Jule

Pourquoi elle est la plus triste

passion
©Le Berlinographe

Je croyais avoir évité la passion. Pour une fois. Une fois. L’unique, la bonne. Un Autre, présent, là, dans ma ville. Un Autre simple, ni trop ancré, ni trop loin dans ses propres pensées. Là, dans ma ville. A quelques rues de chez moi. Qui n’a prévu d’aller nulle part. Moi non plus.
Pas de voyages au-delà des frontières, pas de ces voyages où l’on s’épuise à s’oublier, où l’on s’épuise à se retrouver, des week-ends entiers dans des draps, nus, baignés de soleil, des soirées dans l’eau de bains brûlants, des larmes chaudes sur les quais de gares bien trop froides, dans la blancheur malsaine des aéroports. Pas cette fois non, pas cette fois.

On avait prévu d’aller au cinéma. On avait prévu de se rendre heureux, se serrer l’un contre l’autre sur le canapé quand soufflerait l’hiver berlinois.
On avait prévu de s’aimer à long terme. De se parler. De ne pas pleurer. On aspirait à une certaine normalité.

Et je souris dans le métro qui me ramène à la maison. Ni chez toi, ni chez nous. Chez moi. Où tu ne m’attends pas. Tu es resté dans ma ville, mais pas dans ma vie, même à quelques rues de moi.
Parce que nos rêves d’adultes n’ont pas tenu deux minutes. L’illusion n’est plus.

On n’est jamais allé au cinéma. On n’a pas eu le temps de se serrer l’un contre l’autre sur le canapé du salon. Tu n’as pas su parler, et moi ne pas pleurer.
Je souris, un peu amère, jaune il est clair, car ce qui ne devait pas arriver prend forme sous mes yeux humides. Ce qui ne devait pas l’être rayonne de toute sa stupide splendeur. Te voilà officiellement la plus triste de mes passions amoureuses. Même pas la plus intense, même pas la plus belle. La plus courte. Maladive.

Parce qu’après les silences, les pleurs et les cris, le constat me fait sourire, jaune : tu m’aimes, je t’aime, mais nos deux âmes adolescentes ne savent pas s’aimer. Trop jeunes pour s’oublier. Trop adultes pour essayer. L’impossible.
Plus passionnel on ne fait pas. Plus stupide non plus. Plus stupide non plus. Parce que dans cette impasse tu me tiens la main. J’enfouis mon visage dans ton cou. Tu embrasses mes cheveux. Et nos cœurs battent en déséquilibre.


Meine französische Worte sind zu stark. Zu schwach.

paris

An alle, die immer noch weinen,
An alle, die uns bitten, aufzuhören,

Meine Worte werden deutsch sein. Es ist vielleicht das erste Mal, dass ich auf deutsch schreibe. Aber auf französisch ist es komischerweise unmöglich. Meine französische Worte klingeln zu stark. Klingeln zu schwach. Sie kommen einfach nicht. Einfach ist es ja nicht. Ich glaube, dass ich mich illegitim fühle. Illegitim. So fühlte ich mich vorgestern im Flughafen. Weil ich am Freitag, den 13. nicht in Paris war. Ich habe kein Blut gesehen, keinen Verletzten gerettet, und, zum Glück, wurde keiner von meinen Freunden betroffen. Illegitim und kämpfe doch mit den Tränen. So eine lähmende Angst hatte ich noch nie empfunden. Jede meiner Körperzellen sind überzeugt, dass ich mit Sicherheit sterben werde, wenn ich ins Flugzeug einsteige. Ich bin als letzte eingestiegen. Unter Tränen. Unter Tränen bin ich während des ganzen Flugs geblieben. In Paris hat mein Körper stark abgelehnt, raus zu gehen. Unfähig zu essen, ich habe den ganzen Tag Paris durch das Fenster geguckt. Die Freude ist verschwunden. Die Angst und, noch stärker, das Schuldgefühl, herrschen über mich. Und dagegen kann kein einziger Gedanke kämpfen. Kein Vergleich mit keinem anderen Land. Meiner Meinung nach darf man sowieso Gefühle nicht ermessen. Es gibt immer schlimmeres. Stimmt. Toll. Meine Gefühle werden jedoch nicht heruntergespielt. Ganz im Gegenteil.

Ich bin gerade wieder in Berlin gelandet. Erleichtert bin ich gar nicht. Ich weine immer noch. Als wir durch die weißen Wolken durchgeflogen sind, habe ich an Gott gedacht. Ich habe nie an ihn geglaubt. Ich habe nur gedacht, dass er sicherlich jetzt grinst. Nicht gemein, sondern liebevoll. Wir, die Menschen, die fast fähig sind, Kartoffeln auf Mars anzubauen, stehen jetzt fest zuhause, zu erschrocken, um in die U-bahn einzusteigen.

Deshalb weinen wir heute. Auch die Leute, die keine Verwandte verloren haben. Wenn die Herrschaft der Angst ans Ende gekommen ist, kommt die Verständnislosigkeit. Als Kind war ich stolz zu erklären „ich fürchte keinen Gott, ich glaube an die Menschlichkeit“. Heute fürchte ich die Menschlichkeit. Alle diese Menschen, die die Welt nicht mehr verstehen, die nach Schuldigen suchen. Eine Welt, die sich heute viel zu schnell dreht. Gesellschaften, die keine Werte mehr tragen. Gesellschaften, die verstoßen statt aufnehmen, die bestrafen statt vorsorgen, die immer mehr Polizei statt Kunst finanziell unterstützt. Seit Jahren fragen wir uns, Franzosen, wo die „Fraternité“ in unserer Heimat verschwunden ist.

Ich glaube, dass die Jungen, die meine Landsleute ohne zu zögern erschossen haben, haben die gleiche Angst als ich. Das gleiche Gefühl, dass wir die Kontrolle auf unser Leben verloren haben, dass die Welt sich jetzt ohne uns weiter dreht.

Ich bin gerade wieder in Berlin gelandet, und weine immer noch. Ich werde in die U-Bahn einsteigen, und an alle meine Freunde denken, die jetzt in Paris nur das Auto benutzen. Heute Abend werde ich ins Kino gehen, vielleicht eben am Potsdamer Platz mit tausenden Leuten, und an alle meine Freunde denken, die in den nächsten Monaten ins Kino oder Konzert nicht gehen werden.

Vorgestern habe ich in Schönefeld gezweifelt, ins Flugzeug einsteigen zu wollen, heute habe ich in Orly gezweifelt, ins Flugzeug einsteigen zu wollen. Immer noch dieses Schuldgefühl. Dieses Unverständnis. Und jetzt diese wohlbekannte Einsamkeit, Ausländerin in meinen zwei Lieblingstädten zu sein.


Parce que cette fois, pas d’homme à la mer

nager
©Le Berlinographe

C’est la première fois que je ne peux pas fuir. Que je ne peux pas jeter l’homme à la mer, décrocher les canots, couper les cordes, et le laisser dériver pendant que je fonce, sans un regard en arrière, les cheveux emmêlés par le vent.
C’est la première fois que je ne peux pas jeter à la corbeille. Prévenir, jeter, vider la corbeille. Ouvrir une autre page, avancer.
Pourtant j’avance. Nouveaux amis. Nouveaux projets. De bons amis. De beaux projets. J’ai même commencé à nager. Trois fois par semaine, dans mon maillot décathlon, acheté quand j’avais dix-sept ans, je nage sous les alcôves de Neukölln. M’épuise. Sens mon corps qui se muscle, plus fort, plus présent. Tout est plus présent. Tout. Surtout sa présence à lui.
Une fois par semaine, il passe la porte du restaurant. Une fois par semaine je le frôle, le croise, lui lance des informations sur ses tables, mes clients, à contrecœur. Parfois des larmes plein les yeux, parfois des éclairs dans la voix. Je résiste à l’envie d’écraser sa tête contre le mur, faire tomber les assiettes bouillantes de ses mains, je pleure parfois, dehors, dans la cour. Alors qu’il ne me manque pas. Que chaque soir je retrouve avec plaisir mon nid de bois, ma couette, mes bougies, mon roman. Gestes rassurants, lit rassurant, bien loin du drame intérieur que je vivais avec lui.
Alors pourquoi cette haine qui explose en moi, m’empêche de respirer, pourquoi ces larmes quand il passe la porte, pourquoi ces insultes que je rêve de lui balancer? Parce qu’il est le premier à rester. Parce qu’il est le premier que je ne peux pas jeter. Que je ne peux pas supprimer de ma vie. J’avance, je fonce, sans un regard en arrière, les cheveux emmêlés par le vent de la mer, mais il est devant moi. Il est toujours devant moi. Quelque part sur le navire de ma vie, il est là. Il surgit. Il me regarde. Il me sourit. Il n’oserait pas me toucher mais je sens qu’il en a envie.
Et cette haine, cette tristesse, ce désespoir en fait, ils ont tous vingt ans. Vingt ans de colère contenue. Vingt ans que je tranche les cordes des canots de sauvetage, que je laisse ceux qui m’ont fait du mal à la dérive, sans les détruire, sans rien leur dire, simplement les couper de ma vie, en une seconde. Sans un regard en arrière, ils n’existent plus.
« Je t’admire, c’est fou comme tu es capable de passer à autre chose à chaque fois, si vite, c’est génial ! »
Non. Ca ne l’est pas vraiment. Ca ne l’est plus vraiment. Parce qu’aujourd’hui mon corps tombe. Malade, vidée, incapable de manger, car emplie, emplie de terreur et de haine, de tristesse et de solitude, de désir de vengeance quelque part, vingt ans de colère et de reproches tus. A tous ceux que j’ai aimés et qui m’ont fait du mal, amis, famille, à qui je n’ai rien dit, à qui personne n’a rien dit, et qui s’en sont sortis. Juste sortis. Pendant que j’agrafai mes blessures à la va vite.
Chaque soir qu’il passe la porte du restaurant, que mes poings se serrent et mes yeux s’emplissent de larmes, que mes pensées les plus noires se déchaînent et les mots les plus vulgaires frémissent sur mes lèvres, mon cœur bat plus fort, parce que je l’ai aimé. Parce que j’aimerais qu’il sache que je l’ai aimé. Parce que j’aimerais qu’il sache qu’il m’a blessée. Qu’il me donne un mot, un regard, avant de sauter du pont, de nager loin, loin de moi.


Parce qu’il n’a jamais existé

jouet
©Le Berlinographe

Je ne lui ai pas lancé un regard. Pas un seul. Six heures durant.
Je ne lui ai pas adressé un mot. Pas un seul.
Il était vent. Il était transparent. Il était élément d’un paysage familier. Quelque chose dans le coin de mon œil mais que je refusais d’observer.
Je l’ai frôlé plusieurs fois, comme je frôle l’air qui m’entoure. Comme je frôle la chaleur qui se dégage du chauffage là sur le mur.
Je l’ai contourné plusieurs fois, comme si mes pieds dansaient sans que je les contrôle vraiment.

Je ne lui ai pas lancé un regard, pas adressé un mot. Parce que si je l’avais regardé je lui aurais souri. J’aurais fixé ses lèvres rouges. J’aurais tendu mes doigts vers ses cheveux plus courts, caressé son torse sous ce tee-shirt doux, ce tee-shirt avec lequel je m’endormais le soir, quand je me glissai dans ses draps, à cinq heures du matin dans le soleil levant. Ce tee-shirt qui est le sien, a toujours été le sien, ne sera jamais mien.

Je ne lui ai pas lancé un regard, pas adressé un mot. Parce qu’il n’y avait personne à regarder, personne à qui parler. Il n’existe pas. Il n’a jamais existé. Cet homme au sourire brûlant, aux mots trop doux, trop fous, trop beaux. C’est ça n’est-ce pas ? Il n’a jamais existé.
-Oui, c’est ça Jule, il n’a jamais existé. C’était une phase. Une phase.
Une phase de bonheur. Avec toi.
-Mensonges. Tout n’était que mensonges. Il n’a jamais existé.
-Non Jule, ce n’était pas des mensonges, il y croyait quand il te disait t’aimer, quand il te disait que tu lui faisais du bien. Il voulait y croire du moins. Il voulait vraiment.
-Mais moi aussi je voulais y croire ! Moi j’y ai cru ! J’y ai cru quand il a construit ces placards de bois sombres pour moi, quand nous avons acheté miroirs et lumières chaudes pour nous, quand nous nous sommes soignés, câlinés, engueulés et réconciliés dans la lumière du soleil levant, en rentrant d’un travail bien trop crevant.
-Je sais… Je sais Jule…
-C’est pas juste. C’est vraiment, vraiment pas juste. Et je suis quoi moi ? Je fais quoi moi maintenant ? Parce qu’il n’a jamais existé ! Tombée amoureuse d’un mensonge, d’une illusion, d’un mirage. Amoureuse merde… Et me voilà qui pleure en plein milieu du service ! Parce que je ne lui lance aucun regard, que je le frôle et qu’il me frôle, comme si jamais nous n’avions existé, comme si jamais nos caresses n’avaient existé, comme si nous ne nous étions jamais laissés de petits mots pliés en quatre dans nos poches, comme si nous ne nous étions jamais donné rendez-vous aux toilettes, dans les placards, dans la cave, comme si nous n’avions jamais fait l’amour sur la table trois. Parce que mon corps l’appelle et ne le trouve pas. Parce qu’il ne me cherche pas, ne me cherche plus. Et me voilà qui pleure comme une idiote.

Parce que je lui ai lancé un regard. Après six heures à frôler du vent, j’ai entendu son rire. Du fond de la salle du restaurant, j’ai entendu son rire. Et mon cœur a bondi, je me suis retournée dans un souffle, mes yeux se sont relevés vers lui, se sont accrochés à ses cils, ses cils trop longs, sa peau abîmée de cigarettes, ses lèvres trop rouges, ses dents jaunies de café, tout ce qui fait de lui ce qu’il est, ce qu’il n’est pas, mirage ou non il était là, devant moi. Celui que j’aime, celui qui rit comme un enfant. Un enfant. Car c’est ce qu’il est finalement. Un enfant. Qui n’a jamais grandi, n’a jamais pu grandir, un enfant triste. Malheureux. Abandonné dans la forêt à quelques kilomètres de Düsseldorf. Et moi j’étais son jouet. Sa passion deux mois durant. Mais les enfants se lassent. Et les jouets s’attachent.

Parce que je lui ai lancé un regard. Parce qu’il riait et que je n’étais pas là pour rire avec lui. Parce que je ne rirai plus avec lui. Parce qu’il trouvera d’autres jouets pour sortir de sa torpeur, quelques jours, quelques mois. Parce qu’il viendra me chercher dans quelques jours, quelques mois. Parce que je dirai non. Parce que je ne suis pas un jouet. Parce que j’ai un cœur. Que j’aimerais récupérer.
-Quand est-ce qu’il me rendra mon cœur ?
-Je ne sais pas Jule, ça prendra du temps. Mais un jour tu seras toi. Il sera lui. Ni vivants comme le volcan, ni morts comme le vent, juste toi, et lui. Et vous rirez de nouveau ensemble.
-Mais je ne me glisserai plus jamais dans ses draps au soleil levant. Je ne rangerai plus jamais mes chaussures sur l’étagère construite pour moi. Je ne goûterai plus jamais à ses lèvres. Alors je me fous bien de rire avec lui.
-Non. Parce qu’il n’est pas pour toi. Il n’est pour personne. Celui que tu aimes n’existe pas. Il est un rêve. Son propre rêve d’être heureux. Son rêve à lui. D’être heureux. D’être adulte. De s’aimer, d’aimer les autres. Son rêve à lui.
-J’ai rêvé avec lui.
-Je sais Jule. Et les réveils sont toujours douloureux. Je sais. Maintenant prends ton plateau et retourne travailler. Il part dans dix minutes de toute façon.
-Tant mieux. Je ne veux plus le regarder. Je ne veux pas lui parler. C’est trop dur. Parce qu’il me manque. Il me manque… Tellement.


Parce qu’il n’y aura jamais personne à mes côtés

ange
©Le Berlinographe

Quand j’étais petite, quand j’étais ado, quand j’avais encore l’âge de croire en des choses plus grandes que moi, je passais les nuits du mois d’août sur un matelas près de la piscine, emmitouflée dans mon duvet, à regarder les étoiles. Et pour chaque étoile filante, j’ai fait le même vœu.
Je voudrais être heureuse.
Plus tard, je souhaite être heureuse.
C’est triste. Parce que souhaiter ça quand on est petit, c’est qu’on est un petit malheureux. C’est qu’on aspire à mieux. Dans la terreur de l’âge adulte, dans la peur de ne pas réussir à survivre, à faire quelque chose qui me sorte de la noirceur dans laquelle nage mon âme depuis toujours. Née abîmée. Un corps d’ange tombé du ciel, aux ailes brûlées, incarné dans le corps frêle d’une petite fille tout juste sur ses pieds.
« Tu es un ange ». Combien de fois ai-je entendu cette phrase. De la bouche de personnes étranges, charismatiques, aux regards pénétrants.
« Tu es un ange. » J’avais huit ans, neuf ans peut-être quand on m’a dit ça pour la première fois. Le responsable du cirque dans lequel j’étais partie en colonie de vacances, dans la chaude lumière de la Corse. Pourtant j’avais peu parlé avec lui, presque pas à vrai dire. Je faisais du trapèze, et c’était sa femme qui s’occupait de l’atelier aérien. Mais cet homme est venu vers moi, sur le bateau qui nous ramenait vers le continent, je regardais la mer, puis il était là, à côté de moi. Ses cheveux longs, blonds, les rides sur son visage, il a planté ses yeux dans les miens. J’étais mal à l’aise. Il a livré sa sentence. Un ange.
De ceux qui veillent sur les autres. De ceux qui n’ont pas d’avenir propre. De ceux qu’on utilisera pour aller mieux.
Alors j’ai souhaité, des années durant, des étés durant, à chaque étoile filante, d’être heureuse. D’être seule, heureuse. Solitairement accomplie. Solitairement sereine. Dans un avenir passionné, passionnant, qui me donnerait le sourire. Chemin que j’ai fini par suivre. A coups de murs et de couteaux de cuisine, dans la souffrance, l’égarement, j’ai fini par atterrir sur ce chemin, à la lumière des étoiles pour sûr, et à me battre pour y aller. Dans cet avenir passionné, passionnant qui me rendra heureuse.
C’est le constat que je fais ce matin. Devant mon ordinateur où clignotent mille projets. Mille opportunités. Sous mes cygnes de papier qui pendent au bord de bouts de bois ramassés hier dans le soleil d’automne, là au pied de ma maison, mon nid d’oiseau, mon nid d’oiseau fragile, blessé, abîmé. Abîmé.
Des années durant, répéter aux étoiles que le petit ange veut être heureux. En voie de l’être, pour sûr.
Traumatisé par l’autre. Penser à lui seul. Elle seule. Je veux être heureuse. Solitairement heureuse.
Et je vais l’être. Heureuse. Solitaire. Seule. Car des années durant, des étés durant, jamais je n’ai pensé souhaiter un être à mes côtés. Heureuse mais seule heureuse. Jamais deux. Jamais un homme. Jamais une femme. Trop peur de l’autre. Beaucoup trop peur de l’autre.
C’est le constat que je fais ce matin. Après avoir quitté mon amour d’hier. Encore. Encore le cœur en vrac, détruit, poinçonné par l’autre. Cet autre qui me fait tant de mal. Me terrifie. Qui prend tant de place dans mon être. Tu es un ange. Et les anges n’existent pas pour eux-mêmes. Pourtant je me bats, au côté des étoiles je me bats, pour ne plus dépendre de cet ange, pour être moi, pour être femme.
Pour être femme.
Sans personne à mes côtés. Car maintenant je le sais, je le sens, il n’y aura jamais personne à mes côtés. Les étoiles n’exaucent qu’un souhait.


Pourquoi les gens se tiennent la main

main
©Le Berlinographe

Ces derniers temps je ne vois qu’eux. Je ne vois que leurs mains. A ces gens qui se tiennent la main. Ces « couples » comme on dit. Qui se tiennent la main en marchant. Quand je traverse le Hasenheide je les vois. Quand je marche pour aller au métro je les vois. Quand j’attends le tram je les vois. Leurs mains, leurs doigts qui s’entrelacent. Leurs sourires parfois, leurs silences, nos silences à lui et moi, qui nous tenons la main, parfois.
Je me demande si tous ces gens qui se tiennent la main sont aussi proches que leurs doigts dans ces moments-là. S’ils sont aussi heureux que je le croie. Si je dois les envier, les jalouser, s’ils me jalousent quand ils voient ma main dans celle de mon autre. Cet autre qui me fait tant de mal. Parce que dans la chaude lumière de ce mois d’octobre, quand il prend ma main dans la sienne, je ne suis pas sûre d’être si heureuse que ça. Je ne suis plus sûre d’être si heureuse que ça. Je sens le noir qui m’envahit, refroidit cette chaude lumière d’automne. Frissons glacés. Dans la chaude lumière de ce mois d’octobre, quand il prend ma main dans la sienne, cette proximité de peau ne fait que souligner l’éloignement qui me torture. Consume cette flamme née d’un mois de juillet trop chaud. Quand il me tient la main, j’entends tous les désolés de ses regards. Quand il serre mes doigts, mes os craquent pour rompre le silence de nos cœurs blessés. Et quand il lâche ma main alors là c’est le vide, le gouffre qui m’aspire, la solitude qui coule sur ma nuque, glisse le long de ma colonne vertébrale, et mes larmes chutent sur le sol rougi par l’automne. Pourtant, peut-être qu’on nous jalouse quand nous traversons le parc, parce que c’est vrai qu’on est beau tous les deux. On est beau tous les deux. Nous en riions en ce mois d’août bien trop chaud. Nous en riions. Mannequins pour jeans torrides. Publicités pour passion d’adolescents. Nous aurions pu vendre n’importe quoi si l’on avait immortalisé nos baisers sous l’orage, tremblants de désir au bord du canal, trempés de pluie. Si l’on avait photographié nos rendez-vous secrets, cachés dans les placards du restaurant à s’embrasser comme des fous dans les quelques secondes que nous nous accordions. Je ne me rappelle pas lui avoir tenu la main dans ces moments-là. La taille, les épaules, les hanches, toujours plus proches, sa peau dévorant la mienne, mais la main non.

Alors que font-ils ces gens qui se tiennent la main en traversant le Hasenheide, en allant au métro, en attendant le tram. Se retiennent ils comme ça, par la main, parce qu’ils savent, comme moi, comme nous, que les jours sont comptés ? Se retiennent-ils par la main pour ne pas voir que l’amour n’est plus, le mensonge seulement, de croire qu’il y a encore quelque chose de beau dans tout ça ? Dois-je les envier, les jalouser ? Ai-je encore envie de lui tenir la main à mon autre ? Arracher ses vêtements, l’embrasser follement dans le noir d’un placard du restaurant, tenir sa main dans la mienne. Tenir sa main dans la mienne. Serrer fort. Si ce n’est pour le retenir, pour lui dire qu’il peut être libre dans mes mains. Protectrices. Qu’il peut être libre dans mes mains. Qu’il peut pleurer dans mes mains, jouir dans mes mains, chercher le réconfort dans mes mains, la chaleur de mes mains, la douceur de ma peau, qu’il peut les prendre pour caresser sa peine, ralentir son cœur, qu’il peut les prendre, qu’elles sont siennes. Qu’elles sont siennes. Qu’elles sont seules aujourd’hui. Qu’elles ont mal.


Pourquoi je me conjugue à l’imparfait

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Et voilà. Je descends de mon vélo. Sous le soleil insolent de ce mois de septembre presque trop beau. Je tourne la clé dans la serrure. Ascenseur. Clé. Serrure. Porte. Chez moi. Je suis chez moi. J’ouvre grand la fenêtre pour me planter un bout de lumière dans le cœur. Je suis chez moi. Enfin. Je n’ai jamais eu autant de plaisir à entrer dans mon petit studio au dernier étage de cet immeuble étrange. Jamais autant eu de plaisir. C’est dire, je pars faire trois courses à pied. Histoire de renouer avec mes voisins, mes pavés, mon supermarché. Histoire de me rappeler qu’ils ont été là pour moi ces deux dernières années, et le seront encore. Eux.

Je me sens bien. Si bien. Presque autant que je me sens mal. Ambivalence qui me rassure. L’extrême opposé a toujours eu mon cœur. Perdus, mes yeux ne voient qu’à moitié, mon crâne étouffe sous le flot d’informations lumineuses, sonores, mais en même temps c’est bon de sortir du mensonge. Comme si je voyais vraiment. Difficilement mais vraiment.

Je ne suis pas parfaite. Ni dans mon travail, ni dans mon quotidien.
Mon amoureux n’est pas parfait. Ni dans son travail, ni dans son quotidien.
Mon corps n’est pas parfait.
Mes choix de vie ne sont pas parfaits.
Ma vie n’est pas parfaite. Ne l’a jamais été. Ne le sera jamais.

Rien de nouveau. Pourtant rien de nouveau. Je sais tout cela. Je peux citer tous mes défauts, les erreurs que j’ai commises, je peux citer mes peines, les horreurs que j’ai pu vivre, que j’ai pu voir, que j’ai entendues. Je peux citer ses défauts à lui, aux autres, à tous ceux qui ont partagé un bout de ma vie. Je sais, je sais que je ne suis pas parfaite, et que les autres non plus, et que personne ne m’a demandé de l’être.
Mais là je le vis. Je l’accepte, de tout mon corps. Je me conjugue à l’imparfait. Et dans le brouillard, dans le gouffre qui s’ouvre sous mes pieds au moment où j’accepte ces imperfections, où je plonge dans l’angoisse qu’elles impliquent, mon corps et ma pensée se retrouvent enfin, se réconcilient. Mon corps et ma pensée se retrouvent enfin. Se réconcilient.

Image d’illustration : « Stare into the abyss » de Eleni Preza. Licence CC


Parce que je suis seule

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Quand mon vélo a percuté le sol, que mes mains se sont écrasées contre les pavés trempés, collés de sable, je n’ai pu retenir mes larmes. Elles dansaient au bord de mes cils depuis quoi, deux heures déjà ? Que me voulait ce type, qui s’est mis à me courir après dans le parc sombre. Si brusquement, si étrangement que mon cœur a sauté dans ma gorge et mes jambes se sont emballées, fuir, fuir, fuir, jusqu’à glisser, m’écraser sur les pavés et remonter vite en selle avant qu’il décide de reprendre sa course pour me rattraper. Que me voulait-il ? Entre mes larmes, au son de mes sanglots, cette question s’éteint bien vite. La peur est déjà loin. Mes démons sont déjà trop nombreux, trop grands, trop puissants pour qu’un homme, si grand soit il sous sa capuche sombre, si rapide soit il dans ce parc mal éclairé au milieu de la nuit, me fasse peur.

Je me sens perdue. Noyée. Ensevelie sous le poids des émotions. Je n’arrive plus à rien. Je tourne en rond comme un chat tourne en rond avant de s’effondrer. Je tourne en rond et je m’effondre en pleurant. Cette ligne droite : la question qui apporte une réponse, n’existe plus. Je me perds dans une boule de nœuds et de nerfs, une boule que je connais bien, que je pensais avoir vaincue. Comme on sort victorieux d’un casse-tête, d’un puzzle, d’une énigme. Vaincue. Et la voilà qui revient. Plus grosse, plus emmêlée encore. La tentation est grande de sortir le rasoir pour la faire disparaître, comme j’ai rasé ma tête l’autre jour. Mais je sais qu’elle reviendra. Elle repoussera. Comme mes cheveux repoussent. Il n’y a plus chez moi d’origine ni de conséquences. Seulement un grand vide, un gouffre sombre où personne ne peut me courir après car je suis seule, horriblement seule, un gouffre sombre, recouvert d’une toile d’araignée immense dont on ne peut tirer les fils, qui me maintient prisonnière. Seule. Horriblement seule. Plus seule encore que si je l’étais vraiment. Car je vois la silhouette de celui que j’aime là au-dessus. Je l’appelle pour qu’il m’aide, et il m’entend. Il me voit, m’envoie des mots, des fleurs, des baisers, me décrochera la lune si je le lui demande, en vain. Car au fond de mon gouffre je sens bien que tout cela ne sert à rien. Qu’il ne peut m’aider. Que je suis seule, horriblement seule. Et je sais que je serai probablement un peu moins triste si je ne voyais plus sa silhouette au loin. Quand on se sent si seule, cela fait sûrement moins mal de l’être vraiment.

Image d’illustration : « Down Columbia Ave » de Zhang. Licence CC


Pourquoi je tombe

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©Le Berlinographe

Je tombe. Ca va faire six mois exactement. Que je tombe. Comme ça, sans véritable explication. Trois fois cette semaine. Non quatre. Quatre fois cette semaine que mon corps me lâche. Littéralement. Me lâche. S’en va. S’en va sans moi. Je reste là, impuissante, j’entends ce qu’il se passe, je sens les mouvements autour de moi. On s’agite, on m’apporte une chaise, trop tard, c’est le sol qu’il me faut, on m’allonge et je me mets à trembler. Spasmes musculaires. Je grogne, gémis, tente d’expliquer qu’il faut me laisser là, mais mes lèvres aussi m’ont lâchée. Elles sont parties avec le reste. Même pas eu le temps de dire au revoir. C’est l’affaire d’une dizaine de secondes. Mon corps devient flou, lourd et léger à la fois, horriblement lourd et soudain horriblement léger. Absence. Il prend appui sur le sol et s’envole. S’éclipse. Disparait en un claquement de cil. D’abord les jambes. Puis la tête, trop lourde, qui roule vers l’arrière, puis les bras, puis les yeux qui se troublent, cherchent un repère et se ferment, puis les lèvres qui s’entrouvrent et se déforment, figées. Soudain je gis, à même le sol, recroquevillée comme une enfant, sans corps. Mon esprit s’agite et panique, s’agite en vain.
On s’agite autour de moi, j’entends les avis qui divergent, ceux qui ne savent pas et s’obstinent à vouloir appeler l’ambulance, ceux qui savent et imposent le non, dans quinze minutes elle reviendra, elle n’est pas loin. Jule tu es toujours là ? Clignement de cils.

Le cerveau panique. Un cerveau sans corps, ça panique, ça se comprend. Il fait la liste, ceux qu’il faudra prévenir de ma mort soudaine. Mort subite du nourrisson. Il fait la liste, les romans que j’écrirais dans ma tête si mon corps ne revient pas et que mon esprit reste muré dans le silence. Il fait la liste de ce que j’ai mangé il y a vingt minutes, parce que le problème est bien là : manger. Allergies, il paraît. Mais à quoi ? Mystère. Alors en attendant la lumière, ça fait six mois que je mange du riz. Du riz et du mais. Sous toutes ses formes. Et ce soir encore. Et pourtant ce soir me voilà qui tombe, qui glisse le long du mur, soudain incapable de répondre à mes collègues, incapable de tomber ailleurs qu’au milieu du restaurant, de m’étaler sur le sol, en plein milieu du chemin. Et les larmes qui se mettent à couler, parce que six mois sans savoir c’est long, et ce soir je le jure, il n’y avait que du riz dans mon assiette alors pourquoi ? Pourquoi ? J’entends mon amoureux qui se précipite, m’embrasse sur le front, les yeux, je suis là, tout va bien. Qui me ramasse, me dépose sur la grande table dans l’entrée, tente de calmer mes spasmes –ne surtout pas me bouger-. Je l’entends qui va et vient, harcèle la cuisine, le bar, qu’est-ce qu’elle a mangé ? qu’est-ce qu’elle a bu ? Dans quoi tu as cuit le riz ? Avec quelle cuillère tu l’as remué ? Et mes larmes coulent sous mes paupières closes, dégringolent dans ma bouche entrouverte, parce que je fatigue, six mois sans savoir c’est long. Et c’est plus très marrant. Si tant est que ça ne l’est jamais été.

Entre les listes et les larmes surgissent d’autres images, ce désert de roches où je partais avant, où mon esprit partait avant, laissant mon corps entre les mains des autres. Laissant mon corps seul, jouet des autres, de l’autre. Quand mon esprit partait danser dans les forêts du monde, les déserts du monde, composait des poèmes ailleurs, bien ailleurs. Il y a comme un goût de vengeance dans ce qui m’arrive aujourd’hui. Cette fois c’est mon corps qui se volatilise. Me laisse immobile au sol, toujours au sol, la tête contre le bois, le carrelage, la terre, le goudron, les os qui craquent s’ils n’ont pas été bien alignés avant, les muscles morts qui appuient sur les organes. Il y a comme un goût de vengeance dans cet abandon soudain. Et si je pleure, c’est que je sens que la médecine ne trouvera rien. Une histoire entre corps et âme. Des comptes à régler. De vieilles rancunes. De vieilles rancœurs. Qui peuvent durer des mois ou des années. Demain il faudra racheter du riz, du lait de riz, des nouilles de riz, de la crème de riz, et des corn flakes pour le petit déjeuner.


Parce que je ne suis plus ce guerrier nu

guerrier
©Le Berlinographe

Je suis un guerrier en armes. Mon armure brille dans l’air du matin. Brille du blanc de son or, brille dans l’or du matin, brille et moi je grogne. Car je suis un guerrier en armes, je me lève et marche droit, à travers les plaines et les dunes, sous le regard des montagnes et sur la mélodie des eaux.
Je marche, dans ma lourde armure je marche, droit, le regard fixe, la tête haute, je marche.

Je suis nue. Nue contre son torse brûlant. Je souris à ses mains, je souris à sa peau qui me caresse chaque jour d’un peu plus près, je souris à ses lèvres, de mes lèvres rosies de désir. Je lui souris. Nue. Frêle. Cassable. Friable et argileuse. Argileuse. Sa langue s’approche, je fonds. Inévitable. Et quand la porte claque, ce sont mes yeux qui se mouillent. Mon cœur bat trop fort. Car je suis nue. Et seule. Même pour une minute, seule c’est trop. C’est trop.

Inspiration. Mes doigts s’agitent. Mes jambes se replient sur le tapis. Fin de séance. J’ai repris le yoga. J’ai repris le temps. De sentir mon corps sur le sol. Mes muscles sous ma peau. Mes os qui craquent. J’ai repris ce temps. Retrouvé cet espace. Celui où les émotions ne sont pas aussi grandes qu’elles prétendent l’être. Celui où les cris de plaisir et de souffrance se font murmures. Celui où ne résonnent que les battements du cœur, le flux et le reflux du sang. Celui où je suis un guerrier nu. Au croisement de mes paradoxes. Où je ne crie ni de plaisir ni de souffrance, où je nage en silence.

Je pense à lui. Qui s’est immiscé dans ma vie il y a un mois, ou plutôt sept et demi. Converse avec mon cœur en ignorant ma tête. -Pardon je gêne ? Et tous les deux se rient de moi.
Je pense à lui. Parce qu’hier j’étais nue. Parce qu’avant hier j’étais en armes. Et qu’aujourd’hui, quand je suis avec lui, ma chemise caresse ma peau, et j’adore ça. Je me promène en culotte et chemise sur le bois de son appartement. Et j’adore ça.
Parce qu’il ne sera ni mon arme, ni mes bandages, ni ma récompense, ni mon miroir. Parce qu’il sera, parce qu’il l’est déjà : mon équipier. Parce que nous jouons dans la même cour. Parce que ni lui ni moi ne voulons être nus à nouveau, ne voulons nous couvrir de nos armures à nouveau. Et qu’à deux nous pouvons marcher côte à côte dans les plaines et traverser les dunes, sous le regard des montagnes et sur la mélodie des rivières, sans crainte, sans aucune crainte.
Parce que ce qui me terrifiait ne me fait plus peur.
Parce qu’il est ce qu’il me faut. Un équipier.


Pourquoi je ne me censure jamais

censure
©Le Berlinographe

Je ne me censure jamais. Jamais et pour personne. Je l’ai dit. De nombreuses fois. Je l’ai écrit aussi. Dit, écrit, répété. Brandi comme un bouclier. Mon bouclier. Si l’émotion est vraie le reste est fiction. Fiction ou non qu’importe. Je n’écris pas pour faire passer des messages. Je n’écris pas pour quelqu’un. J’écris pour moi et pour tous à la fois. Pour tous ceux qui se laissent toucher, aiment se laisser toucher, caresser par un mot, une syllabe, une image. Parce que mes émotions sont bien trop grandes pour moi, je décide de les donner au monde. En mots, en images, en sons, elles ne m’appartiennent pas. Voilà pourquoi je ne me censure jamais. Jamais et pour personne.

Pourtant cela fait quelques jours que je me retiens d’écrire. Que les phrases se forment dans ma tête, comme à mon habitude, et que je les fais taire, tout sauf une habitude. Que je les écrase sous les poids de mes questionnements.
Je me retiens d’écrire et je déteste ça. Parce que je ne me censure jamais, jamais et pour personne. Je me retiens d’écrire parce que bien sûr, je sais qui me lit. Je sais qu’il me lit. Je sais que souvent entre mes lignes ils cherchent des réponses, ils cherchent des messages, s’imaginent. Et je laisse faire, selber schuld, Jungs.

Je laisse faire parce que ceux qui me connaissent, qui connaissent la couleur de ma peau, l’odeur de ma peau derrière l’écran, ont été prévenus. Tous sans exception. Ont été prévenus que la portée de mes mots les dépasse, rien ne leur est destiné, rien ne vous est destiné. Rien ne t’es destiné, toi qui cherches une réponse, un message, un sourire. Pour cela il te faudra venir sonner à ma porte, c’est tout.

Je ne me censure jamais. Jamais et pour personne. Parce que les mots qui sont ici me dépassent, te dépassent, vous dépassent pour voler bien plus haut, bien plus loin, atteindre le cœur des autres, ceux qui n’attendent rien. Du moins rien de moi. Jule. Double de papier, thérapie c’est sûr, et qui ne doit rien. Ni à moi, ni à personne. Jule, c’est tout. N’appartient à personne, libre comme jamais.

Libre comme jamais. Pour toujours libre comme jamais.


Parce que quelque chose cloche

pensive
©Le Berlinographe

-Tu es pensive.
-Oui. Pensive oui. Un peu perdue.
-Perdue où ça ?
-Perdue dans mon monde, mon autre monde. Celui qui règne sous ma peau. Celui où l’on s’est rencontré. Et en même temps je me rapproche de l’épiderme, je me rapproche de l’extérieur, de la réalité, et j’ai peur.
-Peur de quoi ?
-Peur de revenir dans cette réalité, et de ne pas pouvoir t’y faire de place.
-C’est quoi la différence entre ton monde et la réalité ?
-Dans ce monde sous ma peau, tout n’est qu’émotions, frissons, sensations. Quand je regarde ton piano, je vois le bois, je vois les notes, je vois la musique, la potentielle musique qui en réchappe, je vois la douceur du bois, je vois l’excitation du pianiste, je vois l’histoire, je vois le poids, je sens le poids, je sens la lourdeur des touches, le grincement des cordes, je vois, j’entends, je sens tout ça à la fois, en une seconde, et tout est flou, toujours flou, mon esprit flotte tout autour, je ne suis jamais vraiment sur mes pieds.
Dans la réalité, je vois le piano.

Ses mains continuent de courir sur mon corps nu. Allongés sur le tapis du salon, je ne sais plus distinguer ses jambes des miennes, ses bras des miens, son souffle dans mon cou, son nez contre ma peau, je fixe le plafond. Les livres de sa bibliothèque, le bois du piano face à moi.

-Je comprends. Tu me l’as déjà dit.
-Oui. Je l’ai dit et le pense, continue de le penser. Tu es mon alter ego. Nous sommes parfaits l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, une vraie pub pour jeans de marque. Quand nous nous embrassons le monde s’arrête, quand nous faisons l’amour l’orage déchire le ciel, quand tu me frôles je frémis comme jamais je n’avais frémi, quand je te vois devant moi je fonds, pourrais te contempler pendant des heures tellement tu me plais, et pourtant je ne peux imaginer t’avoir dans ma réalité. Tu es ce moi qui me hante, m’obsède, me passionne et me fait peur. Tu es ce moi, miroir de ce moi, miroir d’un noir qui s’est fait gouffre trop de fois.
Et pourtant je suis là, allongée nue sur ton tapis, dans tes bras. Et pourtant je suis là, dans ton appartement depuis quoi, trois semaines maintenant. A porter tes pulls minces sur mes culottes de fille. A prendre mes douches contre ta peau, à m’endormir dans tes bras, à manger tout près de toi, à travailler sur ton bureau de bois, à rêver avec toi.
Et pourtant je suis là et je ne me l’explique pas.

Quelque chose se fait contre ma volonté je le sais. Mon corps me parle. Mes doigts se déchirent, la nuit j’entends le sang ruisseler de mes mains sous mes ongles qui creusent et creusent encore. Le jour mes vieux démons m’obsèdent, hier j’avais la tête dans les toilettes. Vieux souvenir qui se réveille. Ce matin j’ai presque pleuré devant le petit déjeuner.
Quelque chose ne me convient pas, ne convient pas à mon cœur, mon corps, mon esprit, mon âme, quelque chose putain mais quoi !
Est-ce parce que tout ça va trop vite ? Est-ce parce que non, vraiment, non je ne veux pas être avec toi, comme je le dis et le répète depuis des jours, des semaines. Est-ce parce que tu me rappelles tout ce noir en moi ? Ou pas. Parce que soudain, certaines choses s’imposent à moi. Tu habites ici. A Berlin. Et tu n’as pas prévu de partir demain. Et moi non plus. Toute cette passion, cette exclusivité, cette course contre la montre ne veut alors plus rien à dire ! Et si c’était le début de quelque chose de stable ? Enfin ! Et si toi, symbole de l’instabilité, tu étais finalement ma stabilité à moi ? Est-ce ça qui me fait si peur ? Je n’en sais rien. Merde, je n’en sais rien. Quelque chose cloche et je ne sais pas quoi. Et ça m’énerve. M’obsède. Noircit mes jours.

Dans quelques minutes je viendrai te réveiller, il est l’heure pour tous les deux de partir travailler. Je me glisserai doucement dans ta douce chambre, sous tes douces couvertures, et je regarderai ton doux visage d’enfant. Je sourirai devant ce visage, ce corps que j’ai tant désiré, depuis la première seconde, à notre rencontre, il y a six mois de cela. Je déposerai un baiser sur ta peau, tu ouvriras les yeux, me serrera contre toi comme on serre une poupée, dans cet amour désespéré qui nous anime. Dans mon oreille tu souffleras à quel point je suis belle, je te serrerai plus fort. Tu souffleras à quel point tu es bien, je réprimerai mes larmes, ma rage de ne pas comprendre ce qui me met en nage depuis trois nuits. Ta beauté. Ma rage. Ton bien-être. Ma tristesse. Ta folie. Ma peur. Tes angoisses. Mon angoisse. Notre amour.


Parce que c’est une histoire de route

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©Le Berlinographe

Finalement il n’y a pas eu de combats. Pas eu de vainqueurs ni de vaincus. Enfin je crois. Quelque part nous sommes tous trois tristes et déçus à la fois. Il n’y a pas eu de combats. Plutôt une histoire de route en fait. Une histoire d’auto-stoppeurs.

Depuis toujours je suis sur la route, ma route, nationale, je serpente entre les arbres, les ravins, les fossés, je me fais des frayeurs parfois. J’étais sur une toute petite route de montagne quand je l’ai rencontré, l’homme aux mille équations. Une toute petite route de montagne, effrayante, entre ravins et falaises, je manquais mille fois de me planter, chuter, m’écraser au fin fond d’une vallée noyée. Mais je l’ai rencontré, auto-stoppeur. A deux nous avons pris la route qui rejoignait le village, intersection, nous sommes descendus, à toute vitesse nous sommes descendus, avons regagné la vallée, ralenti en traversant le village, puis accéléré, et au moment de prendre l’entrée d’autoroute il est descendu. Je suis restée là, plantée là, porte ouverte, attendant de savoir s’il remonterait ou non. Je suis restée là, dangereusement là, dans le virage de l’entrée d’autoroute à l’attendre. Attendre qu’il se décide. Attendre qu’il cesse de me regarder avec ses yeux d’indécis. Qu’il remonte en voiture ou parte au loin, à travers champs. Et puis l’heure est venue. Le soleil a décliné là en face, il est venu frapper mes yeux à travers le pare-brise, soleil couchant des journées sur la route. J’ai fermé la portière, aveuglée. J’ai entendu ses poings frapper contre la vitre, j’ai senti la voiture trembler sous ses cris. Mais j’ai fait demi-tour. Dangereusement demi-tour, sur cette entrée d’autoroute. J’ai regagné la nationale, intersection, encore et toujours. C’est là que je l’ai vu, mon loup. Mon loup aux yeux brillants. Il m’attendait. Il m’a regardée droit dans les yeux. Droit dans mes yeux aveuglés de soleil. Cette fois c’est moi qui suis sortie. Un pas, deux pas, d’autres pas encore m’ont guidée à l’orée des bois, mon loup, féroce et tendre à la fois.

J’ai repris la route. La nationale, celle qui serpente entre les montagnes, les forêts, les bois. J’ai repris ma route. A contrecœur je dois le dire. J’aimais l’idée d’aller vite, très vite, vers l’inconnu, tourner le dos au soleil qui se couche, conduire vers l’est, très à l’est, où le soleil se lève bien plus tôt que chez nous. Mais j’ai repris ma route. Je ne suis ni triste, ni déçue, ni heureuse, ni rassurée, ni emmerdée, ni rien. Je flotte, comme à mon habitude je flotte, je me laisser bercer par les jours qui se lèvent et s’éteignent, je ne sais pas quel jour on est, je ne sais pas l’heure qu’il est, je ne sais pas où je vais. Je roule. Je suis. Je suis la route. Je suis la brise. Je passe ma main par la fenêtre et je touche le vent. Me laisse porter par le vent. Me laisse porter par chaque molécule autour de moi. Je me laisse. Me lasse. Passe mon tour et suis la route. Je suis. C’est tout.

Parce qu’il y aura d’autres auto-stoppeurs, d’autres routes, d’autres entrées, d’autres sorties d’autoroute, parce que je vais rire, je vais pleurer, je vais m’en vouloir, me haïr et m’adorer, les haïr, les adorer, les aimer peut-être, aussi. Parce que je ne regretterai jamais, non jamais, d’avoir écouté mon cœur, parce que je ne regretterai jamais de repartir sur la route, toujours repartir sur la route, quoiqu’il arrive, ne jamais s’arrêter, non jamais. Je prendrai parfois à gauche, parfois à droite, je ferai demi-tour, mais jamais je ne m’arrêterai. Jamais je ne m’arrêterai, si ce n’est pour descendre de voiture, en haut de la colline, entre la Sainte Baume et la Sainte Victoire. Si ce n’est pour descendre de voiture en haut de cette colline, et regarder le soleil se coucher là-bas, caresser chaque village, chaque pin, chaque cigale de ses rayons brûlants. Si ce n’est pour descendre de voiture, se laisser embrasser, enlacer, se serrer contre le torse d’un (e) autre, un (e) autre qui à ce moment-là, en haut de cette colline, aveuglé (e) par le soleil bouillant, regardera dans la même direction.

Parce que je sais d’où je viens, jamais je n’aurai peur de ne pas savoir où je vais.


Parce que nous fuyons pour jouer ensemble

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-Quand on se parle j’entends que nous sommes deux étrangers, mais quand je te touche c’est comme si on s’était toujours connu.
-Peut-être qu’on s’est toujours connu. Avant. Ecoute ton corps et dis moi…
-Oui… Oui on s’est connu… Dans une vie, non deux, non quatre, oui quatre.
-Ferme tes yeux, dis moi dans quelles vies…
-Je ne sais pas, qu’est-ce que tu sens toi ?
-Je ne sens pas, je sais.
-Tu sais ? Dis moi.
-Nous étions des enfants. Deux enfants. Cette naïveté, ces silences, ces sourires, ces regards qu’on partage, ce sont des sourires et des regards d’enfants. Je les vois, je nous vois, ça y est.
-Quel âge ont-ils ?
-Neuf ans.
-C’est bon d’avoir neuf ans. Que font-ils ?
-Ils se sont échappés, deux enfants qui ont fui dans la nuit pour se retrouver.
-Pourquoi ont-ils fui ?
-Pour être ensemble, pour être ensemble et jouer.
-J’aime l’idée de m’enfuir avec toi pour jouer.
-Nous l’avons fait, nous le faisons encore.
-Que sont-ils devenus ces enfants ?
-Ils sont tombés d’un pont. Il pleuvait, un gros orage d’été. Il pleuvait, ils ont glissé. Ils sont tombés du pont en se tenant la main. Ils sont tombés dans l’eau profonde qui les a aspirés. Leurs petits corps fragiles.
-Viens là, viens dans mes bras.
-Il pleut. L’orage n’est pas loin.
-Viens contre moi. C’est bon d’être avec toi, si simple, si bon.
-Naïf, facile, évident. Des sentiments d’enfants.
-Des sentiments d’enfants.
-Quand tu m’embrasses dans l’orage j’ai l’impression de mourir et renaître à chaque seconde. Dans la tempête, les éclairs, et ces bruits de fin du monde.
-Quand tu m’embrasses j’ai l’impression de naître et mourir à chaque seconde. J’ai la sensation que je ne pourrai plus jamais te laisser partir. Je ne veux plus jamais te laisser partir. Jule, reste avec moi.
-Jusqu’à ce que la pluie cesse.
-D’accord. Jusqu’à ce que la pluie cesse.

Image d’illustration : « Drip Drip Drop » de Melissa Dooley. Licence CC


Comment nos os craquent dans le silence de la mort qui nous guette

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Il parle à mon âme dévastée. L’autre à mon cœur unifié.
Tous deux miroirs de moi, mais jamais toute entière. Morceaux de moi. Morceaux choisis.

Je suis noire, blanche, grise en fait. Mon âme dévastée est le vide de mon cœur unifié. Ma peau vibre, frissonne à la moindre brise. Mes doigts s’agitent, caressent, apaisent, ensorcèlent ce qu’ils frôlent. Et mon présent balance, entre mes deux réalités. Les murmures de l’un, les paroles de l’autre. La folie de l’un, la sagesse de l’autre. Les mensonges de l’un, les vérités de l’autre. Entre le cœur et la raison. Entre chien et loup, j’erre et pourtant me trouve.

Quand il me serre dans ses bras mon cœur résonne dans le néant de nos âmes. Mon sang pulse plus fort, chargé d’une encre noire. Quand il me serre dans ses bras mes pupilles se dilatent, le monde tourne et disparaît. Je me trouve à nouveau dans ces steppes arides, deux ailes dans le dos, ensanglantées. Quand il me serre dans ses bras mes os craquent, parce qu’il sert fort, trop fort. J’entends son souffle dans mon cou, j’entends ses cris, j’entends sa peine, sa souffrance qui cherche la mienne. Comme Mathieu à l’époque, il est le miroir de ma mélancolie. Mon frère d’âme. Mon frère. Relation dont la pureté noyée dans l’inceste révèle toute sa puissance dramatique. Mélancolia, ce monde où le corps de l’enfant morte se trouve ranimé par la présence d’un ange déchu. Bonjour, Jule, serveuse, écrivain et ange déchu pour vous servir. Ce monde qui me hante, m’aspire. Depuis combien de temps n’y avais-je pas mis les pieds? Plus d’un an, deux peut-être.
Quand il me serre dans ses bras j’entends l’ange qui sourit, ma bouche se tord dans ce sourire qui ne m’appartient pas.
Quand il me serre dans ses bras j’entends mon souffle ralentir. Présence rassurante de la mort qui nous guette.
Quand il me serre dans ses bras les voix qui me poussent vers l’avant se taisent. Je me noie dans le silence rassurant de la mort qui nous guette, nous contemple, nous enveloppe. Il faisait froid tout à l’heure près du canal, le soleil ne s’est toujours pas levé, mais dans ses bras j’ai chaud.
Quand il me serre dans ses bras je songe à ce qui nous attend. Des après-midi allongés sur des musiques sombres, dans des draps clairs, où le temps n’a aucun intérêt.
Quand il me serre dans ses bras je pense à l’autre. Je me dis qu’il n’arrivera jamais à la cheville de l’autre. Mais que l’autre ne saura jamais parler à cette partie là de moi.
Quand il me serre dans ses bras et que je pense à l’autre, j’entends l’ange qui grogne. Mon corps qui se tend, mon âme qui tremble, le noir qui coule plus fort dans mes veines. Celui qui m’a rendu la vie saura me la reprendre. Sans problème. En une seconde. Vis ta vie mais n’oublie pas d’où tu viens.
Quand il me serre dans ses bras je me souviens d’où je viens. Comme on se rend sur la tombe d’un être cher, je me recueille sur la tombe de l’enfant morte. Depuis ses bras, noyée dans sa souffrance et le silence de la mort qui nous guette, je prends le temps de caresser la tombe, là-bas dans les steppes arides. Plus il me serre contre lui plus la steppe prend vie. Enfermée en son corps je m’évanouis, disparais dans le vide, erre seule dans le sable. Quand il me serre dans ses bras je me souviens qui je suis. Une, entière. Grise. Quand il me serre dans ses bras je me souviens d’où je viens, qui je suis, pour mieux rejoindre les bras de l’autre, celui qui me dit où aller.

Alors avant de partir, avant de le rejoindre, cet autre, l’homme de ma réalité à venir, l’homme des promesses d’avenir, je me serre encore contre mon loup blessé. Je le serre dans mes bras, aussi fort qu’il me serre dans ses bras. Sous les étoiles, au milieu de la nuit, tremblant de froid et incapables de rentrer se coucher. Je le serre dans mes bras aussi fort qu’il me serre dans ses bras, aussi fort que nos désespoirs résonnent en nos corps frêles. Et nos os craquent dans le silence de la mort qui nous guette.

Et nos os craquent dans le silence de la mort qui nous guette.

Image d’illustration : « Black Steppe » de Patrick Cain. Licence CC


Pourquoi il y aura un combat

combat
©Le Berlinographe

Le moment s’approche. Le moment se rapproche de moi. Le moment tant attendu, tant redouté. Le moment de prendre un chemin, ou l’autre. D’aller vers l’un, vers l’autre. Le moment de sortir, choisir, se laisser prendre. Car il le faudra bien.
Triste, rageant, déprimant et pourtant je ris. Seule dans mon appartement, assise sur mon tapis, le soleil dans mon dos, je ris. Pour de bon. Je ris jaune, bien entendu. Je lève mon verre à l’ironie. Je lève mon verre aux cercles et aux spirales, aux équations pourries qui nous ramènent au même constat : le monde est bien trop grand pour se faire mesurer par nos petites tentatives de contrôle désespérées. Je ris jaune, je ris avec le monde, je ris du monde qui rit lui-même de moi. Depuis le premier jour, sans aucun doute. Depuis chaque premier jour de ma courte existence.

Le moment s’approche parce qu’il s’approche de moi. Ce mauvais garçon. Ces mauvais garçons là. Autant de loups sortis du bois, la langue pendante et les crocs bien trop blancs. A leur tête, deux frères. Prêts à se battre pour savoir qui aura le plaisir de goûter le premier à mon sang. Choisir les meilleurs morceaux de mon corps frêle et tremblant. De désir, soyons honnêtes.

C’est quand on ne les cherche plus que les loups sortent du bois. C’est quand on les veut loin qu’ils lancent leurs plus beaux regards. Je danse avec les loups. Deux pour être exacte. Si différents et si semblables à la fois. La douceur de leur peau sur la mienne quand ils caressent ma main, ma main fragile, perdue dans la fatigue. La délicatesse de leurs doigts quand ils caressent ma nuque, là où mes cheveux démarrent, où le tissu s’arrête. La moiteur de leurs lèvres sur ma joue, au coin de ma bouche. Et leurs regards de braise, ces regards qui me clouent au sol chaque fois, qui m’obsèdent des heures durant. Ces échanges de regards mi-sérieux, mi-amusés, qui nous enflamment tous les trois. Préviennent le danger. Ce danger qui s’approche, s’approche encore je le sens, ils le sentent. Profitent de l’absence de celui qui aurait du me posséder. Profitent de la distance.

Je suis debout dans la clairière, cercle nu dans une forêt sombre, j’attends. Les deux loups rôdent, tournent lentement autour de moi, et chaque soir se rapprochent, chaque soir font un pas de plus vers moi. Il est loin le temps des distances naïves. Désormais on se frôle, se caresse, s’embrasse entre deux portes sans questions ni réponses, sans réfléchir.

Vingt et-un juin. L’été est là. Promesse de brûlures, promesse de sueur. Mélange de textures, la peau qui frémit dans l’eau fraîche, le corps qui frémit contre l’autre. L’été est là. La chaleur est là. La moiteur est là. Mon corps attend. Attend de frémir dans l’eau fraîche, attend de trembler sous les doigts d’un autre, attend de mêler son odeur, sa sueur à l’autre, attend de voir qui sera l’autre.
Qui m’aura dans ses draps.

L’été s’est déclaré cette nuit à l’heure où mon corps lâchait prise. Etendue sur le bois. Mes deux loups plus proches que jamais, inspirant mon parfum, frôlant ma peau, tournant et retournant autour de mon corps endormi. L’été s’est annoncé cette nuit avec une promesse, celle d’une bataille. Car il faudra se battre pour me gagner. Pas avec moi non, moi je suis acquise. Acquise à l’instant présent, acquise à la sensualité. Maîtresse du frisson et reine de l’instant savouré. Il faudra se battre pour m’avoir toute entière. Pour l’instant déchirée, hésitante, incapable de choisir. Comme toujours. D’où le fou rire.

Car oui je ris, je ris, seule dans mon appartement, assise sur le tapis, je ris de voir que celui qui est parti au bout du monde avait tout faux. Celui qui croyait vivre dans le présent n’est qu’un esclave du futur. Comme souvent. Un esclave de l’attente. De voir ce que le monde lui réserve. De voir quels sentiments lui tomberont dessus en même temps que la pluie. Et qui me voit désormais lui glisser des doigts.
Je ris jaune car moi qui pensais choisir le futur, choisir le bon, le doux, le beau, le bien, je ne suis encore une fois que l’esclave du présent, de l’instant présent. Délicieux en intermittence. Et destructeur l’autre moitié du temps. Je ris jaune car je me vois lui glisser des doigts. Je me sens partir, sombrer, couler dans l’instant présent. Entre les griffes de ces deux loups qui rôdent. Qui sont là. Eux. N’attendent rien, eux. Ont compris ce qui me fait frémir, vibrer, mouiller.

Je coule dans une mer de sensualité, je sombre entre les bras de l’instant présent. Mes deux vrais amours. Les deux règles de ce combat qui approche. Car je vous le dis les garçons, plus qu’un combat c’est une course. Qui se noiera en premier avec moi. Courez, plongez, nagez, je vous attends au fond de l’eau. Le corps tremblant. De désir, soyons francs. Et je ris, je ris car je sais que dans ce combat il n’y aura qu’un perdant. Moi. Le goût du sang se répand déjà dans ma bouche, les dents rouges, je ris jaune. Parce qu’aucun de ces trois amants ne cherchent mon bonheur. Même pas moi finalement.


Parce que mon cœur est ouvert

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©Le Berlinographe

Parfois on a des choses à se prouver. Des questions dont l’absence de réponse résonne au matin, s’obstine comme un réveil qu’on n’arrive pas à éteindre. Des suppositions loin des affirmations qui manquent, dont l’absence obsède le peu de sommeil qu’on atteint. Parfois on a des choses à se prouver.

Obsédée par les mêmes questions depuis des semaines. A quoi ça sert ? Est-ce que ça se lohnt en allemand, comprendre est-ce que j’y gagne ? Drôle de réflexion quand on parle du cœur, me lança Julia un soir. Mais Julia est partiale dans l’histoire. Elle aspire à mes lèvres depuis des mois, forcément.

Obsédée par une ambivalence de sentiments qui changent avec le ciel. Très clair. Il me plait. Je le veux. Je l’aurai. Je l’ai déjà, un peu. Je crois. Je crois ? Je ne suis pas sûre c’est vrai. Passage nuageux. D’ailleurs je ne sais toujours pas qui je suis, qui nous sommes l’un pour l’autre. Apparition solaire. Mais si je le sais. Je le vois. Je l’entends. Je le sens dans ses caresses, je lui plais. C’est clair. Réveil sous la pluie. Un téléphone silencieux. Parce qu’au fond tout ça n’est pas réel. Tout ça me saoule. Tout ça ne compense en rien le vide qui se crée quand il s’en va, quand c’est moi qui m’en vais. Tomber amoureux c’est faire de la place pour quelqu’un. Dans sa vie. Dans son cœur. Dans son planning et dans ses sentiments. C’est droguer son cerveau à l’émotion. Sauf que moi j’ai arrêté la drogue. J’ai arrêté la drogue le jour où je l’ai rencontré. Non sens.

Droguée à l’émotion. Droguée aux frissons. Mon cœur est ouvert tu vois, ai-je dit ce soir à Julia. Toutes deux assises au bar. Sa main frôlant ma cuisse nue. Je mordille la paille de mon rhum coca. Mon cœur est ouvert tu vois, mes cuisses aussi, avais-je envie d’ajouter. Je m’entortille dans les fils gluants de la chute amoureuse mais l’araignée est loin. Si tant est qu’elle ait vraiment envie de me manger. Alors moi, en insecte prêt à être dévoré je roule sur les fils, mes grands yeux pleins d’étoiles devant ceux qui me convoitent d’un peu plus loin, pourtant beaucoup plus près.

Saoulée au rhum cola. Saoulée par ces questions qui se répètent. Le cœur ouvert sous un ciel plus que nuageux, aujourd’hui la journée a été froide. Bien trop froide. Et me voilà saoule, qui tourne au milieu du bar, une rose rouge dans la main, affamée, assoiffée, seule et tremblante, sous les yeux de mes doux prédateurs.

Saoulée au rhum cola, j’erre dans le bar. J’erre sous les caresses de l’un qui m’emprisonne dans ses bras, m’embrasse sur la nuque, baisers dans mon cou, inspire mon parfum, je me libère marche un peu, et plonge, capturée par ses yeux à elle, passe ma main dans ses cheveux, son corps se serre contre le mien sur une musique peinlich et soul des années quatre-vingt, je sens sa langue sur la mienne, les éclairs dans les yeux des autres. Je m’échappe et m’appuie au comptoir, hésite à reprendre un cinquième rhum cola, il est tard, je sens un souffle sur ma nuque, ses lèvres douces à lui, mon obsession de toujours, ses murmures dans mon oreille. Mes frissons.

Ce soir tout le monde a le cœur bien trop ouvert. Tout le monde erre, saoulé à tout et surtout par le monde qui tourne bien trop vite.
Ce soir tout le monde a besoin d’une caresse, de se serrer contre la peau de quelqu’un d’autre, de sentir la caresse d’une langue contre la sienne, ce soir tout le monde est seul, et nous sommes seuls tous ensemble, quelle belle famille incestueuse. Je me retrouve au centre, sous les mains, les baisers de cinq, six de mes chers collègues, il est trois heures du matin, et sous leurs mains, leurs baisers, leurs caresses, une réponse apparaît. Ca ne se lohnt pas non. Et pourtant c’est à lui que je pense. Celui qui est loin. Dans un ailleurs inaccessible. C’est à lui que je pense. C’est sa peau qui me manque. Ses mains. Sa langue.
Alors je ferme les yeux et me laisse engloutir. Sous les baisers, sous les caresses de ceux qui sont plus près. Il est trois heures du matin, nous travaillons tous demain. La nuit sera longue. Comme les regards demain matin.


Comment je l’ai serré dans mes bras

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©Le Berlinographe

Hier soir c’était son anniversaire. Je l’ai serré dans mes bras.

Hier soir c’était son anniversaire, je me suis jetée dans ses bras. Je savais que c’était son anniversaire. J’avais hâte de le voir. Le lui souhaiter. Le lui crier à l’oreille. Avec un grand sourire, un de mes plus beaux sourires soleil.

Hier soir c’était son anniversaire, j’ai sauté dans ses bras. Littéralement sauté. J’étais là avant lui. Une heure il me semble. J’attendais avec impatience, je guettais la porte, parce qu’il est toujours en avance. Une demi-heure souvent. J’avais peur de le manquer, j’avais peur d’être de l’autre côté du restaurant. Qu’il aille au vestiaire, et de le voir en coup de vent entre deux plateaux plein de verres. Alors je guettais l’entrée en tremblant.

Hier soir c’était son anniversaire, il m’a serrée fort dans ses bras. Je sentais qu’il allait arriver dans les prochaines minutes, les toutes prochaines minutes, puis je l’ai vu. Je l’ai vu à travers la fenêtre. Et je n’ai plus réfléchi. Mes pieds m’ont portée sans que je ne décide quoique ce soit. Mes pieds m’ont portée dans l’entrée, la porte, il était là, il riait avec un autre, à l’entrée. Son vélo n’était plus dans sa main, son vélo était un peu plus loin. Il a ôté ses écouteurs, il a levé les yeux, il a levé les yeux vers moi. Il allait monter la marche mais j’étais là devant lui.

Hier soir c’était son anniversaire, il m’a serrée dans ses bras, contre lui, fort. J’ai sauté dans ses bras. J’ai crié bon anniversaire et j’ai sauté dans ses bras. Il aurait pu ne pas me rattraper, il aurait pu avoir quelque chose dans les mains, mais il n’avait rien dans les mains, et il m’a rattrapée. Mon corps s’est précipité contre le sien. J’ai entendu son rire dans mes cheveux, j’ai collé mon nez au creux de son cou et la terre s’est mise à tourner.

Hier soir c’était son anniversaire, il m’a fait tourner dans ses bras. Il m’a fait tourner, tourner en riant, il m’a serrée contre lui si fort, mes pieds ne touchaient plus le sol, nous avons tourné encore, deux tours, trois tours, quatre tours. Le monde entier tournait avec nous, tournait plus vite. Mon cœur battait plus vite. Le sien aussi. Son rire était plus doux. Mon sourire aussi. Sourire soleil couchant.

Hier soir c’était son anniversaire, je n’ai plus touché terre un moment. Puis il m’a reposé au sol. A déposé un baiser sous mon oreille. Merci, a-t-il murmuré dans un souffle. Mes pieds ont fait demi-tour, je suis rentrée travailler.

Hier soir c’était son anniversaire, je l’ai serré dans mes bras. J’ai sauté dans ses bras, me suis jetée dans ses bras, l’ai serré fort. Et si ça ne tenait qu’à moi je le serrerais encore, encore plus fort. Il y a des flammes qui ne font aucun mal, qui chauffe, réchauffe le cœur et le corps. Il est cette flamme. Ma flamme. Sous son regard, entre ses bras, j’ai chaud. Délicieusement chaud.

Hier soir c’était son anniversaire. Il m’a serrée dans ses bras. C’était si fort, c’était si doux, c’était si bon, que j’en souris encore.

Image d’illustration : « saturday 3/3 » de Dolapo Falola. Licence CC