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Le père des Orphelins de Mario Soldati

Le père des Orphelins de Mario Soldati*

Qu’est ce peut se cacher derrière la conversation subite d’Antonio Pellizzari, hédoniste invétéré et égoïste notoire, qui ne soucie que de son bonheur? L’homme cultivé et raffiné, directeur d’opéra à Milan, La Scala, décide un bon matin de tout plaquer, et transforme sa somptueuse villa en orphelinat. Le narrateur, son ami, décide d’y voir clair dans cette surprenante décision. Il découvre alors un Pellizzari miné par un profond remord : dans un passé récent, pour sauver sa réputation et son honorabilité, le néo-samaritain avait laissé mourir un gamin. « Il avait fondé un orphelinat pour les enfants inconnus, mais il n’avait rien fait pour sauver une créature, peut-être la seule au monde à laquelle il se sentait lié par la chair. Il avait abandonné cette créature à elle-même ; à sa misère, comme s’il voulait la détacher de lui, comme s’il l’abhorrait. »
Autre découverte : le narrateur retrouve chez son ami néo-converti, des boutons de manchettes qu’on lui avait volées…

Dans Le père des orphelins, Mario Soldati aborde des thèmes familiers aux lecteurs de Graham Green. Les personnages, hantés par leur passé de débauche, sont en quête de rédemption. On y retrouve aussi les motifs de Dostoïevski : ces longues confessions, mélange d’aveux insolites, de mauvaise conscience et de bonnes résolutions.
Le style de Soldati est plaisant et fluide (si j’en juge par la traduction.)
Je suis sous le charme de ce passage. Le narrateur est dans le jardin de son ami Pellizzari, attendant qu’il le reçoive :
P 94 : « … Dans un coin, sous une tonnelle, près d’une cascade rouge et jaune de vigne vierge, qui recouvrait une exèdre de pierre, des niches, des statues, des pommes de pin, se trouvait un salon en osier. Je m’abandonnais dans un de ces fauteuils. Et tout en sommeillant, je savourais encore la douceur d’un octobre lombard, qui me disais-je, était peut-être le dernier de ma longue vie.»
Je suis fasciné par ce mélange d’abandon et de sérénité devant la mort.
Avec cette nouvelle, je découvre Mario Soldati, considéré comme l’un des plus grands écrivains italiens du 20ème siècle. Né en 1906 à Turin, dans une famille de marchands de soieries, Soldati a aussi réalisé une trentaine de films, mais il n’a jamais été reconnu comme un grand réalisateur. Il est l’auteur, entre autres, de La vérité sur l’affaire Motta, La Confession, La fuite en Italie. Il meurt en juin 99.
* Le père des Orphelins, Mario Soldati, Gallimard 99, pour la traduction française


L Diaw, ou le commentaire sportif à l’africaine

On ne pige pas grand-chose au foot d’aujourd’hui sans quelques notions en stat. Pour comprendre un match, il faut regarder de près plusieurs données : le taux de possession de la balle, le pourcentage de tirs cadrés, la distance moyenne parcourue, et le toutim. Ces analyses basées sur la logique et le calcul ont la cote sur les télés françaises. Il y a aussi le modèle sud-américain, où le commentateur passionné, débite à un rythme saccadé ses phrases pour créer une intensité dramatique ; et quand il y a but, il pousse un cri interminable : Gooooooaaaaaaaaaaoaaaal ! On retrouve également ce type de commentaire sur les chaînes arabes, assaisonné à l’accent bédouin.

Y a-t-il un modèle africain du commentaire sportif ? Je ne saurais le confirmer. Mais, je fais partie des ses nombreux Sénégalais qui ont aimé le foot, en partie, grâce aux commentaires de Laye Diaw sur Radio Sénégal, à l’époque du monopole d’Etat, jusque dans les années 90.

Diaw est une légende vivante du journalisme sportif sénégalais. Retraité de la chaîne publique, il officie maintenant sur la Rfm, la radio de Youssou Ndour à Dakar.  Un match avec lui, c’est un grand banquet de souvenirs truffés d’anecdotes où il rend hommage à ses anciens instituteurs, salue la mémoire de ses voisins à Saint-Louis, ressuscite les posters jaunis du foot sénégalais : Asmara 68, les Jeux de l’amitié (c’était en 1963). Bref, pour la jeune génération, le palmarès footballistique sénégalais est quasi vierge, mais Diaw réussit la prouesse de rendre chaque Sénégalais fier de l’histoire sportive de son pays.

Avec Diaw, on était loin de ce galimatias bourré de chiffres et d’analyses pseudoscientifiques, servis par des consultants grassement payés par les chaînes câblées. Laye, lui, la seule concession qu’il faisait aux maths, c’est la ligne médiane. « Le ballon qui franchit la ligne médiane » – (comme si c’était en soi un évènement footballistique majeur !).

Je dois avouer que cette expression m’a quand même été d’un grand secours. Lors d’un important concours, on m’a demandé de définir la ligne médiane. Je me suis alors souvenu des commentaires de Laye Diaw, ensuite j’ai visualisé dans ma tête un terrain de foot, et j’ai obtenu la réponse exacte : « C’est la ligne qui sépare une figure géométrique en deux parties exactement égales ». L’autre chose que j’aimais aussi chez Diaw, c’est sa manie de dédoubler les verbes. Et pour ça, il a une formule typique reprise par plusieurs générateurs de journalistes. Cela donnait : « Le portier sénégalais, Tony Mario Sylva*, qui a fini de se dégager »… « Et le ballon qui franchit la ligne médiane. » Quand dans mes dissertations, j’utilisais cette tournure, genre : «Tel écrivain a fini de nous convaincre à l’idée selon laquelle… », mon prof de français biffait cela d’un trait nerveux, avec à la marge ce commentaire en rouge : « Style pompeux et lourd, à éviter». Après, j’ai compris qu’en foot, l’essentiel, c’est de transmettre sa passion. En chiffres ou en lettres !

*Gardien de but des Lions de la Téranga, lors de la Coupe du monde 2002, la seule à laquelle le Sénégal a participé


Après le Mondial, bon retour sur terre !

Après le Mondial, bon retour sur terre !

C’est toujours comme ça ! A la fin, il y a des gens  ( Les Allemands) qui dansent sous les feux d’artifices, d’autres qui sèchent leurs larmes devant la caméra. La folie du mondial est aussi passée à Dakar. Un moins pendant lequel, sports et business ont renouvelé leurs noces d’or massif. Les marchands ont fait leur promo. Les vendeurs de télé ont fait la bonne affaire. A la fin c’est l’Allemagne qui gagne. Pendant quelques jours encore, les images féériques de Brésil 2014 défileront encore devant nos yeux. Cette Coupe du Monde nous aura offert des émotions, des frissons, des évasions aussi. Elle a aidé à refouler les rigueurs du Ramadan pendant une quinzaine. Les lumières du Maracana se sont éteintes. Avec elles une partie de notre vie.

Demain, nous ne regarderons plus la Coupe du Monde de la même façon. C’est que notre rapport à l’écran aura été révolutionné. Il y a une trentaine d’années, c’est tout un quartier de Dakar qui se regroupait derrière le seul poste téléviseur disponible à 10 Kms à la ronde pour suivre fébrilement les chevauchées diaboliques de Maradonna sur les stades mexicains. Aujourd’hui, chacun peut suivre les exploits de Messi dans l’intimité de sa chambre.

La télé s’est popularisée comme jamais. Chaque matin, les conteneurs des « Modou Modou » débarquent  à Dakar des postes « réformés », dépassés par le progrès numérique en Occident. De bien communautaire, la télé est passée au statut de bijou familial installé dans le salon ; à celui d’un banal gadget dans les chambre d’ado. L’époque où le chef le chef de famille tenait seul la commande est derrière nous. Demain avec la démocratisation d’internet, l’arrivée de la 5G voire plus, et la banalisation des appareils portatifs, les matches seront suivis en temps réels sur les tablettes et les téléphones. Mais, gageons que le foot gardera son côté socialisateur.

Dans nos foyers, la Coupe du Monde a fait du bien. Les enfants ont vu plus souvent Papa. Moins encombré par ses réunions, le mari est rentré plutôt à la maison pour suivre les matchs. Même s’il restait vautré dans son canapé, incapable de détourner la télé de l’écran, et délibérément sourd aux sollicitations domestiques : le gaz à recharger, la facture d’électricité (salée) qui est arrivée à échéance. Quelle belle échappatoire, cela a été Brésil 2014 ! Bon retour sur terre !


Comment «Pa Allemand » réussit à caser ses filles

Dakar-taxi-car-rapide 

Lundi matin, je suis dans le taxi pour me rendre au boulot.  Le chauffeur capte une radio dakaroise qui diffuse des infos sur la Coupe du monde. A l’antenne, le journaliste se délecte à l’avance de la palpitante demi-finale, Allemagne-Brésil,  jouée  mardi. Le taximan, sans doute un fan de foot au volant, saute sur l’occasion pour amorcer une discussion. « Tu supportes quelle équipe », me lance-t-il sur un ton familier.  Je dis : « Brésil », plus pour couper court que par conviction. « Moi, je suis pour les Allemands»,  répond du tac au tac le taximan.

Les lundis matin, la circulation est infernale à Dakar ;  je suis rarement d’humeur à bavarder.

J’aime assez le foot, mais de là à entamer une causerie enflammée avec un parfait inconnu. En plus, c’est un vieux, le taximan ; en témoignage son bouc plus sel que poivre.  « Tu sais jeune homme : mes filles m’ont surnommé ‘‘Pa Allemand’’ », ajoute le taximan, une once de fierté dans la voix.

J’ai subitement tiqué. Vous avez sans doute rencontré, au moins une fois, le prototype « Pa Allemand ». C’est le genre de père de famille, invivable, colérique, et à la gifle facile. Ils font régner la terreur chez eux et dans leur quartier. Vous jouez au foot dans la rue, le ballon est balancé chez Pa Allemand, gare à celui qui s‘aventure à aller le chercher…

Sur le coup, une question me turlupine : « Quelle scène ‘‘Pa allemand’’ me  fera-t-il à ma descente quand je lui tendrai un billet de 10 mille pour une course de 700 F Cfa. J’avais oublié de lui signaler que je n’avais pas de monnaie.

Imperturbable, le taximan déroule : « Tu sais jeune homme, moi je ne tolère pas les  thiakhaanes (plaisanteries) dans ma maison. J’ai quatre filles. J’ai donné les deux aînées en mariage ; et elles ont rejoint le domicile conjugal, le soir même. Aux deux qui restent, j’ai clairement dit que je les marierai, sur-le-champ, au premier homme qui se présente ;  je ne demande pas un sou pour ça. » Dépité, il ajoute : « Malheureusement, les jeunes gens d’aujourd’hui sont frileux et plaisantins. »

Arrivé à destination, je sors le gros billet. A ma grande surprise, Pa Allemand me fait gentiment la monnaie. Il me tend même son numéro de téléphone sur un bout de papier, avec une tape amicale : « Appelle-moi, jeune homme, tu verras, les Allemands sont les plus forts. Parole de vieil homme ! »

Ce matin,  lendemain de demi-finale*, en fouillant dans la poche de mon pantalon, je tombe sur le numéro de « Pa allemand ». J’ai difficilement résisté à la tentation de l’appeler pour le féliciter…

Une chose est sûre : si chaque père cherchait à caser ses filles avec cette persévérance bien germanique, le célibat connaîtra une baisse record.

 

*Disputée mardi 8 juillet 2014 à Belo Horizonte, la demi-finale s’est par un score de l’Allemagne sur le Brésil, pays organisateur (7-0)


Femmes de footballeurs, épouses d’ambassadeurs, même combat !

Les wags, ça vous dit quelque chose ? C’est l’acronyme de wives and girlfriends (femmes et copines, en anglais) des footballeurs. Elles ne sont pas sur la pelouse, mais elles captent l’attention des médias les plus respectés. Sur le net, pullulent des sites dédiés aux frasques de ces beautés, dont la plupart sont des stars. Mandy Capristo, la copine de Mezüt Ozil est par exemple une chanteuse de R’n’B réputée, presque l’égale d’une Beyoncé. On ne présente plus Irina Shayk Ronaldo, l’une des wags les plus sexy de la planète foot.

Ces sublimes nymphes donnent au Mondial un côté glamour. Dans les gradins, la caméra s’attarde souvent sur ces conjointes, radieuses, une réplique du maillot chéri sur le dos, les joues lisses, peinturlurées aux couleurs du fanion. Ces dames sont bonnes pour le moral de la troupe. C’est pour cela qu’elles font l’objet d’une bienveillante attention. Les wags des Bleus ont été convoyées au Brésil par un avion spécial affrété par la Fédé française de foot. Elles ont même exigé un hôtel cinq étoiles à Copacabana. Veinardes !

Toutes ces faveurs sont justifiées par un fait : les joueurs présents au Mondial représentent leur peuple. Ils sont des ambassadeurs de leurs pays. A ce titre, ils méritent les honneurs de la Nation, ainsi que leurs wags qui dopent leur motivation sur le terrain et les portent à la victoire.

C’est sans doute le même raisonnement auquel est arrivé le Président Macky Sall en signant ce fameux décret, tant décrié par l’opinion et qui octroie, mensuellement, 500 mille de nos Francs aux épouses des ambassadeurs. Après tout, Leurs Excellences, Mesdames les ambassadrices ne sont-elles pas des wags ? Auprès de leurs maris, elles jouent le rôle de réconfort et de supportrices dans leur noble mission : celle de défendre les couleurs du pays à l’étranger. La diplomatie est une compétition de haut niveau. Nos chers ambassadeurs, eux aussi, mouillent le maillot (le costume, plutôt) pour ramener au pays des succès, attirer  des investisseurs. Pour doper l’esprit de gagne chez eux, il n’est pas utile d’avoir une wag dévouée à ses côtés qui pousse au triomphe :  « Vas y chéri, signe une convention d’accord multilatéral !»


Vivez Mondial et veillez Locales

J’habite un quartier (très) populaire à Dakar. Vous imaginez avec quelque intensité les tremblements de filets à Brésil y résonnent.  Depuis le depuis du Mondial, une bande de jeunes gens, oisifs et passionnés de foot, ont la fâcheuse habitude de se grouper, le soir, sous ma fenêtre et commenter les matchs. Conséquence : je dors presque plus. J’ai des heures de sommeil à rembourser.  Et cela a des effets sur mon humeur.  J’arrive tous les matins en retard au boulot, les yeux bouffis. J’avale des barriques de café pour tenir sur mes jambes. Je suis devenu irritable.  Un rien, je pète les plombs.  Je deviens carrément invivable à cause de ses chenapans.

Pourtant, j’aime le foot, mais ces gosses sont en train de transformer mon mondial en enfer. J’ai beau les dissuader : « Boys, s’il vous plait, parlez moins fort ! Je dois me lever tôt demain ! », rien.  J’ai même tenté de les amadouer en leur payant le thé pour qu’ils bougent de ma fenêtre.  En vain

Dans ce quartier populaire, chaque bande de jeunes a son squat. Avec la chaleur qui s’est abattue ces derniers jours sur Dakar, ils ont carrément boudé leurs lits. Je les comprends : il  fait une telle canicule dans les chambres, quand on doit y dormir à cinq ou à six sans ventilo (Même s’il y en a un, les coupures de courant sont de retour !), c’est mortel. Donc passer la nuit dehors est une aubaine. Mais bon, c’est pas une raison de pourrir la vie aux honnêtes gens.

Miracle ! Depuis cinq jours, ce tapage nocturne a cessé. Je n’entends plus ces galopins ratiociner sous ma fenêtre. Après renseignement, j’ai appris qu’un politicien, candidat à la mairie locale, a recruté tout ce que le quartier compte de malabars désœuvrés pour garnir les rangs de sa caravane, contre 2000 balles et un T-shirt à son effigie. Ils sillonnent, du matin au soir, les rues cahoteuses du quartier avec 400 watt de sono dans les tympans  (Bienfaits pour eux !). Deux bonnes nouvelles à la clé

1)       Ils n’ont plus le temps de suivre les matches

2)     Le soir, ils sont trop vannés pout tenir leur grand place.

Nb : Les élections locales et municipales ont eu lieu au Sénégal le 29 juin 2014. Elles ont été marquées par une large défaite des proches collaborateurs du Président Macky Sall


Le football serait-il une forme de sexualité ?

Fußball-WM, DDR - Chile 1:1

Quelques jours avant le « Mondial », Sophie, une amie, m’avait dit sur un ton irrité : « Je comprends rien à ce jeu puéril : 22 gaillards en culotte courent derrière un ballon ! »

J’avais essayé alors de lui expliquer l’engouement des hommes pour le ballon rond :  « La plupart d’entre eux ont joué au foot dès le sevrage maternel. Et beaucoup ont rêvé d’être des footballeurs professionnels, et parfois ont raté de peu leur carrière. Le foot, c’est donc une façon de revivre une passion de  jeunesse. »

Sophie répliqua, sans quitter son ton sarcastique : « Les femmes, aussi, quand elles étaient petites filles, ont sauté, avec passion, à l’élastique, mais elles n’en font pas une affaire d’Etat… » (J’ai essayé d’imaginer à quoi pourrait ressembler une Coupe du monde de saut à l’élastique ! )

Je comprends l’agacement de Sophie. Son mari est dingue de foot. Même pour un match sans enjeu, il ramène à la maison son groupe d’amis, des footeux du dimanche matin, doués pour commenter des heures durant une rencontre du niveau Moldavie/ Iles Féroé. J’imagine alors l’ambiance chez elle durant les 30 jours de Coupe du monde !

Si je vous parle de mon amie Sophie, c’est que je l’ai revue hier, la première fois depuis le début du Mondial. Entre-temps, elle a acquis une nouvelle théorie du foot qu’elle s’est empressée de m’exposer : « Pour comprendre la passion des hommes pour le foot, expliqua-t-elle, j’ai suivi des matchs avec eux. Je les ai bien observés. J’ai remarqué que lorsqu’il y a une occasion de but, ils sont tous très concentrés : le corps se raidit, les muscles se contractent, le souffle devient court. Et dès que la balle entre, ils laissent exploser leur joie, poussent des cris de mâles heureux, comblés par le spectacle du filet qui, pris de convulsions, frémit… »

C’était la première fois qu’on me faisait une telle lecture du jeu. Je sais que le foot se joue avec les pieds, mais de là en faire une affaire de… jambes en l’air.

Mais sûre de son raisonnement,  Sophie poursuivit : « Un jour, y a eu match nul 0-0 ; j’ai entendu le soupir des hommes qui, découragés, lâchaient sur un ton dépité : ‘‘ score… vierge… et nul’’ »


Panini, l’album d’une passion de jeunesse

L’édition Panini dédiée à la Coupe du monde 2014 s’arrache, dit-on, comme de petits pains au Brésil.  D’après ce que j’ai pu en voir sur le Net, l’album représente, à grands renforts de photoshop, les joueurs des équipes participant à la Coupe du monde, mais aussi les stades, les emblèmes de chaque pays et les mascottes.

L’album Panini doit réveiller chez beaucoup de lecteurs des paquets de souvenirs. S’il se vend bien ailleurs, sa commercialisation est devenue plus discrète à Dakar. Il n’y a plus le même engouement chez la jeunesse d’ici qu’il y a 15 ou 20 ans. Pour ceux qui ne suivent pas : Panini,  du nom de ses inventeurs italiens, c’ est un album garni de petits posters autocollants de footballeurs.

La collection de ces vignettes a passionné des générations d’écoliers dans le monde.

Panini, c’était plus qu’un simple album de tronches de footeux. Il a cartonné dans les années 80 ; tout comme les Zembla et Tex Willer et les romans photos avaient leurs contingents de fans. C’était une époque où l’essentiel de la culture de masse passait par La photo, la Bd ou le cinéma.

La télé faisait une entrée timide dans les foyers dakarois. Google ou Youtube n’existaient pas.

Nous achetions les vignettes Panini à la sotie de l’école,  en face du cinéma Vox de Pikine, aujourd’hui démoli et et sa ferraille vendue. L’album photos était une façon de vivre sa passion du foot.  J’allais dire sa passion tout court. La copine à qui vous rendiez visite, vous montrait son album personnel où elle est dans ses meilleurs jours. Tout un charme. Maintenant ça se joue sur Facebook.

Panini n’évoque pas seulement une époque révolue avec son cortège de souvenirs, mais il est associé à une certaine façon de vivre.

Il y a sans doute, quelque part dans le monde, des milliers de gens qui, comme moi, nourrissent une nostalgie légitime, et conservent précieusement dans de vieux cartons leurs reliques de jeunesse. D’autres continuent de cultiver leur passion juvénile. Au risque, parfois d’attraper le vice. En consultant les dépêches d’agence, par exemple, j’ai appris qu’un respectable professeur d’une école de Bucaramanga, en Colombie, a été surpris par un élève en train de compléter son album Panini à l’aide de vignettes confisquées en classe.


Ghana- Allemagne et la « deuxième femme » de mon ami

 

Le mondial, c’est une bonne chose pour les couples. Si j’en juge par mon ami Mandiaye, chez qui j’ai suivi, samedi dernier, le palpitant Ghana/Allemagne.

Mandiaye est devenu un mari plus présent à la maison. Sa femme se plaint moins de ses absences répétées et ses descentes tardives. Ses nombreux réunions et dahiras,  ont, curieusement, beaucoup diminué.  Dès 17 heures, il est présent chez lui, et en pyjama.

Mandiaye est un ami de longue date. Il est marié à Astou, elle aussi devenue une amie.  Ils ont trois charmants bouts de choux. Signe  particulier de Mandiaye : il a le projet de prendre une deuxième épouse. Il m’en parle depuis bientôt trois ans au moins. Seul problème : il ne sait comment l’annoncer à Astou.  C’est une femme de tempérament aux réactions volcaniques.

Comme presque toutes les femmes, Astou n’aime pas le foot tant que ça. Il lui arrive, à l’occasion  de suivre quelques matches, les équipes africaines en particulier.

Samedi, nous étions, tous trois, Mandiaye, Astou et moi, installés confortablement dans leur salon en train de suivre Ghana/ Allemagne. Le  match était  à 1-1. Et mon ami déclara subitement, sur la foi de je ne sais quoi, que le Ghana allait  marquer un deuxième but. Sur ce, il entreprit de donner de la voix :

« Allez Ghana, allez un deuxième ! Juste un deuxième et ça fera l’affaire ! »

Les Blacks stars scorent un deuxième but (2-1). Et rien ne pouvait retenir Mandiaye. Il fallait le voir,  sautillant comme un gamin, soulevant l’écran plat, le serrant contre lui. Fou de joie, il me prit à témoin : « J’ai toujours rêvé d’un deuxième, n’est-ce pas mon ami, Je te l’avais dit ! Je sais que ça arrivera un jour. »

Embarrassé, je ne bougeai pas de mon fauteuil. Astou également gardait le silence. Son visage  s’était subitement fermé. Le jeu reprit son cours. Le calme revient. La joie des Ghanéens… et de Mandiaye fut de courte durée. Trois petites minutes. Les allemands trouvèrent le chemin des filets. Egalité 2-2

Astou se leva brusquement de son fauteuil ; quittant le salon,  elle déclara  sans ciller à son mari, médusé,  « Deuxième-bi ma fi baayi woone » *

Mandiaye poussa un soupir dépité : « Ces Allemands, ce diable de Klose, ils savent vraiment gâcher la fête.»

* Deuxième ne me trouvera pas ici


Sur le Bord du stade Maracaña, Paolo Coelho s’est assis et à pleuré

 

«Je n’irai pas à la coupe du monde. » C’est pas moi qui le dis, mais l’écrivain brésilien Paolo Coelho, star de la littérature mondiale et auteur du roman cultissime L’Alchimiste.

Coelho est une icône dans son pays et compte des millions de fervents lecteurs dans le monde. Si le Brésil organise le mondial, il le doit, aussi, à l’influence de l’écrivain – (Mais faut pas exagérer).  Coelho faisait partie de la délégation qui a vendu la candidature de son pays devant la Fifa.

C’est donc un grand coup de pied dans la fourmilière qu’a donné Coelho en boudant le mondial organisé chez lui. L’auteur estime qu’on dépense beaucoup trop de sous pour les stades et le foot, alors que les hôpitaux et l’éducation sont en souffrance dans le pays. C’est vrai. Et les Brésiliens avaient même tempêté contre ça.

Coelho est, avec Pélé et le bikini brésilien, les « produits » auriverde les plus admirés au monde. Il est traduit dans toutes les langues parlées et écrites par les hommes. C’est une véritable machine à best-sellers.

Qui n’a pas vu à Sandaga – même après le passage des bulldozers de Khalifa Sall- un Coelho écorné et jauni mais précieusement exposé sur une plie de livres par terre ?

Une amie étudiante m’a récemment confié : «Le dernier Coelho que j’ai lu, c’est ‘‘Sur le Bord de la rivière Piedra je me suis assise, et j’ai pleuré’’. »  C’est un roman, comme ceux qui le suivent et le précédent, mythique. Promenez-vous avec un Coelho, n’importe lequel,  et vous verrez, immanquablement, quelqu’un s’extasier : « Ah, ce roman m’a beaucoup marqué(e)… »  C’est souvent une midinette post-pubère tout droit sortie de sa crise « Arlequin » et Barbara Cartland. Et qui croit découvrir là la grande littérature.

Moi, je vous le dis sans détour : je n’aime pas les livres de Coelho. Ou je n’aime plus. Pendant longtemps, j’en ai eu à mon chevet. Mais un bon matin, je me suis lassé de ses phrases hygiéniques, de son méli-mélo de bons sentiments, de philosophie de comptoir, elle-même mélange de sagesses à deux sous et de contes pour bébés pré-sevrage. C’est plus ma tasse de thé ! Je ne lirai plus Coelho. Sauf s’il publie un « best-seller » ensorceleur sur le mondial brésilien, du genre : ‘‘Sur le Bord du stade Maracaña, je me suis assis, et j’ai pleuré’’ …


 


Les marcheurs

Au crépuscule, l’appel du muezzin diffuse une inquiétude vespérale. C’est une voix lointaine et résignée qui semble supplier les fidèles à venir célébrer la prière et se racheter. Moi je marche.

J’y vis depuis plus de 30 ans, mais je résiste difficilement à l’envie de pénétrer dans les rues sableuses et étroites de Pikine. J’aime errer dans ce quartier populaire et animé, situé en marge de Dakar.  Son décor et son ambiance exercent sur moi une fascination restée intacte avec les années.

Je ne suis pas le seul marcheur dans les rues de Pikine. Il semble d’ailleurs que le sort de ce quartier pauvre, sans touriste, ni pèlerin, c’est d’être traversé, arpenté, foulé de part en part par des hommes et femmes pour assurer leur survie.

Tous ne marchent pas pour les mêmes raisons. Je n’ai pas le même but, par exemple, que les enfants mendiants, les talibés. Ces gamins sillonnent le quartier dès l’aube, grelottant de froid dans leurs loques. Ils s’arrêtent devant chaque maison, un vieux pot de tomate concentrée sous le bras pour recueillir l’aumône. Ils laissent dans leur sillage une odeur acre de corps d’enfants sales. Leur denier bain remonte clairement à la dernière pluie.

En milieu de matinée, les marchands ambulants prennent le relais des talibés dans la marche. Ces jeunes hommes athlétiques écument chaque matin le quartier avec la même assiduité. Ils vendent des produits cosmétiques aux femmes restées dans les maisons à attendre leurs maris. Ils colportent sur leurs vigoureuses épaules le fardeau de leur commerce de produits cosmétiques : des laits de corps éclaircissant,  des senteurs d’encens, des parfums en bouteille qui s’entrechoquent, produisant un tintement caractéristique, régulier, qui avertit leur clientèle féminine de leur arrivée. Certains parmi ces jeunes vendeurs sont de purs charlatans qui proposent des aphrodisiaques et des remèdes virilisants.

Il y a bien sûr des moments de la journée où rien ne circule dans le quartier : c’est le Njolor, midi. Le quartier est calme à cette heure. Une chaleur étouffante sévit. A l’ombre, les moutons ruminent calmement.  Pour les hommes aussi, c’est l’heure du déjeuner. Je vois une à une les portes des maisons se fermer.  J’imagine les gens assis autour d’un bol de plein de riz. Bientôt, c’est tout le quartier qui s’assoupira dans une longue sieste. Je me rappelle, à l’école primaire, les rédactions portaient souvent sur ces  moments de quiétude absolue. L’intitulé du sujet, péremptoire, prenait toujours la même tournure : « Dans votre quartier, il règne un calme plat, subitement un bruit survient, que se passe-t-il, racontez ? »

Les sujets de rédaction à l’école primaire ne précisaient pas un moment déterminé de la journée.  Mais dans ma tête d’élève, ces moments de calme coïncidaient avec le début d’après-midi, du moins dans mon quartier. C’est le seul moment où le quartier connait véritablement un repos forcé pour cause de digestion. C’est aussi généralement le moment choisi par les malfaiteurs pour commettre leurs forfaits. Il s’agit généralement de menus larcins : un vol de poule ou de chèvre – les seules bêtes qui trainent à cette heure indue dans les rues, pendant que leurs propriétaires tentent de digérer leur copieux repas.  Ce  « Subitement un bruit survient » dont parle les sujets de rédaction de l’école primaire, correspondait très souvent, dans ma tête d’écolier, à un rageur « Au Voleur ! » qui réveillait tout le monde, et mettait tout ce que le quartier comporte d’hommes valides à la poursuite d’un pauvre quidam. Puisque ce bruit « survenait » souvent à mes heures de promenade, il m’est arrivé (trop) souvent d’être fatalement confondu avec ce voleur… (Mais, je vous assure que, même si elles n’ont pas de but, mes promenades dans le quartier ne sont nullement malintentionnées).

Habituellement, Pikine sort de sa torpeur quand le sable est refroidi. Vers 17- 18 heures, les gens sortent de leur maison.  Les rues se repeuplent. Les jeunes hommes oisifs prennent le thé en commentant les affiches des combats de lutte, ce sport violent qui tient en haleine ce pays. Sortent les femmes à la grossesse avancée et légitime. Elles se promènent, elles aussi, à cette heure d’après-midi avancée. La marche est censée faciliter la délivrance, croit-on. Dans leurs camisoles, elles dandinent alors comme des canards empotés. Elles rabattent sur le ventre rond un épais châle pour protéger le bébé de l’œil malicieux.

Quand le crépuscule est proche, tout le quartier semble pris d’une angoisse frénétique. Les mères retirent leurs enfants des rues. De retour de travail, les hommes se dépêchent pour rentrer chez eux et retrouver leurs épouses rondes aux toilettes exubérantes.  Les vendeuses des rues, des femmes ménopausées, lèvent les étales chargés de sachets d’arachides, d’oranges à moitié pourries ou de pastèques découpées en demi lune… En un clin d’œil, toutes les rues de Pikine sont redevenues désertes. Pas une âme qui vive. L’appel du muezzin diffuse une inquiétude vespérale. C’est une voix lointaine et résignée qui semble supplier les fidèles à venir célébrer la prière. Comme si c’était le tout dernier appel, la toute dernière chance de se racheter.  Mais de quoi ?

 


La photo du père

Comment une jeune domestique sénégalaise découvre que Sékou Touré n’est pas son papa ! 

Ce matin, me voyant feuilleter le petit cahier rouge où j’écris mes notes, Fatou, la bonne qui nettoie chez moi, me demande si j’en suis l’auteur. Fatou a une trentaine d’années. Elle parait en avoir dix de plus. Son corps trapu, presque aussi large que haut, a été déformé par les maternités rapprochées et son passé sur les trottoirs de Dakar. La façon intéressée dont elle m’a posé la question me fait croire qu’elle a lu mes notes.

Une fois par semaine, Fatou nettoie ma petite chambre désordonnée. Elle a dû trouver le cahier sur la commode où je le pose. Elle le lit sans doute depuis le début, sans que je m’en rende compte, pensant que, comme la plupart des bonnes, elle était analphabète.

J’ai été imprudent. Ce cahier contient le récit de mes aventures sulfureuses de célibataire à la libido débordante. Embarrassé, j’ai essayé d’expliquer à Fatou que tout ce qui est écrit dans le cahier n’était pas forcément vrai. « Certaines choses sont inventées quoi.. », lui dis-je. Elle m’a regardé d’un air dubitatif, avant de répondre : « Moi, je ne connais pas mon père. »

Fatou fait clairement allusion à un passage de mes notes que j’ai d’ailleurs posté sur ce blog. Surpris et touché par cette confession dont la spontanéité trahit un secret longtemps contenu, j’ai mis de côté le cahier pour l’écouter.

Fatou travaille chez nous (maison familiale) depuis seulement trois mois. D’habitude, on ne se parle presque pas. Elle arrive tous les matins à 9 heures. Elle est aussitôt absorbée par ses travaux domestiques. Moi, quand je suis à la maison, j’ai le nez plongé dans mes lectures. Voyant mon attention toute dédiée à elle, elle  continua de parler, le balai à la main.  « Mon père nous a abandonnés, ma mère et moi, quand j’avais deux ans, raconte elle, prenant place devant moi sur le vieux pouf râpé, le seul meuble de ma chambre, après le lit.

Fatou porte sa tenue de tous les jours : un t-shirt déteint d’où sortent des bras graisseux ; un vieux pagne élimé qui enveloppe à peine ses énormes hanches. Son visage tacheté garde les séquelles d’une intense activité de dépigmentation, le khessal comme on l’appelle ici. Fatou est mère de cinq enfants dont le plus âgé à 11 ans.  Ils sont tous de pères différents.

» D’après Mama, Papa est parti un matin; et n’a plus donné de ses nouvelles, reprend  Fatou. Le seul souvenir qu’on a gardé de lui, c’est une grande photo qui se trouvait au salon : un portrait sous-verre encadré et accroché au mur, à côté de mon certificat d’études primaires, mon unique diplôme. J’ai arrêté mes études à 12 ans, après ma première année au collège. Je me souviendrai toujours de cette photo : Papa est debout, élégant et fier. Il arbore un sourire circonspect, son regard perdu dans le lointain. Son bonnet doré est assorti au fil d’ornement de son grand boubou blanc amidonné et bien repassé.

» Il émanait de la photo une sereine autorité, presque intimidante. C’est pourquoi, j’ai toujours eu l’impression étant enfant que Papa était présent à la maison. Mama apportait un grand soin à la photo. Elle montait régulièrement sur canapé du salon pour la décrocher et frotter le cadre jusqu’à ce qu’il retrouve son éclat des premiers jours. C’était comme un trésor que Papa lui avait laissé en partant, et qu’il devrait retrouver intact à son retour.

» Un jour, Mama tomba malade. Gravement. Il n’y avait pas d’argent à la maison. L’idée m’est venue de vendre le portrait de mon père au marché, ou de le donner en gage. Il pouvait servir à décorer un salon. C’était le seul objet qui avait de la valeur dans la maison. Les gens mettent chez eux des personnages de toutes sortes. Qui n’a pas la photo de son marabout chez lui ?. Avec son grand boubou blanc immaculé, mon Papa pouvait  entrer dans la galerie des saints enturbannés qui encombrent les murs de nos salons et chambres. J’espérais pouvoir tirer de l’argent de ce portrait paternel pour soigner Mama.

» Je suis allée au grand marché de Pikine avec la photo de Papa sous le bras, poursuit Fatou. Je me suis rendue chez un riche commerçant qui a fait fortune dans la vente de posters de chefs religieux de guides des confréries. Il a pris la photo, et l’a longuement regardée. Il l’a retournée dans tous les sens. Ensuite il l’a longtemps fixé, comme pour le replacer dans sa mémoire. Et brusquement le déclic se produisit :

— Mais, c’est Sékou Touré, le guinéen, s’écria-t-il subitement.

– Non, cet  homme est mon père,  protestai-je vigoureusement.

– Tu es la fille de Sékou Touré ! insista le commerçant, sur un ton volontiers railleur.

–   Non, je suis la fille de cet homme sur cette photo, répondis-je.

Pour coupé court, il sortit de sa boutique un autre portrait du même personnage dont je venais d’entendre parler pour la première fois. La légende était sans équivoque…

»  Mama devait mourir quelques jours après. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler de la photo qui était au salon. En vérité, Mama ne m’a jamais dit que cet homme sur la photo était Papa. Mais, j’avais supposé que, comme tout le monde, je devais avoir un père. Et cette présence masculine qui accaparait l’attention maternelle devait être un père…

» Je n’en veux pas à Mama. Moi-même, je sais maintenant combien il est difficile de dire à un enfant que son père est parti un bon matin sans laisser de nouvelles. »

NB : J’ai transcris ici les propos de Fatou en essayant de lui donner une cohérence et rester fidèle à son récit. Je me suis résolu à publier le texte  tout en étant conscient de ses lacunes. Fatou m’a donné l’accord de le partager avec les lecteurs de ce blog. J’ai amputé, tout en me demandant si cela n’a pas tué l’intérêt du récit, certains passages de sa vie personnelle, comme son passé de prostituée à Dakar,  une expérience qui lui a laissé, entre autres, cette peau de hyène.  Ce n’est pas la seule précaution que j’ai prise. J’ai changé son nom. Fatou est le nom d’emprunt que se donnent les bonnes sénégalaises. 


24 heures à Pikine

 Savoir vivre parmi les parvenus, supporter les gens de mauvaise humeur  et leurs odeurs et veiller sur le sommeil des voleurs de courant.  

Au petit matin, j’ouvre les battants de ma fenêtre qui donne sur la rue principale à Pikine, Tallyboubess. Devant moi, une longue journée vide et oisive me tend les bras comme une pute fauchée.

Je sors prendre de l’air. Par une belle matinée ensoleillée, je me fraie difficilement un chemin sur les trottoirs de Pikine encombrés par les étals des marchands et les épaves de voitures. Un coup de klaxon appuyé me fait tourner la tête. Roulant à vivre allure, l’homme au volant de la Lexus sort au-dessus de la vitre un bras vigoureux, bien nourri où scintille un bracelet-montre neuf. J’ai à peine eu le temps de reconnaître un vieux camarade de classe du primaire que la voiture disparait dans le grouillant flux des voitures des gens qui vont au boulot. Cet ancien cancre, incapable de réciter les jours de la semaine, a l’air bien malin ce matin au volant de sa rutilante bagnole.  En me plantant là sur le trottoir, j’ai l’impression qu’il m’a tendu la langue : « Hé, à quoi le génie, ça t’a servi d’être premier de la classe toute ta vie ?» Je réprime difficilement mes échecs mes frustrations de célibataire désargenté.  Cet imbécile m’a surtout gâché la journée.

Si dans mon quartier à Pikine, vous saisissez, en plein jour, quelqu’un par le bras et lui demandez : «Etes-vous heureux de vivre ici, dans ce trou perdu ?», que croyez-vous il vous répondra ? Vous verrez qu’il écarquillera les yeux, avant de vous les braquer grands ouverts, ébahis, comme si c’est un extra-terrestre l’avait accosté au milieu de la rue. Pour un Pikinois, (c’est comme ça qu’on nous appelle) cette question ne fait pas plus de sens que si l’on vous demandait : «Que faîtes-vous sur terre ? »

Vendredi soir, dans le car rapide, ces tas de ferraille vecteurs de tétanos, qui servent de transport dans la banlieue dakaroise, une violente dispute éclate entre deux dames. Ce sont deux de ces femmes potelées, pré-ménopausées à la peau dépigmentée, sentant la sueur de la veille. Elles sont de celles qui se lèvent à 5 heures du mat, la bassine sur la tête, pour aller vendre le poisson en ville. Ces querelles de femmes vendeuses de poisson sont fréquentes dans les transports en commun surchargés, surtout le soir. Les nerfs sont tendus. La moindre friction est prétexte pour laisser exploser sa colère, attisée par la fatigue, le manque de sommeil, les privations quotidiennes et le basculement hormonal causé par la ménopause. Les deux femmes s’échangeaient les pires insanités se traitant de putes, d’épouses mal b…. Elles criaient plus fort que le mbalax déversé plein pot par les vieux hauts parleurs du car rapide. Un homme, la cinquantaine, élégant dans son costume sombre à fines rayures, jugea sans doute qu’il commençait à faire trop de boucan dans le car. Il usa alors de sa voix la plus masculine pour faire taire les deux bonnes dames.

–         «Mesdames, franchement là, hein vous en bouchez un coin, là», lança-t-il dans un français sans tache.

L’homme fit grand effet. La dispute cessa sur le champ.  C’est d’ailleurs tout le car qui s’est immédiatement tu.

Tenant à laver l’affront sur-le-champ, en français, l’une des protagonistes  répliqua au respectable monsieur en costume : « Hey Moussé, on t’a pas conzigué, reste à l’infinitif !»

La nuit, comme vous savez, j’ai souvent des insomnies. Pour les gens comme moi qui ne font rien de leur journée, le sommeil est un luxe. Au beau milieu de la nuit, il m’arrive d’entendre tinter le grelot d’un cheval à trois pattes échappé de l’étable de la légende.  M’arrive de loin le cri des bébés insomniaques qui se mêlent aux jappements de chiens bâtards. J’entends aussi le ronronnement des frigos branchés nuitamment dans le secteur de la Sénélec, la Sénégalaise de l’électrique.

 


Balzac et moi

Je reviens toujours à Balzac quand je suis en panne de lecture. En plus c’est un excellent somnifère- ce qui n’est pas rien pour un célibataire oisif habitué à passer des nuits blanches. On peut craindre le style ampoulé et enflammé, mais La Comédie humaine peint un magnifique tableau de l’envie de parvenir dans une société où l’argent est la valeur suprême. Je suis sans doute un modèle de l’anti-héros balzacien. Je possède trop peu cet esprit de conquête qui caractérise les personnages de Balzac – ne serait que pour draguer une fille, me fut-elle largement accessible- afin je l’espère – comme la fille du gardien de notre miteux immeuble.

J’ai ouvert donc La Cousine Bette. Je possède un vieil exemplaire aux pages jaunies, à couverture rouge, trouvé au marché Colobane. Je l’ai acheté donc à un prix modique pour le sauver du soleil où il était exposé, en attente d’un improbable lecteur. Puisque, ce n’est pas une œuvre inscrite au programme scolaire, son calvaire n’était pas près de se terminer. Et, d’ailleurs qui a le temps de lire dans ce Dakar pollué, gagné par la fureur de survivre. Et surtout un Balzac de 400 pages et poussière.

En plus, j’éprouve donc de la compassion pour ces pauvres bouquins cramés vendus en vrac, ouverts aux quatre vents sur les trottoirs de la capitale. Ils ne connaîtront pas le sort enviable de leurs semblables soigneusement rangés et époussetés sur les rayons climatisés du Centre culturel français.

J’ai ouvert donc le bouquin, La Cousine Bette. C’était un matin frais et calme. Je suis tombé sur un passage où Balzac exalte avec sa ferveur habituelle la passion quasi charnelle qu’est l’acte de créer, et écrire en particulier. On découvre combien écrire est exigeant en efforts, et en sacrifices. C’est un talent fragile et capricieux. Il a besoin d’être constamment nourri, entretenu et consolidé. En relisant ce passage, j’ai compris que le sacerdoce de l’écriture n’était pas à la portée de tous. Je suis devenu plus indulgent à l’égard de ceux qui ont rangé leur plume et de tous ces « intellos » sénégalais omniprésents dans les médias et qui n’ont jamais écrit une phrase.

Extraits

« Penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation délicieuse (…) Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher ! (…) ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature (…) c’est l’Exécution et ses travaux. La main doit s’avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l’amour n’est continu.
Cette habitude de la création, (…) cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L’Inspiration, c’est l’Occasion du Génie. Elle (…) n’a pas d’écharpe par où le poète la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations qui souvent s’y brisent. Un grand poète de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant : « Je m’y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin… »
Balzac : La Cousine Bette

 

Enfin, et c’est la chose qui me plaît le plus dans cet extrait : j’ai retrouvé le sujet d’une composition française : « L’inspiration, c’est l’occasion du génie ». Cette citation de Balzac avait secoué nos jeunes méninges. Un ami, devenu un journaliste réputé, m’a confié qu’il s’était confronté à cette dissertation au lycée. Il avait commencé sa copie ainsi : « Personnellement, je ne crois pas à l’inspiration. C’est une bêtise romantique qui ne mérite pas qu’on perde notre temps ! » C’est son avis !  Mais cela n’a pas plu à son prof de français, qui l’a pris pour une attaque… personnelle. Mais ça, c’est une autre histoire…


J’ai regardé mon père

Vous manquez d’inspiration, vous ne savez pas sur quoi ou qui écrire, regardez votre père. Il y a de nombreux livres à écrire sur un père. Rien de lui ne laisse indifférent.

Seulement nos pères nous ont transmis tellement de choses que le détachement nécessaire à l’écriture est parfois  presque impossible. Mais si vous voulez écrire apprenez à observer votre père. Scrutez ses moindres détails. Tout chez lui est objet d’écriture. Regardez sa façon de croquer la noix de cola rouge au coin de la bouche entre ses dents cariées. Voyez comment il vous regarde, en clignant de l’œil, comme s’il était gêné par la fumée de cigarette. Admirez  la manière dont il pose sur sa tête blanchie son bonnet de fez rouge, en équilibre précaire.

S’il est mort, comme le mien, ressortez ses vieilles photos. Il n’a rien de mieux qu’un père mort pour raconter des histoires. Ses vieux clichés en noir et blanc rongés par les mites sont une précieuse source d’informations sur nos pères. D’ailleurs moi, c’est quand mon père est mort, enterré six pied sous terre que j’ai pu réellement l’observer. En regardant une photo prise juste avant son décès, j’ai pu pour la première fois le fixer droit dans les yeux, sans sourciller ; ni risquer de croiser son regard. Et surtout, j’ai évité la baffe qu’il m’aurait immanquablement administrée s’il était vivant : « On ne dévisage pas son père. Mal éduqué ! »


Le succès croissant du zikr

Le soir à Pikine, les jeunes de mon quartier s’adonnent au zikr. Ils se regroupent à l’angle de la rue mal éclairé par le poteau électrique et chantent les louanges de leur marabout.

Le soir, le zikr est la principale activité des jeunes des quartiers populaires de Dakar.

Le zikr finit tard dans la nuit. Si vous considérez que c’est du tapage nocturne, c’est que vous n’êtes pas prêt pour vivre dans mon quartier. La manifestation ne dérange pas grand monde. Ils sont rares, ceux qui, ici, se lèvent tôt pour aller au boulot.

Le rituel est le même. Les adeptes du zikr forment un cercle tournant autour du chanteur principal. Ils dansent sur les rythmes du khiin, ce court tam-tam au son sourd, porté en bandoulière. Ils se déchaînent, tombent en transe, pleurent, se défoulent tout en reprenant en chœur les mélodies. Les paroles font l’éloge des  marabouts, ces guides religieux très influents dans la société sénégalaise.

Le zikr en pleine rue est une création des baay fall, ces jeunes hommes vigoureux issus de la puissante confrérie mouride. Les baay fall ont un style très remarquable. Habillés en patchwork, ils ont de longues et épaisses dread locks, l’effigie de leur marabout en pendentif. Ils portent  au tour du cou des chapelets avec des perles grosses comme des cailloux de plage.  Le jour, on croise les baay fall presque partout dans les grandes artères de Dakar. Ils tendent énergiquement aux passants une petite calebasse ornée d’arabesques coraniques. Ils collectent ainsi le «adiya», le pécule qu’ils sont sensés reverser à leur guide spirituel… La nuit, les baay fall se regroupent et chantent leur marabout.

Aujourd’hui, le zikr dépasse largement le cadre confrérique. C’est un phénomène social qui amine la vie nocturne des quartiers populaires à Dakar : A Pikine, à Grand Yoff à la Médina, etc. Les jeunes s’y adonnent tous les soirs. La fièvre a même gagné les campus universitaires.

Les jeunes gens de quartiers pauvres trouvent dans le zikr un antidote contre l’oisiveté. Ils ne sont pas toujours bien vus. On les assimile souvent à des délinquants et des fumeurs de chanvre. Ce qui n’est pas totalement faux. Ce qui est sûr, c’est que le zikr leur procure une autre forme d’ivresse…

Le phénomène a ses stars. Ndiogou Afia, 28 ans, est l’une d’elles.  Elégant, l’allure fière, il a grandi à la Médina, quartier chaud de Dakar qui a vu naître Youssou Ndour, la grande vedette de la musique sénégalaise.

Ndiogou Afia a une belle voix de ténor, éraillée, presque mélancolique. Ses chansons sont inspirées des poèmes de Serigne Touba, le fondateur de la Mouridiya. Il chante aussi des thèmes plus profanes.

Les fans de Ndiogou Afia s’échangent ses sons sur leurs téléphones. C’est sa voix qui les accompagne quand ils prennent le thé pour meubler leurs longues journées. Ils la mettent dans leurs écouteurs pour se muscler sur les plages sableuses et ensoleillées de Thiaroye, le village des pêcheurs.

Le succès croissant du zikr est un symbole de la montée des valeurs religieuses dans la société sénégalaise.

Signe des temps : Ndiogou Afia est de plus en plus demandé pour animer les baptêmes et les mariages. Dans ces cérémonies, le zikr a tendance à remplacer les sabars, les traditionnelles séances de tam-tam, jugées parfois « obscènes ».


Le matin où la fille de ma voisine a été donnée à son mari et où Maha Diop est mort

Je me suis réveillé fauché ce matin.  Même pas de quoi acheter une tasse de café à 50 F. Assis sur ma terrasse, je contemple Pikine, la banlieue fatiguée de Dakar. Toujours les mêmes scènes de rue. Les hommes passent, pressés. Les enfants mendiants trainent dans les rues,  déguenillés, un vieux pot de tomate dieg bou diar* sous l’aisselle. Des cheveux faméliques, intoxiqués par le Co2 de la circulation, s’époumonent à tirer leurs charges d’ordures ménagères.

Je tue le temps en tapotant sur le clavier de mon vieil ordi acer. Je tape tout ce qui me vient à l’esprit. Sans café, il est difficile de me concentrer. En face de moi, ma chatte noire, Mousmi, sommeille sur un matelas élimé. Elle ne dort pas tout à fait ; elle me regarde d’œil malicieux à moitié ouvert, espérant des miettes d’un petit déjeuner qui ne vient pas.

Il a plu ce matin à Pikine. Le ciel est dégagé. Le soleil brille. Je n’ai pas pris encore de douche. Je n’ai pas fait ma prière de ce matin. Il est presque midi.

Mousmi se détire sur les cousins. Elle ouvre sa petite gueule de félin et tend une petite langue rose.

Sur ma terrasse, je surplombe les paquets de maisons serrées comme de grosses boites allumettes en béton. J’aurai pu me trouver n’importe où le soleil brille. A Caracas, à Manille, à Kaolack. Des bruits familiers me reconnectent à cette grouillante banlieue de Dakar. Je suis à Pikine. Aucun saint n’a béni ce quartier. Les politiciens ne s’y risquent en tant de vote. On y mène une existence ordinaire et pauvre.  Un mélange de fainéantise, d’ennui et de rêves.

Le linge que je vois tendu dans les cours des maisons était sur le dos de mes voisins hier. Sur un tee-shirt, il y a la photo de Wade, en l’envers, qui balance, comme si le vieux était pendu par les chevilles.

La chatte Mousmi a quitté son matelas pouilleux pour aller se recroqueviller sur mon vieux pull noir recyclé en serpillère. Ses allaites sont basses. Elle a mis bas il y a trois jours.  Mais elle a pris le soin de cacher ses petits quelque part dans la maison. Sinon, elle sait ce qui les attend. C’est une habitude détestable des familles sénégalaises que de jeter les petits chatons à la poubelle.

On trouve des chatons orphelins aveugles, criant à se crever l’abdomen, sur le bord de la chaussée. Ils feront le repas des chiens errants et des corneilles qui se délectent de leurs intestins.

Moi, j’attends que les petits de Mousmi soient sevrés pour les amener à la décharge du marché aux poissons. Ils seront mieux là-bas. Déjà que j’ai du mal à nourrir correctement leur mère !

Je  suis sur ma terrasse, torse nu. Je porte un vieux short en nylon rouge avec trois rayures blanches sur les côtés. Ce sont les couleurs de mon équipe de foot de quartier. Ils sont en finale pour la première fois depuis vingt ans.  Les jeunes  ont repeint tout le quartier en rouge.

Pour trouver de quoi écrire dans mon blog, je me demande souvent ce que je compte faire de ma journée. Très souvent, la réponse est rien.  Aujourd’hui, il se passe quelque chose dans le quartier. Le vieux Maha Diop est mort. Il allait dans ses 90 ans.  J’ai entendu l’annonce ce matin tin** par le haut parleur de la mosquée. Il était malade, alité depuis quelques semaines. Je ne le voyais plus passer le matin devant chez moi, sa baguette de pain en main, une médaille de guerre accrochée à la poitrine. Il marchait lentement comme le premier homme à se tenir sur ses deux jambes.   Le vieux Maha ne se séparait jamais de sa médaille. Même nu, il trouvait le moyen de se l’accrocher. Ne me demandez pas où !

Il vivait seul dans une vaste maison à l’angle de la rue. Quand nous étions plus jeunes, le vieux Maha nous réunissait dans sa cour pour nous conter ses exploits de tirailleur sénégalais.

Il difficile d’imaginer un vieux sans souvenirs de guerre. Je ne sais pas ce que nous aurons à raconter à nos petits-enfants. Nos ébats dans des cages d’escaliers ?

Après l’annonce, le haut-parleur a formulé une prière pour le repos de l’âme de Maha, lui qui n’a jamais vu la couleur des tapis de la mosquée. Il se disait athée depuis son retour de la guerre.  La mort nous fait mériter plein de choses. Le nom d’un nouveau-né dans la famille. Le témoignage pieux des voisins. Les larmes d’un collègue. Seulement, on ne vit jamais assez pour voir ces choses là…

Pour trouver quoi écrire, je pourrais aller me promener dans les rues de Pikine. Sur les étals des vendeuses au coin de la rue, je trouverai la clémentine sucrée et des oranges du pays au goût acide. Les  vendeurs peuls pèlent les oranges en rondelles avant de les décapiter d’un coup de couteau. Je trouverai les grosses pastèques vertes entassées sur le bas-côté de la route. Je me plais à les regarder comme de gros œufs abandonnés par des animaux  du jurassique, et que les hommes saccagent gaiement.

J’aime bien acheter à  25 Francs Cfa, sur les tables des vendeuses ménopausées,  des sachets de thiaf ***,  la seule denrée qui échappe à l’inflation.

Il y a un détail qui allait m’échapper. Ce matin, avant l’annonce de la mort de Maha Diop, Asta, notre voisine est entrée dans la maison, émue, pour informer que sa fille a été donnée à son mari.  En clair, sa fille a été déflorée hier nuit à l’occasion de sa nuit de noces. Bien sûr, ce sont des choses que n’annonce pas le haut parleur de la mosquée.  Imaginez un peu le muezzin réveiller le quartier avec ce genre d’annonce : « Assala mou Aleykoum****, frères musulmans, la dame Asta vous informe  que sa fille a été déflorée hier nuit par son mari… » Non ce serait un sacrilège ! (Je vous ferai un jour la liste de choses que peut annoncer le haut-parleur de la mosquée, hormis l’appel à la prière, bien sûr)

Asta s’en est donc allée faire du porte-à-porte dans le quartier, annoncer que sa fille a été  déflorée…

Mousmi est partie discrètement allaiter ses petits. Elle s’est longtemps frotté la tête contre ma cheville, ronronnant, gonflant la queue. Mais elle a finalement compris qu’il n’y aura pas de petit-déj. Il y a des matins comme ça…

 

*marque de tomate concentrée

** tôt le matin pour les Sénégalais

*** arachide grillée

**** Paix sur vous


Kerbela

Une mendiante aveugle venait chaque matin, nous étions alors enfant, chanter devant la porte de notre maison. Elle arrivait à l’heure du petit déjeuneur, quand nous préparions pour aller à l’école. Elle avait une voix puissante et douce. Sa chanson avait la tranquillité d’une berceuse et la ferveur d’une prière matinale.

On l’appelait Yaye Coumba, «la mère non-voyante», en wolof. Je crois que personne ne connait son véritable nom.  Ni où elle habitait d’ailleurs. C’était une dame entre deux âges, le teint foncé, à la carrure forte. Elle s’arrêtait devant chaque porte de maison pour entonner sa chanson mélancolique.

En famille, on fredonne encore sa vieille mélodie. C’est un air connu par tous. Yaye Coumba chantait pourtant une tragédie,  le massacre à Kerbala et le martyre du Husein, petit fils du Prophète. C’est un gros morceau d’histoire musulmane tombé dans la légende populaire sénégalaise.

La chanson de Yaye Coumba a bercé mon enfance. Son timbre puissant résonne encore en moi comme un murmure et me reconnecte à une époque, pas toujours reluisante, mais harmonieuse. C’était les années 80-90. Avant que la dévaluation du Cfa ne viennent tout saboter.

Aujourd’hui, si Yaye Coumba revenait dans mon quartier, elle ne retrouverait pas son chemin. Elle venait à l’heure du petit déjeuner, or à Pikne, ce repas est un vieux souvenir de famille. Les gargotes à ciel ouvert ont prix le relais.  Elles pullulent dans le quartier et servent une nourriture abondante.

La plupart des familles que Yaye Coumba connaissait bien où elle venait chaque matin ont quitté le quartier ; elles ont déménagé dans les coins encore plus reculés de la banlieue. A la place, il y a des immeubles à plusieurs apparts avec une sonnerie.

Et puis les gens sont devenus tellement pressés, pris à la gorge par l’urgence de la survie. Je me demande bien qui dans ce quartier à encore le temps d’écouter la mélodie d’une vieille aveugle.