à travailler dans la profession ‘‘c’est formidable’’, et savoure ‘‘les rochers et la beauté de la montagne du Liban’’ où elle vient se ressourcer de temps à autre dans son village natal, Kfar Aqab.


Lina Ghotmeh, architecte de l’hybride. Le Liban n’y est pas pour rien

Elle n’aime pas que l’on parle de son âge, mais elle a moins de quarante ans et a déjà accompli beaucoup. Lina Ghotmeh, qui utilise souvent les mots « monolithes » et « amorphe », est est loin d’être elle-même amorphe. Elle prend position. Elle sera très probablement un des monolithes au féminin de l’architecture du XXIème siècle. On pourrait s’entretenir avec elle durant des heures. Établie en France mais parcourant souvent  le globe, elle a remporté de nombreux concours et prix prestigieux, tels que l’AFEX. Ella a aussi conçu des méga projets, à Paris et en Estonie : la réhabilitation de l’ancienne Gare Masséna – dans le cadre du concours Réinventer Paris – le Musée national estonien, les restaurants du Palais de Tokyo, etc. Le rapport à la terre est au cœur de ses préoccupations, de même que l’innovation, urbaine et sociale. Elle porte haut l’ambition de concevoir le bâtiment autrement, de manière plus responsable et durable. Elle vient de remporter le concours lancé par le Ministère de l’Economie français pour la construction d’un logement multi-générationnel à Angers. Le Liban, ce qui s’y est passé, ce qui s’y passe ou ne s’y passe pas, nourrissent sa créativité et sa pensée. Entretien à bâtons rompus avec une architecte classée par la European Architects Review, parmi les dix architectes visionnaires pour la nouvelle décennie.

Pourquoi avoir quitté le Liban ?
J’ai quitté le Liban en 2001. J’avais la curiosité de découvrir autre chose, de développer ma profession. L’architecture est un métier ouvert sur le monde. Pour l’exercer et l’apprendre, je dois voyager, confronter ce que j’ai vu, vécu ici, avec d’autres cultures. C’est ainsi qu’émergent de nouvelles architectures, de nouveaux espaces, de nouvelles manières de vivre.
J’ai fait mes études à l’Université Américaine de Beyrouth, puis un stage chez Jean Nouvel. Je suis tombée amoureuse de Paris, l’antidote de Beyrouth, avec son architecture homogénéisée, ses politiques publiques. J’aimais à deux faces : Beyrouth et Paris. Je me retrouvais à cheval entre le Liban et Paris et, aujourd’hui, le monde entier. Mais j’ai un attachement très fort au Liban et ce que j’y ai vécu m’a donné un autre regard sur mon métier.

Comment ceci se traduit-il dans l’exercice justement de votre métier ?
Ce que la guerre a généré à Beyrouth et mon enfance là-bas m’ont influencé. J’ai vu la ville se transformer : une sorte de poésie un peu atroce qui émergeait de cet extrême, les fouilles qui émergeaient au moment où on allait reconstruire. Un processus de découverte, une histoire qui émerge.
Et puis, il y a ce rapport à la nature: on n’a pas de parcs… Dans les bâtiments, dans les ruines, sur la ligne de démarcation, la nature reprenait ses droits. Quand on se balade, dans les maisons délaissées, dans le dôme suspendu au centre ville, la nature revient ; il se noue un dialogue très particulier avec la nature, invisible.
J’ai cherché à reprendre ce dialogue dans Stone Gardens à Beyrouth, à coté du port, avec le revêtement en terre striée. Son aspect, c’est comme s’il émergeait du sol, une sorte de monolithe de terre. Et des jardins qui viennent envahir les ouvertures. J’y ai exploré une archéologie du futur avec ce processus de digue. J’ai aussi voulu créer des appartements qui ne se ressemblent pas. C’est une prise de position par rapport à ce qui se fait actuellement au Liban. Les appartements dans les tours dictent une certaine façon de vivre, un certain rapport social.

Quelle place le Liban occupe dans votre processus de création en général, ici et ailleurs?
Le Liban est en moi, dans mon travail, par des choses qui me frappent et qui m’ont affectée sur un plan plus personnel. Il véhicule une certaine mélancolie, une mémoire triste, négative. Il m’a conduit à une certaine manière de percevoir. Je m’imprègne de ce que la guerre a généré : une certaine esthétique. Je réfléchis alors à comment ces façades peuvent devenir productrices d’un nouvel imaginaire, d’une vie positive. C’est pour ça que Stone Gardens n’a pas une forme fixe en elle-même. Elle ressemble plutôt à une sorte de stèle. La façade est trouée : un peu comme la guerre. J’y ai fait cependant des ouvertures génératrices de nouvelles vies.
Le fait que Beyrouth soit une ville chaotique, sans urbanisme réel, en fait un champ d’expérimentation permanent. On y est choqué, surpris, par l’atrocité humaine permanente. Puis la mer et la montagne viennent tout aplatir. Tout ceci m’affecte dans ma manière de concevoir les choses, y compris en dehors du Liban. Pour le Musée national en Estonie, par exemple, j’ai pris un risque. Je suis sortie du site imposé par le concours – je n’ai pas respecté le règlement – pour pouvoir travailler la relation à la mémoire. Il fallait se réapproprier les traces de la guerre. Le musée joue un rôle urbain pour créer une nouvelle mémoire.
Autre exemple, la Gare Masséna : j’y ai créé un rapport à la nature très spécifique : non pas dans un langage à la française – comme les jardins de Le Nôtre – mais plutôt dans un langage emprunté au Liban. Ce langage que je re-contextualise dans un autre endroit, vient de mes origines, qui se confrontent à une autre culture, architecturalement parlant.

La European Architect Review, vous liste parmi les 10 architectes ‘visionnaires pour la nouvelle décennie’, quelle serait votre vision, votre rêve pour le Liban dans ce sens ?
Au Liban même, il y a plein de défis et de challenges qui m’excitent, qui me donnent envie de prendre position. L’architecture devient plus puissante. J’aime bien y travailler. Ce serait en même temps cloisonant de n’être qu’au Liban. Il n’y a pas de politiques publiques, pas de représentation politique. Mais il y a, de ce fait, une plus grande responsabilité de la part de l’architecte. J’ai envie de transformer, de créer une identité et un meilleur équilibre entre les plus riches et les plus pauvres. L’architecture questionne la perception. J’ai envie de faire un projet pour tout le monde : un lieu capable d’accepter les Libanais avec toutes leurs contradictions et différences. Ce serait un lieu amorphe à l’image de Beyrouth : ni un musée, ni un lieu de résidence mais tout à la fois. Un lieu de vie pour tout le monde, environnementalement visionnaire. Avec une économie circulaire, comme dans la Gare Masséna. Que faut-il créer comme typologie à l’image de cette folie libanaise ? Un monstre amorphe qui peut intégrer tout le monde, un peu comme la corniche. Un lieu qui n’est pas lisse.
De nouvelles formes doivent émerger et dialoguer avec la mémoire de la ville et la transformation qui a eu lieu et que l’on ne peut occulter. Avec une dimension poétique et engagée. Ce modèle ferait participer un public plus large, notamment les artisans (comme c’est le cas dans nombre de mes chantiers). Ils en deviennent partie prenante.

Comment faites-vous pour être si prolifique ?
Je suis dingue. Mon calme apparent n’est que la pointe de l’iceberg. Gérer une agence est une affaire diplomatique, psychologique, une folie… J’ai une équipe de vingt personnes avec une grande diversité culturelle : des Japonais, des Français, des Indiens, etc. Chaque personne est d’une importance primordiale. Ce sont des passionnés. On travaille comme une micro- famille. Il y a un partage émotionnel car il faut qu’on partage une intensité ensemble.

Vous avez gagné le prix de l’AFEX et le Lebanese Architect Awards. Etes-vous perçue comme une architecte française ou libanaise ?
Les français me perçoivent comme française, les libanais comme libanaise. Aujourd’hui, on est tout et on est spécifique. Ma multiplicité se nourrit aussi de mon équipe. Dans la communication, la presse, on ne parle pas de moi en tant qu’architecte de telle ou telle origine. Ceci dit, je suis mariée à un Libanais et je suis mariée au Liban, donc je suis doublement mariée.
Je voudrais rajouter par rapport au Lebanese Architect Awards que c’était une très belle expérience car c’était ouvert au public. Deux mille personnes ont assisté. J’ai deux projets potentiels au Liban maintenant.


Des rêves et du charme… de mon pays

Assise au café du Sporting, absorbée par l’écriture, j’entends derrière moi : «vous parlez français ? Anglais ? »  Je me retourne et demande à ce couple qui cherchait à commander à manger s’ils ont besoin d’aide. Ils sont français. C’est la fin de l’année, ils sont venus visiter le Liban pendant quelques jours, ils n’y connaissent personne, juste l’envie de découvrir le pays du Cèdre.  On papote, plutôt longuement… Ma version du pays du Cèdre n’est pas seulement celle de la carte postale, évidemment. Les déchets, l’absence absolue de Sécurité Sociale, l’eau, l’électricité, en double… la corruption en triple. Mais aussi la créativité dingue, l’entrepreneuriat, la chaleur… Et la mer, cette mer qui les fascine eux aussi. Il twitte sur la Méditerranée levantine. Quelques jours plus tard, ils sont repartis, ils m’envoient leurs vœux et m’écrivent qu’ils sont sous le charme de mon pays… Oui, oui, je le connais le charme de mon pays, j’en suis prisonnière : j’y suis revenue et me suis laissée prendre, le charme d’un pays qui ne sait pourtant plus ni désirer ni souhaiter.

« Je vous souhaite de souhaiter, je vous souhaite de désirer. Le bonheur, c’est déjà vouloir». C’est la fin de l’année et les vœux de Brel défilent souvent sur les réseaux sociaux. Certains de ces mots reviennent à ma mémoire illico, une carte reçue il y a quelques années. Aldous Huxley avait raison : « les mots sont plus puissants que les rayons X». Ils se gravent quelque part dans la tête, dans le corps et ils resurgissent illico.  Ceux de Brel mais ceux des brèles aussi.

«Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques uns (…) je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque». Brel et les brèles, qui veulent entendre vos rêvesnon pas pour vous pousser à mieux les écouter vous-même et à tendre vers eux,  plus pour les mettre à sac, les analyser et vous en démettre, un par un, au lieu de vous laisser  entendre leur murmure comme on entend le murmure des feuillages quand le vent vient les faire vibrer,  les inviter à chuchoter. Comment les dire, les rêves, à quelqu’un qui  a renoncé aux siens, sans prendre le risque de les désacraliser ? A celui qui sait tout à l’avance, qui sait comment le monde fonctionne et surtout comment il ne fonctionne pas, qui vous répète qu’ «aujourd’hui ce n’est pas comme avant» et veut vous ramener sans cesse au réel. Mais «je le vois le réel, Madame, tout le temps ! Et c’est pour ça que j ai besoin de rêver, un peu. Pour mieux le supporter, mieux l’embrasser plutôt. Car pour moi il ne s’agit pas de supporter, il s agit d’embrasser… Autrement je ne peux pas vivre ; en mode robot». Sur l’écran de mon téléphone apparaît de temps à autre un message surprenant «I am listening » ou alors «how can I help you ? » il veut que je lui parle. C’est un robot qui m’écoutera et qui me répondra. Je préfère un homme, un humain qui écoute et qui  réponde.

Le charme de mon pays, qui a subjugué ces français, c’est sans doute cet humain pressenti ici et là et qu’ils trouvent peut-être plus difficilement chez eux… Le charme de ces humains : les physiothérapeutes bienveillants dans un grand hôpital au chevet d’un des leurs, un médecin amoindri, la circulation d’affect qu’il n’aurait trouvé nulle part ailleurs, selon lui, qui amène tel médecin libanais établi en France depuis quarante ans à  préparer son retour au bercail. La villageoise quadra qui, s’inquiétant de la guerre en Syrie, retrouve via Facebook son amoureux d’il y a trente ans qui y vit et qui s’en va sans hésiter après trente ans, passer cinq jours en Syrie avec lui et les siens – l’amoureux en question est marié et a quatre enfants – se créant de nouveaux liens. La brésilienne d’origine libanaise rencontrée sur la plage en janvier, un jour ou la mer est déchaînée et spectaculaire ; quelques mots et larmes de whisky échangés et des affinités que l’on se découvre en quelques minutes. Elle aussi veut faire des allers retours entre le Brésil et le Liban ; elle aime un libanais. Le charme de mon pays, et des hommes de mon pays ; le charme des origines sans doute…

Le charme des origines sans doute aussi pour cette diaspora financière qui était au rendez-vous organisé par LIFE et Endeavour, avec le premier Ministre et des entrepreneurs et qui a osé des questions franches, chiffres et raisonnement économique à l’appui, pour mieux concevoir ses rêves et contributions à la terre mère. Visions possibles d’intégration et d’humanité surtout, que dessinent chacune à leur manière, sur le terrain, l’ONG « Akkar Network for Development » fondée par Nadine Saba  et  Zoukak, le collectif de théâtre travaillant avec des communautés marginalisées, qui a reçu le prix de la Culture pour la paix de la Fondation Chirac. Tous ces gens qui projettent et qui continuent.

Si le Liban est un champ de mines – mines de colères, de déceptions, de prétention ou de corruption  sur lesquelles on saute… ou l’on perd une jambe, un membre, un rêve qui fait avancer… il est aussi un champ de pavots qui fait rêver, un champ de rencontres, pour qui sait les voir, les laisser se déployer… Il faut un peu de silence, pour le déploiement, pour le rêve.
« Je vous souhaite de souhaiter, je vous souhaite de désirer (…) de résister à l’enlisement, à l’indifférence».


Une note de Bleu dans la nuit de Beyrouth

Certaines institutions ont du charme et le conservent. Ce n’est ni l’âge, ni le décor qui compte, c’est l’esprit. Lui n’a pas changé, il est toujours passionné, libre, ouvert, accueillant… Le Blue Note, rue Makhoul, derrière l’Université Américaine, célébrait ses trente ans le 4 décembre dernier avec musiciens, amis et médias. Les musiciens, habitués, étaient en verve; ils jouaient un peu pour eux, entre amis. Le batteur Walid Tawil s’éclate,  Alecco Habib retrouve Alecco’s, Charbel Rouhana s’essaie  à de nouvelles gammes, Issa Ghoraieb a le regard qui brille… Arthur Satyan, Avo Toutunjian, Hani Siblini, Abboud Saddi, Issa Ghoraieb, etc, ils étaient tous là au rendez-vous, jazzmen, batteurs, saxophonistes, pianistes, guitaristes, oudistes… Tout à leur musique et à l’écoute les uns des autres. Soirée de feu : les esprits sont joyeux, la musique est excellente, les convives sont conviviaux, et on picore et on picole, évidemment, au moins un peu.  Parmi cette faune toujours aussi prolixe et émouvante, on fait également la connaissance de nouveaux visages, ou plutôt de nouvelles voix, féminines, montantes, comme celles de Chantal Bitar et de Scarlett Monzer.

Il est vrai que les photos accrochées aux murs attestent d’une autre époque; leur patine et leurs côtés un peu écornés y participent. De grandes pointures du jazz américain comme Chico Freeman, John Hicks, Andrew Hill, Sonny Fortune, Eddy King sont venues jouer ici, dans les années 90 et jusqu’en 2005 environ. Ils sont plus rares les étrangers qui s’y produisent maintenant. Question économique sans doute : le Blue Note ne contient que 65 places, et le pouvoir d’achat des libanais est en berne depuis plusieurs  années déjà. Mais les goûts ont changé aussi – celui pour le jazz a besoin de se cultiver… Les jeunes générations y seraient moins sensibles. Le maître de céans, Khaled Nazha, s’adapte. Il s’est mis au goût du jour, à l’orientale, par exemple, prédominante dans la programmation actuelle du Blue Note. Le lieu fait la part belle notamment à Anas Sabah Fakhri, établi au Liban (fils de Sabah Fakhri, célèbre chanteur de musique traditionnelle alépine, et de Chantal Bitar, chanteuse du tarab contemporain) mais aussi à Aziza, qui réveille tous les déhanchements.

Et puis, la musique libanaise prend clairement son essor. Même s’il est plus difficile de ramener des artistes étrangers, il y a de quoi faire sur la scène locale, et pas qu’en musique orientale ;  certains de nos musiciens s’exportent, aussi. Le batteur Pearl – un label très demandé –  Walid Tawil, un des pionniers du Blue Note, est sollicité ici et là de par le monde, tout comme de plus jeunes artistes. Ceux-ci vont de plus en plus se frotter à des publics, et jouer pour leurs compatriotes établis sous d’autres cieux. La musique réunit.

Ainsi, le Blue Note remplit-il. Au-delà de sa fonction de lieu d’écoute musicale, il remplit sa plus noble mission, celle de découvreur et de promoteur de talents, chanteurs et musiciens, de toutes générations et de tous horizons. Et reste bien sûr lieu de rencontres, voire de retrouvailles. Pour les âmes en quête de plus de connexions, avec son coté intimiste qui n’est pas le fort de l’époque, la survivance d’un tel repaire fait du bien. Les plats du jour à 17000 LL qui y sont inscrits à la craie blanche sur l’ardoise font aussi du bien. Il y a encore un peu de chaleur et une suspension du temps dans les petites boites à musique comme le Blue Note, dans une époque de métal et de consommation massive et rapide.

Car la musique est au-delà du temps.

«Orphée  sait que la musique s’élève quand le langage se tait enfin.» *

 

* Charles Pépin, philosophe


Le salon du livre francophone de Beyrouth, au-delà de la vase du rivage

 Celui qui s’attache à l’obscurité a peur de la vague.
Le tourbillon de l’eau l’effraie.
Et s’il veut partager notre voyage,
Il doit s’aventurer bien au-delà du sable rassurant du rivage.
Hafez

 

S’il est complètement inscrit dans notre temps, ce Salon du livre 2017 nous a laissé aussi entrevoir autre chose, tout comme Les passeurs de Daraya de Delphine Minoui, laquelle nous a fait la grâce de sa présence à ce salon. Les passeurs sont  ces livres, ces journalistes, romanciers, engagés auprès des femmes, des humains et surtout de la liberté tout comme Darina El Joundi, comme Eric Emmanuel Schmitt, comme Leila Slimani, etc. Ils étaient tous là au Salon –  merci d’être venus, merci d’être là.   «Si nous lisons, avant tout c’est pour rester humains» dit à Delphine Minoui, un de ces passeurs syriens, bloqués dans Daraya assiégée et affamée. C’est sans doute cela qui explique la haute fréquentation du Salon cette année; le besoin de retrouver l’humain en soi dans un environnement qui l’est de moins en moins.

 

Si le salon du livre n’a rien des cercles littéraires des Lumières et qu’il pourrait ressembler de l’extérieur  à une grand messe commerciale, rien que par le lieu de sa tenue ie le BIEL ; il s’est tissé dans cet espace temps des liens, des échanges ; qui auront allumé des petits feux.  Le livre en partage crée un lien, sans doute plus fort que le vélo en partage ou la mode en partage – juste à coté se déroulait le salon de la mode.  Les  lettres ont ceci de particulier qu’elles mettent  du baume sur la violence ; de la lenteur dans une actualité emballée. Al Joundi, Slimani, Minoui,  dénoncent la violence ; de la guerre, de l’hypocrisie sociale, la violence contre les femmes et les plus vulnérables, la violence contre les plus libres ou ceux qui aspirent à le devenir. Par leurs mots, elles y mettent cependant un oignement et elles invitent surtout, au delà de ceci, à l’action. Pour les féministes, il s’agit de droits et de lois qui changent ; pour la journaliste, il s’agit d’une communauté internationale qui se mobilise pour faire cesser les massacres. Pour toutes, il s’agit d’avoir le courage de dire et de réclamer, de s’engager, de ne pas faire comme si de rien n’était  Est- il possible de ne pas témoigner une fois qu’on sait ? «Faut-il se contenter d’être les témoins impuissants d’une barbarie sans pareil ?» s’interroge Minoui dans Les Passeurs de Daraya ; sa réponse est vite tranchée. Si les livres sont «une arme d’instruction massive qui fait trembler les tyrans» pour reprendre la formule de la journaliste, c’est sans doute parce que les mots sont les  éradicateurs de la pensée unique. C’est aussi parce qu’ils permettent de recouvrer la mémoire, la vraie; non l’officielle, comme celle que le régime Syrien au pouvoir depuis de nombreuses décennies avait entretenu, au détriment de toute autre littérature, à un point tel, que les jeunes Syriens avaient perdu tout intérêt pour  les livres – n’ayant accès qu’ à  des textes à la gloire du régime et  qu’à une information partielle et partiale. Paradoxalement la guerre leur a donné le gout des lettres  et leur en a surtout fait découvrir le pouvoir. Et celui qui viendrait avec, celui de l’esprit, de la  liberté de penser ; indomptable, même quand on a tout perdu comme c’est le cas pour la plupart d’entre eux. La lecture comme un acte subversif et apaisant tout à la fois, «une page  ouverte sur le monde lorsque toutes les portes sont cadenassées». Pour ces jeunes qui «s’accrochent aux livres comme on s’accroche à la vie», ceux ci deviennent la vie alors que pour d’autres ils sont la mort : «la chair est triste et j’ai lu tous les livres» (Mallarmé). Question de perspective. Question de perspective également: le partage et la complicité, l’intimité collective qui se développent dans le quotidien entre ces jeunes activistes, au plus haut du siège et de la violence, ont quelque chose de lumineux.

 

C’est précisément pour rester en contact avec cette part de lumière en soi, que ces jeunes lisent. Ils sont conscients de ce que «la guerre est perverse, (de ce qu’) elle transforme les hommes, (de ce qu’) elle tue les émotions, les angoisses, les peurs. (De ce que) quand on est en guerre, on voit le monde différemment» ; selon les mots mêmes de l’un de ces jeunes héros du quotidien, lesquels découvrent également, au gré de leurs lectures la page lumineuse de l’Orient dont ils viennent, celui des philosophes, des poètes, des médecins ; cet âge d’or du Levant, dans lequel nous emmène aussi Darina El Joundi, dans son livre Prisonnière du Levant, qui relate l’histoire poignante de May Ziadé – dont le grand public ne sait pas grand-chose hormis qu’elle fut la muse de Gebran et une femme de lettres. On a du mal à imaginer cette Egypte là, cet Iraq là,  il n’y a pas si longtemps. Et on a mal de constater que les propos de May Ziadé s’appliquent encore au Levant d’aujourd’hui qui a beaucoup plus d’un couchant; que la société est toujours tout aussi patriarcale, que les lois sont toujours tout aussi iniques vis-à-vis des femmes et des plus vulnérables, que la liberté se paie au prix fort dans cette partie du monde : l’internement, la mise au banc, l’assassinat, etc, comme cela a encore été  le cas il y a quelques jours, en Egypte, pour ces soufis en prière, comme c’est le cas pour les journalistes défenseurs de la liberté d’expression au Liban. Un siècle pour rien. Un siècle pour ca.

 

Sommes-nous condamnés à partir lorsque l’on ne se fond pas dans le moule ? Comme l’a  fait Darina el Joundi, comme l’ont fait beaucoup de femmes libres et de dissidents de chez nous ? Doit-on avoir peur des siens lorsqu’on ne leur ressemble pas, comme Assem el Joundi, le père de Darina, en partance perpétuelle car traqué par un régime, au delà même de ses frontières ; privé de sépulture en son pays,  ou il avait demandé à être enterré, en dépit de tout? Cruauté d’un Orient qui pousse ses enfants les plus prometteurs à l’errance ou à l’exil; pour échapper à la mort, réelle ou psychique.

Darina El Joundi termine son livre sur une conférence que May Ziadé avait donné à l’Université Américaine du Caire,  qu’elle avait intitulé Vivre dangereusement ou Lettre de la Littérature à la Société. La littérature peut elle quelque chose?  Vaste débat. A  la fin de la conférence en tous cas, un jeune homme dans l’assistance s’approcha de May Ziade, qui avait été internée par sa famille sous prétexte de folie,  et lui dit «je voulais juste vous dire que j’aurais souhaité être aussi fou que vous Madame». Ces «fous»,  May Ziadé, les soufis du Sinaï, Darina El Joundi, la jeunesse arabe révoltée et pacifiste… ont assurément quelque chose à nous transmettre. Savons-nous les entendre ? Leur laissons-nous la place pour nous parler ? Darina El Joundi, acclamée à Avignon et dont la pièce Le jour ou Nina Simone a cessé de chanter a été représentée cinq cent fois à travers le monde, y compris dans les Caraïbes, signifie qu’elle ne jouera au Liban que lorsqu’on lèvera la censure. Elle sait que son propos ne passera pas. Qui plus est, elle joue pour, s’adresse à, ceux qui ont envie d’entendre. Delphine Minoui qui a pris le parti de la parole qu’il en soit, s’interroge  néanmoins : «j’aimerais leur dire (aux jeunes Syriens de la bibliothèque de Daraya) qu’au XXIème siècle un tel drame ne peut rester impuni, que l’équation  «liberté, égalité, fraternité »  aujourd’hui défiée par Daech  reste inébranlable. Mais demain qu’adviendra-t-il ? Demain quand il sera trop tard, la communauté internationale finira-t-elle par se réveiller ? ». Minoui veut secouer les consciences occidentales quand bien même elle avait voulu croire à la possibilité d’un changement de l’intérieur, en Iran par le passé, tout comme en Syrie plus récemment et que les Syriens eux-mêmes, ne veulent pas d’une démocratie à l’occidentale, imposée par un tiers, même s’ils souhaitent une démocratie. Il n’empêche que le monde ne peut pas se croiser les bras, fermer les yeux, bloquer tous ses sens, devant une tragédie d’une telle ampleur et d’une telle durée.

Le changement n’est possible que si l’on y croit ; Delphine Minoui y croit, aussi ténu et lent soit-il ; elle traque ses signaux; May Ziadé y croit, Leila Slimani y croit ; elles cherchent à le faire advenir… avec leurs moyens : «Nous ne sommes pas notre culture, elle est ce que nous en faisons» répète la jeune franco-marocaine, en rien fataliste,  représentante personnelle du Président Macron pour la Francophonie.  La jeunesse a cela de puissant qu’elle n’est pas fataliste ; la lecture a cela de puissant, que c’est elle «qui fait le livre » comme le dit Eric Emmanuel Schmitt : «un livre tout seul ca n’existe pas. La lecture fait appel à l’intelligence ; y compris celle des textes sacrés». Avis à  ceux que cela concerne. Avis de sortie des ornières.

 

 

 

 

 


Plein feu de Zena el Khalil sur notre mémoire

Des éclats de noir, de gris, d’écaille, de blanc, dans tous les sens. On dirait des peaux de crocodile, de l’écaille de serpent ; peau de cendre.

C’est la keffieh qui est utilisée comme support, pour son motif esthétique, quasi méditatif, et pour ce  qu’elle symbolise sur le plan humain et universel.  Des toiles géantes ; on dirait des mandalas autres, venus d’ailleurs. Du fonds de la mémoire de Zena, du fonds d’une mémoire ancestrale ; d’intérieurs qui explosent dans tous les sens du terme. Des feux transmuant.

C’est avec  cet élément, le feu,  qu’elle travaille d’ailleurs puisque ses encres, spécifiques à chaque site proviennent des cendres de ce qu’elle a trouvé sur place et brulé. Le thème de cette exposition commissionnée par la Fondation Merz et par Liban Art, qui investit pendant quarante jours Beit Beyrouth, Musée de la Mémoire,  est la guérison, la réconciliation et la transmutation; le feu étant l’agent de transformation par excellence.

Une artiste globale

L’artiste qui a vécu de par le monde : Lagos, New York, Londres, etc est habitée par l’histoire de cette terre, la notre, et au-delà par le lien qui nous lie les uns aux autres, qu’elle cherche à apurer par son art. Par une énergie que l’on pourrait qualifier de mystique dont elle se dit le simple agent.

Le processus à l’ origine des œuvres exposées en atteste.  Zena El Khalil,  qu’un long cheminement a mené plus d’une fois en Inde et qui s’est penchée sur les énergies, le reiki, le yoga du son, la méditation  en a infusé son travail. Elle a choisi de débarrasser certains lieux de notre histoire et de la sienne de l’énergie négative qui les charge, offrant ainsi une nouvelle plateforme de rencontre pour la paix et la réconciliation.

Il faut noter que la Municipalité de Beyrouth a accepté d’offrir l’espace officiellement pas ouvert, à l’artiste qui y voyait le lieu d’accueil le mieux adapté pour son travail.

Zena el Khalil a travaillé sur des lieux symboliques, abandonnés pour la plupart ou stagnants, comme la prison de Khiam, Souk el Gharb, l’ancienne ambassade des Etats-Unis à Ain el Mreisseh,le Grand Hotel de Sofar, etc. Après une cérémonie de guérison qu’elle conduit seule sur le lieu, incluant méditation, incinération, tournoiements à la derviches, elle donne sur place les coups de pinceaux avec la peinture faite des cendres du lieu-même.

L’œuvre est produite sur place. Elle retourne sur les lieux plus d’une fois si nécessaire pour achever le processus: elle se rendra ainsi à Khiam un nombre incalculable de fois. Elle engage ce travail en 2013, commençant par les maisons familiales de son père à Hasbaya dans le Sud et de sa mère à Aley, toutes deux abandonnées, grevées par un passé de guerre, d’expulsions et d’exactions et continue son périple dans les lieux de mémoire collective. Et si la keffieh palestinienne est un des matériaux de prédilection c’est aussi pour rappeler la nécessité d’adresser les causes et  de revenir à l’essentiel ; l’état actuel du Moyen Orient remontant au conflit israélo-palestinien que  l’on a oublié en cours d’évènements,  signale l’artiste.

Sans être activiste ou quelque «iste» qui soit comme elle le dit, Zena el Khalil est engagée dans son temps et dans son lieu – « Je crée mon propre vocabulaire avec les matériaux, avec ce qui m’entoure. J’essaie d’être vraie; vraie à ce que je suis et  à ou je suis ; ce qui veut dire dessiner à partir de mon propre environnement ». L’artiste qui travaille depuis une vingtaine d’années rappelle dans ce sens aussi que l’art contemporain au Liban et dans le monde arabe est encore relativement très jeune – une cinquantaine d’années – et qu’il appartient aux artistes de la région d’inventer leur propre langage, ce qu’elle fait.  Si elle est intéressée «bien évidemment»  par cette partie du monde; elle est à ce stade plus interpellée par l’universel que par l’identité ; «par les cycles de vie; ce quelque chose qui continue à se transformer ; le cycle continu de la vie et de l’énergie».

C’est  dans cette perspective qu’elle a aussi composé dans des lieux d’énergie positive pour guérir les lieux blessés comme les nôtres : sur le plus haut temple de Shiva au monde, à Tungerath en Inde ; sur les bords du Gange utilisant l’eau du fleuve pour faire son encre, dans l’ashram de Maharichi Mahesh à  Rishikesh ou les Beatles avaient séjourné en 1968. Les thématiques abordées par l’artiste ont évolué, en parallèle de son propre cheminement et de ses pérégrinations : les œuvres de la  première décennie adressaient directement la guerre et la société consumériste capitaliste, la première étant un  produit de la deuxième selon l’artiste, qui utilisait d’ailleurs la aussi un  matériau qui représentait le message lui-même, à savoir le plastic et le pétrole.  Zena el Khalil passe maintenant de la dénonciation à la proposition : «j’ai passé dix ans à dire voila ce qui se passe ; maintenant, c’est  plus comment  on avance ?  Nous sommes informés ; comment on avance ? J’ai moi-même évolué de la carte individuelle à la carte collective. » 

Dans ce même esprit d’embrasser le tout, l’artiste guérisseuse a choisi d’engager le public dans l’expérience s’il le souhaite ; il ne sera pas que spectateur. Durant les quarante jours de l’exposition, une station de peinture de mantras permanente, des ateliers de yoga, de reiki, de méditation du son, etc ainsi que trois soirées poésie autour du thème de la paix et de la réconciliation. La station de peinture de mantras est le prolongement d’un projet d’envergure globale que Zena a monte : les mantras s’articulent autour de mawadda (tendresse), ghefran (pardon), rahma (miséricorde), salam (paix). L’artiste fera au public tous les jours à 17h,  la grâce de sa musique et de rituels de purifications/guérison. Tout un chacun est invité à participer. Son travail avec le son s’insèrera aussi dans une installation dédiée aux 17 000 disparus déclarés : 17 000 lignes vertes, une pour chaque personne qui remplira le deuxième étage de cette bâtisse situe précisément sur l’ancienne ligne verte, ainsi dénommée parce qu’envahie par les herbes folles du temps ou elle scindait la ville en deux. Un morceau de musique de sa propre composition, fait de sons rapportés des différents lieux de travail, reliera l’expérience de cette exposition.

L’art peut clairement être un outil de transformation, de paix et de réconciliation, avec soi et avec le monde, comme le dit Zena el Khalil dans l’un de ses Ted Talk  – elle fait partie du club très exclusif  des 400 Ted Fellows, triés sur le volet à travers le monde. C’est pourquoi elle fait les ateliers pour que le public, non seulement voie mais aussi participe, ressente… Par l’expérience de l’émotion, de la beauté, «par les processus créatifs, les résidus d’énergie négative sont transformés en lumière et en amour» dit l’artiste ouverte à ceux-ci.


Conversation du Soir Beyrouthine

 «Ecrire est la démarche qui consiste à lancer un appel souvent pathétique à la conversation. Ecrire c’est renoncer à l’orgueilleuse solitude pour entrer dans le monde du contact, ce fantastique monde du nous. Alors celui qui dit n’est pas moins important que celui qui écoute. Le mot ne devient parole que lorsqu’il est capté. Ce soir vers vous je vais, avec tendresse ». Nadia Tueni

Un message pour le Liban me demande-t-on ; libre. C’était il y a quelques années, on m’avait demandé ce texte qui n’a pas été publie alors. A l’occasion de l’exposition de Zena el Khalil à Beit Berouth, dont le thème est la réconciliation et la paix qui cherche à nous re-lier au pays profondément, ce texte me revient à l’esprit et j’ai envie de le partager. Pour retrouver ce lien… peut-être.

Un message pour le Liban me demande-t-on . C’est vague. Les idées ne viennent pas d’emblée : quelle orientation donner à ce papier ? Quel message puis-je bien vouloir porter à cette terre de toutes les complexités, à une géographie disloquée par la folie des hommes ? Je ne sais pas comment on s’adresse à un pays, a fortiori comme celui-ci  ;  à cette entité que des siècles d’histoire n’ont pas permis de cerner encore. Comme si on s’adressait à un amant, à une mère, à un maître ? Qui est le Liban ? Il est peut-être tout ceci à la fois pour moi… Après tout faut- il le savoir ? Je l’aime et je veux bien lui «lancer ce pathétique appel à la conversation »  comme dit la poétesse.

Le Liban pour moi sont des hommes et des femmes que j’ai rencontrés, qui m’ont touchée et marquée plus que partout ailleurs ou presque ; peut-être parce qu’il y avait quelque chose de moi en eux ; certains avec qui j’ai pu nouer « une conversation » ; certains dont j’ai pu suivre la pensée et le cheminement ; d’autres dont j’ai pu constater l’engagement, dont j’ai pu être témoin des rêves et des actions qui ont suivi. Plus simplement encore , d’autres dont j’ai pu être récipiendaire de l’hospitalité et de la générosité . Le Liban est pour moi un sol que j’ai foulé, à vélo, à pieds ; nord, sud, mer, montagne, est, ouest… depuis mon enfance, mais surtout plus récemment, ces dix dernières années. Des barrages que j’ai du traverser. Des à priori que j’ai pu casser. Des histoires qui m’ont inspirées. Des poètes, des écrivains, des penseurs, certains qui ne sont plus de ce monde, que je n’ai connus qu’à travers leur œuvre mais qui résonnaient tellement en moi que j’avais presque le sentiment de les connaitre. D’autres bien réels, en chair et en os, des auteurs, des cinéastes, des médecins, des entrepreneurs, des artistes, des architectes, des femmes ; nombreuses…. Une société civile – qui fait au final plus de social que de civil, à défaut d’un système social – des femmes notamment, engagées au plus près du terrain, au fil des ans. Non pas un an, deux ou cinq ans, comme qui vient en mission humanitaire et s’en va une fois la mission achevée ou les fonds exhumés ; mais de manière plus ample : sur le terrain dans l’humain, dans le réel. Durant la guerre mais aussi après la guerre. Après l’excitation et l’instinct de survie. Au-delà de l’intensité d’un temps. Des femmes, des mères, qui s’inscrivent dans une continuité sereine et solide. Auprès des défavorisés, des enfants malades, des retardés, des vieux, auprès des veuves, des illettrés… de tous ceux que nulle structure étatique ne prend en charge. Des femmes et des hommes qui savent reconnaître aussi les talents, la culture… tout ce qui vous fait grandir, et qui les promeuvent. Initiant festivals, marathons, ONG, associations, etc urbi et orbi. Attentats ou pas, Daech ou pas, touristes ou pas.

Avec tous ces hommes et ces femmes j’ai causé en arabe, en anglais, en français… selon qu’il s’agissait de finances, d‘élucubrations métaphysiques, de colère ou de poésie, etc. Ou ailleurs qu’ici pourrais-je parler toutes ces langues à la fois et d’autres aussi ? En arabe, en anglais et en français, je suis allée avec mes longs cheveux blonds et mon air occidental, avec des journalistes européens à la rencontre des habitants des villages du Sud après la guerre de 2006 (1). Je suis allée dans les camps palestiniens de Ain el Heloue, de Nahr el Bared et de Baalbeck (2) ou les femmes ne me laissaient pas repartir sans un sac immense de galettes, cuisinées avec leurs mains nouées par l’âge et par la vie. Elles étaient le plus souvent voilées et elles m’accueillaient parmi elles sans problème, avec mes mèches à l’air, et elles me parlaient… Autrement voilée, une religieuse catholique (qui s’occupait d’adoption et qui portait sur ses épaules le lourd fardeau de secrets de famille et d’une mécanique installée) m’avait livrée avoir choisi -après de longues années- la voie du cœur, à l’encontre parfois de conventions tacites, pour alléger les souffrances d’autrui. Afin de s’inscrire dans son temps, celui de la liberté d’aimer et de donner, comme elle le souhaitait ; celui de la liberté de penser. Les deux femmes voilées avaient ainsi choisi leur camp, chacune à sa façon, celui de lever le voile. «La liberté, c’est l’initiative » dit la psychanalyste Julia Kristeva.

J’ai aimé ces femmes, j’ai aimé ces gens, à Baalbeck ou à Bent Jbeil, à Ehden, à Bourj Hammoud, à Maasser el Chouf… J’ai compris par leur accueil et par l’aisance de notre contact, en les regardant un peu vivre et en partageant quelques moments avec eux que le Liban au ras de la campagne, au ras de la vie, n’était pas fait de dissensions, ni de conflits , ni de venin, ni de religion. Ces gens là, ce terrain là… m’ont donnée espoir, même si un accueil plutôt hostile dans le souk des bijoutiers à Tripoli -lequel est pourtant a priori destiné à la gent féminine- a pu me laisser pensive. C’était en 2007, en 2008. Maintenant, je ne sais pas, je ne sais plus… Mais j’essaie de me souvenir de ceci quand le doute vient semer sa graine d’angoisse et de fantasmes. Oui, c’est bien sur le terrain, dans mon corps, que j’ai éprouvé ce Liban-là… non pas de façon studieuse ou intellectuelle. Non, vraiment dans l’expérience, au plus près des mines, des champs de pavot et des camps de la détresse, auprès de ruines vieilles de mille ans et d’une montagne âpre ou verte et sage d’autant. Au plus près d’un fervent concert de Majida el Roumi dans un palais des émirs comble, au lendemain d’un attentat meurtrier annonciateur de milles peurs, de mille rancœurs… Au plus près de tout cela, il y avait encore de la vie et de l’amitié.

 

 


Sans démarcation

Une envie de partager ce texte écrit et lu a l’occasion d’une soirée poétique dans le cadre de l’exposition de Zena el Khalil a Beit Beyrouth ou la Maison Jaune,  Musée de la Mémoire, autour du thème de la Réconciliation, de la paix , de la guerre et de la mémoire.

Sur la ligne de démarcation, habite un homme que tu aimes

Il t’a pris dans ses bras puis il t’a jetée dehors

Il aimait tes cheveux fins, couleur or

Toi tu aimais sa poitrine enveloppante

Quand tu as voulu le voir plus souvent, il a pensé que tu voulais le contrôler

Quand il t’a invité tel jour et pas tel autre, tu as pensé qu’il te manipulait, qu’il mentait

Lui a monté le ton, toi tu es partie

 

Tu rêvais de faire un enfant avec lui

Tu l’imaginais brillant, replet

Tu n’as rien dit tu es partie

 

Vous avez fait un malentendu tout gros, tout noir, tout sanguinolent

Exactement comme le Liban

 

Toi, je ne pense pas qu’au fond tu veuilles me faire porter le voile

Et moi je ne cherche pas à te voir communier le dimanche

J’ai pense que tu voulais me contrôler, tu as pensé que je voulais te priver

Et on n’a plus rien fait de ce qu’on voulait

On s’est retrouvé à plusieurs reprises le 14 février, le jour de la Saint Valentin,

On s’est aimé, on s’est promis

Et on a vite dévié

 

Tu as écouté le chant des sirènes

Pas celui de tes fameuses tripes

Pourtant on est du pays ou l’on mange les tripes

C’est pour ca qu’on y revient

On n’a pas trouvé le langage des tripes ailleurs

On a confondu tripe et étripe

Tripper n’est pas s’étriper

 

D’avoir trop mangé, notre estomac s’est brouillé

 

Et si tu me parlais, et si tu lâchais

Et si je lâchais

Mes cheveux sont encore en or

Ta poitrine est encore vaste

Que mets-tu dedans à part rancœur ou fantasmes et non dits ?

Des kilos de non dits qui provoquent ton reflux, ton apnée du sommeil ?

Des kilos de non dits qui vont dans le musée de l’écriture ou de la mémoire ; le musée de la guerre

 

Je n’aime pas les musées ; ils figent tout

Un musée n’en est un que s’il est visité

Revisite le musée de cette mémoire que tu as figé

Pour ne pas me rencontrer encore et encore

 

Mais on est tous deux atteints ;  la «libanite»

Alors viens

Prends-moi dans ton cœur

Dansons sur la ligne de démarcation

 

Tu sais même pendant la guerre, elle était envahie de plantes sauvages, d’herbes folles.

 

On ne peut pas faire l’un sans l’autre, de chaque coté de la ligne

La ligne est triste

 

Tu as émigré, tu as continué à m’éviter … et à  parler de moi

Tu peux juste dire pardon, désolé si je t’ai blessé

Si tu le sens, si c’est vrai

Moi aussi, j’ai envie de te dire pardon,

Tu peux entendre ?

Il suffit de très peu tu sais

Ne me raconte pas à chaque fois tout ce qui ne va pas ou plutôt ce qui n’allait pas

Ton livre et mon livre c’est l’espérance non ?

On est tous les deux du parti du livre, non ?

Alors li-aisons


Les cris de révolte sont souvent des chants d’amour

Ziad Doueiri crie dans son dernier film, l’Insulte. Il est arrêté net quand il crie. Le Liban fait son cinéma, après tant de temps de silence. On ne pouvait pas ne pas le faire ce cinéma. Certains tentent de le réduire au silence pour maintenir le statu quo pervers, empêtré dans le passé, chaotique. Prétendu refus de stabilité ; rester sur le fil du rasoir, plus excitant, plus facile. La guerre en permanence pour se sentir en vie. Maintien paradoxal d’une autre stabilité, ou plutôt stagnation, celle de la guerre continue, sous des formes diverses, en opposition même avec le mouvement de la vie.

Un internaute commente qu’il est resté silencieux à la fin de l’Insulte tant il fut touché, mais il poursuit que c’est bien pour cela qu’il a choisi la posture de touriste dans le pays, tel l’avocat dans le film ; pour mieux encaisser les chocs à subir, pour ne pas se laisser toucher. En dépit des chocs, je ne voudrais pas être touriste dans mon pays ; je ne voudrais pas être touriste dans ma vie, ou dans ce monde. Un touriste est condamné à errer; à goûter sans savourer, à jouir sans aimer ; un homme engagé un peu moins, peut-être. Dans la mesure où l’on n’est pas un touriste, on est en droit de crier. Crier est-il systématiquement une passion triste ? Il y a une différence entre le silence imposé parce qu’il est convenu, au pays de toutes les convenances, même celles qui tuent ; et celui que l’on a choisi… pour quelque obscure raison. Il y a silence et silence – on a envie de parler à celui qui a envie d’entendre.  Il y a colère et colère. Il y a du feu dans les colères de Doueiri et de la noblesse ; avoir le courage de ses enthousiasmes, de ses goûts et dégoûts est sans doute une marque de liberté prodigieuse.

On est présenté officiellement par le gouvernement à Venise, et on est arrêté par ce même gouvernement chez soi. On est acclamé à la Mostra, on est nié chez soi, sous des prétextes clairement fallacieux. Par l’ordre ancien qui n’en finit pas de mourir et qui se dit moderne. Même si on fait son cinéma ailleurs, c’est au premier concerné qu’il s’adresse. Lorsqu’il ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, lorsqu’il tombe dans les yeux de celui à qui il s’adresse, l’auteur se réconcilie avec l’autre et avec lui-même. C’est ce qui s’est passé avec Ziad Doueiri lors de la première à Beyrouth. C’est aussi ce que disait Wajdi Mouawad, profondément ému, il y a quelques années au théâtre Monnot à l’issue de la représentation de Seuls. Mouawad était fâché avec le Liban depuis longtemps.

Cette même semaine est une semaine sous le signe de la réconciliation, de l’expression sous toutes ses formes : Ziad Doueiri au cinéma, Zena el Khalil à Beyt Beyrouth, Ourouba au Beirut Art Fair. Et la Fondation Liban Cinéma présente durant la Nuit des Mabrouk des courts métrages produits dans le cadre de Factory Lebanon, un travail à deux, une conversation entre jeunes cinéastes d’ici et de là. Les enfants de la guerre se réveillent, se rebellent. Ils ne veulent plus de guerre, mais pas au prix de l’omerta. Ils disent leurs aspirations, ils disent leur cheminement, ils disent leur douleur. Ils n’en ont pas honte. Si leurs aînés se sont soumis ou résignés, eux dansent avec la vie… et ses ombres. Ils tentent du moins et ils n’enterrent pas la mémoire d’un revers de la main. Ils ne jettent pas le bébé et l’eau du bain ; ils explorent d’autres formes de scénarios.

Ce bouillonnement créatif qui surgit comme jamais, porte-t-il une annonce en lui ? Pourra-t-il charrier sur son chemin les forces du doute, de l’enlisement et de tous les prophètes du cynisme ? S’il n’a pas vocation à changer l’ordre social ou politique, comme le dit Ziad Doueiri, il est en tous cas éminemment porteur de vie. Si ce n’était que ça, ce serait déjà bien. Si les blessures pouvaient rendre plus humain, plutôt qu’empierré, ce serait déjà ça. Si le cinéma de Ziad Doueiri pouvait montrer que nous partageons tous une même humanité, ce serait déjà ça. Et que l’impact soit plus fort que sur cet internaute en colère, ouvert à se laisser toucher seulement cinq minutes, ce serait déjà ca. Peut-être pour cela faudrait-il voir et revoir ce film x fois.  Les grandes empreintes, les grandes rencontres requièrent plus d’une fois ; le champ des possibles aussi. «Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait», dixit Marcel Pagnol, repris par Franz-Olivier Giesbert à propos de la reforme de l’éducation nationale en France. Oui, la réforme est possible. Ne pas prendre le mot imbécile au pied de la lettre. «Il est venu un courageux, un juste, un  cinéaste, un poète, etc qui ne le savait pas et qui l’a fait.»

Article publie dans l’Agenda Culturel, ma rubrique Bloggeur

https://www.agendaculturel.com/Nicole_V_Hamouche_Les_cris_de_revolte_sont_souvent_des_chants_d_amour

 


Inachevé

Ça a quelque chose de laid l’inachevé. Un immeuble géant se dresse en face de chez moi, tout en béton sans peinture avec les échafaudages. Ciment et ferraille, de mauvais gout, obstruant la vue. Il parait que ça dure depuis des années, des décennies.     Une construction que l’on a abandonnée en plein route ; parce qu’on ne sait pas quoi en faire, parce que les propriétaires sont en conflit ; et/ou qu’ils n’en ont plus les moyens. Et puis on laisse tomber et on va ailleurs ; le grand édifice qui a de la gueule, qui aurait pu héberger mille histoires de vie se trouve vide. Une coquille; vide, en état de friche. La nostalgie de ce qui aurait pu être ; terrifiante. Pire que la nostalgie de ce qui a été. C’est bien cela notre drame ici, la nostalgie de ce qui aurait pu être. Des initiatives commencées avortées; coupées court ; des révolutions qui n’ont pas fait tout leur tour;  des bâtisses inhabitées, comme nos êtres.

Il y a quelque chose de laid dans l’inachevé ; comme un médecin qui une fois l’opération terminée oublie de bien suturer; ou qui oublie la gaze au-dedans. Et c’est l’infection. Nous aussi, nous laissons les blessures béantes et nous en allons. Pensant que l’oubli ou la diversion  pansera.  Mais le diable se loge dans les détails. L’élégance aussi.

On est inélégant et on s’en vante. On laisse l’immeuble débraillé, l’histoire en plan, les rues à moitie refaites, une partie asphaltée, l’autre pas ; l’une plus haute que l’autre, au risque d’un accident ; on s’en fout. Une station électrique,  une décision exécutive, une loi étudiée, une étude payées une fortune, abandonnées en chemin ou rangés dans les tiroirs du Parlement ou d’un fonctionnaire de la Banque du Liban. Et on passe à autre chose. On laisse tout dans les tiroirs.  Inachevé.

On manque de souffle. A la première difficulté, on ressort l’argument du passé : on a déjà essayé, ca n’a pas marché. Ca ne changera jamais. Exutoire facile et usage de grands mots pour ne pas s’atteler à la tache.  Ou alors on achève, en le démolissant, le passé d’un coup de main ou  de mots,  comme on le fait d’un coup de mortier  avec ces anciennes demeures beyrouthines, sans même se pencher avant de les renvoyer a  terre, sur leur beauté, sur leur âme, sur leur capacité d’accueil et surtout sur la possibilité de les retrouver, de les métamorphoser. Exit la conversation avec les ombres… On a peur des ombres. Plus difficiles, plus longues à appréhender.

Résultat des courses : le Musée de la Mémoire ou Beit Beyrouth reste fermé au public alors que les travaux sont finis depuis plus d’un an. Parce qu’on ne sait pas comment gérer notre mémoire ; parce qu’on l’évite. L’artiste Zena el Khalil obtiendra cependant l’autorisation généreuse,  de la Municipalité de Beyrouth, d’y faire une exposition en septembre, autour du thème de la Paix et de la Réconciliation.  Il fallait un lieu symbolique pour une telle thématique ; l’exposition engagera le public s’il le souhaite dans ce processus de création et de transformation des énergies. Des expériences diverses sont prévues. Ce n’est pas parce qu’on n’a dit mot et qu’on a fait semblant d’avancer que la réconciliation est acquise. Elle fait appel à un processus, à  un minimum de rituels, etc.  Ce n’est pas parce qu’on a pris le permis de construction que l’immeuble est terminé ; et qu’on peut le vendre et souvent le laisser en plan… C’est bien là que le travail commence.

On célèbre souvent un peu vite et en grande pompe le lancement de telle ou telle initiative, oubliant l’engagement et le travail qu’elle suppose pour porter des fruits. Le bureau du premier ministre convie un public venu nombreux au Sérail pour l’annonce du lancement de la plateforme digitale DiasporaId – non opérationnelle encore –  initiée par la société Netways,  et qui a pour but de recréer des liens entre les libanais de la diaspora et le pays.  On applaudit à l’ingéniosité de l’idée. Les médias sont tous au rendez-vous. On veut croire à une autre sorte de révolution : digitale, globale, etc qui réunira tout le monde en amour; mais l’ombre du passé plane comme une épée de Damoclès.  On craint l’inachevé.

On n’entame plus parce qu’on a peur de l’inachevé ; parce qu’à force, il laisse un reflux amer : la frustration de ne pouvoir aller jusqu’au bout; un sentiment d’impuissance… Tout le contraire de la légèreté à laquelle on croyait parvenir en fuyant, précisément dans l’inachevé. On est une société qui craint l’épaisseur, on s’est mis au régime ; on a peur du poids des mots, le poids des actes, le poids des choses. Alors les mots ne comptent pas, les actes n’existent pas ; les hommes encore moins. Les deux risquent de peser. Qu’est ce qui compte ? Pour être achevé ?


Ourouba, l’arabité à l’honneur au Beirut Art Fair

Si la Beirut Art Fair fait partie des grands rendez-vous régionaux de l’art, elle se distingue surtout par la place qu’elle fait aux talents émergents dans cette partie du monde et par son positionnement comme plateforme culturelle. Une plateforme de «découverte, de redécouverte, et de liberté d’expression» comme l’a précisé Laure de Hauteville, fondatrice et directrice de la foire qui souligne également que la sélection de la BAF est particulière au Liban ; à ce regard libanais, différent du regard à l’Ouest ou dans le Golfe.  «Le Liban est un pays qui peut aller au delà de la censure même par rapport à  l’Ouest » avance la directrice; parce que même en Europe, il y a un politiquement correct, quoique différent du politiquement correct de l’Est. C’est ainsi que la BAF en tant que catalyseur culturel, est soutenue par l’Institut Français et l’ESA et par l’Office de Tourisme du Liban, les Ministères du Tourisme et de la Culture en plus des principaux mécènes, les banques SGBL et BankMed.

L’Espace Revealing de la SGBL révèle de nouveaux artistes, qui seront « les stars de demain » selon l’expression de Mme de Hauteville. Le prix de la banque Byblos pour la photographie encourage de jeunes  artistes sur ce créneau qui a de plus en plus d’adeptes. Dans cet esprit de découverte, la palme de cette édition de la BAF reviendra sans doute à l’exposition Ourouba, The Eye of Lebanon dirigée par Rose Issa – spécialiste en art contemporain du Moyen-Orient –  dans le prolongement  d’ Arabicity et d’Arabicity II, organisées par elle respectivement en 2010 a Liverpool et en 2011 au Beirut Exhibition Center. Ourouba, se penche sur les préoccupations conceptuelles, esthétiques, sociopolitiques, y compris émotionnelles, du monde arabe aujourd’hui. Qu’est ce qu’être arabe ? aujourd’hui interroge Rose Issa. Cette grande dame aux cheveux blancs, au regard clair, doux et vivant, un somptueux collier de nacre rose autour du cou précise avoir toujours travaillé avec des artistes vivants et être guidée dans son choix par la beauté et la pertinence tout simplement.    «Quelque chose qui vous touche vous parle ce n’est pas rien» dit-elle. Rose Issa nous rappelle à l’essentiel, de même que l’art. «Je veux voir la beauté de la vie, le plaisir » dit Rose Issa. «Comment trouver la beauté dans la laideur ? Comment trouver de l’ordre dans le chaos ? »  et,  plus délicat, « comment se voit-on ?».

La commissaire a choisi de se concentrer pour cette exposition sur l’art des dix dernières années dans le monde arabe, empreintes de « violence et d’humiliation ».  Il y a une urgence à dire certaines choses dans cette partie du monde, une urgence à ordonner dans «cette fragmentation que l’on nous impose»; l’urgence de «la survie». C’est celle-ci que Rose Issa veut mettre en avant. «Tout le monde veut la laideur de notre pays, de cette partie du monde ; la face noire du monde arabe » dit-elle référant aux media, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. « Moi, j aime la beauté ; je veux la découvrir ici et faire partager ce plaisir avec le reste du monde. Je veux promouvoir ce que j’aime. J’ai confiance dans les choses qui me touchent, qui font bouger quelque chose en moi». Après trente cinq ans dans le domaine, Rose Issa peut se fier à son instinct, à « l’intelligence de son œil» pour reprendre son expression… Et nous ne pouvons qu’attendre le choix intelligent de cet œil de femme de cœur, mi-iranienne, mi-libanaise, ayant sillonné le globe, contemplé et admiré tout genre d’expression ici et la : cinéma, poésie, calligraphie, arts visuels, etc et ayant commissionné des expositions sur le Moyen Orient, pour les plus grandes institutions muséales tels que la Tate Modern, Barbican Art Center, Victoria and Albert Museum, etc

«Tant de gens n’ont plus rien à dire» déplore-t-elle. Le choix des œuvres de Ourouba émane des enjeux de survie, physique, morale et intellectuelle, dans le monde arabe et du désir de lutter contre l’ignorance de part et d’autre, encore une fois à  l’Est tout autant qu’ à l’Ouest. Pour cela, Rose Issa a choisi de produire les artistes qui rendent hommage à la vie, à  la résilience, à la beauté. Elle cite pour exemple, Ayman Baalbacki, Taghrid Darghouth, Marwan Sahmarani, Abdel Rahman Katanani qui vit encore dans les camps palestiniens au Liban… Les œuvres sélectionnées aborderont les thématiques du présent, de la mémoire,  de la destruction et la reconstruction,  du conflit, etc et questionneront les enjeux individuels, nationaux et régionaux : « pourquoi faisons-nous ce que nous faisons et acceptons-nous que cela soit fait ? Comment résister aux clichés, à l’injustice, aux double standards, à l’opportunisme et, parfois même, aux sollicitations ? »

 

Rose Issa aime les questions ; tout comme les artistes. Peut-être que poser la question c’est déjà cheminer… La vie et la mort sont si proches  rappelle Rose Issa  qui revient sur cette finitude dont la conscience plus aigue dans cette partie du monde,  nous pousse à vouloir contribuer et créer avec fureur; avant de partir. Cette activiste à sa manière, elle, l’a compris depuis longtemps : depuis 1982 ou, installée à  Paris elle initiait un festival de cinéma, intitulé Occupation et Résilience, pour manifester à l’encontre de l’occupation au Liban; et en 1986, ou elle prenait en charge la Kufa Gallery à Londres, devenue le lieu de rassemblement et de promotion de nombreux artistes arabes, de tous horizons. La commissaire de Ourouba est assurément une des personnalités qui ont contribué à diffuser l’art contemporain moyen oriental à  l’Ouest, sachant que depuis le célebre 9/11, la curiosité de l’Occident pour le monde arabe s’est decuplée, à l’aune également de travaux d‘artistes acclamés comme Mona Hatoum ou Guiraguossian.  “Dommage qu’il faille des guerres et des conflits pour susciter l’intéret“ répete Rose Issa comme pour elle-meme; pour conclure, en s’interrogeant dans ce paysage sur ce qui reste,  sur la nécessité de “produire“. Une invitation à  la creation et à  la participation.

 

 

 

 


Meprise

Je ne savais pas le nom du spectacle; je savais que c’était Issam Abou Khaled et le Festival Samir Kassir, alors j’y suis allée. J’ai toujours aimé le concentré de ce dramaturge et comédien. J’ai toujours aimé son côté hors des sentiers battus. J’ai été époustouflée par ce texte, Carnivorous, tout aussi concentré de notre époque avec tous les rebondissements et les montagnes russes dignes du théâtre et du théâtre de nos vies. Des jeux dont on se demande comment on sort indemne ou presque. Indemne, l’est-on vraiment ? Si on en sort d’une façon ou d’une autre, c’est grâce à des Issam Abou Khaled, à l’art, aux arts vivants, à ces créatifs qui innovent, s’amusent, osent aller dans le nouveau, et dans la simplicité, dans une époque surchargée et surpeuplée.
Sur scène, rien qu’un canapé et deux individus, puis trois, et toute la tragédie humaine ; du XXIe siècle en Orient. Des attentats qui vous enlèvent la vie du jour au lendemain ; le doute ; l’usure du couple. De la technologie qui envahit les existences, de la mère comme du fils chacun à sa manière. De l’isolement, de la volonté de se refaire, la chirurgie esthétique : se refaire les seins pour exister, être vue, être touchée.
De l’enquêteur inquisiteur, voyeur et violeur. L’enquêteur, crapule à l’image de toutes les crapules qui sévissent dans les sociétés de non-droit, comme la nôtre. La sidération. Le mari tétanisé ne hurle pas sa colère, sa douleur, conseille à sa femme de se laisser faire, sans bouger. La sidération, la peur. Notre société. L’enquêteur est passé sur leurs vies, les a éclaboussées. Et puis rien. On continue comme si de rien n’était. Le silence et l’évitement et puis on découvre la méprise, trop tard ; le mal a été fait. La pièce se termine sur la méprise. Toute notre existence ici est-elle basée sur une méprise ? « Le Liban, une erreur de l’histoire », comme l’aurait dit Henry Kissinger ? Issam Abou Khaled nous laisse avec la méprise. On en fera ce qu’on voudra… On sort la gorge nouée.
Le jour même ou la veille – ces jours se ressemblent –, on est sidéré par l’assassinat inepte et sauvage d’un jeune étudiant qui fêtait son anniversaire. Buté à bout portant par des voyous récidivistes, affiliés à tel ou tel autre maffieux ou seigneur de la guerre, pas finie. Les réseaux sociaux s’excitent, peine de mort ou pas… pour oublier quelques jours plus tard. L’actualité du jour supplante celle d’hier. C’est ainsi que l’on a survécu, d’accord ; mais c’est aussi comme cela que l’on meurt. Entre-temps, un jeune homme est mort et une mère éplorée pleure son enfant. Lui survivra-t-elle? Ils ne sont pas les premières victimes de la loi de la jungle. Quand les mères n’existent plus, ne peuvent plus donner, plus rien n’est possible.
Et puis quand on l’a un peu digérée, on se demande pourquoi une telle pièce qui mérite d’être jouée partout dans le monde tant elle soulève une problématique, devenue hélas, commune, ne passe qu’un soir. Toute représentation d’un soir ne passerait pas par les crocs de la censure. Au-delà, elle doit aller montrer patte blanche. Le drame de la censure, c’est qu’elles génère l’autocensure. En espérant que cette première fasse preuve d’intelligence et d’humour… Au lieu d’être fies de nos productions dignes souvent du meilleur théâtre international, nous les étouffons dans l’œuf comme nous étouffons toutes nos fortes productions, la révolution du Cèdre en premier. On a envie de hurler, de crier : stop, arrêtez… de gueuler : arrêtez de tout étouffer dans l’œuf et de tout faire avorter. Et puis on se console avec Marguerite Duras : « Écrire, c’est hurler en silence. »

 


Chercher un appartement seule à Beyrouth

J’ai arpenté les rues de Beyrouth, du moins de plusieurs quartiers, une par une, les rues de certains bourgs en hauteur aussi. Quoi de mieux que de marcher et de rencontrer les gens du quartier, pour connaitre, reconnaître et se reconnecter. A la recherche d’un appartement, mieux que tous les agents immobiliers, les habitants du quartier. Chaque jour, j’ai compris un peu mieux ou encore une fois, ce qui m’attachait au pays.

Chaque épicier ou presque, chaque coiffeur ou presque, chaque résident du quartier prenant le temps de vivre, chaque fleuriste, chaque pompiste me prenait par la main pour un appartement libre ou me donnait un numéro à contacter. Certains étaient plus curieux que d’autres : ‘‘Pour qui l’appartement ? Pour toi seule ? Y a un foyer là-bas’’, ou alors ’’Il te faut une seule chambre, un studio, quoi ?’’. Une femme seule n’a pas droit à une existence décente, une femme seule ça ne compte pas. Seule la famille compte, seule la famille a droit à un logement. Une femme seule, ça s’enferme dans un foyer, ça n’a pas d’aspirations. Ou alors, y a ceux plus touchants qui se sentent concernés et qui se proposent de vous trouver un mari plutôt qu’un appartement. Selon eux, c’est plus facile, vu les prix de l’immobilier.

Et puis, on se perd un jour par mégarde pas loin de l’aéroport, du bois des pins et de la mer ; on prend une bifurcation par erreur et on se trouve soudain ailleurs. Dans un quartier avec une densité au centuple – déjà que dans les autres, elle n’est pas des moindres – avec des voiles au centuple. Il y a bien plusieurs Liban et il y a bien aussi un Liban de la convivialité et de l’entraide. Dans un village vert en hauteur, des habitants que j’interroge s’interpellent l’un l’autre, s’attroupent autour de moi, m’emmènent chez un tel et un autre tel, me présentant comme une amie, sinon on ne me louerait pas, me dit-on. Question préalable ‘‘Tu viens d’où ? De quelle région?’’, car ici, on ne loue pas aux ‘‘étrangers’’. Les stigmates de la guerre sont encore dans les esprits. Combien de temps faut-il pour laver la confiance brisée, la violence passée ? Un quart de siècle plus tard ; la comédie du silence n’a rien transformé. Blessures à fleur de peau. Ce mois de recherche me dit long sur le pays et sur moi-même ; le terrain, le meilleur miroir.
Quand on demande de fermer la porte d’entrée la nuit dans l’immeuble où on emménage et que l’on se voit opposer ‘‘ça n’est pas possible, ça fait quarante ans qu’ils gardent la porte ouverte’’, et qu’on leur dit ‘‘oui mais les temps ont changé ; il y a quarante ans, on laissait même les portes des maisons ouvertes, ce n’est pas une raison’’ ; on réalise que pour beaucoup d’entre nous, nous sommes manifestement encore coincés il y a quarante ans, chacun à sa manière ; qui de ne pas reconnaître l’insécurité actuelle et autre des lieux, qui de ne pas reconnaître que la guerre a pris fin, etc. Insécurité, hospitalité et solidarité aussi : un inconnu m’apercevant dans la rue va m’aider à porter les valises et les poids. A Paris, du temps où j’y habitais, mille fois j’ai porté les valises jusqu’au sixième sans ascenseur ; je n’ai jamais trouvé, même contre monnaie, quelqu’un pour se dévouer et me les monter.

‘‘Bienvenue à la nouvelle voisine’’. Le marchand d’en face m’envoie un escabeau. ‘‘Que cet emménagement soit béni’’. Ça touche ces expressions ; dans le fond elles sont pleines de sens. On ne sait pas si c’est réellement l’intention de celui qui les dit ou si ce sont des formules creuses ; en tous cas, ça fait du bien. Et il vaut mieux qu’elles soient dites plutôt que non dites. On sait pourquoi alors, on se souvient pourquoi on avait fait le choix de retourner au pays. Souvent on oublie dans le quotidien chaotique de cette terre ; il faut se le rappeler pour tenir… si on veut tenir, là.


Paysage de nos larmes

Croire ou ne pas croire ? Telle est la question quasiment ontologique – du même ordre que la shakespearienne ‘‘Etre ou ne pas être’’ – que pose le spectacle ‘Paysage de nos Larmes’ du Collectif Kahraba. Croire ou ne pas croire ? En Dieu ? On a tendance, surtout par les temps actuels, à assimiler la question à une question religieuse. C’est de croire en l’homme ou pas qu’il s’agit ici. Croire en l’homme ou croire en Dieu, c’est kif kif au final, si Dieu n’est pas assimilé au Dieu des grandes religions monothéistes. Croire en quelque chose… de plus grand que soi. Car celui qui ne croit en rien est dangereux et malheureux. Tout autant que celui qui croit en n’importe quoi. Au-delà de Job qui représente l’archétype du Juste dont la foi est mise à l’épreuve, c’est la nécessité de la poésie que rappelle ce spectacle. Et la nécessité d’exprimer. Car ‘‘toute parole qui n’est ni prononcée ni écrite, n’est pas entendue’’ comme l’annonce très clairement d’emblée le texte. L’homme est le seul à croire en la poésie d’après Matei Visniec, l’auteur roumain d’un texte qui n’est pas loin de rappeler dans la torture et la cruauté, ‘La vingt-cinquième Heure’, imaginée par un autre Roumain Vigil Gheorghiou qui en est devenu célébrissime.

Heureusement qu’il y a les mythes et la poésie, qui a rendu ce moment magique et la marionnette squelette si belle, surtout lorsqu’elle se mouvait sur l’impulsion de comédiens tout aussi présents que discrets. Les hommes se confondent avec la marionnette. N’y a-t-il pas aussi la quelque chose de symbolique ? Petits humains, mus par des forces obscures et autres, que nous avons peut-être parfois – rarement ? – le choix de suivre ou pas ? ’’Je crois en l’homme’’ répète à satiété cette marionnette décharnée.

[Photo : © Éric Deniaud]

Peut- être que ce collectif féru d’art, de poésie et d’engagement a-t-il choisi de s’appeler Kahraba parce qu’il n y a plus de courant ; pour faire des étincelles. Ils font plus d’étincelles que l’EDL. Avec leurs spectacles, ils alimentent le courant. Avec leur poésie. Job est dans tous ses états, mais le spectacle est beau. Cette fin de semaine a quelque chose de triste. C’est aussi le quarantième de Samir Frangié, un certain monde qui s’en va. Au cinéma, j’ai vu ‘Nour’, un film de chez nous : la violence du système patriarcal et le statu quo eu égard à la question du mariage des mineures comme tous ces statu quo auxquels nous nous accrochons urbi et orbi au risque d’imploser… Un autre genre de torture. Paysage de nos larmes. Violence sociale, familiale, conjugale et celle du silence ; mais Job continue à croire en l’homme.

On marche à la sortie du théâtre avec Lina Abyad, metteure en scène engagée ; plusieurs personnes nous suivent ou nous abordent successivement, pour certaines avec hésitation, pour d’autres avec plus d’audace. Hamra serait encore propice à la rencontre. Ils ont repéré Lina : des étudiantes en littérature arabe veulent la convier à un évènement ; un artiste syrien exilé qui arpente la rue a envie de s’entretenir avec elle, un jeune couple à T-Marbouta la hèle. Ils ont soif de littérature, de théâtre. Ca rassure. Ils continuent à croire en l’homme. L’art est une fracture dans ce monde fracturé. Dans la fracture un peu de lumière.

Il y a les tenants de ’’l’homme est un loup pour l’homme’’, Hobbes qui saute aux esprits dans la salle obscure ; les tenants de Rousseau, l’homme bon par nature, corrompu par la société et puis les tenants de la poésie. Sans celle-ci la condition humaine serait insupportable.

’’Sans savoir pourquoi
J’aime ce monde
Où nous venons pour mourir’’

(haiku japonais, Natsume Soseki)

Et un autre japonais, Tite Kubo, pour ceux que la réponse par l’affirmative quant à croire en l’homme titille : ’’Ne crains pas les illusions, c’est déjà sur elles que le monde repose’’.

paru dans l’Agenda Culturel