Jule

Nouss Nouss : du franco-arabe à savourer

crédit photo : Julie Tirard
Crédit photo : Julie Tirard

Imad, originaire de Syrie, et Cécile, arrivée de France, habitent à Neukölln depuis dix ans. Ils ne voyaient pas meilleur quartier pour ouvrir leur café-bistrot « multikulti ». A la lumière des bougies, le dos collé aux briques calligraphiées, on se régale de mets franco-arabes subtils et variés. La générosité, les saveurs, les couleurs de la cuisine orientale s’associent parfaitement aux classiques français. Les soupes, quiches, omelettes, galettes, se renouvellent chaque jour selon les ingrédients et l’inspiration du moment. Le « saroukh » (voir photo), sorte de wrap aux accents du Sud, se décline à l’envie : « halloumi », « kafta », « sujuk », on a envie de tout tester. En plus, tout est fait maison ! Mention spéciale pour le cheesecake et son coulis de fruits rouges…

Ici rien n’est fait à moitié : du thé 100 % bio, du café 100 % arabica, des ingrédients 100 % frais achetés dans les magasins du quartier, et un souci du détail qui fait toute la différence.

En français, en allemand, en arabe, en anglais, on y vient déjeuner, travailler, en famille pour le goûter, entre amis dans la soirée, partager un vin libanais…

Neukölln
Nouss Nouss
Weichselstr.7, 12043 Berlin
T. 030/5266911,
Lundi, mercredi, jeudi et vendredi : 11h00 – 22h00
Samedi : 13h – 23h
Dimanche : 13h – 20h
Prix : 2,50€ à 10€
U-Bahn : U7 Rathaus Neukölln / U8 Hermannplatz

Crédit Photo: Nouss Nouss
Crédit Photo: Nouss Nouss

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Parce que Berlin n’est pas plus safe

Sous les carrés lumineux du gate...
©Le Berlinographe

(Dimanche) 7 h. Enfoncée dans le canapé du Gate, je ferme les yeux. Je hoche la tête, ma jambe s’agite, le rythme, la musique, et impossible d’oublier.

5 h. Sous les carrés lumineux du Gate, je transpire. Je danse depuis trois heures maintenant. Allers-retours dans les escaliers, Mathieu à mes côtés, et impossible d’oublier.

1 h 30. Descente du S-Bahn à Jannowitzbrücke, Mathieu m’attend dehors. Serrée contre lui, entre ses bras frêles, mon visage dans le creux de son épaule, je respire son parfum, essuie mes yeux sur son pull, le S-Bahn passe, repasse dans mon dos, et impossible d’oublier.

0 h 30. Assise dans un bar luxueux à Potsdamer Platz. Discussion animée avec deux réalisatrices australiennes. Conversation passionnante sur l’art, la création, ce qui nous assemble et nous sépare, et impossible d’oublier.

(Samedi) 23 h 30. Je marche sur le trottoir dans le vent sous la pluie. Un taxi s’arrête, on m’invite, j’ouvre la portière, soulagée, m’installe au chaud, mais impossible d’oublier.

23 h. Debout dans le Kino 1 de la Haus der Kulturen der Welt, j’applaudis à m’en brûler les mains. Ma première Berlinale, magique, le bon lieu, le bon film, la bonne personne, Marie, mais impossible d’oublier.

20 h. Debout dans le hall, j’attends Marie, nos places à la main, le regard dans le vide, car impossible d’oublier.

16 h. Assise dans mon fauteuil, café à la main, Léa et Cross en plein débat linguistique, je caresse les plis sur ma jambe, et impossible d’oublier.

13 h. Allongée dans mon lit, je fixe le plafond, les larmes aux yeux, je m’enserre dans mes bras, pense à la chaleur de Thomas quand je l’avais contre moi, mais impossible d’oublier.

5 h 30. J’éteins la lumière, ferme les yeux, essaie de dormir, mais impossible d’oublier.

4 h 30. Assise dans mon fauteuil, je fixe l’écran de mon ordinateur, me concentre sur les voix qui sortent des haut-parleurs, et sens mon corps qui tremble, qui tremble, qui ne peut oublier.

2 h 30. J’appelle pour la cinquième fois Marie avec mes doigts qui tremblent, entre mes sanglots, ma gorge nouée, elle décroche. Je raconte, mets des mots sur les larmes. Puis c’est la colère, la haine, les insultes, la surprise.
-Non Jule, t’es pas la seule. Moi aussi. L’année dernière. Mais c’était en journée. En mai.
-Quoi ?! Pourtant Berlin c’est sensé être safe, putain ! Jamais, jamais je n’ai eu peur ici, jamais je n’ai flippé en rentrant à la maison. Jamais ! Et putain, tu peux pas savoir comme je lui en veux pour ça ! Combien de jours il va me falloir pour plus avoir peur ? Combien ?!
-Je sais… Mais je ne crois pas que Berlin soit plus safe qu’une autre ville. Enfin, je veux dire, pour les femmes, je crois que ça ne change pas grand-chose.
-Oui. Voilà. Exactement. Plus safe oui, pour les mecs ! Pas d’emmerde, pas d’embrouille, pas de vol de téléphone. Mais nous, femme on est, objet on restera. À ne pas oublier.

2 h. Je remonte la Hasenheide. Dernier croisement, je vois ma porte à quelques mètres, puis plus rien. Sursaut. L’homme à deux mètres de moi, arrêté dans sa marche par le feu piétons vient de faire demi-tour et se rue sur moi. Son copain l’attend tranquillement. Je sens les pierres du mur dans mon dos, mes bras coincés dans ses mains, il me susurre du dégueulasse à l’oreille. Je sens ses doigts plantés dans ma fesse gauche. Je finis par le repousser, la gorge nouée je veux crier, mais je n’y arrive pas. Je me contente de le pousser encore, de toute ma haine. De mes yeux ahuris, je vois la surprise dans ses yeux, réflexe, je sors mon téléphone, et le vois s’écraser au sol. Tu fous quoi là ? T’appelles la police ? Son coude sur mon épaule, son pied sur mon téléphone, son sourire, son haleine. Sa main caresse ma joue. Je lis dans ses pensées. Du dégueulasse, toujours. Un vélo passe. Un homme sur un vélo. Libération. J’agrippe mon téléphone et me remets en marche, j’agrippe mes clés entre mes doigts, claque la porte du hall dernière moi, me précipite dans les 5 étages, ferme à double tour, m’effondre au sol. La marque de ses doigts sur ma fesse gauche.



Chen Che: laissez-vous ensorceler

crédit photo: Julie Tirard
crédit photo: Julie Tirard

Mystère… Ni vitrine, ni tableau, on traverse une cour d’immeuble entre les plantes en pot qui nous dépassent. Dépaysement… Pas de décalage horaire, pourtant, on a définitivement quitté Berlin. Presque fatigué du voyage, le corps s’apaise et se laisse guider sans crainte jusqu’à l’une des nombreuses tables de bois. Surprise… De petits oiseaux se sont échappés de leur cage et volent au-dessus de nos têtes. On découvre ainsi les décorations murales, le bronze, le bois, les orchidées, les mets inconnus dans les grands bocaux sur le bar. La serveuse toute de noire vêtue nous tend deux livres anciens – pardon, les cartes – que l’on feuillette du bout des doigts. La description de chaque thé suffirait presque à nous contenter, mais on se décide à tourner les pages jusqu’aux plats principaux.

Quand la serveuse revient avec notre commande, on oublie son absence de sourire, obnubilés par ce qu’elle tient dans les mains. 7,80€ vous êtes sûre, j’ai vraiment le droit de manger ? Les épices sont savamment dosées, les goûts se révèlent un par un : lotus, coriandre, gingembre… On est loin, bien loin des plats en sauce proposés habituellement dans les restaurants asiatiques allemands.

Rafraîchi par les arômes d’un jus mixé, on se laisse volontiers tenter par un thé ou un café. Mais là encore, pas question de retourner dans la grisaille berlinoise. Le café tombe goutte à goutte dans un verre de lait concentré sucré (presque un dessert !) et le thé se déguste d’arôme en arôme (4,90€). Pour plus de découvertes, un lait de riz aux fleurs bleues ravira les papilles.

Chén Chè, le lieu idéal pour un thé entre filles, un doux repas avec votre chéri(e), un déjeuner d’affaire car, bonne surprise, même la note est sucrée (plats à partir de 6,50€ le midi) !

Mitte
Chen Che
 Teehaus Berlin
Tous les jours : 12h-24h
Prix : 5,80€ à 9,40€
Rosenthaler Str. 13, 10119 Berlin
T. 030/28884282
E-mail : info@chenche-berlin.de
U-Bahn : U8 Rosenthaler Platz

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Comment Berlin crée à la ligne

Je me fais un plaisir de glisser entre les lignes
©Le Berlinographe

A Berlin il y a quelque chose de l’ordre du pas fini. Un entre-deux. Une volonté de. Probablement ce qui fait que les créateurs s’y sentent si bien. Artistes de tout milieux mais aussi entrepreneurs entreprenants. Il y a encore de la place. Pour soi, pour rêver, imaginer, participer. Je rêve, imagine, assise dans le S-Bahn, tranquille, de Jannowitzbrücke je rejoins Lichtenberg, appareil à la main. Ostkreuz, des travaux, Warschauer Str., des travaux. Partout des pierres, des grillages, des machines, pas d’homme bizarrement. Jamais vu d’hommes sur cette ligne. Tranquille. Le gris du ciel n’apporte aucune tristesse, l’immobile aucune parenthèse, ces scènes vivent, comme l’œuvre inachevée. Une toile inachevée, un texte en cours, une virgule, Berlin se ponctue de virgules, l’Etat construit les lignes, les hommes se font un plaisir de s’y glisser. Je me fais un plaisir de glisser entre les lignes, les lignes du S-Bahn, appareil à la main.

Quatre heures du matin, je rejoins Cross, ambiance noircie pour mieux colorer la ville, entre les pierres, entre les tuiles, histoires de toit, encore. Le bruit des bombes qu’on secoue résonne et se lie, grattement de la bille sur la feuille, j’écris, il peint, on rêve, on imagine, on bouge, on vibre, au rythme de la création, perpétuelle création qui comble les vides laissés par notre Berlin ensommeillée. Sous la ligne du sol, sur les lignes du toit, aspirons les lignes, fusion, occupons l’immense espace. Créer. La ligne se meut en courbe, enveloppe, réchauffe, rassure, libère en fait. Libère.


Comment j’ai perdu un ami

Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, j’ai perdu un ami. Un ami, un amant, un frère. A croire que tous ceux qui ne trouvent pas leur étiquette n’ont pas leur place dans ma vie.
On s’était retrouvés après deux années de silence, souvenirs d’enfance. C’était il y a deux mois tout juste. Un 31 octobre, je suis venue te chercher à l’aéroport, on a attendu le Ring sur le quai, en plein soleil, délicieux soleil d’automne. Je t’ai conté Berlin, t’ai emmené au Tempelhofer Feld, en souvenir de nos promenades, en souvenir de tes rêves d’avions. Assis dans l’herbe jusqu’à trembler de froid. On a pris un café à Neukölln, je t’ai pris la main, ai caressé tes doigts du bout des miens. Contente d’y avoir cru, fière de l’avoir déclamé à tous, partout, depuis toujours : qu’importe les frontières, qu’importe les obstacles, toi et moi, à la vie à la mort, quelque chose de magique, comme dans les Jeux d’enfants. Un frère, un amant, un ami. Mais l’inceste est condamnable, enfante le mal, j’enfante aujourd’hui. Les morceaux brisés de cette illusion raclent mes joues, poussés par mes larmes qui coulent, tombent au sol, je te vois passer la porte, encore et encore, et cette certitude aujourd’hui contraire, la certitude que tu n’entreras plus jamais. A la mort ce sera désormais.
Deuil à faire, d’un ami, d’un amant, d’un frère. De cette magie, de cette certitude, de cette fierté. Tu m’offres ce spleen horrible à l’heure où je savourais enfin cette solitude tant décriée les semaines passées. Tu m’offres ton spleen terrible, car ne me fait pas croire que ta vie aujourd’hui fait de toi un homme heureux.
Je t’aimais. Cherche un présent au passé : je l’aime, celui que j’embrassais à dix-sept ans, je l’aime à la vie, et penserai à lui chaque jour, sûrement chaque jour. Je penserai à eux, deux adolescents amoureux, sur les routes de France, d’Italie, d’Espagne, en train, en avion, en voiture, sans permis, à l’hôtel, sous la tente, sous les étoiles, assis en haut de la colline, une pizza à la main, les yeux perdus au loin, les lumières des villages, de notre village, la Sainte Victoire, rêvant à leur avenir. Finalement pas commun.
Tu as passé la porte, tout s’est éteint, la flamme, l’espoir, tout. Et mes yeux saignent. Ton verre de vodka m’a glissé des mains, en plein sur mon verre à vin, éclats de verre, coupure à l’œil. Comme pour mieux broyer du noir.


Street Food Thursday à la Markthalle

crédit photo : Julie Tirard
crédit photo : Julie Tirard

Tous les jeudis de 17h à 22h c’est soirée Street Food à la Markthalle IX.
L’idée ? Quitter les rues berlinoises, leur döner et leur curry wurst, pour partir à l’aventure aux quatre coins du monde ! Une vingtaine de stands sont ainsi réunis chaque semaine entre les murs de ce bâtiment historique, 120 ans tout de même !
On entre dans ce petit village avec délice, ambiance place de marché au rendez-vous. Ca grouille de monde, on se perd parmi les étals, on ne sait que choisir et les odeurs se mêlent pour faire gronder l’estomac. Comment se décider ? Du fromage suisse par ici, des drôles de sandwichs suédois par là, des burgers, des tacos, des crumbles, des huîtres, des crêpes, des gâteaux vegan, des glaces… Des petites choses toutes mignonnes, toutes plus appétissantes les unes que les autres, alors on finit par en prendre une, deux, trois, puis on s’arrête. A défaut d’être rassasiés c’est le porte-monnaie qui ne peut plus continuer. C’est ce qu’on reproche à ces Street Food Thursday : des petites portions rarement à moins de 5€, et des pfands élevés (prévoir 6€ pour un verre de vin 0,1…). Mieux vaut manger avant, grignoter ici et là par gourmandise, et partager avec les amis.

Alors pour vous aider à faire le tri, petit sondage auprès de mes voisins de table. Ils ont testé, ils recommandent :
-les assiettes fromage/charcuterie de Menze pour « mmmmmm » de plaisir (6€ + 3€ de Pfand)
-les cheesecakes suédois : à dévorer avant 19h30 car très vite en rupture de stock (3,5€ la part)
-les dumplings : 5€ le mix (2 bœuf, 2 crevettes, 2 veggie)
-les takoyaki : vous savez, ces boulettes japonaises au poulpe, à tomber ! (+/-6€)
-les tartines de viande (cerf, canard)

En bref, on aime : l’ambiance village, le lieu chargé d’histoire, le coin jeux pour les enfants, les grandes tablées où trinquer avec les voisins. On aime moins : les prix élevés, l’heure de fermeture : 22h00 ? Déjà ?! Bon, on reviendra !

Kreuzberg
Markthalle IX – Street Food Thursday
Eisenbahnstrasse 42/43
10997 Berlin-Kreuzberg
Email: info@markthalleneun.de
Tel: 030/577 094 661
Le jeudi : 17h00-22h00
Prix : 1,20€ à 15€
U-Bahn : U1 Görlitzer Bahnhof

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Parce que Berlin, c’est la maison

La Kammermusiksaal respire, grandiose, inspire, belle, juste belle.
©Le Berlinographe

Il y a de bons moments. Il y a de belles personnes. Et puis il y a ces bons moments qu’on partage… avec de belles personnes.

Il y a deux mois, je recevais deux invitations pour le récital de Paul Badura-Skoda à la Philharmonie. Du piano, belle perspective, et deux mois pour trouver quelqu’un avec qui y aller… L’occasion d’un premier rendez-vous… Ou d’un deuxième… Qui sera l’heureux élu rencontré d’ici là ?
Réveillée ce matin par le rappel de mon téléphone : Dans 10 heures, Philharmonie. Et pas de « date ». Seule dans mon lit. Une pensée pour Thomas, ça lui aurait peut-être plu… Mon téléphone vibre, appel de Cross :

-Tu fais quoi ce soir ? Nuit au Chalet ça te dit ?
-Non mais la Philharmonie, ça te dit ?
Silence à l’autre bout, j’attends un peu puis devance sa probable question :
-Pour un récital de piano, Cross, pas une soirée électro…
-Ah je me disais aussi ! Piano tu dis ?
-Du Chopin, tout ce qu’il y a de plus classique, aucun remix à l’horizon.
-Bah ouais, ok ! ‘Suis jamais allé.

20h00. Je rejoins Cross, bloc E, rang 2, place 7. C’est marrant, je connaissais la fille à l’entrée, elle nous a surclassés ! Je ris. Finalement, de la scène électro à la scène de la Philharmonie il n’y a qu’une cravate. Je me laisse tomber dans mon fauteuil de bois et me laisse submerger. La Kammermusiksaal respire, grandiose, inspire, belle, juste belle. Le Beau quand il est Juste sait faire le Bien. Sourire.

-C’est sûr que ça change du Chalet, hein !
Oui, c’est sûr. Quelques minutes plus tard, les lumières s’endorment, les claquements résonnent, les notes. Je me perds dans les notes. Mes pensées dérivent, plaisir de la musique classique… Mes nuits avec Thomas, les livres et le bois, Allan, le champagne d’hier, le chat qui meurt sous la fenêtre, Martin qui se perd, les sourires de Mathieu, il y a longtemps, et puis Chopin, Chopin et la Waltz Op. 64 n°2, frissons, frissons.

C’est la pause. Mes yeux dérivent encore, jusqu’à Cross, à ma droite.

-T’en veux ?
Devant mon nez, un énorme bretzel au fromage, acheté à l’entrée de la Philharmonie. Vous avez dis cliché ? Retour brutal dans mon fauteuil, mais délicieux retour au réel. Je ris à nouveau, me délecte de ce mélange de sentiments, si fort, si beau. Il n’y a qu’ici que mon cœur vit à cent à l’heure, saute et trébuche, de sentiments en ressentis, toujours sentir, faiblir, sourire, toujours sourire.

Les lumières s’endorment à nouveau, le piano s’éveille et je repars, Cross avec moi, son bras contre mon bras, plaisir du partage, le bon moment, l’instant juste. J’ouvre les yeux au son d’un murmure, celui de Paul Badura-Skoda qui nous présente le dernier morceau, la Symphonie n°9 en ut majeur, D. 944, le testament de Schubert, der Abschied, composée alors qu’il ne lui restait que six semaines à vivre. J’ai appris ce morceau dans ma jeunesse, je le comprends mieux maintenant, soixante ans plus tard. Rires amusés dans la salle. J’écoute, concentrée, plus attentive que jamais. Moi aussi je le comprends un peu, parce que ce soir surtout, il y a un goût de fin dans ma bouche. Mon corps tremble depuis trois jours, quelque chose a changé, quelque chose doit changer. Presque six mois exactement que je vibre au son de la capitale, chaque jour, chaque nuit, chaque seconde. Demain je rentre en France. Et avec mon avion s’envolent les quelques habitudes de ce premier quotidien. A mon retour, plus de Max, plus de restaurant, certainement plus de Mathieu, moins de Martin. Sept pages de pause, et un nouveau chapitre. Le deuxième, certainement pas le dernier. Nouveaux personnages, je les connais déjà, féminins cette fois, et n’en ai pas encore parlé. Sourire. Et puis cette fenêtre, qui me brûle, m’aveugle, m’obsède. Foutue fenêtre que je connais trop bien, ce vide derrière toi qui m’appelle, m’attire. Ce deuxième chapitre commencera par une chute, plonger, plonger au corps de mon cœur, écrire, écrire, écrire. Un exil, pour un deuxième roman. Vivre Berlin comme à l’origine : en écrivain. Applaudissements, départs, Cross enfoncé dans son fauteuil tourne la tête vers moi. Regard sur mes doigts qui s’agitent, il a compris.

-Eh Jule, c’est qu’une semaine hein ! Mardi, tu reviens à la maison !
Je souris, émue. A la maison. Exactement. Qu’importent les changements, qu’importent mes vies, mes choix, mes délires. Berlin. La maison.


Parce que la drogue donne et reprend, surtout reprend

devant l’ordinateur, consommant son plaisir-minute, cette jouissance-minute, du fast-enjoy à revendre.
©Le Berlinographe

Je tombe dans mon fauteuil, essoufflée, 5 étages absorbés en courant presque. Enlève mes chaussures, mon bonnet, attrape mon carnet, écrire, écrire pour ne pas oublier. Son visage, ses mots, ma terreur. Ecrire.

Trois heures plus tôt. Prenzlauer Allee. Dans son appartement de bois et de livres Allan sourit, me ressert un verre de vin, s’enfonce dans le canapé, inspire la fumée de sa cigarette. Je souris à mon tour, doucement, avale une gorgée rouge, lentement, et cherche une réponse dans ses yeux. Pourquoi suis-je venue jusqu’ici ? Ce livre il aurait très bien pu me l’apporter au restaurant demain, inutile de venir le chercher. Je voulais le voir de plus près je crois, ce garçon entraperçu jusqu’ici sous la fumée noire du Berghain. Or, ce que je vois dans ses yeux ne me satisfait pas. Je connais ce regard, un regard bon, d’un homme intelligent, où brille toutefois la flamme de quelque chose de mal, de malsain, la flamme de la folie, celle de ne plus faire partie du monde tangible. Nous partageons un canapé, c’est tout. Un canapé pour seule réalité commune.

-Imagine Berlin comme un club gigantesque où te perdre dans chaque ruelle

Imagine ? J’observe plutôt. Observe depuis des mois, à leurs côtés, de nuit. A ses côtés à lui je vois de l’intérieur, observateur soudainement infiltré. Ivre de cette bouteille de vin, ni bon ni mauvais, j’écoute ses mots, guette les changements de ton, les vibrations, j’apprends, dangereusement mais j’apprends.
Mon cœur s’accélère au rythme des idées d’Allan, de plus en plus folles, et je panique, devant ce discours insensé, devant ses idées égocentrées, d’un homme qui se croit tout puissant (effet principal de la c. m’apprendra Max), un Dieu de la sensation, un pharmacien de la nuit, que rien n’altère, qui maîtrise, tout, soumis à sa seule pensée.

-Moi j’ai une conscience extrême de qui je suis tu vois, j’ai des valeurs, donc les effets sont limités sur moi. C’est l’important : savoir exactement qui tu es. A partir de ce moment là, pas de danger. Tu veux essayer quelque chose ?

Non Allan, je ne veux pas essayer quelque chose, cri du cœur emballé, pas ça, pas ce soir, et surtout pas avec toi. Et dans ma tête s’immisce l’indignation, discrètement elle enfle, je repense à Mathieu qui m’avouait il y a deux mois avoir trouvé Allan chez lui, dans un état à vomir. J’avais jamais vu ça Jule, j’ai hésité mais je n’ai pas appelé une ambulance. Je crois que j’aurais dû.

Au regard de ce que je sais, ce que je vois, n’essaie même pas de me convaincre, tu achètes, vends, revends, dealer tu es – profit ou non, dealer tu restes, et assumé. Je me fous de tes yeux, tes arguments, je ne juge pas d’habitude, nos pertes communes m’inspirent et me consument, mais ton discours m’écœure. Tu n’es qu’un vendeur de mort, comme dit Max. Et dire que je t’ai défendu. Vendeur de rêves qui finissent en cauchemars, car la drogue est pernicieuse. Telle le diable elle aide, contente c’est sûr, mais chaque fois qu’elle donne, elle prend, chaque fois qu’elle donne, elle reprend, contrat signé de la narine. Alors ne prétend pas aider, pitié, et regarde toi en face, regarde les autres en face. Surtout les autres oui. Je me réjouis de voir Martin heureux mais pleure de savoir d’où viennent ses sourires. Je n’oublie pas Mathieu, que je n’ose plus appeler ni voir, de peur de voir son corps se décomposer devant moi. Tous deux liés à toi ces derniers mois.

L’indignation, la colère ont comprimé la peur, et j’ai la force de sortir de ce canapé. Ainsi s’achève ma leçon de ce soir. Les mots se forment dans ma tête quand j’enfile mon manteau, mes chaussures. Je regarde mes pieds, contente qu’ils appuient sur le sol. Contente qu’ils ne creusent pas la terre, qu’ils ne glissent pas sur l’air, contente d’avoir un présent, et un futur. Je jette un œil dans le salon, Allan s’est installé devant l’ordinateur, consommant son plaisir-minute, cette jouissance-minute, du fast-enjoy à revendre. Bon sang regarde-toi Allan, piaffant d’envie, listant les excuses qui prendront ta place au travail demain soir, choisissant ton club pour les quinze prochaines heures, écoute-toi, toi qui me propose ça et ça, quand j’ai déjà dit non, trois fois dit non. Un dernier regard sur ton corps frêle, ton visage blanc et je claque ta porte. Regagne le tramway un peu plus loin, m’assois dans le froid. Si un jour la vie ne vaut plus la peine, alors je le jure à mon cœur, tout sauf ça. Tout sauf ça. Et ne me fait pas croire que je n’y comprends rien. Je crois plutôt que je comprends trop bien.


Parce que les belles choses méritent qu’on les savoure

et des sapins qui agonisent, témoins d’un passé révolu.
©Le Berlinographe

– Tomber, ne pas tomber, frontière délicate mais délicieuse avec toi. Tu manques déjà, à mes mains, à mes draps.

J’ai jeté mon sapin. Comme ça, dans la rue, comme tout le monde, Noël, Nouvel an, fin de ces deux intenses semaines, entre oubli et magie, nouvelle année, et des sapins qui agonisent, témoins d’un passé révolu. Et avec lui, avec eux, Thomas est descendu dans la rue. Dans ma rue. Il est parti ce matin. Comme cet été, un avion, un baiser, envolé. Ou plutôt non, pas comme cet été…

Souvenir d’une nuit, fin du mois d’août, nous buvons du vin à ma table, seul meuble de mon appartement en travaux. Odeurs de peintures fraîches, un vieux matelas au sol, des valises qui débordent, un parquet sans ses plinthes, des fenêtres sans rideaux, des étoiles, un vent chaud. En froid et bouillants à la fois, deux uns terrorisés par l’autre, irrémédiablement attirés et prêts à s’en punir pour autant. Lui sur un tabouret, moi sur mon coffre en osier, je pose mon verre. A la force du vin je délire sur mes rêves, des rêves de loft grandiose au cœur de Mitte, vue sur la Fernsehturm, une table immense, une baie vitrée, une bouteille de vin, pause, regard sur mon 30m2 en chantier, un bien meilleur vin et… et lui, Thomas. Aucun mal à le placer alors dans ce décor fictif. Dans mes rêves d’avenir. Mes yeux se lèvent vers lui, portes ouvertes à mon cœur, et il me plante là. Pas de réponse, un sourire, toujours ce même sourire qui m’empale à ma place, fait plier ses yeux où se reflètent les bougies sur ma table, il me plante là, moi, mon vin, ma baie vitrée, avant de se jeter sur moi. C’était il y a cinq mois maintenant. Début septembre, on se quittait par messages en s’engueulant, l’un n’ayant pas le temps de traverser la ville pour dire au revoir à l’autre, ou serait-ce l’inverse. Indisponibles tous les deux, terrorisés c’est sûr. Dans les semaines qui suivent je ne vois plus que moi dans le reflet de la baie vitrée de mon loft grandiose, moi et mon verre de vin, mes bougies, mes vinyles, jusqu’au 31. Jusqu’à la nuit du 31. Jusqu’au toit, aux feux d’artifice, jusqu’à mon cœur qui explose, explose, explose. Jusqu’à le voir devant moi, sur ce trottoir, dans cette rue de Charlottenburg, au milieu des garçons.

– Pourquoi t’es bien avec moi ?
– Parce que je choisis pas, c’est toi c’est tout.

On grandit en quatre mois. Lui loin de Berlin, moi en son cœur, voilà comment nous accorder finalement. Trois nuits passées avec Thomas. Trois nuits où tout explose, où je tombe, et tombe, chute agréable où l’on sourit beaucoup, niaisement oui et alors ! Et où le reste ne compte plus, seul le présent a du goût, les autres en fait on s’en fout. Mais Thomas est parti ce matin. Sans message cette fois. Et conscient de me perdre à nouveau. Je l’ai guetté par la fenêtre, l’ai regardé traverser la rue, son sac sur l’épaule, ai regagné mon lit, mes draps, mes vêtements balancés çà et là. Et comme la dernière fois, une sensation subtile, celle que ça ne peut s’arrêter comme ça. S’il n’y a pas d’au revoir c’est qu’il y aura un revoir. Alors attendons, prenons notre temps, les belles choses méritent qu’on les savoure, or je suis bien d’accord sur une chose Thomas… c’est beau avec toi.



Parce qu’à Berlin, Silvester est un puzzle de sensations

qui explose, explose, explose
©Le Berlinographe

Avoir peur du bruit, une semaine avant la nuit. Acheter un casque, en être fière, le laisser sur la table, problème de vestiaire. Sortir dans la rue, accrochée à un bras amical, se serrer contre, fermer les yeux, les doigts sur les oreilles, le cœur qui bat, et aimer ça. Prendre le métro, la tension qui monte, les pétards qui explosent, station après station, les cris, les doigts sur les oreilles, et aimer ça. Sortir dans la rue, accrochée à un bras amical, se serrer contre, fermer les yeux, mais pas trop, histoire de savoir où l’on va. Retrouver les amis, les serrer dans ses bras, traverser la cour puis descendre à la cave, boire un verre, regarder l’heure, retourner dans la rue. Dire bonjour à ceux qu’on n’avait pas vu, les doigts loin des oreilles, les yeux grands ouverts, les pétards qui explosent, adorer ça.

Dix, boire une gorgée de champagne, Neuf, sourire à J qui est là, Huit, regarder à droite, à gauche, ça pète, ça pète encore, Sept, apercevoir Thomas, le cœur qui bat, Six, lui sourire, Cinq, avoir la main sur son bras, échanger quelques mots, Quatre, lâcher Thomas, se tourner vers Z, J, H, attraper un autre verre, Trois, attraper le regard de Thomas, Deux, attraper un joint tendu, Un, inspirer profondément, Zéro. Recracher la fumée, la tête en arrière, les tympans qui explosent et les feux rouges, dorés, verts et bleus explosent, explosent, explosent. Sentir ma main qui se glisse dans celle d’une autre, dans celle de Thomas, et Thomas qui m’entraîne, le couloir, la cour, les escaliers, les étages qui défilent, le grenier, l’échelle en bois, la trappe et le toit. Les pieds sur les ardoises gelées. Sentir mon sourire, plus grand que jamais, illuminer mon visage, réchauffer mon cœur qui explose, explose, explose. Et les feux, partout. Je tourne, tourne, et tourne encore, partout, au-dessus des toits, des maisons, au-dessus des forêts, des parcs, au-dessus de Kreuzberg, Neukölln, de la Brandenburger Tor et du Schloß Charlottenburg tout à côté, et au-dessus de nos têtes, juste au-dessus, les fusées qui explosent, tirées par Max, six étages au-dessous. Mon amour pour cette ville, et tous ces gens dans la rue. Embrasser Thomas, en souvenir, car à minuit rien ne compte, un entre-deux entre deux chiffres, l’embrasser pour rien et pour tout à la fois, pour me prouver un je ne sais quoi, l’embrasser c’est tout, et tout explose, explose, explose.

Repartir dans les escaliers, s’arrêter en chemin, une porte qui s’ouvre et Martin qui m’entraîne. Deux cartes bleues, et un billet de vingt que je roule entre mes doigts, un doigt sur la narine, inspirer profondément, la tête en arrière, redescendre à la cave. Danser, danser, danser, serrer les amis dans ses bras, danser, danser et rire.

Partir dans la rue, courir sous les pétards qui explosent, courir jusqu’au quai, monter dans le Ring, s’asseoir et se calmer, mais sourire, toujours sourire. Arriver à Treptower Park, prendre à droite, traverser le pont, contempler l’eau, la ville, deviner la Fernsehturm dans le brouillard blanc, fumée des milliers de pétards qui ont explosé. Rejoindre la queue de la Renate, le noir de la nuit qui se lève, le blanc du jour qui nous berce, souhaiter la bonne année, entrer à l’intérieur. Danser, danser, danser, bataille d’oreiller, danser encore et se faire maquiller, on me souffle au visage, me met des paillettes plein la vue. Se perdre dans les salons, se trouver dans les escaliers, danser encore, s’allonger, fermer les yeux près du feu, les images qui défilent, les paillettes qui scintillent, le soleil qui brille, danser, sourire, aimer, aimer encore.


Comment c’était Noël? Berlinois.

du chou rouge, du chocolat, des pommes, du chocolat...
©Le Berlinographe

Mardi 24. Ai passé la journée enroulée dans ma couverture, guettant le livreur entre les chapitres de mon livre fraîchement emprunté à la bibliothèque de l’Institut Français. 17h00. Lasse d’attendre celui qui ne viendra plus, je pose mon livre désormais achevé, me met en route pour Reinickendorf. Mathieu s’ennuie, il a fini de tout préparer. Ma rue est noire, la Hasenheide est vide, désertée. Restaurants : fermés. Magasins : fermés. Lampadaires : pas plus lumineux que d’habitude. Dans la U8, des cadeaux, beaucoup de cadeaux, c’est amusant. Vingt minutes plus tard, je sors à Residenzstr., quartier résidentiel et familial, des décorations à toutes les fenêtres, je souris, enfin. C’est Noël non ? De loin, entre un père noël gonflable et un rêne lumineux je vois Mathieu sur son balcon, cigarette à la main. Derrière la baie vitrée j’aperçois la télé allumée. Envie d’un dessin animé.

1h00. Trois Disney Pixar et beaucoup de chocolat plus tard, retour dans la U8, fatiguée. Cette fois plus de cadeaux, peu de familles mais beaucoup, beaucoup de bières et de jeunes éméchés. Une nuit comme celles des samedis. Appel de Cross.

-Jule, on sort au Stattbad tu viens ?
-En club ? C’est Noël !
-Ben justement, grosse soirée.
-Vous sortez en club à Noël ?
-Bah oui, comme tous les ans.

Bienvenue à Berlin.

Mercredi 25. 12h00. Martin arrive chez moi avec sa barbe de Père Noël et dans son sac un poulet, du chocolat, du chou rouge à la pomme, du chocolat, des mandarines, des knödel, du chocolat, des noix, des pommes, du chocolat, de quoi faire du vin chaud, et des bougies à la lavande. Histoire que ça te rappelle un peu ton sud de la France. Martin passe en cuisine, je dresse la table, remplis un plateau de noix et de mandarines, allume les bougies, pense à Mathieu. J’attrape mon portable, écris un message.

-Hey Mat, bien dormi ?
-Pas dormi. Je suis sur un banc. Dans un parc.
-Passe à la maison, on n’a pas commencé !
-Je suis pas « en état » Jule…

Je pose mon téléphone. Une minute de silence. Je pense au jour où quelqu’un m’appellera pour me dire qu’on a retrouvé Mathieu sur un banc.

16h00. Mathieu est assis à table, le regard vide, il serre ma couverture entre ses bras, sourit quand même, culpabilise beaucoup, et mange quelques chocolats.

18h00. Message de Max, Martin part travailler, du monde au restaurant.

19h00. Je pousse les assiettes, fais un peu de place à mon cahier, Mathieu s’est endormi dans son fauteuil, sa main posée sur mon bras, les yeux cerclés de noir. J’ai encore trop de mal à poser mes yeux sur lui, à parler avec lui, et même dans le silence, sa présence n’est qu’une absence. De lui, de tout. Ma lèvre tremble, mon crayon aussi. Je le veux loin, le plus loin possible, je pousse sa main.


Parce que « feiern » (faire la fête) ne doit pas être un quotidien

Plantée sur le Ku’damm, devant les portes de l’Institut Français, la bibliothèque n’ouvrant qu’une heure plus tard, je décide de patienter au … sur la Kantstraße, à deux pas. J’espère y trouver Benoît, Steph ou Lars, bref, l’un des garçons pour me servir un thé discrètement et discuter un peu. Je passe les portes avec un peu d’appréhension, mais c’est bon, Lars est derrière le bar, Benoît en salle. Je m’installe sur mon tabouret habituel, Lars me tend un thé vert.

-Tiens, on nous a filé ça en extra, je sais pas ce que ça vaut.

Le palais des thés… Souvenirs français… Les mains pleines d’assiettes vides, Benoît me donne un léger coup de coude avant d’entrer en cuisine.

-Remise de ta soirée de samedi ? Comment va ta rose ? 

Je souris bêtement, change rapidement de sujet, questionne Lars sur Noël qui approche, savoure mon thé. Manque de le recracher dans la tasse. Mathieu est aussi en service. A quelques mètres de moi, de profil, prenant une commande. A la lumière du jour. Sobre. Première fois que je le vois depuis plus de trois semaines de silence. Son reflet, fantomatique, flotte entre les tables du fond, un pâle sourire sur son visage froissé. Il jette un œil vers le bar, me salue de la tête, surpris. Ma main a un soubresaut, mon cœur a un soubresaut, mes yeux se piquent de larmes. Il disparaît en cuisine. Il disparaît. Le visage droit et fier sur lequel j’avais tant écrit l’année dernière n’est plus, lavé, lessivé, remplacé par ce masque de douleur penché, aux traits tirés et bizarrement arrangés. J’ai tant écrit sur ce visage, des histoires de café, de monstres, de vin rouge, des histoires de désir, de sensualité. Un monstre dans mon café, métaphore d’une nuit, octobre 2012, Prenzlauer Berg, réalité d’aujourd’hui, décembre 2013, Charlottenburg. Il est debout, à quelques centimètres sur ma droite, plie des serviettes, mécaniquement. Je fixe ma tasse, mécaniquement, questionne Lars, mécaniquement, ris aux blagues de Benoît, tout, tout pour ne pas le voir, regarder au travers de son corps transparent.

-Mathieu, depuis quand tu n’as pas mangé ?
-Je ne sais pas.

Quatorze heures, je m’envole pour la bibliothèque, retrouve Kreuzberg et mon chez moi, prépare quelques tartes pour le restaurant. Seize heures, Mathieu est à ma porte. J’ouvre, l’estomac retourné, retourne en cuisine. Il est debout au milieu du salon, le regard perdu dans mon sapin, touche du bout des doigts une guirlande. J’approche un fauteuil, l’enveloppe dans une couverture, lui sert une part de tarte, du café, ne dis rien. Le ventre noué, les yeux brumeux, je détourne mon visage, fait durer la vaisselle.

-Je veux mourir Jule.
-Je sais.

Et je ne peux rien faire.


Pourquoi je hais ce brouillard berlinois

Alors quand la journée déçoit, noyée dans un brouillard humide
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Il y a quelque chose de l’ordre de l’exceptionnel, du magique, à vivre de nuit à Berlin. Passé 1 heure, la fatigue a beau se rappeler à mes yeux, à mes jambes, aux frissons sur ma peau, il m’est impossible de gagner mon chez moi, de renoncer à cette nuit. De la même manière qu’il ne me viendrait pas à l’idée de me coucher à onze heures du matin, je me sens ridicule quand je pense à mon lit à deux heures du matin. Comme si j’allais louper quelque chose, la magie d’un ailleurs. Comme si une porte s’était ouverte, sur un autre lieu, un autre temps. Combien de fois ai-je rencontré des gens passé deux heures du matin, ai-je ressenti des choses étranges passé deux heures du matin. Les émotions sont plus fortes, les rencontres plus directes, le silence ne tait pas, mais révèle les sentiments. Une rencontre dans un bar presque vide, une discussion dans un taxi, et surtout, surtout, les bus de nuit. La nuit à Berlin rapproche les êtres. Ce soir j’ai vu mon premier renard.

Alors quand la journée déçoit, noyée dans un brouillard humide depuis six jours, la nuit se fait charmeuse, pleine de promesses. Le gris disparaît au profit de lueurs électriques, mystiques, nostalgiques, de fantastiques souvenirs se rappellent à mon cœur et je rêve de m’y fondre, j’oublie le jour, dégoûtée par ce brouillard humide, je refuse d’y entrer et aspire à quelque chose de plus beau. Sauf qu’au pays du discount l’exceptionnel ne se vend pas à prix bas, on ne le trouve pas en soulevant des verres, surtout, il déteste qu’on le cherche.

Je rumine cette idée ce matin, la tête dans un sceau, ma main cherchant ma bouteille d’eau, et j’entends Berlin rire de moi. Je recrache le brouillard froid qui a pris mon cœur en otage, voilà six jours, comme il a pris la ville. Il flotte devant moi et lui aussi se joue de moi. Il s’est fait maître de mon cœur, révélateur d’une solitude hivernale bien trop froide, le dirige, me plongeant droit au fin fond de ces nuits berlinoises où se rencontrent les âmes solitaires, autrefois solidaires, en quête de douceur, de chaleur, d’une caresse. Jamais je n’avais senti cette mélancolie aussi fort qu’à Berlin. Jamais je n’avais rencontré autant d’âmes malheureuses, prisonnières d’un spleen qui paraît éternel, tonneau des danaïdes, empli d’alcool, de drogues diverses.
Je m’assois sur le carrelage de ma salle de bain, recouvre la vue, mes yeux brûlés par la lumière noire des miroirs que sont pour moi ces frères solitaires, croisés cette nuit. Ces garçons malheureux, accros à tout ce qui embrumera leur tête, je fuis le brouillard, ils le cherchent. Nous ne pourrons nous accorder.

Je me souviens le bonheur de les retrouver pourtant, serrés les uns contre les autres, les coudes sur le bar, l’odeur acide des cigarettes, les basses, beaucoup trop fortes, le brouhaha des cris, les yeux ahuris, les briquets qu’on allume. Le sentiment trop court que je ne suis plus seule, l’envie profonde qu’on me serre fort, de sentir le poids d’un corps contre le mien. Illusion naïve de vouloir reconstruire quelque chose avec les bouts de cœurs brisés qui nous blessent un par un. Je me souviens avoir souri, beaucoup, et plutôt que de me laisser bercer par le temps qui avance doucement, je me souviens avoir cherché quelque chose, désespérément, dans les yeux de l’un, dans les mains de l’autre. Mon cœur blessé saignant toujours, je me lançais dans la réparation des autres, je me suis faite chef des urgences, mon sourire, mes yeux d’enfant, mes doigts tout collants, mes lèvres roses, j’ai voulu panser les plaies, à toute allure, de ces garçons qui m’entourent, me sourient, se rapprochent, trop proches, une rose dans une main, je m’extasie, on m’embrasse dans le cou. Brouillard, encore. Je ne sais plus finalement qui était là dans ce bar, ni Mathieu, ni Martin, ni Cross. C’est Max qui m’a ramenée, m’a déposée dans mon lit avant que le jour se lève, et a ramené ma rose. Elle trône là devant moi. Amère. Je me rends compte qu’elle remplace une autre rose, jetée deux jours plus tôt. Je me rends compte que je n’ai pas acheté une seule de ces roses, mais qu’elles me le font payer tous les jours. Quand le brouillard humide fouette ma peau nue, rendant plus difficile encore mon errance, je marche sur les morceaux brisés des cœurs que j’ai broyés la veille. Parce que je ne répare personne, je brise, innocemment, mais je broie, naïvement j’y crois, la nuit n’est plus mon amie, les garçons ne sont pas mes amis. Et je hais ce brouillard berlinois qui me broie moi. Me perd. Dépression saisonnière.



Parce qu’ensemble, nous n’avons rien à prouver

Parce qu'ils n'ont rien à prouver.
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Depuis qu’A est sorti de ma vie, du moins, de mon quotidien, je suis également sortie d’une certaine réalité, d’un monde auquel j’appartiens bien sûr, mais qui ne m’a jamais vraiment rendue heureuse. Depuis quelques jours je revois Mathieu, Martin, Cross, j’ai même dégusté un très bon vin rouge chez leur dealer régulier. C’était hier soir. Soirée surprenante, et je ne me surprends pas vraiment à l’aimer. Un appartement dans la Prenzlauer Allee, un Altbau aux murs blancs, hauts, moulures au plafond, bois clair au sol, du cuir, du beige, des livres et des bibliothèques, un balcon, des rideaux crème, de la fumée, beaucoup de fumée. Enfoncée dans ce canapé, enivrée, par le vin, par le bois, le cuir, tout ça à la fois. Quand je suis avec eux je me sens bien, tellement bien. Je me sens vraie. Sensation que ces garçons là ne font pas semblant. Parce qu’ils ont 30, 35 ans, encore stagiaires, encore étudiants, serveurs, parce qu’ils n’ont pas le bac, parce qu’ils se lèvent tôt le matin, parce qu’ils paient leurs factures, parce qu’ils n’ont rien à prouver. A personne. Ensemble nous n’avons rien à prouver, nous n’avons pas à faire semblant.
Nous sommes tristes ensemble, heureux ensemble, nous ne faisons un drame de rien, car nous connaissons tous le drame beaucoup trop bien. Pas d’explications à donner, rien à raconter, nos blessures se dessinent dans la fumée que nous recrachons calmement, et nous comprenons. Simplement. Un regard suffit, un geste, un mot, et nous savons quel regard, quel geste, quel mot sera le bon.
Ces garçons-là me font accéder à un monde, mon monde, où rient ensemble mes anges noirs et mes démons blonds, ce désert dont je me nourris pour avancer, chaque jour, faire un pas. Je n’écrirais pas sans eux, sans eux mes pages seraient vierges, ma vie serait vierge, je serais vierge d’émotions, de sensations fortes, de ce qui fait la vie bordel, de ce qui fait la mort, de ce qui donne la mort. Celle-là même qui souligne tout le reste, embellit tout le reste, rend ce reste si spécial. Je ne suis pas prête à vous laisser les garçons, pas prête à rejoindre ce reste finalement. Vous avez mon cœur, fumez le. Je vous dois ces pages, je vous dois beaucoup. J’espère vous donner autant. Je vous aime, vraiment. Vraiment. Et le vrai ne ment pas.


Parce qu’il me faut aller au bout

Ce soir je marche dans la rue
©Le Berlinographe

Samedi est arrivé dans une excitation crainte. Beaucoup d’envie. Envie d’extrême, envie d’aller au bout de quelque chose, envie de tirer sur la corde, fort, vraiment fort. Envie de faire la fête. Quoique Mathieu, Cross, Martin et moi ne sortons pas vraiment la nuit pour faire la fête. Parlons de perte bien plus que de fête. Perte de soi, perte des autres. Oublier. Aller au bout d’un sentiment qui nous ronge, nous torture.
Dans mon cas ce samedi là : la déception. A ne m’inspira pas, A ne m’inspirera plus rien. Je n’écris que dans le vrai, me nourris de véritables émotions. A me noie dans le faux depuis un mois. Aucun intérêt. A disparaît.

Je savourais l’idée de rejoindre les garçons plus tard dans la nuit quand j’arrivai au restaurant samedi soir. Soirée privée, amis éméchés, et, derrière le bar, des verres impossibles à refuser. Le premier annonça une longue soirée. Le deuxième me donna l’idée d’une virée au Berghain. Une perte dans les recoins sombres du deuxième étage, le cuir contre ma peau. Le troisième verre m’isola du groupe. Je voulais y aller seule. Comme un rite, une épreuve à traverser en solitaire, pas de spectateur pour cette mise à mort de mes espoirs amoureux. Et puis le quatrième verre, le cinquième verre et les suivants m’ont présenté C, Z, J, H… Des sourires, des vodkas, des caresses, des calvas, et une fatigue, enfin, l’esprit hors-jeu, un corps au ralenti. A quatre heures je sortais dans la Schönhauser Allee acheter des cigarettes, apercevais l’enseigne lumineuse du bar de mon ami Vincent dans la Stargarder Straße. Je m’y engouffrai sans réfléchir.

J’y ai rencontré Ian. Ian porte un manteau rouge. Ian parle anglais. Ian est musicien. Oubliés C, Z, J, H. Ecrasé A. Pas de coup de foudre cette fois. Aucune envie de lui plaire à ce Ian, mais des regards qui se croisent. Mes doigts moites et sucrés essuient mes yeux tâchés, mes lèvres acidulées. Je savoure le silence, Ian à ma gauche, Vincent de l’autre côté du bar. Echanges de cartes, promesses d’un dîner, d’écrire, surtout, à quatre mains. Une dizaine de mots prononcés dans ces quatre heures de silence délicieux, teintées de vodka nue. Pureté du moment, du vrai. Et la certitude silencieuse qu’il nous faut aller au bout de cette nuit ensemble, tous les trois, réunis autour du comptoir en bois, sous les étoiles au plafond. Aller au bout. Et le jour s’est levé sur nos visages épuisés.

Je marche ce soir dans la rue les yeux au ciel, relie Hallesches Tor à l’Alexanderplatz. Je me sens Une à nouveau. La porte de mon cœur s’est refermée et je savoure mon seul amour, Berlin. Berlin est dans le vrai.