Jule

Parce que je ne suis pas encore prête

hambourg
©Le Berlinographe

Je n’étais jamais sortie de Berlin par la route. Pourtant Dieu sait que j’aime le doux bruit du moteur, la sensation de chaleur, être transportée, passager, sans contrôle, se laisser porter, guider, emmener.
Le bus a démarré à 7 heures pile. Que dis-je le bus, le car, l’autocar, merveille de confort, ivresse de moelleux. Et moi à moitié endormie sur mon siège, finissant un cappucino froid, collant mon doigt aux miettes de pain au chocolat.
Enfoncée dans mon siège, en chaussettes, ma petite veste sur les genoux, mon casque sur les oreilles, le regard perdu dans le brouillard. On traversait les nuages ce matin à Berlin. Puis la forêt, alors je me suis recouchée en travers des deux sièges, comme j’ai toujours su si bien le faire, allongée en quinconce.

Je suis descendue à la Hauptbahnhof d’Hambourg sous un ciel bleu, un soleil d’or. On m’attendait comme prévu, m’a taquiné sur mes yeux clos et mes cheveux en bataille, je n’ai pas eu la force de sourire. Berlin amour, je reviens vite.
J’ai marché dans les rues, au bord de l’eau, sur la place de l’hôtel de ville, dans le jardin botanique de l’université, on m’a lancé un fruit en pleine tête, ennemi invisible.
-Hambourg ne m’aime pas. –Aber doch, Hambourg te trouve geil. – Mouais.
J’ai marché dans la Karolinenstr, flâné dans un marché aux puces, admiré les immeubles, la propreté des trottoirs, et m’y serais bien vue finalement dans ces rues propres, ces maisons de pierres sûres. J’ai pris un sandwich sur le port, emplie d’odeurs des docks, j’ai embarqué sur le ferry, débarqué sur la plage, marché dans le sable, impressionnée par ce port là-bas au loin, ses grues bleues, ses incroyables montagnes enferrées. J’ai contemplé ces villas de riches, m’y serais bien vue sur cette terrasse avec vue. J’ai écarté mes doigts dans le sable, j’ai pensé à Berlin, comme reposée. Alors coupable de flirter avec cette sœur du nord. J’ai été auf den Kiez, jeté un œil, ou deux, aux quelques prostituées, crié sur un connard et dansé dans un bar. Ou deux. Je suis rentrée à peine un peu ivre, me suis couchée sur mon matelas au sol, bouleversée.

M’y serais bien vue à Hambourg. Avec un grand appartement. Un homme. Un chat. Ou deux. Un vrai bureau, assise dans un fauteuil de bureau oui, pas sur un coffre en bois recouvert d’une fausse peau de bête Ikea. Avec une chambre, ou quatre. Plus grand quoi. Un travail peut-être, pas quatre. Une idée à la fois, pas mille. Un projet ou deux, un projet ou deux.

Hambourg, cette ville d’adultes, cette ville de grands, cette ville où on s’installe ensemble, où on boit des verres le soir avec les copains, où l’on ne saigne pas du nez, on l’on ne saigne pas des pieds à courir entre les tables, où l’on ne se brûle pas les doigts à la machine à café, où l’on n’enterre pas d’amis drogués. Une ville de grand. Loin du bordel de notre jeunesse éternelle, intemporelle, berlinoise. Une ville qui rassure, réconforte, où l’on se rend dans le confort d’un autocar, d’où l’on sort en BMW pour cueillir des champignons en forêt.

Une autre fois. Ce soir je rentre, ma jupe de service m’attend, mes textes, mon micro tendu, mes compagnons de flou, artistique ou non, dans cette bulle qui ne connaît pas le temps. Où l’on vit mille secondes à la fois, où l’on s’éternise dans le battement d’un beat, comme s’il durait mille ans. Mille secondes pour mille ans. Perdus dans le temps oui. Perdus pour longtemps.


Parce qu’à nouveau seule dans ce bar

ivre-morte
©Le Berlinographe

Je n’ai jamais aimé les entre-deux. Jamais. Ce soleil qui chauffe mais n’appartient plus à l’été. Ce soleil de septembre qui fait sourire mais ne fait pas rêver.
Me voilà appuyée à ce comptoir de bois. Celui-là même où j’écrivais mon premier texte, avant même de savoir que le Berlinographe existerait. Ce bar, celui-là même où une seule fois seulement je me suis rendue seule, avant d’y être mal accompagnée.  A, Thomas, connards de déceptions. Et me revoilà seule accoudée au comptoir de bois. Il y a un an seulement. Me revoilà seule mon crayon à la main. Un carnet différent attendant la fin de ce texte de cette pulsion pour rentrer à la maison. Comme il y a un an. Seulement ce n’est pas un merlot devant moi non. Un verre de jus de banane. Et un shot de vodka. Merci barman. Merci de me saouler encore. J’ai bien trop bu déjà. A ma santé et à mon samedi soir, on est quel jour déjà ? Jeudi je crois. Oui jeudi, mais c’est le premier soir depuis des jours où je vois le soleil qui se couche sous mes yeux, ailleurs que dans les vitraux bleus de l’église. Trois verres ce jour, pas grand-chose mais largement assez pour moi. Assez pour voir flou ne plus sentir mes muscles qui luttent contre les pédales assez pour avoir peur de ne plus freiner à temps assez pour me retrouver seule dans ce bar seule au comptoir avec mon jus de banane à parler au barman définitivement gay. Définitivement saoule. Et cette jolie blonde à côté de moi n’aide pas. Marilyn oder ? Platine tatouée au possible. Regard bordé de noir, béret et grain de beauté. Sublime. Saoule.

Pourquoi m’a-t-il dit ça l’autre ? Tu me plais. Belle. Intelligente. Tu me prends pour un drogué, un alcoolo, mais je gère, et avec toi je gérerais tout, j’arrêterais tout. C’est pas bien de profiter des filles seules et saoules, en manque de bras rassurants. Je te ferais la cuisine, on boirait du vin en regardant des films, on ferait l’amour toutes les nuits.
Bah non. Désolée. Moi je crois encore au prince charmant, moi je crois encore à ces discours oui, mais venus d’un homme qui lui ne serait pas saoul, n’attendrait pas que je sois saoule pour me dire ça. Stupide, moi je crois encore au prince charmant.
Tellement que me voilà seule devant un jus de banane, accoudée au comptoir du bar en bas de chez moi, espérant qu’on m’enlève, repensant à Thomas, crétin fini mais beau à la fois, ivre vivante et morte à la fois, mon crayon à la main, noircissant à toute allure ce carnet qui n’existait pas il y a un an, repensant à cette année en arrière, repensant à cette fin d’année, à ce qui arriva ensuite, ma main dans mes cheveux blonds à nouveau, contemplant Marilyn à ma gauche, avalant ma vodka sur la droite, pensant à Monsieur S que je verrais bien à mes côtés dans l’instant. Envie de rire, de partager. Envie de rire oui. Envie de rire de moi, de tout de rien à la fois, comme toujours.
Ivre morte. Totalement ivre morte.


Atmosphère Berlinoise #1 – Septembre

J’ai laissé Jule dans sa nostalgie de jeune adulte, le temps de retrouver mon « i » pour 19 minutes 53. Le temps de vous faire plonger avec moi au coeur d’atmosphères berlinoises.

Nouveau format pour une nouvelle passion : jouer des sons.

Atmosphère Berlinoise / Berliner Atmosphäre : capsule webradiophonique franco-allemande pour Gramofon FM.

Remerciements / Dank

Un grand merci à Simon Decreuze, Yannis Papé et Johanna Alloin qui ont grandement contribué à la naissance des Atmosphères.
Ich danke Simon Decreuze, Yannis Papé und Johanna Alloin, ohne die es nie so geworden wäre.

Pour cette première émission je remercie particulièrement Erwan, Soren, Damien, Linda, Malte, le technicien gentil du Trésor, Alexandra, Lucie, Karl, Guillaume, Marjo et Richard.
Ein besonderer dank geht auch an Erwan, Soren, Damien, Linda, Malte, den netten Techniker von Tresor, Alexandra, Lucie, Karl, Guillaume, Marjo und Richard.


Au programme, A l’écoute / Auf dem Programm

Voix/Stimmen : Google Translate / Acapela Group

Partie 1 : Comment elle est Berlin ?
1. Folge : Wer ist Berlin ?
Musique/Musik : Raumakustik / Hier am Meer / Underground Pop Music – 2013

Partie 2 : Le Dj du mois : Soren Jahan
2. Folge : DJ des Monats : Soren Jahan
Extraits/Auschnitte :
Jean-Luc Delarue, Ça se discute – Juin/Juni 1995
Zone Interdite – Alerte aux Rave Party part.1 – 2001
Arte, le mur des sons – Juillet/Juli 2014
Arte, bienvenue au club – Juillet/Juli 2014

Musique/Musik :
-Extraits du DJ Set de Mechaniker au Tresor le 13/08/2014
Ausschnitte vom Mechaniker DJ Set vom 13.08.2014 in Tresor
-Murcof / Cometa/ Cosmos – 2007
-Regis / Speak To Me – Regis Complete Works 1994-1996

Partie 3 : Interview : Damien Poinsard, Comédien, Metteur en Scène, Président de La Ménagerie
3. Folge : Interview : Damien Poinsard, Schauspieler, Regisseur, Vorsitzender von La Ménagerie
Extraits/Ausschnitte :
“Dans la jungle des animaux”
“L’opéra de quat’sous”, représentation du 22/06/2014 à l’ACUD Theater à Berlin
“L’opéra de quat’sous”, Vorstellung vom 22.06.2014 in ACUD Theater in Berlin
-Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac: “La tirade du nez”, interprétée par Martin Ploderer

Partie 4 : La Minute Malte
4. Folge : Malte’s Minute
Musique/Musik :
-Sido / Mein Block / Maske X – 2005
-FL Studio 9 Remake of Sido’s track “Mein Block” – 2010

A écouter ici : Atmosphère Berlinoise #1 – Août


Parce qu’on n’a plus dix-sept ans

Archive. Quand j'avais dix-sept ans, je m'allongeais avec mon amoureux au milieu d'un coeur dans le sable.
©Le Berlinographe

En regardant les nuages orangés à travers le hublot, je me demandais vers où mon crayon me guiderait le lendemain. Il était grand temps que je me replonge dans l’univers de mes histoires courtes. Un loup se détachant en violet des doux chagrins tortueux, je songeais à reprendre mon histoire d’A. J’avais terminé cette fois-là sur une once de suspense avec le « salut » de mon dernier billet. Mais au fond, tout le monde se doute bien que je lui ai foutu mon poing dans le museau à ce chien d’égout, et que ces yeux de braise, il pouvait bien se cramer la queue avec désormais.

Alors, le front contre le hublot, je me perdis encore un peu plus dans l’imaginaire de mon cœur, ce désert de pierres où naissent mes émotions trop fortes, celui où le désir se fait loup des steppes et la colère dealer mortifère. Celui où tout est vrai sans l’être. Emotions brutes.

Je sentis mon corps flotter dans l’eau trop bleue de ma piscine où j’errais la semaine passée. Le parfum de garrigue, les pins, le soleil trop blanc qui fait mal aux yeux, le soleil oui, seul à pouvoir m’allumer. Et cette jouissance d’y brûler, marchant pieds nus sur la route goudronnée. L’eau bien trop belle de la calanque, ses rochers de calcaire où s’abîmer la peau, le chant des cigales, ma prise de son ratée, signe qu’elles n’appartiennent bel et bien qu’à l’été.

Je songeais à ceux qui s’étaient montrés. Ma belle, ma douce, ma protégée de dix-sept ans, petite Boucle d’or devenue grande. Et à son amoureux. Je songeais à cette brutale nostalgie qui m’envahit soudain quand ces deux grands ados me rejoignirent sur la plage, main dans la main. Qu’est ce que c’est beau d’avoir dix-sept ans ! Qu’est-ce que c’est bon d’avoir dix-sept ans. Qu’est-ce que c’est simple, bon sang, d’avoir dix-sept ans…
Je repensais à mes galères, tous ces loups solitaires qui m’ont griffé le cœur depuis tout ce temps. Surtout, je repensais à l’homme qui fut mon amoureux quand j’avais dix-sept ans. Amour, ami, âme sœur, on croit à tout quand on a dix-sept ans. Confiant, amour toujours, plus belle des religions.

J’allumais mon téléphone quand l’avion se posa. Sept jours de silence prenaient fin. L’eau était grise maintenant, et elle tombait du ciel, ricochait sur le hublot. Quand l’écran s’éclaira, mon cœur tressaillit. Message. L’idiote que je suis s’emballa immédiatement pour A. Comme quoi on a beau dire, on ne contrôle pas. Mais celui qui attendait ma voix valait bien plus que cela ! Un gros poisson dites donc. Thomas ! Thomas. Thomas… Celui des feux d’artifice sur le toit. Celui qui m’envoya le rejoindre à l’autre bout du monde. Celui qui m’abandonna par surprise dans cet aéroport déserté, seule, suppliante, confiance et dignité à la main. Thomas. Qui voulait récupérer les vinyles sur lesquels nous avions fait l’amour jour et nuit cet hiver. Parce qu’il « y tient à ces disques ». Comme quoi la vie est injuste hein mon bonhomme ? On fait des choses, on les regrette, et c’est bien dommage tiens ! Thomas. Empereur au royaume des lâches et cons. J’envoyais un message assassin en souriant, riant presque. Une bonne histoire pour les copines à l’arrivée.

Je sortis de l’avion sous la pluie, le steward me prévenant de me couvrir. Pas besoin ! L’eau froide sur la peau nue me fit du bien. Doux rappel sur la terre ferme, dans ce monde où je n’ai décidément plus dix-sept ans.
Je franchis les portes de l’aéroport en respirant Berlin, consciente de ne plus croire en rien.

Je passais finalement sous terre, mon cher Tresor, histoire de trouver dans le noir le réconfort auprès de ceux qui ont fini de croire, surtout aux avenirs charmants dessinés par nos illusions de grands. Retrouver le confort du seul instant présent.


Revival : WM 2014 Allemagne – Brésil

Les inclassables inclassés : le Berlinographe en immersion. Revival: WM 2014 Allemagne – Brésil.

20 h 50 : Après avoir subtilement glissé tout le repas durant qu’elle aimerait voir le match, Louise craque :
-Bon allez, c’est dans 10 minutes maintenant !
-Plaît-il ?
-Le maaaatch, c’est dans 10 minutes. Soit tu nous sors la télé ou l’ordi, soit je pars le voir en bas. Mais dis-moi, merde !
Abasourdies, nous nous hâtons de poser l’ordinateur sur la table basse et installons Louise sur le canapé. Les doigts fébriles, elle fait tourner son téléphone entre ses mains. L’instant est important. Hans, son mec, footballaddict, est en ville avec des potes. Elle le retrouvera à l’issue du match et veut savoir si ses plans de nuit torrides vont être mis à mal par une éventuelle défaite voire humiliation de la Mannschaft. Pire, savoir ce qu’il en sera de sa vie sexuelle pour le prochain mois.

21 h 10 : Nous trouvons finalement notre compte dans cette soirée foot. Maia sait recevoir. Sekt, Bierchen, Kinder, gaufrettes et Ferrero divers nous passent régulièrement entre les doigts. Les commentaires sur nos addictions chocolatées couplées aux déshabillages frénétiques de nos mannequins-footballeurs font de notre analyse du match un exercice fort plaisant. Focus sur le gardien allemand.
-Il est beau hein, et il est grand, il est trop fort, invincible. Et puis il doit bien gagner sa vie dis donc, oui c’est sûr, il est célibataire, comment il s’appelle déjà ? Mince c’est vrai comment il s’appelle déjà ? Bébé, comment il s’appelle déjà le gardien ?
Intervention de l’homme de la maison.
-NEUER.
-Aaaaah oui c’est vrai.
Retour de l’homme de la maison.
-By the way les filles, il y a un mot marqué sur leur maillot. Juste pour info, c’est leur nom hein…

21 h 20 : Les pétards explosent dans toute la ville. Ben pourquoi ? Il s’est rien passé pourtant ? Qu’est-ce qui leur prend ? C’est le stress qui leur explose dans les mains ?
21 h 23 : Gooooaaaaaal !!!
-Oh non. Oh non. Vous comprenez ce que ça veut dire ?? On a trois minutes de décalage à cause d’internet !! Raaaa !
21 h 25 : Explosions.
-Hein quoi ? Non encore ? Message whatsapp : comment ça 2.0 ?? Les filles ça veut dire que dans 3 minutes il va y avoir un but !!! Il va y avoir un but !!! Hystérie. Explosion. Message whatsapp. 3-0 ? Mais non, il n’y a même pas 2.0 !! Hystérie. Aaaaaah gooooaaaal. Message. Explosions. 4-0 ? Quoi 4-0 ? Mais on vient de dire 3-0 ? Aaaah 3-0. Aaaaaaaaaah. AAAAAAH.

21 h 45 : Hystériques, bourrées au sekt et surexcitées par l’indigestion de chocolat, nous descendons dans la rue à la mi-temps histoire de se mêler à la testostérone sauvage de Wedding. Déception. Rue déserte. Deux pâtés de maisons plus loin nous avons le choix entre un bar de vieux, type l’amicale de Saint-Quentin en Campagne, et un Kneipe sombre où les piliers de bar ont bavé sur le comptoir en nous voyant débarquer. Nous retournons chez Maia. Là-bas au moins les bières sont gratuites. Et il y a du chocolat.

23 h 00 : Victoire. Sept buts annoncés par whatsapp et la rue, sept buts observés moitié debout sur le canapé, trois minutes rivées sur l’écran. Finalement c’est pas mal le manque de suspense, ça nous permet de nous concentrer sur les vrais sujets entre les actions importantes. Lampes Ikea, méthodes d‘épilation, online dating…
Dernière bière sur la terrasse avant la crise de foie. Explosions, feux d’artifice, cris et klaxons. Profitons-en. L’allemand sérieux sera au lit dans une heure ou deux. Et puis c’est beau les feux d’artifice.


Parce que les loups sont des chiens

loup_back
©Le Berlinographe

Mon loup est revenu. J’ai croisé ses yeux bleus dans la nuit. Ce serait mentir de dire que je ne l’attendais pas un peu. Dernier étage d’une usine à Wedding. Un bar sombre et lumineux. Des néons, du feu aux fenêtres, et le S-Bahn aérien pas très loin, derrière les stores arrachés. Je discutais sagement, assise sur une palette en bois, je discutais niaisement, guettant nerveusement l’entrée noire. Ce gouffre dont il pourrait surgir à tout moment. Sans un bruit. Lui, seulement lui. Sursaute à chaque lueur que j’aperçois.  A chaque voix un peu forte qui s’exclame. Sursaute. Guette. Fatigue. 3 h 30. Le soleil éclaircit, le ciel devient gris. Il ne viendra plus.

Et il y a eu un bruit silencieux, une lumière noire. Un frémissement. Parce qu’à ce moment-là je n’entendis plus rien, parce qu’à ce moment-là ma peau se rétracta en un frisson sans fin, j’ai su que c’était lui. Pull noir sur jean noir sur visage sombre. Aura sombre. L’homme respire la mélancolie.

Je l’observai, dissimulée derrière la fumée de ma cigarette. Assise sur cette palette en bois, entourée de voix, le dos au mur, pull doré dans la lumière dorée du projecteur, cheveux relevés, dos nu, mur froid contre moi, brûlante, délicieuse inertie. Je l’observai à travers la fumée de ma cigarette, les yeux fixés sur lui, l’ai vu passer devant moi. A quelques mètres, de la gauche vers la droite, les saluer un par un, danseurs bourrés, DJ éméchés, dormeurs affalés sur les canapés de l’ombre. De la droite vers la gauche, à quelques mètres devant moi, sourire aux uns, passer sa main dans le dos des autres, des autres, rejoindre le bar, s’y appuyer pour commander un verre, se retourner, s’y adosser. J’écrasai ma cigarette au sol. Bouillante et glacée à la fois. Il m’avait vue, je savais qu’il m’avait vue, il m’avait vue dès qu’il était entré, assise en face de lui, riant dans la lumière dorée, volontairement riant, volontairement dorée. Bêtement lumineuse. Il m’avait vue et m’avait ignorée. J’entendais les murmures. Pourquoi ne venait-il pas nous voir, pourquoi restait-il au bar. Oui pourquoi tiens, pourquoi restes-tu au bar connard ? Et les frissons d’excitation disparurent. Sueur froide, glacée, enragée. Plus de fumée, mes yeux toujours fixés sur lui, des éclairs non, des balles, des flèches, des bidons d’essence enflammés jetés sur lui. Sur lui ce chien, clébard aux vêtements poussiéreux, grisâtres tout au plus. Adossé au bar, marquant la musique de sa main, sirotant un cocktail transparent. Bois tiens, bois oui, bois pour que j’oublie. Que j’oublie avoir pensé un jour fondre dans tes yeux, approcher ma main de ta peau nue, me jeter sous tes crocs, que j’oublie avoir rêvé une nuit de tes morsures sur mon corps, ta violence dangereuse, partager cette noirceur, m’enfuir dans cette forêt avec toi. Que j’oublie. Parce qu’en réalité, comme tous les loups des forêts sombres tu n’es qu’un rêve, un fantasme, une vision, tu n’es qu’un chien. Un chien des rues. Un chien qui boit, un chien qui fume, un chien qui crève pour une ligne blanche. Un chien qui erre, s’affaire, s’enterre. Un chien qui ne respecte rien. Qui ne mérite aucun respect et surtout pas le mien. Un chien.

Mes yeux jaunes fixés sur son corps gris je me levai soudain. Traversai la foule. Poussai du bout des lèvres les ignorants sur le chemin. Arrivai au bar, à un mètre. M’appuyai contre. Ne commandai rien. Tournai lentement mon visage vers lui. Toujours immobile, toujours ignorant, imbécile. Franchis le dernier mètre. Ventre noué, mains crispées, souffle court. —-Salut.



Espresso Ambulanz, l’incarnation du café sympa

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Crédit Photo : Julie Tirard

Décidément Friedrichstr. me réserve bien des surprises. Cette fois c’est ma copine Hannah qui m’a demandé de la retrouver là-bas, en mode « after-Uni » pour changer. Apparemment, chers étudiants de la Humboldt, vous n’êtes pas bien loin de l’Espresso  Ambulanz que voici. Dans le mail d’Hannah ça donnait « Kennst du die Café Ambulanz? Oranienburger Tor? Die ist sehr schön. ». Je rajouterais : « Perdus dans la foule à Oranienburger Tor ? Réfugiez-vous à l’Espresso Ambulanz pour un café top qualité ». Mais pourquoi, oh pourquoi là-bas me direz-vous ? Et vous avez raison. Entre la fermeture du Tacheles et l’augmentation du prix de la boule de glace à la Eisfabrik, je comprends que le quartier pourtant bien agité vous semble moyennement attractif. Mais tout s’arrête aujourd’hui avec l’Ambulanz, sur laquelle Frau Gentrification n’a pas encore tiré (notez le jeu de mots). Voyez vous-mêmes. Déjà le nom/concept est sympa. Et puis le serveur est plutôt sympa (et mignon), les fauteuils sont super sympas (et moelleux), les bagels sont grave sympas (3€ ? Friedrichstr. ? Sympaaaa), et le café est au top du sympa : origine Guatemala, Costa Rica, Tanzania, 85% Arabica et 15% Robusta. Je vous le dis : hy-per sym-pa. Ouvert de 7h30 à 20h, Free W-Lan… Pour le petit dej, la pause café ou le goûter, anyway, on monte dans l’Ambulanz, allez allez, et on profite des petits prix, bien rares dans ce quartier.

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Crédit Photo : JT

Quand y aller ? Sur le chemin de la fac ou du boulot pour l’expresso du matin ou le bagel de 16h.
Avec qui ? Les copines de la fac, ou mieux, pour un date spontan avec Jens du cours de techniques contemporaines de transport d’animaux apprivoisés. Profitez-en pour vous la péter en connaissance du café.

Mitte
Espresso Ambulanz
Lundi au Vendredi : 7h-20h
Samedi : 8h-20h
Dimanche : 10h-18h
Prix : à partir de 3€ (bagel)
Oranienburgerstr 51 / 10117 Berlin
Tel : 030 97893808
U-Bahn : Oranienburger Tor

bagels
Crédit Photo : JT

Et encore plus de bonnes adresses sur vivreaberlin.com


Pourquoi j’entends des voix dans mon casque

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©Le Berlinographe

Me voilà dans l’avion. Encore. Encore un avion. Décidément… Un autre pays cette fois, plus proche de moi paraît-il, Frankreich, pourquoi pas oui. Le cœur qui bat fort, encore, c’est fou cette propension de l’avion à accélérer les battements. Me voilà dans Paris maintenant. Beauté, chaleur, charisme. Le juste reflet de ce que je vois dans ses yeux. Ses yeux à elle. A toi ma belle, qui me dit ne pas l’aimer tant que ça, cette ville lumière. Mais entre nous, entre deux enfants du soleil, je te comprends, rien n’est plus triste que la lumière artificielle. Et l’artifice nous connaissons trop bien de là où l’on vient. A la recherche de l’honnêteté, la pureté de la chose, un peu naïves tu ne crois pas ? Symbole de notre âge pour sûr. Conscientes de cette candeur à laquelle ni toi ni moi ne sommes encore prêtes à renoncer.

A toi ma belle, à ta beauté, ton sourire aux mille degrés, à ton charisme, ta candeur, ton charme et ta noirceur. Celle de tes yeux qui te va si bien. Surtout quand tu souris. Je trinque à toi, à celle qui me rappelle encore une fois que je ne suis pas seule dans ce monde un peu gris. A cette passion qui nous anime, peindre l’univers pour qu’il fasse un peu moins de bruit. A cette passion qui nous ranime, quand tout s’éteint. A cette passion qui nous tient, nous élève, nous pousse en avant. Nous jette en avant. Nous balance dans la vie, trois outils dans les poches. Un casque sur les oreilles. Un micro dans la main.

Nous fera vivre un jour, mais nous fait vivre maintenant, l’instant présent. Assises sur les bords de la Seine, le soleil qui descend doucement, le chant du carrousel, un rosé enivrant. Tu m’impressionnes, parce que tu donnes, tu donnes et ne cherches pas à prendre. Assez confiante pour avancer, assez frileuse pour ne pas te précipiter. Pas à pas, faussement grande mais loin d’être une petite chose fragile. Juste assez pour impressionner, pour t’impressionner toi-même un peu.

On a tous peur de ce qui vient, pourrait arriver, pourrait ne pas venir, la différence se fait pour ceux qui se mettent néanmoins en avant. A l’aveugle, sans attache, sans harnais, sans filet. Si tu tournes la tête, tu me verras sur la corde d’à-côté. Tu me verras tendre la main vers toi. L’important n’est pas ce qui nous tient, nous retient, nous soutient, l’important c’est d’avoir quelqu’un à côté. Avancer sans se pousser. Donner, parce qu’il paraît qu’il nous sera donné.

Nous voilà toutes les deux dans cet ascenseur froid, nous voilà toutes les deux autour de cette table en bois. Un casque sur les oreilles, passionnées. A l’écoute. De cet autre un peu plus loin sur le chemin, de celui-là là-bas qui chante, et puis de nous bien sûr. Nous voilà toutes les deux à nous demander ce qui nous attend, et quels sentiers foireux nous y emmèneront. Nous voilà en train de sourire, sûrement pas au crétin d’en face qui fait le beau avec sa guitare non, nous voilà en train de sourire à l’inconnu, à cette passion commune, celle d’obéir à notre instinct sensible, de marcher à l’aveugle dans la ville, un casque sur les oreilles, un micro dans la main. Raconter des histoires, donner, et soudain recevoir.


Pourquoi j’ai du goudron noir sur ma peau rosée de fille

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©Le Berlinographe

J’allais vite ce jour-là, je venais de prendre la pluie à Kotti, une vraie chavane, dirait ma mère. En tournant dans la Oranienstraße je me retrouvais avec le vent de face, obligée de tenir ma capuche d’une main et d’avancer en me brûlant les cuisses. Arrivée au rond-point de Moritzplatz, j’évite une voiture qui me coupe la route, le cœur qui bat vite, le vent de droite maintenant, stress multiple, bienvenu, je file, prends de la vitesse, j’allais vite, oui, sur cette ligne droite. Je vais toujours vite sur la Heinrich-Heine Straße, parce qu’arrivée au pont de Jannowitz ce n’est plus très loin. Alexanderplatz, les petites rues de Weinmeisterstraße et vient le feu de Rosenthalerplatz, et là c’est bon, reste à tout donner dans la côte de la Veteranenstraße et c’est l’arrivée. Mais cette fois je ne pensais pas au pont de Jannowitz en filant dans la ligne droite, je ne pensais pas à la pluie, je ne pensais pas au vent mauvais qui se jouait de moi. Je pensais à Robert, que j’allais revoir pour l’avant-dernière fois. Plus que quelques jours avec lui et il mourrait avec moi. Je pensais à Robert en filant droit vers le feu incandescent. Robert et moi, Robert en moi, ses cheveux secs, collés dans une crête épaisse, châtains aux reflets blonds. Sa peau claire aux reflets bleus, son œil gauche, rosi par les coups. Sa veste en cuir, ses chaussures mal lacées, son jean troué. Je pensais à mon bonheur d’être en lui, ce soulagement quelque part, d’être dans sa peau, oublier la mienne, la laisser au vestiaire, dans les coulisses disons. Je pensais à Robert quand j’ai senti le choc sur ma cuisse droite. Je pensais à Robert, son flingue, ses lunettes de soleil quand mon corps a décollé dans les airs. Je pensais au plaisir d’être Robert, quand mon bras, mon coude, ma jambe ont heurté le goudron noir, quand ma tête a rebondi sur mon épaule, avant de se poser au sol. Et puis j’ai pensé à la voiture de droite, et à celle de derrière, et à celle de gauche, j’ai gardé les yeux ouverts en attendant le deuxième choc, celui qui viendrait contre mon crâne, éteindrait tout. Allongée au milieu du carrefour, la capuche sur mes yeux, les écouteurs dans mes oreilles, j’ai attendu ce choc qui n’est jamais venu. Les voitures ont freiné, de part et d’autre. On s’est précipité.

J’allais vite ce jour-là, je venais de prendre la pluie à Kotti, une vraie chavane, et puis le vent m’attendait au tournant, obligée de tenir ma capuche et de brûler mes cuisses, j’allais vite. Au fond je vais toujours vite dans la Heinrich-Heine Straße, plaisir de la ligne droite. Au fond ce n’est pas tant la faute de la pluie, ou du vent. De toutes façons il y a toujours du vent dans les grandes lignes droites. J’allais vite parce que j’avais hâte, hâte de retrouver Robert. Je portais déjà ma crête toute collée, mon jean troué, mes chaussures mal lacées, mais là sur mon vélo tout blanc je n’étais encore qu’une Jule déguisée. Me manquait la scène pour exister. Je pensais à ce moment où je pose le pied sur le sol noir, où depuis le public je passe ce mur invisible, où derrière ce mur j’entre en coulisses. Ce moment magique où moi, Jule déguisée, je rejoins les autres, et qu’ensemble, au fil des minutes, nous devenons Robert et sa bande. Ensemble, à la lueur des lampes écaillées, chacun devient cet autre qui le tient, qui le possède et que chacun habite. Ce moment magique, cet entre-deux où l’on ne sait plus bien qui est qui. Où l’on se multiplie, huit personnes, puis soudain seize, et huit à nouveau, huit personnages. Je pensais à ma bande, mes amis à moi, et ceux de Robert, qui se connaissent et s’aiment bien. Je pensais à Marie qui n’était sûrement déjà plus Marie, alors que l’ambulance me déposait devant la porte des urgences. Je pensais à la bouteille de rouge qui devait passer de main en main, alors que l’infirmier me défonçait le bras avec sa perfusion. Je pensais à ma crête, à mon bras troué, à mon jean déchiré, à mes seins coincés sous ces bandes. Moi entre-deux, entre deux couloirs d’hôpital, seule finalement. Sûre que Robert aurait réussi à se relever, lui. Il aurait pu bouger son bras, sa jambe, il aurait enlevé son tee-shirt pour essuyer le sang, l’aurait jeté à une femme en chaleur là dans la foule, sur le trottoir. Il aurait ramassé son vélo, l’aurait remis en marche, juste quelques secondes. Il serait reparti vers le pont de Jannowitz. Il serait reparti vers la scène qui l’attendait, sa bande qui s’inquiétait, son public adoré. Mais moi, plus vraiment Jule, je n’avais pas réussi à bouger, la tête sur le goudron chaud, ma capuche sur les yeux, mes écouteurs dans les oreilles. J’attendais qu’on vienne me chercher, qu’on m’emmène ailleurs. Douce mélodie dans la tête, j’obéissais : ouvrais les yeux, bougeais les doigts, hochais la tête j’attendais. J’attendais Robert. J’attendais qu’on me permette de jouer à nouveau. Jouer. Pour moi ce soir-là, ces trois soirs-là, jouer au garçon. Jouer à en être un, un garçon, un loup aux yeux clairs et regard franc. Jouer au garçon, faire le garçon, devenir un garçon, être un garçon, être un homme. Regarder, respirer, agir en homme. Savoir ce que ça fait pour quelques heures, mon flingue, mon jean troué, ma pute adorée.

J’allais vite ce jour-là, j’avais hâte, hâte de retrouver Robert, hâte d’être en lui, hâte d’oublier Jule. J’allais vite. J’ai garé mon vélo abîmé, avalé les escaliers, posé le pied sur la scène, j’ai filé en coulisses les retrouver, mes amis, ma bande, j’avais loupé la générale mais j’étais là pour la première. J’ai sauté dans mon jean troué, j’ai enfermé mes seins sous les bandes, mal lacé mes chaussures, posé la veste sur mon épaule, bandage en évidence. Mon flingue dans la main droite, j’attends dans le noir, j’attends la lumière. Sourire en coin. Une pensée pour René. Pourquoi JulE, pourquoi LE Berlinographe ? Pourquoi tu tiens tant à être un homme ? Une pensée pour René. Un sourire. Et la brûlure de la route noire sur ma peau rosée de fille, coiffée comme un garçon.


Parce que les loups sont prédateurs

muegelsee
©Le Berlinographe

Mon loup a disparu. Je n’aurais pas croisé ses yeux bleus bien longtemps. N’aurais pas senti son souffle sur ma peau, encore trop distant. Mon loup a disparu. Au fin fond de la forêt sombre, caché dans cet autre monde où je ne veux plus foutre les pieds. Alors j’attends à la lisière, des fois qu’il réapparaîtrait. De lui-même. Un pas dans la lumière. Je ne veux plus être cette fille qui sauve les âmes trop sombres. Alors j’attends dans la lueur du soleil chaud. Il fait chaud à Berlin. Très chaud. Quitte à attendre, autant retrouver l’eau, l’eau trouble du lac glacé. Et y plonger. Müggelsee.

J’ai retrouvé Léa à Ostkreuz sous un soleil brûlant. Souvenirs d’il y a deux ans. Je prenais les mêmes escaliers qui descendent sur la voie qu’on penserait abandonnée, la même robe, les mêmes lunettes de soleil, le temps se fige à Berlin. Les chemins restent, les habits restent, les habitudes aussi, à croire qu’il n’y a que les loups, ces chiens sans cœur qui fuient.

En marche. Nous transpirons dans le S-Bahn, nous sourions dans ce S-Bahn, des ruines, des champs d’herbes folles, des champs d’herbes molles, et pourtant c’est Berlin, toujours, Berlin, capitale en campagne. Nous descendons à Köpenick, changement, assises sur le trottoir dans un bout d’ombre en attendant le tram. Village. Nous sourions toujours, que c’est bon de prendre le temps d’ouvrir les yeux, de respirer un peu. Léa ne pourrait être plus juste : le temps du voyage est à prendre, à vivre, erleben en allemand, pour mieux le savourer. Le prendre pour le comprendre, avec le corps tout entier. Finalement nous mettrons presque autant de temps pour aller au lac que pour aller à Paris en avion… Mais quel doux voyage entre les arbres, les herbes jaunes, bain de soleil sur nos visages tendus vers le ciel. Tramway. Et la forêt revient. Traversée par ces deux rails. Sensation incroyable. Je pense à mon loup, à ses yeux clairs, son souffle à quelques centimètres de ma bouche, le cherche un peu des yeux entre les arbres. Je pense à mon loup. Mon loup disparu.

L’eau est froide, le sable est chaud, l’herbe est humide. Pas d’influence possible, pas le choix, accepte et profite. Léa et moi, allongées sous un arbre, le bruit de l’eau dans le vent, mon loup se balade sur le fil de mes pensées. Je l’aimais bien ce loup. Peut-être un jour sera-t-il prêt à sortir de sa forêt ? Alors j’attends. Je laisse le vent agiter mes cheveux, je laisse mes yeux se fermer peu à peu, le soleil dévore mon pied, puis ma jambe, le bas de mon dos, mais je ne peux bouger, sommeil profond. Rêves de loup, de nuits sans lune. Et mes semaines tournent. Allongée sur l’herbe du Teufelsberg, allongée sur les matelas du Blank, allongée sur le balcon de bois, Léa est là, chaque fois là. Comme quoi, l’oiseau a des ailes, mais elle ne se cache pas. Elle. Mes semaines tournent, les mois passés, tous ces avions aux mille destinations sentimentales, du Nord prometteur au Sud effrayant, du Nord décevant au Sud salvateur. Magie des surprises que réserve mon instinct. Mes semaines tournent, les souffles sur ma peau, d’un Mathieu, d’un Thomas, d’un A., bande de loups séducteurs à jamais prédateurs, bouffeurs de cœur.

Réveillée par les gouttes d’eau sur ma nuque, Léa est ressortie de l’eau, le sourire aux lèvres. S’allonge à mes côtés. Peau contre peau, son épaule froide sur mon bras chaud. Le soleil brille si fort, l’été arrive bien vite. Déjà. Si vite. Raison de plus pour prendre le temps. Et manger une glace. Ou deux. Oublier les loups un moment, sortir de la forêt et déployer mes ailes un instant, aimer ces elles, mes elles, les aimer pour de bon.

Merci à Simon pour l’illustration sonore…


Pourquoi le Teufelsberg goûte l’ami au chocolat

teufelsberg
©Johanna Alloin

– Il y a combien de beurre là-dedans ?
– Tu ne veux pas savoir.
– Je crois que si.
– Je t’assure que non.
– La réponse influera sur ma décision quant à en reprendre une troisième fois…
– 350
– 350 quoi ?
– 350 grammes, une plaquette et demi. 250g pour la pâte à cookies, 150 g pour la pâte à brownie.
– Et entre les 2 une couche d’Oreo…
– C’est ça. Tu en reprends ?
-…

C’est bon le beurre. C’est mou le beurre. Ça fond dans la bouche. Le beurre au chocolat c’est bon. Ça fond, ça crépite sur les papilles droguées au sucre, ça monte à la tête, fait tourner les idées, réchauffe le sang, le cœur, assimiler, vite, ça réconforte. Le sucre, le beurre, le chocolat, ça réconforte. C’est bon le chocolat. Alors je prends mon temps pour choisir, soulever le morceau fragile, les doigts moites, glissants, les ongles plantés dans le croustillant, le porte à ma bouche, prends le temps d’inspirer par le nez, l’odeur du beurre, du sucre, du chocolat, j’admire la ligne blanche au centre de ce noir prometteur, la ligne blanche, toujours la meilleure dans le noir de la nuit, je prends mon temps pour redescendre ma main de quelques centimètres, tout doucement, se rapprocher de mes lèvres trop gourmandes, frémissent, prépare ma langue, crépite, avale ma salive, et ouvre, ouvre grand, accueille, ressens. Ma langue, doux matelas protecteur, enrobe ce bout de paradis en mon cœur, fusion, c’est bon, si bon. Je prends mon temps et mes dents y pénètrent, dents blanches tachées de sombre, beurre, sucre et chocolat, mon sang à moi. Mâcher, danse sensuelle d’une mâchoire abîmée, hachoir à beurre, bavoir de sucre, avoir le chocolat qui coule dans ma gorge, liquide amer et merveilleux. Je prends mon temps et ne ferme pas les yeux, ne surtout pas fermer les yeux pour savourer, ne pas y penser trop, savourer en aveugle non aveuglé, associer, associer voilà la clé.

Je me souviens de ce jour de mai l’an dernier où à Wedding, sous un prunus en fleurs, j’attendais l’heure d’entrer dans mon appartement, remise des clés. Sous un prunus en fleurs, attablée au Schraders, j’attendais l’heure, Mathieu à mes côtés. Sous un prunus en fleurs, par un jour de printemps, en chaleur j’attendais l’heure, Mathieu à mes côtés m’offrait un verre pour célébrer, un ABBA au Schraders, Apfel, Birne, Banane, et j’usais de mes bizarreries synesthètes pour graver l’instant dans mes sens. Pour qu’à jamais les jours de printemps en chaleur aient pour moi un goût d’ABBA sous un prunus en fleurs.

Ce soir je tente la même expérience. Mathieu est là, au barbecue un peu plus loin, Marie l’a rejoint, mon beurre, mon sucre, et je choisis Léa, mon chocolat, pour être à mes côtés. Son odeur, sa beauté, comme point d’encrier à ce souvenir sensé, sensuel, sens en éveil. Perchés en haut du Teufelsberg, la forêt drue nous sépare de Berlin, nous rapproche aussi finalement, ainsi le vert s’est infiltré dans la ville, s’est étalé sous nos pieds, nos fesses, tout se tient, et nous aussi, un peu plus proche du ciel, face à la Fernsehturm, face aux autres et donc face à nous-mêmes, sur cette couverture rouge, coucher de soleil, le bruit du barbecue qui crépite encore, le silence des hauteurs, le calme naturel, Léa, moi, sur cette couverture rouge, les yeux ouverts, grands ouverts sur Berlin, et le goût du beurre, du sucre, du chocolat, son goût à lui, à elles, mes ailes à moi. Pour qu’à jamais dans ma chair les douces soirées de juin aient le goût du réconfort sucré, l’odeur d’amants blessés, la couleur verte du soleil qui se couche, se reflète dans la tour là-bas qui veille, qui veille sur moi, sur nous, sur le mariage du beurre, du sucre, du chocolat.


Le BöseBubenBar : L’afterwork idéal à Friedrichstr.

Crédit Photo Julie Tirard
Crédit Photo Julie Tirard

Quand ma copine Lucie m’a suggéré Friedrichstr. comme quartier où boire un verre, mon sourcil de sceptique s’est immédiatement dressé. Un bar à touristes ? Vraiment ? Et il s’est encore levé d’un cran quand mon charmant vélo m’a conduite à l’entrée de la Marienstr. où s’allongeaient devant moi une rangée d’immeubles sages et un peu prétentieux, il faut le dire. Aucune famille « glace vanille qui dégouline » à l’horizon certes, mais aucun bistro en vue non plus. Je sentais tout au plus l’odeur du champagne qu’on trinque entre avocats d’affaire. J’ai remonté la rue lentement, prête à dégainer mon téléphone portable, quand mon œil s’est trouvé attiré par un antre de verdure entre deux portes en marbre (ou presque). Une terrasse. Et Lucie qui me fait signe. Je gare mon vélo en prenant garde de ne pas abîmer la jolie voiture de fonction, et la rejoins. Charmée ! Une façade de plantes vertes, de petites tables de jardins en fer forgé, et des étagères de verdures. A notre droite, deux business women se régalent de Quiches mit Salat, trop mignon ! La serveuse nous apporte deux bouquins abîmés, regard interrogateur, mais Lucie ouvre immédiatement le sien. La carte est collée à l’intérieur, sur chaque page, avec du scotch fantaisie. Livre vintage, scotch à motifs… Retour du sourcil sceptique. Serions-nous dans un bar hipster déguisé ? Je jette un œil par la fenêtre prête à y trouver des bonnets penchés sur des Macbook dernier cri, et surprise, pas du tout. Lumière tamisée, tables en bois, et grandes bibliothèques. Un instant l’impression de me trouver aux Editeurs, à Paris 6. Mais la ressemblance s’arrête là, car même au milieu des bureaux hype de Friedrichstr., les prix sont bel et bien berlinois, tout comme la taille des gâteaux et leur taux de sucre –le käsekuchen au chocolat est à tomber. On retrouve au BöseBubenBar ce qu’on aime dans ce genre de cafés : un menu varié de petites choses à grignoter, salades, quiches, soupes, un grand choix de boissons alcoolisées ou non, idéales en hiver comme en été. On notera bien sûr quelques spécialités : le chocolat chaud chilien et l’eau citronnée mit glace pilée.

Quand y aller ? Après le boulot pour l’apéro, ou à midi pour déjeuner.
Avec qui ? Les copines du boulot, ou mieux, pour un deuxième date avec Hans du marketing ou Sven du SEO. Le « getrennt » ne vous ruinera pas !

Mitte
BöseBubenBar
Tous les jours : 9h-00h
Prix : à partir de 3,5€ (part de quiche)
Marienstraße 18, 10117 Berlin
Tel : 030 27596909
U-Bahn/S-bahn : Friedrichstr.

Crédit Photo : Julie Tirard
Crédit Photo : Julie Tirard

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Parce que je flotte, je me dilue

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©Charlotte Provost

Ce soir je flotte. Constat récurrent. Je flotte. Entre deux émotions souvent, deux sentiments s’entend, entre réel et froideur de l’esprit, je flotte, froide et floue. Ce soir je flotte. Mais pour de bon. Je flotte. Vraiment. Tête en arrière, yeux noyés d’eau, mon nez, ma bouche, seuls dans l’air. Genoux pliés, bras étendus de part et d’autre, nue.

La densité de l’eau du Liquid Room est parfaite, juste parfaite. Parfaitement claire, parfaitement salée, de sorte de pouvoir nager, marcher, s’asseoir au sol, et puis flotter, se laisser aller en arrière, appuyer ses cuisses sur l’eau, ses coudes sur l’eau, sa nuque portée par chaque grain de sel dissimulé. J’ai délaissé la grande voûte aux lumières douces, j’avais besoin de solitude, m’inonder totalement. Alors je flotte seule dans ce bassin de deux mètres carrés tout au plus. Infinie douceur, infinie lourdeur de mes muscles qui se délassent, gonflent sous le sel chaud. Température parfaite de l’eau qui se fond sur ma peau, la tête renversée en arrière, les yeux noyés, ma bouche seule encore dans l’air, je flotte, je vole, jouissive apesanteur. Un cube bleu gris aux reflets de mes yeux, tout se noie, tout s’inonde, tout se fond, et moi, plus transparente que jamais, j’absorbe et me dilue.

Je frôle le sommeil, sans y plonger vraiment, dormir dans l’eau, dans l’eau seule, m’inquiète trop pour oublier le monde. Le sel mouillé glisse sur les mosaïques tièdes, berceuse, je rêve, la tête renversée je rêve, nue dans l’air. Je rêve à lui. Ce nouveau A. dans ma vie. Ce nouvel Anonyme, Aspirant à être un jour Ami, Amant, Amour, Amer, Austère, Arrière ou non, je ne sais rien encore. Dans ma tête plongée dans l’eau, dans mes doigts qui posent sur l’air, se glisse dans mon nombril, A. est là. Pour combien de temps je ne sais plus rien dire. Je n’ose plus rien penser. Flotter plutôt que se débattre, attendre plutôt que se précipiter, laisser le temps au temps, garder la tête en arrière et les membres au repos, nue, entière. Mais rêver, rêver à lui dans cette chaude apesanteur, entre deux éléments majeurs. Les pores comblées du poids du sel, le corps emprisonné, le cœur au ralenti, immobile pour ne penser qu’à lui, à rien d’autre, pureté du sentiment. Je ne pense pas je rêve, je ne le pense pas, je le savoure. Ce loup qui a surgi une nuit devant moi, une nuit grise où plus floue que jamais je ne pensais être vue.  Ses yeux transparents, chair à vif. Ses yeux transparents, inquiétants, inquisiteurs, ses mille questions animées par la peur, et mes silences pour ne pas l’effrayer. Deux corps flous oubliés dans ce bout de forêt. Yeux transparents, chair à vif. Vibrantes à la lueur des bougies.

Ce soir je flotte. Je me dilue. Tête en arrière, yeux noyés d’eau, mon nez, ma bouche, seuls dans l’air. Genoux pliés, bras étendus de part et d’autre, nue, entière.

Merci à Simon pour l’illustration sonore…


Comment c’était Abidjan? – Partie 2

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©Le Berlinographe

Abidjan. Souvenirs.

Sortir du marché, respirer mieux, ouvrir grands les yeux devant des escargots d’un autre monde, avancer dans le sable, les oreilles qui palpitent au son des taxis, suivre le son d’un chant, observer une prière, derrière on joue au foot, derrière encore, musique électronique. Retourner en arrière, traverser le pont, la lagune, le soleil qui se couche, deux pêcheurs en pirogue. Le soleil qui s’endort, la brise du soir se fait attendre, marcher dans la terre, le quartier colonial, des enfants qui se cachent, « les Blancs, eh les Blancs ! ». Musée des costumes, fours de céramique, hôtels, maquis. Rejoindre les autres au bord de la piscine, odeurs de bière, odeurs de cigarettes, il y a des choses qui traversent les frontières. Oublier Internet, il n’y en a pas, oublier les légumes, on évite ça, partager, échanger, discuter, rire ensemble. S’insurger, s’engueuler, nager, danser ensemble. Prendre son courage à deux mains, descendre sur le sable et affronter la mer, tremper les pieds jusqu’aux chevilles, s’enhardir, aller jusqu’aux genoux, narguer la mer, jusqu’à ce qu’elle nous écrase, le ressac est trop fort, on s’écrase, le sable qui s’infiltre, qui nous noie, des bras qui nous attrapent, il s’en est fallu de peu, retrouver l’eau claire de la piscine, s’y noyer volontiers. Sursauter quand les dragons oranges traversent sous nos pas, guetter le bruit des crabes, la nuit, sur le chemin du sommeil. Y voir des mygales, y voir des rats, même s’ils sont loin de là. Sursauter dans la nuit, la clim’ qui prend feu, la douche qui ne coule plus, la porte qui ne ferme plus. Mais rire, rire toujours. Attendre le taxi, monter à six dedans, la fesse gauche sur le frein à main, la fesse droite sur les genoux d’un A. qui programme déjà le mariage. Et rire, rire toujours. Se perdre au marché, se trouver au supermarché, comparer les prix, et surtout les produits, acheter du talc Obama, parce qu’il y a de quoi rire, rire encore. Râler devant le riz, se régaler de l’aloco, s’étouffer au gingembre, savourer le bissap. S’étonner du temps, du vent, du soleil sournois qui nous brûle, sauter dans l’eau, sauter dans le sable, sauter plus haut, prendre en photo, se prendre en photo, s’agglutiner sous l’objectif, sourire, toujours sourire. Et puis se lire, s’écouter, partager quelques instants de nos vies à nous, nos subjectivités, nos points communs, l’amour de l’écriture, l’amour du récit. Mondoconteurs. Dealers de rêves éveillés,  morceaux de nos réalités. S’écouter. Ecrire, toujours écrire.


Le Floor’s : pour une pause petit et grand déjeuner

Crédit Photo : facebook.com/floorsberlin
Crédit Photo : facebook.com/floorsberlin

Il y a au Floor’s tout ce qu’on peut attendre d’un chouette café berlinois, et ce, en toutes saisons. Au cœur de la Schönleinstr, le Floor’s allie le « cool » kreuzbergien au « süß » du Graefekiez. Tables et banquettes en bois clair, canapés usés, coussins colorés, une ambiance chaleureuse et conviviale qui enchantera vos petit déjeuner. En hiver on y passe volontiers la matinée : grand choix de thé, kusmi tea, lov organic, café 100% arabica, bio et fairtrade, lait de soja ou lait bio au choix, et un müsli comme on en rêve. Dans un grand bol, le yaourt est recouvert de céréales et de fruits frais, pommes, bananes, raisins, saupoudrés de canelle et Rosinen dans une déco soignée, on admire un moment avant d’oser mélanger. Bon point, la quantité nous cale pour la journée ! Avec les beaux jours le Floor’s s’ouvre sur la rue. Nappes fleuries en plastique comme achetaient nos grands-mères, chaises de jardin, à l’ombre de la marquise ou sous les arbres pour attraper un peu de soleil, on se régale pour la pause déjeuner. Salades, tartines, bagels, soupes chaudes ou froides, sandwiches, on hésite puis on craque pour un panini au brie. Servi en deux moitié, accompagné d’une jolie salade composée, tomates, oignons rouges, un peu de miel sur le pain chaud, le tout pour 5€. Si vous êtes plutôt vegan, guettez le tableau et la vitrine, desserts et plats s’ajoutent chaque jour à la carte : aujourd’hui laissez-vous tenter par un scrambled tofu bio et un gâteau fraises-rhubarbe. Un coup de chaud ? Les incontournables cafés glacés et jus pressés sont désormais au rendez-vous, ainsi que de voluptueux smoothies maison. Servis dans de grands verres, fruits de la passion ou fruits rouges, à vous de choisir. Le Floor’s à toute heure, un petit coin de bonheur à découvrir !

Crédit Photo : JT
Crédit Photo : JT

Kreuzberg
Floor’s
Lu-Ven : 8h-19h / Sa-Di : 10h-19h
Prix : 3,20€ à 8,60€
Schönleinstr. 6, 10967 Berlin
T. 017670631060
E-mail : info@floorsberlin.de
U-Bahn : U8 Schönleinstr

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Comment c’était Abidjan? – Partie 1

mondoblog_abidjan
©Mondoblog

Comment c’était Abidjan ?
C’était…
Comment ?
C’était.
Comment ça, c’était ? C’était comment ?
C’était… C’était… C’était quoi ! Voilà. C’était. C’est plus.
Ben raconte Jule !
Je sais pas moi. Tu veux que je raconte quoi ?
Ben l’Afrique ! Les gens ? Tu t’es fait des potes ? La mer, la ville, il faisait chaud ? T’as appris des trucs ? T’as bronzé ?

L’Afrique, mais l’Afrique tant qu’on y est pas ça ne se raconte pas ! Et puis l’Afrique c’est quoi l’Afrique ? L’Europe c’est quoi ? Tu te sens aussi bien en France qu’en Grèce, qu’en Autriche ? Je peux te parler de Bassam oui peut-être, mais pas de l’Afrique. Et même si je parlais de Bassam, mes mots ne suffiraient pas. Mes mots, aussi chauds soient-ils, aussi nourris soient-ils, ne seront jamais suffisants pour amener dans tes narines l’odeur de la viande qui pourrit sur l’étal, l’air chargé de bissap, de piments, de poissons et de fleurs mélangés. Mes mots, aussi fouillis soient-ils, ne te perdront pas comme je me suis perdue dans le marché couvert, labyrinthe d’objets divers, d’hommes allongés sous les tables, d’enfants qui s’ennuient, de femmes qui se coiffent, de musiques ivoiriennes, de téléréalité française, à guetter S. partis en quête de tissus pour une chemise ou une nappe qui donnera un peu de couleur à Paris. Mes mots, aussi humides soient-ils, ne te feront pas goûter au vent du soir qui balayaient nos cheveux à l’heure de nos dîners dans le noir, ne sauront pas mouiller tes joues sous les larmes de M. à l’heure du départ, ne salera pas ta langue comme l’eau salait la mienne quand sous la douche je tendais mon visage vers le ciel. Ta peau ne frissonnera pas sous mes mots comme ma peau frissonna chaque matin à la sortie des draps, ta peau ne frissonnera pas sous mes mots comme ma peau frissonna au contact de ceux qui m’auront fait danser. Mes mots ne pourront traduire la chaleur moite qui m’envahit à la sortie de l’aéroport, ma gorge sèche, la sueur qui perla sur ma nuque et glissa dans mon dos. Et puis la chaleur sèche, la pollution malsaine de l’air abidjanais à la sortie du bus, mes sourires à la vue des casquettes rouges qui virevoltaient dans la ville. Mes sourires quand mon nom résonnait au matin « Hey Jule, la Berlinoise, bien dormi ? ». Mes sourires, encore, quand après avoir découvert un cafard mort dans sa taie d’oreiller, L. guetta chaque soir un autre de ces invités. Mes rires à les voir tous sauter un par un habillés dans la piscine, mes rires encore, quand j’apprends à l’un à tirer sur un joint quand l’autre s’étouffe promptement. Mes rires toujours quand la vague nous attrape et trempe nos chaussures sur cette plage au milieu de la nuit. Anniversaire de Bob Marley, soirée reggae sur la plage, les pieds dans le sable, à free jumper comme des rois. Si je me suis fait des potes ? Bien sûr que non je ne me suis pas fait de potes ! Pas même des amis. Mais bien plus que ça, au-delà de ça. Ni mes potes, ni mes amis, parce que je ne prétendrai pas les nommer de la sorte, je ne saurai les posséder. Ils ne sont pas miens non. Nous appartenons tous les uns aux autres dans notre famille innocente. Des femmes, des hommes qui comptent tant que je leur ai laissé toucher mon cœur. Des femmes, des hommes dont les mots m’ont transpercée chaque jour parce que j’avais levé toute barrière. Pour être entière, et recevoir, sans filtre, sans protection. Redescendre un peu sur terre, changer d’horizon, leur laisser me faire mal, me faire du bien, décaler mes points de vue, j’ai appris sur eux bien sûr, sur moi beaucoup. Merci R. de m’avoir lue, au-delà de mes billets, m’avoir lue, avoir tourné quelques pages de mon âme un peu noire. J’ai tant à cœur de devenir meilleure, de ne pas vous décevoir, de ne plus vous décevoir, de vous rendre fiers de moi. Je suis si fière de vous, d’être quelque part, une partie de vous. Famille.


Comment j’ai rencontré Mathieu

Rummelsburg usine
©Le Berlinographe

Il a pris beaucoup de formes pour moi en ces deux ans, et le décrire c’est peut-être me décrire moi-même, me projeter sûrement, en lui, en nous, ce que nous avons, aurions pu avoir.

Chemise blanche, pantalon noir, regard franc, assuré, il me scrutait de loin, plateau à la main. Lui serveur, moi potiche, en noir et blanc, au ralenti.
Lui : Tu parles allemand. -Oui. -Pourquoi ? -Pourquoi pas… Tu es Allemand ? -Oui. -Tu vis en France ? -Non à Berlin !
Berlin !
Ma reine, ma promise, je venais de la quitter comme l’été m’avait quittée aussi, mais en lui promettant de nous revoir bien vite, et voilà qu’elle s’incarne dans ses mots à lui, ses yeux francs et sa bouche polie. En noir et blanc, au ralenti. Souvenirs et promesses d’avenir.

Vieux jean et vieilles converses. Jeunes converses défoncées. Anorak froid, beige délavé. Ni écharpe, ni bonnet, et des flocons dans les cheveux. Vieux jean et tee-shirt troué, néons bleus, lumières électriques, toujours aucun sourire. Du stress, des mots balancés ci-et-là.
Lui : Tu as un tatouage. -Oui, deux. -Moi bientôt, j’ai mon dessin, mon projet.
Et le décompte était lancé.

Vieux jean et vieilles converses défoncées. Pull bleu tricoté. Deux chocolats chauds nous séparent, et déjà je sens cette électricité. Cette connexion entre nous qu’on ne perdra jamais.
Moi : Alors ce projet ? -Un dessin, mes passions, le vélo, le baseball.
Je lui parle de mes mots, mes écrits, ma passion de l’émotion pure dans sa retranscription. Il me dit n’y rien comprendre. Sa difficulté à s’exprimer, trouver les mots, surtout en français. Il me parle de New York, Miami, la Colombie, la vie là-bas, Noël sur la plage. Il me parle de vélo, coursier à vélo, tout dans le corps, dans l’effort, le physique, et contrairement à moi il tient debout, j’admire ça, j’adore ça. Mon ancre pour un temps. Avant de devenir la sienne.

C’est à partir de là qu’il m’inspirera, le monstre du café, ses yeux sont si profonds que j’y entraperçois la terre, ses racines, et ses mains sont si grandes qu’elles me tiennent toute entière, son torse si fort que je peux m’y briser, sa bouche précise défie mon trait fébrile, sa peau si dure écorcherait mes lèvres, son nez si droit me remet seul en place.
Lui : Je suis allé sur ton site. J’ai pas tout compris. Enfin je veux dire, je crois que je sais que c’est beau, mais je n’ai pas tout compris. Mais… Le texte sur le monstre… C’est moi non ?

Oui c’est toi, bien sûr que c’est toi, et toi encore qui m’emmène en virée, qui me fait face dans cet ascenseur étroit, me conduit sur des toits interdits, sert de modèle à mes photos argentiques, toi encore qui m’apporte ce vin chilien, m’inspire tous ces textes sur Berlin, mon Berlinois. Toi encore dans mon premier roman, ce personnage si fort, si rassurant, ancré dans le sol et dans le temps, toi mon présent. Au futur impossible.

Chemise blanche, pantalon noir, un plateau à la main. Il a quitté son vélo, et revenu derrière le bar. Il s’est rasé le crâne, ses cernes sont creusés. Et je comprends. Et je vois. Et je te serre dans mes bras quand tu pleures. Je viens te chercher quand tu te meurs. J’emménage chez toi. Nous faisons le ménage à deux, t’achetons des fringues à deux, chaussures en cuir, pantalon gris, pull en laine, et un bonnet, enfin, des gants, enfin, tu retrouves tes cheveux, et je me perds avec toi. Nous nous perdons à deux, il n’y a plus d’ancre pour nous sauver. Toi et moi contre le reste du monde, âmes noires en suspens. Je m’accroche à ses lèvres.
Lui : Je rêve ?
Non tu ne rêves pas, je fais cette erreur-là. Il est sept heures du matin, le soleil d’hiver se lève et je fais cette erreur-là, de t’embrasser, de me donner à toi, je fais cette erreur-là, délicieuse erreur mortifère.

Nu sous mes draps. Mort sous mes draps. Tu m’inspires depuis deux ans, j’ai tant écrit sur toi, sur nous, mes fantasmes, mes projections, toi mon miroir. Même parti tu m’inspires encore, toujours.
Lui : Tu m’inspires aussi. Un jour oui, mais plus aujourd’hui.